Éditions Prima (Collection gauloise ; no 76p. 24-28).

vi

Dans la cave


Pygette n’aimait pas les Anglais. Non qu’ils lui eussent fait aucun tort, au contraire. Dans sa vie de petite femme galante, elle lisait parfois les journaux aux heures d’attente ou d’ennui et se passionnait pour le problème des changes. On sait que rien n’est fascinant comme les choses incompréhensibles. Personne n’a jamais compris un mot à ce problème et c’est pourquoi il n’est pas un goitreux, un ivrogne et un illettré qui n’aient à ce propos toute une panoplie d’opinions disponibles. Pygette, qui ne voulait pas se distinguer du commun des hommes, se croyait donc assurée que les misères de la vie eussent les Anglais comme responsables. Cela parce qu’il existe de mystérieuses affaires, dites. « des dettes de guerre » et du change, lesquelles font que notre monnaie à perdu une partie de sa valeur. C’est la faute à La livre sterling disaient couramment les amants des amies de Pygette, gens très renseignés, et qui, passant leur vie au café lisaient jusqu’à dix et douze journaux quotidiens. Or, la livre sterling est une chose britannique, voilà pourquoi Pygette n’aimait pas les Anglais.

Tombée entre les mains d’un homme de cette nation et qui n’était pour elle ni un client ni un ami, la douce enfant se sentait dégagée de tous les devoirs de courtoisie envers ce personnage. Et cela d’autant plus qu’il usait et abusait d’elle de façon fort déplaisante. On a beau être une petite spécialiste en matière d’amour on n’aime ni à gaspiller sa science ni à la sortir tout entière à la fois.

Ainsi Pygette, silencieuse et n’en pensant pas moins, méditait le coup de Jarnac où un autre même plus dangereux — celui de Jarnac ne montant pas plus haut que le jarret — qui put la débarrasser du personnage aux dents excessives et aux cheveux filasse, lequel, malgré un évident aspect de caricature, prouvait son existence avec excès.

Cependant Pygette n’avait pas l’âme meurtrière. Il lui

— Allez vous confesser, Monsieur ! (page 38).
eût fallu ici une aide particulière de la fatalité. Ainsi, par exemple, si l’Anglais avait eu une attaque d’apoplexie et qu’il lui fallut avoir la tête haute, elle n’aurait pas hésité à le placer la tête en bas. De même s’il était tombé de sa hauteur et qu’elle pût trouver le loisir de placer le pot de chambre à l’endroit où sa tête devait porter elle eût pris volontiers la responsabilité de le faire. Mais ce sont des contingences qui ne se présentent pas tous les matins. Et la chère enfant, assaillie par le malheur, se voyait en passe de devenir une façon de mécanique à plaisir, comme ces femmes en baudruche qu’on gonfle avec une pompe et qui possèdent tant de vertus pour les capitaines au long cours. On la prenait, on la mettait ainsi, autrement, de telle ou telle façon et elle n’avait plus la force de réagir.

Mais la Providence vint à son secours. À certain moment l’Anglais sentit un besoin que je nommerai vesical. Le natif de Grande-Bretagne est généralement un gaillard pudibond et correct, même dans ses débordements. En tout cas celui-ci voulait bien faire mille choses, non pas seulement devant, mais avec Pygette.

Toutefois, pour tout l’or du monde, il ne se fût point résigné à pisser devant elle. Fi donc !…

Et grave comme un amiral, il prit une robe de chambre pour se rendre aux water-closet…

En partant, il dit en anglais, tant le tenaillait sa vessie qui lui en faisait oublier la langue de France :

— Attendez-moi, je reviens.

Pygette, sitôt que l’homme eut disparu, se leva comme un ressort. Elle sauta sur le kimono bleu et l’enfila en un tournemain, puis, comme une porte était située à l’opposite de celle par laquelle venait de disparaître son ennemi, elle l’ouvrit et passa à côté. Le temps pressait. Si pleine que soit la vessie d’un homme, il ne lui faut qu’un temps réduit pour la vider. L’autre allait reparaître et recommencer ses exercices absurdes d’amant puritain qui apprit l’amour dans le Meursius ou le Forberg et veut absolument mettre ses lectures en acte. Zut et zut !…

Et elle passa dans une autre pièce. Oh ! bonheur ! c’était la cuisine et elle disposait de l’escalier de service.

Se précipiter dehors et descendre en hâte fut pour Pygette l’affaire de deux secondes à peine. Elle avait, durant tant d’ébats, gardé ses bas et ses chaussures, avec son kimono elle restait donc en tenue décente. Sa chevelure s’était un peu ébouriffée, mais, avec ces tifs courts, on se peigne le temps de dire amen…

Et elle s’élança comme une flèche, heureuse à l’idée de se retrouver bientôt dehors, au grand air… Tant pis si la police est là, car cet Anglais dégoûterait des lits et des chambres à coucher où pourtant on peut trouver parfois des émois si délicieux…

Et Pygette se hâte… se hâte.

Voici la cour, avec la spire de l’escalier de service. qui se continue vers la cave. Pygette s’arrête une seconde, un peu essoufflée, puis son épouvante lui revient.

C’est qu’elle a entendu le concierge de l’immeuble resté hors de sa vue et qui parle à un personnage plus éloigné. Et il dit ceci :

— Oh ! je vais lui sauter dessus et lui casser le balai sur les reins. Ça ne sera pas long. Je sais qu’elle est rentrée ici.

Pygette ne devine pas et vraiment ne peut pas deviner qu’il s’agisse d’une chatte, une chatte voleuse redoutée des locataires de la maison. Elle croit que ces menaces lui sont destinées, et, entendant le concierge qui se rapproche, elle se précipite dans l’escalier de la cave en soupirant.

Les premiers pas de l’infortunée jeune femme ne sont pas heureux. Il s’en faut d’un rien qu’elle tombe et descende sur les fesses, comme une barrique, les marches roides et glissantes qui la mènent vers de nouvelles aventures… et des plus obscures, car il fait noir déjà comme dans le… chose du loup…

Mais Pygette se remet droite à grand ahan et continue de suivre la sinistre courbe. Une forte odeur de moisi, de vinasse, de charbon et de mystère monte à ses fines narines dilatées. Elle a un moment de recul. Mais on perçoit au-dessus le pas du concierge qui erre dans la cour sonore… Il veut casser son balai sur les reins de… Ah ! vite, fuyons ce nouveau danger !

Cependant la cave est à deux étages et Pygette constate se trouver maintenant au premier. Elle hésite à s’enfoncer plus bas dans la nuit, vers elle ne sait quel but et quelle issue… Mais un remords lui vient : allons toujours : et elle continue à descendre.

Cette fois aucune clarté ne filtre plus d’en haut et les pas sonnent comme sur une tombe… Brr ! Ça ne va pas être drôle…

En tâtonnant, les deux mains tendues, Pygette trouve un mur et le suit, les oreilles battantes au dernier degré de la terreur et de l’émoi.

Dix pas, on bute à un autre mur qui tourne… Suivons, ça tourne encore. Voici qu’elle touche des portes de caves reconnaissables de la main. Si seulement un idiot de locataire avait omis de retirer sa clef, Pygette entrerait dans le refuge ainsi offert et…

Oh ! douce et divine Providence, merci !… À peine notre héroïne s’est-elle formulé le désir qu’il se réalise. Elle sent une porte et trouve la clef dans la serrure.

Entrons ! dit pour s’encourager la douce et terrifiée Pygette. Et tournant la clef la voilà qui s’introduit dans la cave, où, sans doute, il n’y aura pour se reposer que des piles de bouteilles et des tas de charbon.

Mais cette odeur… Une étrange odeur en vérité !…

Pygette renifle comme un chien qui cherche la piste du gibier.

Ne dirait-on pas que cela sent la femme, la parfumerie féminine et même la parfumerie intime, celle qui…

Mais oui, ma foi…