Frontenac et ses amis/Avant-Propos

Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. ix-xi).

AVANT-PROPOS


Frontenac et ses amis me semblent offrir au lecteur un sujet séduisant d’entretien par l’intérêt historique et littéraire qu’ils éveillent. Ces Français illustres ne sont-ils pas, en effet, deux fois nos compatriotes, et par le sang et par l’esprit ? Nous nous réclamons d’eux par la foi, la race, la langue et, comme eux, ne sommes-nous pas les citoyens d’une république de qui relèvent tous les royaumes et tous les empires, de cette république universelle des lettres qui ne reconnaît pas de bornes à ses frontières, de freins à ses ambitions, d’entraves à sa liberté, et dont les conquêtes, comme les révolutions, sont toujours pacifiques.

Ce travail est moins une étude qu’une causerie historique. On y chercherait en vain cette belle ordonnance des événements, et cette harmonieuse rencontre des personnages qui les traversent, que l’on admire avec raison dans les œuvres françaises du même caractère. La faute ne m’en est pas imputable ; elle tient à la position difficile que nous tous, auteurs canadiens-français, occupons vis-à-vis des sources historiques qu’il nous faudrait consulter, comme à la pénurie des documents authentiques mis à notre disposition. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple tiré de la préparation même de ce travail, toute la correspondance échangée entre Madame de Frontenac et son mari sur les affaires politiques de son gouvernement du Canada est perdue, ou, du moins, égarée si bien qu’elle est restée jusqu’aujourd’hui introuvable.

« Frontenac, écrit M. Henri Lorin, laissait à la Cour (en 1672) des amis bien placés pour le soutenir et le défendre contre les adversaires que sa fermeté parfois brutale allait bientôt lui susciter. Madame de Frontenac fut, de tous, le plus actif ; elle était en correspondance régulière avec le comte, et c’est un malheur que nous n’ayons pu retrouver ses lettres qui devaient être riches de détails curieux et instructifs ; elle usa de toute son influence, de toutes ses relations pour faire prolonger le gouvernement de son mari. »[1]

L’historien de Frontenac ajoutait, dans une note, au pied de la même page :

« Il n’a pas été possible de découvrir où sont passés les papiers du comte et de la comtesse. »

J’ajouterai que, sans la correspondance officielle du gouverneur, laquelle, fort heureusement, demeure intacte dans nos archives, et où nous lisons que Madame de Frontenac tenait son mari au courant des plaintes portées contre lui auprès des ministres, nous ignorerions jusqu’à l’existence même des lettres de cette femme célèbre.

Cette irréparable perte crée un préjudice énorme à la mémoire de la Divine. Sachant bien qu’on ne pourra leur opposer la correspondance de Madame de Frontenac avec son mari, ses ennemis laissent entendre à qui veut écouter leurs insinuations, aussi perfides que malhonnêtes, que véritablement Anne de la Grange-Trianon usa de toute son influence pour faire prolonger le gouvernement de son mari dans la seule intention de le tenir éloigné d’elle, cette absence lui assurant toute liberté d’action.

Il fallait donc, et d’urgence, supplier à cette lacune dans la preuve documentaire, remplacer par des faits les lettres disparues, étudier enfin la vie de Madame de Frontenac et la justifier, devant l’histoire, des odieux soupçons planant sur sa conduite et pesant sur sa mémoire.

On aurait mauvaise grâce à reprocher à l’auteur le caractère flottant, indécis, de telle ou telle partie de cette étude, ou son hésitation à suivre un plan bien déterminé. Ce défaut de méthode révèle plutôt un défaut de moyens. Non seulement la source historique, l’archive, demeure souvent inaccessible, mais également l’usage du livre spécial lui est refusé. À proprement parler, nous n’avons pas ici de bibliothèques où l’on soit sûr de trouver, comme libre de consulter, tous ses auteurs. Or, la bibliothèque n’est-elle pas le coffre d’outils de l’ouvrier intellectuel, comme les archives sont les matériaux du monument qu’il édifie ? Privez cet honnête artisan de ces deux ressources essentielles et il fera banqueroute à la meilleure des tâches.

Je le répète, cet essai de critique historique est plutôt, quant à la méthode suivie, une causerie littéraire. On s’y entretiendra de Frontenac et de ses amis comme de personnages contemporains, gens rencontrés la veille, coudoyés sur la rue, au théâtre, à l’église, bref, à toutes les étapes de la vie quotidienne. On parlera d’eux comme nous causons nous-mêmes, dans l’intimité d’un salon élégant, de personnes connues, au chassé-croisé des dialogues et des visiteurs, au hasard des interruptions comme au caprice des interlocuteurs qui soutiennent la conversation.

Ce travail de longue haleine, que retardait encore la recherche des documents nécessaires, aura du moins une qualité, la bonne foi ; un mérite, l’étude ; un but, l’hommage offert à l’un des trois plus glorieux noms historiques de notre patrie : Champlain, Frontenac et Laval.

E. M.
  1. Cf : Henri Lorin : Le Comte de Frontenac, pages 27 et 28. — Paris — Armand Colin et Cie, éditeurs, 1895. — Cet ouvrage a été couronné par l’Académie des sciences morales et politiques.
    M. Henri Lorin, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Paris, docteur ès lettres, est actuellement professeur de Géographie Coloniale à l’université de Bordeaux. Ce fort savant et fort aimable Français est absolument sympathique au Canada, et particulièrement à la Province de Québec.