E. Flammarion (p. 101-108).


LE MARCHAND DE MOURON


Qu’il avait froid, pauvre petit diable, avec ses souliers éculés, son pantalon à franges et le vieux panier arrangé en hotte, mais une hotte lamentable, osier bâillant par mille trous au travers desquels le mouron pendait comme le foin entre les barreaux des mangeoires.

Je l’interrogeai discrètement sur l’industrie qu’il exerçait. Sa conversation me documenta.

Il y a, paraît-il, marchands de mouron et marchands de mouron.

Certains achètent le mouron aux Halles, en gros. Mouron tassé et défraîchi que les oisillons n’aiment guère.

Lui arrivait de Bourg-la-Reine, à pied bien entendu, et rapportant une charge de mouron frais comme rosée.

Parti de Paris avant l’aube, — depuis Arcueil où les champs commencent jusqu’au Robinson des prairies qui dresse ses escarpolettes et ses « bosquets » dominicaux parmi les peupliers, au bord d’une Bièvre sulfureuse un peu, mais cristalline encore et paresseusement herbue, — l’ingénu vagabond, le long des fossés et des haies, avait tout le matin cueilli l’herbe, fleurie d’étoiles pâles, dont se consolent dans l’exil des villes nos gentils prisonniers chanteurs.

Il faisait ainsi chaque jour, et ne pensait qu’à son mouron.

Le triple aqueduc superposant, dans une perspective géante, digne de tenter les pinceaux d’Hubert Robert ou de Piranèse, un mur romain au noble appareil, le rang d’arches majestueuses dû à Marie de Médicis, et le conduit utilitaire mais sans grandeur par où circulent les eaux de la Vanne, mon marchand de mouron l’ignorait, bien qu’il eût cent fois passé dessous.

Il ignorait également, pour n’avoir jamais eu le temps d’y regarder, l’abreuvoir d’un si beau dessin dont la fastueuse ampleur évoque la vision de seigneuriales cavalcades, et, perdu au milieu de ces architectures comme l’entrée du château de quelque Belle au bois dormant, le solennel portique à bossages, aves ses mascarons Renaissance, ses cariatides de satyres, qui s’ouvre, inquiétant et mystérieux, sur un immense parc abandonné.

C’est là pourtant, c’est à Arcueil et sans doute au fond de ce parc embelli de débris antiques, que Ronsard et ses amis, ivres de latin et de grec, sacrifièrent un bouc à Bacchus.


Jà la nappe était mise et la table garnie,
Se bornait d’une sainte et docte compagnie,
Quand deux ou trois ensemble en riant ont poussé
Le père du troupeau à long poil hérissé.

Il venait à grands pas ayant la barbe peinte.
D’un chapelet de fleurs la tête il avait ceinte,
Le bouquet sur l’oreille, et bien fier se sentait
De quoi telle jeunesse ainsi le présentait.


Fantaisie païenne qui, d’ailleurs, faillit coûter cher à la pléiade.

Ce coin de pays, trop ignoré, fut toujours aimé des poètes. On peut dire aussi qu’il les aime, puisque le maire de Bourg-la-Reine s’appelle aujourd’hui André Theuriet.

Mais qu’importe au petit marchand de mouron Ronsard et le fier laurier d’or dont il couronna sa Cassandre, non plus que l’ami Theuriet, et ses romans, et ses chansons où résonne comme un écho du cor féerique de la forêt d’Ardennes ?

Les poètes ont leur mission.

La sienne à lui, et il s’y tient fort sagement, est de cueillir avant le jour, mouillé parfois, gelé souvent, le précieux mouron sauvage, pour que, dans leurs cages quotidiennement et même en hiver reverdies, les oiseaux parisiens, ses frères, les petits oiseaux ne meurent pas.

Cette rencontre du marchand de mouron m’a rappelé une aventure des temps d’innocence et de jeunesse à laquelle, tout à l’heure, j’allais songeant, tandis que le démon ou l’ange de la flânerie égarait sournoisement mes pas à travers le cher Luxembourg, autour des parterres renouvelés qu’habille mainttenant de pourpre et d’or la floraison automnale des chrysanthèmes.

C’est précisément dans ce même jardin et par une saison pareille que mon aventure, ô mon Dieu ! bien simple, commença.

Comme il s’agit en quelque sorte, et si j’ose m’exprimer ainsi, d’une manière d’aventure d’amour, peut-être, par discrétion et modestie, ferais-je aussi bien de la taire.

Mais enfin mon menton grisonne ; or, à quoi servirait d’être barbon si l’on n’avait pas le privilège d’écrire, ainsi qu’un vieux guerrier, l’histoire de ses victoires et conquêtes !

Comment diable s’appelait-elle ?

Liline, autant qu’il m’en souvienne ; et l’ensemble de sa petite personne allait bien à ce joli nom.

De son état, fleuriste ou quelque chose d’approchant. Mais les fleurs n’étant plus de mode, après un certain nombre de tentatives infructueuses pour gagner les quinze sous par jour « Il faut ça, n’est-ce pas monsieur ? » nécessaires à son existence dans les plumes et les perles de jais, modèle à l’occasion, vaguement écuyère, elle faisait depuis un mois généralement un peu de tout.

Avec cela, des yeux d’enfant sous des frissons ébouriffés, de ces clairs yeux faubouriens, confiants, que n’effraie point la vie.

En effet, elle était de Belleville, et je sus bien vite, autour d’une tasse de chocolat, Liline adorant le chocolat, son histoire, mais surtout l’histoire des siens.

Car Liline avait le sentiment familial développé d’une façon tout à fait extraordinaire.

Pour rien au monde elle n’aurait voulu être confondue avec les petites malheureuses qui n’ont pas de logis, qui n’ont pas de parents, pauvres fleurs de hasard écloses, comme on dit, entre deux pavés.

Non ! Liline possédait un oncle établi rue des Amandiers, un autre établi rue des Envierges, et même une tante à Melun. Oh ! cette tante de Melun, comme elle prenait, dans le lointain, des proportions considérables ! Sans compter des cousins, un frère cadet, tous honnêtes, tous à leur affaires.

Et, profitant de l’occasion pour la serrer, mais avec une nuance de respect, à la taille, je m’extasiais hypocritement sur les grandes alliances de Liline.

Arriva l’heure où l’on se quitte ; seulement nous ne nous quittâmes pas, et je dus accompagner Liline jusqu’à une chambrette qu’elle avait, très loin, vers le quartier du Temple.

Sous les toits : un vrai nid d’oiseau. Des outils de fleuriste accrochés au mur, deux pots de réséda dans la gouttière.

— Tout cela est à moi, affirmait Liline ; maman en a bien davantage.

Et, tandis que relevant ses bras mignons, roses un peu sous la chemise, elle accommodait pour la nuit les plus galants cheveux du monde, je dus apprendre que maman — Liline prononçait « mouman » — avait, en propre, trois fauteuils, cinq chaises et une armoire à glace.

Oui. Liline était ainsi faite que, même aux instants les plus doux, elle ne pouvait se dispenser de vous parler de sa famille. Préoccupation touchante dont le souvenir m’attendrit.

Et quel délicieux réveil !

Je vois encore, au lever de l’aube, la chambre pauvre et gaie où filtrait la lumière, les outils accrochés, les pots de réséda, et, dans le nimbe d’or que lui faisait le contre-jour, Liline accoudée sur son oreiller, attentive.

Je veux l’embrasser :

— Chut ! Écoute !…

Des voitures roulaient déjà ; et, dans les mansardes d’alentour, quelques linots captifs chantaient.

— Écoute ! répéta Liline.

De la rue, une voix monta, une voix d’enfant claire et grêle : « Mouron pour les petits oiseaux !… »

Et, soudain illuminée d’un noble orgueil, Liline me dit à l’oreille :

— Le marchand de mouron, c’est mon petit frère ; tu vois que je ne me vantais pas !