Frontenac et ses amis/Première Partie Chapitre I

Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. illust-7).




FRONTENAC ET SES AMIS
PREMIÈRE PARTIE

AMIS POLITIQUES

CHAPITRE I

Madame de Frontenac. — Prestige et influence de la Divine. — Elle fait nommer son mari gouverneur du Canada et l’emporte sur Madame de Sévigné, qui sollicitait la même position pour son gendre. — Ce que la spirituelle marquise et sa fille, Madame de Grignan, pensaient de nos ancêtres, les Canadiens-français.


Pour se faire pardonner, sans doute, la criminelle négligence avec laquelle elle laissa perdre le portrait de Frontenac, l’Histoire nous a conservé, avec un soin jaloux, celui de sa femme, la Divine Anne de la Grange-Trianon.

Ce portrait, merveilleux de fraîcheur et de coloris, vous l’admirez encore à Versailles, où il fait l’ornement de l’une des principales galeries du château. Madame de Frontenac porte le costume de Minerve : sur la tête un casque à cimier surmonté d’un panache ; à la main droite, un arc ; au bras gauche, un bouclier ; au corsage, en forme de cuirasse, la tête de Méduse, répétée sur chacune des épaulières. À l’angle inférieur de la toile, à droite, on lit ces mots : Anne de la Grange, Comtesse de Frontenac[1].

Madame de Frontenac fut un pouvoir caché dans le rayonnement du trône de Louis XIV ; sa force semblait grandir à mesure qu’il se faisait plus invisible et plus lointain en apparence. En 1678, madame de Frontenac était tenue à la Cour en une telle estime qu’on la rechercha en qualité de dame d’honneur pour la princesse de Conti lorsqu’il s’agit de former la maison de cette altesse royale. Mais la comtesse, encore mal revenue des ennuis que lui avait causés une position semblable auprès de la duchesse de Montpensier, refusa ce rôle officiel, envié par tant d’autres, et préféra les amers désagréments, toutes les petites et grandes misères d’une vie pauvre mais libre, aux pompes asservissantes d’une haute domesticité. Elle n’en exerça pas moins une influence considérable sur les destinées mêmes de notre ancienne mère-patrie. Sa correspondance intime avec Madame de Maintenon, dont elle fut la confidente, le prouve avec éclat.[2]

Fleur de luxe, mondaine raffinée, arbitre reconnu de l’élégance, du bon goût et du bel esprit, Madame de Frontenac — une des plus belles femmes de France — possédait un don supérieur en puissance et en séduction à l’art magique des fées : celui de se créer autant d’amis que de connaissances. Et cet autre, encore plus inestimable, de ne perdre aucun de ses admirateurs, de les tenir indéfiniment sous le charme comme ces magnétiseurs habiles qui n’éveillent pas leurs sujets. Écoutez comment en parle le duc de Saint-Simon :

« Madame de Frontenac, et Mademoiselle d’Outrelaise, qu’elle logeait avec elle à l’Arsenal, donnaient le ton à la meilleure compagnie de la ville et de la Cour, sans y aller jamais. On les appelait les Divines. En effet, elles exigeaient l’encens comme déesses et ce fut toute leur vie à qui leur en prodiguerait. »[3]

M. Alfred Garneau, le fils de notre historien national, dans une excellente étude sur Les Seigneurs de Frontenac, parue il y a déjà très longtemps[4] a dit fort bien :

« Anne de la Grange-Trianon, comtesse de Frontenac, avait en perfection la beauté qui ravit,

Et la grâce plus belle encor que la beauté. »


« À la Cour on l’appelait la Divine : nulle femme, en effet, reine ou sujette, n’était plus aimable et plus aimée qu’elle. Toute sa vie, elle fut entourée de gens empressés à lui plaire ; mais elle était fière comme Diane, et tenait haut le sceptre qui jamais ne s’échappa de ses doigts. »

Cette fascination irrésistible, la comtesse-diplomate l’exerça à notre profit en deux circonstances mémorables : la première, lors de la nomination de son mari (6 avril 1672) au poste de gouverneur de la Nouvelle-France, et la seconde, quand elle fit rentrer Frontenac (7 juin 1689) dans son gouvernement de Québec. Sans cette double victoire, — un chef-d’œuvre d’intrigue politique renforcée de rouerie féminine, — sans cette double victoire, dis-je, le Canada eût été perdu pour la France dès 1690, car Sir William Phips aurait eu bon marché de Denonville, qui n’avait pas même su venger le massacre de La Chine, et personne, Frontenac absent, n’aurait eu la crânerie de répondre à l’amiral anglais « par la bouche de ses canons. »

Des furets d’antichambres, calomniateurs publics chassant au scandale comme l’épagneul à la perdrix, ont dit que la commission de Frontenac lui fut obtenue par des amis « heureux de le dépêtrer de sa femme et de lui donner de quoi vivre ; » que de plus le nouveau gouverneur « n’eut pas trop de peine à se résoudre d’aller vivre et mourir à Québec plutôt que de crever de faim à Paris.[5] »

Comme dans tout mensonge historique bien préparé, ces assertions perfides renferment du vrai et du faux. Seulement, le vrai ne s’y rencontre que dans la proportion infime du sucre dans la pilule, et pour le même motif.

Le vrai consiste en ceci : la commission de Frontenac, comme gouverneur du Canada, lui fut obtenue par des amis heureux de tirer de la pauvreté un brave officier tout couvert de blessures. À Paris, Frontenac qui avait peu de biens, — sa fortune ne dépassa jamais vingt mille livres de rente — voulut vivre comme s’il eût été millionnaire ; aussi fut-il bientôt parfaitement ruiné, c’est le mot de Saint-Simon. Le gouvernement de la Nouvelle-France était une grande faveur à lui accorder. Elle ne lui fut pas donnée discrètement comme une aumône, mais ostensiblement offerte comme une décoration. La protection de Louis XIV fut éclatante et complète : à ce point que des lettres d’État défendirent formellement à ses créanciers de le poursuivre ou de lui réclamer leurs dettes. Et les historiens de Frontenac intime racontent qu’une fois installé au château Saint-Louis le vieux gouverneur prenait plaisir à sympathiser avec ceux qui se trouvaient « aussi bien » que lui dans leurs affaires ! La Hontan fut de ceux-là.

Le traitement du gouverneur, en 1672, se chiffrait officiellement à 3,000 livres[6] et, vingt-cinq ans plus tard, à la mort de Frontenac — 1698 — à 10,000 écus, s’il faut en croire le Journal de Dangeau. La position était donc beaucoup plus honorifique que rémunératrice. La distinction des compétiteurs en fait foi. Le gendre de Madame de Sévigné, le comte de Grignan, était au nombre des aspirants au fauteuil vice-royal, et le dépit qu’éprouva de son échec l’illustre marquise établit, mieux que toute autre démonstration, l’importance de la position et l’estime dans laquelle on tenait à Paris le gouverneur de la Nouvelle-France. Le jour même de la nomination de Frontenac, Madame de Sévigné écrivait à sa fille : « Ayez une vue du Canada comme d’un bien qui n’est plus à portée ; M. de Frontenac en est le possesseur. » Puis elle ajoute, autant par désappointement personnel que par tendresse pour Madame de Grignan, qu’elle s’imagine consoler par cette fausse excuse : « Il eût été bien triste d’aller habiter un pays si lointain, avec des gens qu’on serait fâché de connaître en celui-ci. » Ce mépris pour la Nouvelle-France montre tout le recul de cet orgueil maternel blessé.

Le joli compliment que Madame de Sévigné adresse à nos ancêtres ! Il fait sourire plus qu’il n’irrite, car il rappelle immédiatement la fable d’Ésope. Les raisins étaient trop verts pour le renard, comme le pays était trop froid pour M. de Grignan. La vérité, c’est que le fauteuil, comme les grappes vermeilles, était placé trop haut, hors d’atteinte.

Nous devons deux fois bénir la mémoire de Madame de Frontenac et nous réjouir doublement du succès qu’elle remporta en faisant écarter la candidature de Monsieur de Grignan et triompher la cause de son mari. Admettons, pour un instant, que M. de Grignan l’eût emporté, que la noble fille de Madame de Sévigné eût daigné consentir à vivre « au milieu de gens avec lesquels on n’aimerait pas à se rencontrer en France, » croyez-vous que l’enfant de la plus célèbre épistolière du 17ième siècle — c’est le mot de Ménage à l’adresse de Balzac — croyez-vous que Madame de Grignan eût entretenu à l’égard de nos paysans un sentiment différent de celui de sa mère ? Ouvrons encore les Mémoires de Saint-Simon et lisons ensemble :

« Madame de Grignan, maria son fils à la fille du fermier-général Saint-Amand. En la présentant au monde, elle en faisait ses excuses, et, avec sa minauderie, en radoucissant ses petits yeux, disait « qu’il fallait bien, de temps en temps, du fumier sur les meilleures terres. »

Croyez-vous maintenant que cette belle madame eût consenti de recevoir, au salon du château Saint-Louis, ces paysannes, ces filles d’habitants qu’elle traitait de fumier dans la personne de sa bru, la femme d’un fermier-général ?[7]


  1. Voici la mention de ce portrait au catalogue des Musées de Versailles : No 3.508, Comtesse de Frontenac, 17ième siècle. — Pas de nom d’auteur.
  2. Je veux parler de cette correspondance active échangée à propos d’un événement qui entraîna les plus graves conséquences politiques, c’est-à-dire du mariage de Madame de Maintenon avec Louis XIV.
  3. Cf : Mémoires de Saint-Simon, année 1707, tome 5, page 335, édition Hachette. — Paris 1856.
    Mademoiselle d’Outrelaise était une belle et aimable personne du Poitou, que la comtesse de Fiesque avait produite et qui avait communiqué à la comtesse de Frontenac, son amie, le surnom de Divine qu’on lui avait donné tout d’abord.
    Louis Jolliet, le découvreur du Mississipi, se garda bien de laisser échapper la bonne occasion que lui fournissait son exploit géographique de faire sa cour à Frontenac. Il désigna sous le nom de Frontenacie toute l’étendue de pays exploré, appela Rivière Buade le Mississipi, et donna le nom de Rivière de la Divine à la rivière des Illinois en l’honneur de la belle Anne de la Grange-Trianon. On ne pouvait plus gracieusement flatter l’amour-propre du maître. Frontenac, à son tour, par un mouvement de modestie intéressée, changea le nom de Frontenacie en celui de Colbertie, et, pour la même raison d’hommage rendu au grand ministre, la rivière Buade devint la rivière Colbert. Ni l’un ni l’autre de ces deux noms, Frontenacie et Colbertie, ne demeurèrent longtemps sur les cartes ; celui de Louisiane a prévalu. Il nous rappelle Cavelier de la Salle et Louis XIV.
  4. Cf : Revue Canadienne, année 1867, tome 4, page 147.
  5. Cf : Mémoires de Saint-Simon, année 1707, tome 5, page 336, édition Hachette, Paris 1856.
  6. « Quelle que fût la médiocrité de sa fortune, Frontenac voulut arriver au Canada comme un gouverneur qui comprend la dignité de sa situation ; il avait reçu quelques libéralités du roi : 6,000 livres, « pour se mettre en équipage, » 9,000 livres environ pour former une compagnie de vingt hommes de guerre à cheval, dits carabins, qui seraient sa garde du corps. Il avait chargé un vaisseau de ses « ameublements et équipages, » mais les Hollandais, auxquels Louis XIV venait de déclarer la guerre, s’en emparèrent à la hauteur de l’île Dieu. »
    Henri Lorin, Le Comte de Frontenac, page 28.
  7. Ce mépris inné de la noblesse française pour l’homme du peuple est universel et se retrouve à chacune des époques de la monarchie. Il enveloppe dans son beau dédain la bourgeoisie toute entière et même cette partie de la noblesse qui n’est pas née dans le royaume, et que j’appellerais noblesse coloniale. À quelles railleries M. de Vaudreuil ne fut-il pas en butte quand il épousa Mademoiselle de Joybert, et à quels obstacles se heurta sa candidature au gouvernement du Canada ? Et pourquoi ? Uniquement parce que Mademoiselle de Joybert était canadienne, — car elle avait eu la distraction de naître à Port Royal, en Acadie. Aux yeux de la haute pègre, elle n’était plus qu’une métisse, un sang-mêlé, une tarée de bourgeoisie. Mademoiselle de Joybert, devenue Madame de Vaudreuil, fut nommée plus tard institutrice des enfants de Louis XV, mais elle eut, au préalable, et avant d’entrer en office, à s’excuser d’être née dans les colonies !