Frontenac et ses amis/Première Partie Chapitre IV

Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 25-33).


CHAPITRE IV


Apologie de Madame de Frontenac. — Était-elle une femme galante ? — Petite dissertation grammaticale sur les mots galant et honnête : quel en était le sens au 17ième siècle. — Définition du mot galant par Vaugelas, corroboré par Sainte-Beuve ; — exemples tirés des œuvres de ce dernier. — Définition du mot honnête par Sarcey. — Synonymie des mots galant, poli, honnête.


Cette influence politique a paru louche à quelques esprits chagrins, historiens de pacotille, qui croient fermement, et le veulent faire croire aux autres, que la galanterie décente fut, à nulle exception près, la vie des grandes dames au dix-septième siècle. Aussi cherchent-ils « des dessous de cartes, » suivant le mot de Sévigné, et insinuent que l’influence politique de Madame de Frontenac était acquise au prix de faveurs inavouables et déshonorantes.[1] Ils se réclament d’une phrase ambiguë, tirée des Mémoires de Saint-Simon, pour en venir à cette aimable conclusion. Voici la phrase incriminante :

« Sa femme (celle de Frontenac) qui n’était rien, et dont le père s’appelait La-Grange-Trianon, avait été belle et galante, extrêmement du grand monde, et du plus recherché. »[2]

Rappelons-nous que Madame de Frontenac était la fille d’un maistre de comptes, c’est-à-dire d’un teneur de livres, style moderne. De là le beau mépris de Monsieur le Duc à l’égard de cette femme qui n’avait pas de naissance ! mais qui n’en vécut pas moins, adulée, encensée, divinisée par la plus fière noblesse de l’Europe : l’aristocratie française. Saint-Simon affichait d’ailleurs le même dédain pour la famille Frontenac. « Il fallait, dit-il, qu’elle ne fût pas grand’chose. » Et devinez pourquoi ? — Je vous le donne en mille. — Parce qu’elle comptait un ancêtre qui avait été huissier de l’Ordre du Saint-Esprit !

Saint-Simon, plus que personne au monde, croyait au proverbe allemand : l’homme commence seulement au baron !

« Nous sortons de Charlemagne ! » écrit-il, dans ses Mémoires.

Or cette opinion ne repose que sur une petite phrase écrite par un inconnu au revers de la première feuille d’un cartulaire de Philippe-Auguste. « C’est un fondement bien léger pour des prétentions si hautes, » répond M. Gaston Boissier, dans sa belle étude sur Saint-Simon.

Et le spirituel académicien français nous fait malicieusement remarquer que le père de Saint-Simon, favori de Louis XIII, ne fut créé duc que pour avoir enseigné au jeune roi : « à changer de cheval sans mettre pied à terre » lorsqu’il allait à la chasse. — C’était un docteur ès sport !

Mais revenons au Saint-Simon mémorialiste et à sa phrase incriminante.

J’admets, qu’à première lecture, on y pourrait constater une perfide équivoque, laquelle, cependant, disparaît aussitôt dès qu’on en étudie la construction grammaticale. Il suffit, en effet, de la disséquer pour constater qu’elle n’est en aucune façon compromettante pour la mémoire de Madame de Frontenac.

« Sa femme, qui n’était rien, avait été belle et galante, etc. »

C’est-à-dire : avait été une belle et galante femme, c’est-à-dire encore, galante dans la bonne acception de ce mot, tel que reçu au 17ième siècle. Le dernier membre de la phrase, d’ailleurs, extrêmement du grand monde et du plus recherché, justifie absolument l’exactitude de cette interprétation.

Quelle langue parlait Saint-Simon ? Le français de Louis XIV, n’est-ce pas ? des mots aujourd’hui vieux de deux cents ans et plus et dont les dictionnaires modernes ne donnent plus la véritable signification, pour cette raison excellente que le sens et la valeur de ces mots ont changé avec le temps et l’usage. Ainsi Larousse, Guérin, Bescherelle, pour n’en citer que trois des plus connus et des plus souvent consultés, sont unanimes à déclarer que l’expression de femme galante ne se prend jamais en bonne part. Mais, au 17ième siècle, savez-vous quelle était la signification du mot galant ?

Le sieur de Vaugelas va nous l’apprendre.

Quel était ce sieur de Vaugelas ?

« Or, il y avait parmi les Quarante (de l’Académie française) un Savoyard qui, a lui seul, valait une académie. Il était né académicien ; son père avait fondé une académie, avec cet autre maître du bien dire qui fut saint François de Sales. Lui-même n’avait guère fait autre chose, en sa vie, qu’étudier la langue de France, là où l’on parlait français ; non point à la Porte-Saint-Jean, ni au Port-au-foin, mais à l’hôtel de Rambouillet et à la Cour : « J’ai vieilli dans la Cour, » a-t-il écrit lui-même. À la Cour, en ce temps-là, on se passionnait pour la langue française ; les princes eux-mêmes faisaient bonne garde contre le solécisme et le pédantisme ; si bien, qu’un auteur anglais, vers le milieu du 17ième siècle, racontait ce fait à la noblesse de la Grande-Bretagne : « Le dernier prince de Condé et le duc d’Orléans actuel avaient chez eux un censeur ; et si quelqu’un de leur famille prononçait un mot qui sentît le Palais ou les écoles, il était condamné à l’amende. »

« Celui qui allait être législateur au nom de l’Académie, était tout juste un gentilhomme ordinaire du duc d’Orléans ; et, « il vécut, dit M. Nisard, quarante ans à la Cour, non pour s’y mêler d’intrigues politiques ou pour avancer sa fortune, mais pour y être plus au centre du bon langage. » Il s’appelait Claude Favre, baron de Péroges, sieur de Vaugelas.

« Cet homme qui professait une admiration si vraie pour la langue française était digne du choix que firent de lui l’Académie, Richelieu et Louis XIII qui lui assura une pension de deux mille livres pour mener bien la rédaction du premier dictionnaire. Mais ce qui l’établit maître et précepteur du grand siècle, ce furent surtout ses deux gros volumes des Remarques sur la langue française où il passe en revue — et au crible — les mots et locutions alors d’usage. Les Remarques devinrent le bréviaire grammatical de tous les honnêtes, gens. »[3]

M. de Vaugelas, maître et précepteur du grand siècle, est bien en mesure de nous donner l’exacte définition du mot galant. Qui oserait le récuser ?

Vaugelas donc, dans son livre des Remarques sur la langue française (II, 208) publié à Paris en 1647 — nous sommes bien au temps de Madame la comtesse de de Frontenac, n’est-ce pas ? — Vaugelas dit en toutes lettres :

« Galant, désigne un composé où il entre du je ne scay quoy, ou de la bonne grâce, de l’air de la Cour, de l’esprit, du jugement, de la civilité, de la courtoisie et de la gayeté, le tout sans contrainte, sans affectation et SANS VICE ; encore y a-t-il dans la signification de ce « mot » quelque chose qu’on ne peut exprimer. »[4]

M’est avis que Vaugelas, en même temps qu’il donne la définition exacte du mot galant à son époque, portraicture admirablement bien Madame de Frontenac « cette belle et galante femme, extrêmement du grand monde et du plus recherché, » dont parle Saint-Simon, « et qui donnait le ton à la meilleure compagnie de la ville et de la Cour, SANS Y ALLER JAMAIS. »

Sainte-Beuve, l’un des grands maîtres de la critique française au dix-neuvième siècle, accepte absolument le sens et la définition de Vaugelas quand il applique le mot galant aux personnes ou aux choses du dix-septième siècle.[5] Son livre, Portraits de femmes, nous en fournit de copieux exemples.

« Madame des Houlières demeura fidèle aux souvenirs et aux admirations de sa jeunesse, et à l’ancienne et galante cour comme elle l’appelait ; elle remontait ainsi en idée jusqu’aux Bellegarde et aux Bassompierre : tout ce qui survenait de nouveau, même à Versailles, lui paraissait peu poli » etc.[6]

Et quelques pages plus loin :

« Elle (Mde des Houlières) cultiva précieusement Fléchier, qui le lui rendit : Fléchier, caractère noble, esprit galant, et dont le portrait par lui-même est bien la plus jolie pièce sortie de la littérature de Rambouillet. Vivant dans ses diocèses, à Lavaur, à Nîmes, c’est-à-dire en province, il regrettait quelque peu le monde de Paris et les belles compagnies lettrées ; il était d’autant mieux resté sur le premier goût de sa jeunesse. » etc.[7]

« À cette époque (1642, première moitié du dix-septième siècle) Madame de Longueville et son frère {le duc d’Enghein) fréquentaient beaucoup l’hôtel de Rambouillet. On n’y songeait — d’après les Mémoires de Madame de Nemours — qu’à faire briller son esprit dans des conversations galantes et enjouées, qu’à commenter et raffiner à perte de vue sur les délicatesses du cœur. Il n’y avait pour eux d’HONNÊTES GENS qu’à ce prix-là. Tout ce qui avait un air de conversation solide leur semblait grossier, vulgaire. C’était une résolution et une gageure d’être distingué comme on aurait dit soixante ans plus tard ; d’être supérieur, comme on dirait aujourd’hui : on disait alors précieux. »[8]

Et ailleurs, au cours d’une longue étude sur M. de la Rochefoucauld, Sainte-Beuve dit encore : « Le goût de Madame de Longueville était celui qu’on a appelé de l’hôtel de Rambouillet ; elle n’aimait rien tant que les conversations galantes et enjouées, les distractions sur les sentiments, les délicatesses qui témoignaient de la qualité de l’esprit. Elle tenait sur toute chose à faire paraître ce qu’elle en avait de plus fin, à se détacher du commun, à briller dans l’élite, » etc.[9]

Enfin Madame de Motteville, décrivant la beauté de cette même Madame de Longueville (Anne-Geneviève de Bourbon), après avoir parlé avec enthousiasme de ses yeux d’un bleu admirable, pareil à celui des turquoises, et de ses cheveux blonds argentés, ajoute : « Avec cela une taille accomplie, ce je ne sais quoi qui s’appelait bon air, air galant, dans toute sa personne, et de tout point une façon suprême. Personne, eu l’approchant, n’échappait au désir de lui plaire : son agrément irrésistible s’étendait jusque sur les femmes. »[10]

Qui oserait traduire par cour dissolue la galante cour que regrettait Madame des Houlières, par impudent, effronté, le bon air galant de Madame de Longueville, par grivoises les conversations galantes de l’hôtel de Rambouillet, par libertin l’esprit galant de Fléchier ?

Plus ample preuve serait aussi fastidieuse qu’inutile ; aussi je m’arrête à ces quelques citations, malgré le plaisir secret de les continuer, tant elles peignent à ravir mon personnage dans ses qualités les plus séduisantes du visage et de l’esprit. Ainsi, le portrait de Madame de Longueville par Madame de Motteville n’est-il pas d’une ressemblance saisissante ? Et ne pourrait-on pas appliquer, trait pour trait, à Madame de Frontenac ce qu’elle dit de la belle Anne-Geneviève de Bourbon ? « Personne, en l’approchant, n’échappait au désir de lui plaire : son agrément irrésistible s’étendait jusque sur les femmes. »

À deux siècles de là, arrêtons-nous derechef, non plus dans les Mémoires de Madame de Motteville, mais au Salon littéraire de Sainte-Beuve, devant le portrait de cette même duchesse de Longueville, et dites si je ne serais pas excusable de le confondre encore avec celui de Madame de Frontenac ? Elle tenait sur toute chose à faire paraître les délicatesses de son esprit, ce qu’elle en avait de plus fin, à se détacher du commun, à briller dans l’élite. Pareille méprise ne vous semble-t-elle pas aussi inévitable qu’invincible ?

À ceux-là qui m’ont suivi dans le développement de ce commentaire grammatical, je désire faire bien remarquer, et surtout retenir, qu’au 17ième siècle les mots galant, honnête et poli sont synonymes.

Nous connaissons la valeur et le sens du mot galant par Vaugelas, écoutons maintenant ce que dit Sarcey du mot honnête, l’un des plus dangereux de la langue française au point de vue de son interprétation appliquée, dans la vie, à la réputation des gens, et plus tard, dans l’histoire, au jugement définitif prononcé sur leur mémoire :

« L’honnête homme, fut, au 17ième siècle, ce qu’était au moyen-âge, le prud’homme. De nos jours, on donne ce nom à tout homme qui n’a pas été repris de justice. On n’a d’autre code moral que le code criminel. Un homme est-il en règle avec le code, c’est un honnête homme. Il est assez indifférent qu’il ait volé, pourvu qu’il ait volé légalement. Rien n’est plus simple, comme on voit.

« Au 17ième siècle, la signification du mot est plus élevée, plus large aussi et plus complexe. La première condition, pour être appelé ainsi, « c’était d’avoir de la naissance, ou, du moins, de vivre sur un pied d’égalité avec ceux qui en avaient. » Il fallait encore posséder une certaine instruction générale, qui mît en état de parler sur tous les sujets, sans en approfondir aucun, de peur d’ennuyer son monde et de tomber dans le pédantisme ; il fallait une certaine grâce légère d’esprit et de conversation, des manières aisées, également éloignées de la hauteur qui repousse et de la familiarité d’où venait le mépris ; une attention exacte et sans apprêt à observer toutes les convenances ; en un mot, l’usage du monde, et du plus grand monde. L’honnête homme était un composé délicat et charmant des qualités les plus propres à rendre aimable le commerce de la vie entre gens de condition. »[11]

Ninon de Lenclos disait : « Mon Dieu, je ne demande pas que vous fassiez de moi une honnête femme, mais seulement un honnête homme ! »

Cette prière, peu liturgique mais bien parisienne, a ceci d’excellent qu’elle prouve la parfaite justesse de la définition de Sarcey interprétant le mot honnête.

Je conclus donc aussi que Madame de Frontenac fut honnête au sens mondain de ce mot difficile. Le fut-elle au sens chrétien de cette même expression ? Il nous importe de le connaître, car, pour une femme surtout, il ne suffit pas d’être honnête au point de vue de la grammaire, il le faut être encore au point de vue du catéchisme, et comme l’entendait Madame de Choisy disant à Louis XIV adolescent : « Causez avec moi une heure par semaine, et je vous apprendrai à être honnête homme ! »


  1. Pour un trop grand nombre d’écrivains canadiens-français le caractère de Madame de Frontenac est demeuré un problème insoluble. Sa vie leur paraît un roman, et la singularité des événements et des circonstances qu’elle a traversés a fini par composer dans leur esprit un préjugé tenace, absolument antipathique. Aussi, les moindres calomnies répandues contre cette grande dame sont-elles accueillies avec complaisance, et, avec elle, les diffamateurs ont beau jeu. Son nom, dans notre histoire du Canada, est l’un de ceux qui ont le plus besoin d’une réhabilitation sérieuse, car l’injustice de l’opinion n’a peut-être jamais été aussi complète et aussi criante envers lui. C’est la raison de cette apologie. Puisse-t-elle contraindre l’esprit public à casser un jugement qu’il semble déterminé à maintenir au mépris des principes de la plus élémentaire équité.
  2. Cf : Mémoires, tome 6, page 169, édition Régnier.
  3. Cf : Du respect de la langue française au 17ième siècle, par Victor Delaporte, S. J., article publié dans les Études, livraison du 20 avril 1901, tome 87, pages 209 et 210.
  4. Cf : Histoire de la Langue et de la Littérature française, — des origines à 1900 — tome IV. page 723, publié sous la direction de M. Petit de Julleville, — article sur La Langue française, de 1600 à 1660, par M. Ferdinand Brunet, maître de conférences à la Faculté des lettres de l’université de Paris.
    Un écrivain contemporain russe, Madame Arvède Barine, qui me semble avoir fort bien étudié par le détail le langage, les coutumes et les mœurs du 17ième siècle français, définit ainsi le mot galanterie, tel qu’entendu à cette époque :
    « Galanterie, dit-elle, signifie l’agrément des manières et toutes les choses du goût. »
    Cf : Arvède Barine, La jeunesse de la Grande Mademoiselle. Paris, 1901, librairie Hachette.
  5. Le sens et la valeur des mots d’une langue s’altèrent, changent ou se perdent complètement avec le temps et l’usage. L’adjectif propre, par exemple, se prenait, au 17ième siècle, dans le sens d’élégant, de bien mis, de bien vêtu. Nos habitants ont conservé à ce mot le sens qu’il comportait alors. Que de fois n’entendons-nous pas nos cultivateurs endimanchés se saluer à la porte de l’église par cette exclamation pittoresque : Comme tu es propre !
  6. Cf : Sainte-Beuve : Portraits de femmes, pages 370, 371.
  7. Idem, page 374.
  8. Idem, page 325.
  9. Idem, page 293.
  10. Idem, 328.
  11. Cf : A. Dubrulle, Explications des textes français, pages 99 et 100.