E. Richardin, Per Lamm et Cie (Collection "La Voie Merveilleuse"p. 43-66).
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III


La nouvelle arrivante qui m’avait si agréablement réveillé était une fillette de neuf à dix ans, toute de blanc vêtue. Elle était engoncée jusqu’au menton dans une courte fourrure de chèvre du Thibet, d’où surgissait, pareille à une rose de Noël, une blanche figure aux épais cheveux blonds frisés, bouclés, saupoudrés d’une fine tombée de givre. Mince, mignonne, avec des yeux brillants couleur noisette et une bouche dédaigneuse, elle me faisait l’effet d’une petite reine de féerie. Elle tenait à la main une corbeille pleine de raisins de serre, de poires et de gâteaux, qu’elle posa gravement sur la table. Derrière elle, une sorte de gouvernante, maigre et rousse, portait deux bouteilles de vin mousseux « pour boire à la santé de mademoiselle ».

— C’est la petite-nièce de nos « dames », chuchota la vieille édentée en se levant…

— Voyons, faites-moi une place, dit de sa voix limpide la blanche apparition en parcourant du regard le cercle des soupeurs, où vais-je me mettre ?

Elle fixa curieusement sur moi ses yeux clairs et ajouta en se faufilant derrière les chaises :

— Là, à côté de ce petit garçon qui est venu avec vous fêter la Saint-Nicolas !

Bien que cette épithète de « petit garçon » mortifiât mon amour-propre, attendu que j’étais au moins aussi grand que celle qui me l’adressait, je me sentis tout joyeux en voyant la vieille déménager son couvert et installer la mignonne princesse à côté de moi.

Elle s’assit délibérément à ma gauche, déposa sa palatine sur le dossier de sa chaise, attira vers elle une assiette blanche et ordonna à sa gouvernante de faire circuler le dessert.

— Vous n’êtes pas d’ici, me demanda-t-elle, qui vous a amené ?

Je désignai d’un geste Céline, placée en face de nous.

— Céline ? la bonne amie du charbonnier Justin… Est-ce que vous êtes de ses parents ?

— Non, dis-je vexé, en me redressant, Céline est notre bonne… Mon père est inspecteur des forêts.

Cette déclaration ne parut pas produire l’impression que j’espérais.

— Ah ! reprit-elle, et comment vous appelez-vous ?

— Raoul… Raoul Laignier… Et vous, demandai-je en m’enhardissant.

— Moi… Frida.

— Un joli nom.

— Vous trouvez ?… C’est celui de ma mère qui était allemande… Elle est morte.

— La mienne aussi, avouai-je, comptant que cette similitude dans nos situations la toucherait.

Mais elle garda le silence, et au bout d’un instant je continuai :

— C’est à vous le château ?

— Quel château ?

— Celui que j’ai vu en venant ici.

— Ah ! répondit-elle en riant, Salvanches ?… Non, c’est la maison de mes grand’tantes, Mlles du Kœler… Je demeure avec elles pendant un voyage que mon père fait en Alsace… Mais d’où vient que vous appelez Salvanches un château ?

— Parce que vous avez l’air d’une princesse, répliquai-je en la regardant avec admiration.

— Vraiment ! s’écria-t-elle, flattée… Et comme la gouvernante avait versé dans nos verres deux doigts de vin mousseux :

— Eh bien ! repartit-elle en levant le sien, la princesse vous commande de boire à sa santé.

Nous trinquâmes et nous vidâmes nos verres en riant. Ce vin pétillant, auquel je n’étais pas habitué, me donna vite une pointe de gaieté et me rendit expansif. Je recommençai plus hardiment mes interrogations :

— Où sommes-nous ici ?

— Chez nos jardiniers.

— Ah !… Et cette vieille femme sans dents, assise à côté de moi tout à l’heure, ne pensez-vous pas qu’elle est une sorcière ?

— Qui ça ? la mère Chiffaudel ?… Par exemple !… C’est la grand’mère du jardinier… Ah çà ! s’exclama-t-elle avec un sourire qui m’enchanta, qu’avez-vous donc à prendre les maisons pour des châteaux, les filles pour des princesses et les jardinières pour des magiciennes ?… Vous êtes drôle tout plein et vous parlez comme dans les contes de fées !

— Vous n’y croyez pas, vous, aux fées ?

Elle secoua sa tête blonde, où le givre fondu avait semé des gouttelettes, et ébaucha une moue pensive :

— J’y crois et je n’y crois pas Un soir, après avoir lu l’Oiseau bleu, je suis allée au bout de notre jardin et j’ai crié : « S’il y a une fée, qu’elle se montre… Une fois, deux fois, trois fois !… » Rien n’est venu. Il est vrai que j’avais tout de même un peu peur et, comme la nuit arrivait, je me suis sauvée sans attendre la réponse… Alors, vous savez, la fée s’est peut-être montrée… après !…

Tandis que nous bavardions tous deux, les autres s’étaient levés de table, et maintenant on se demandait comment on nous logerait, ma bonne et moi.

— Bah ! s’exclama le jardinier, Céline couchera avec ma belle-sœur, et on fera un lit pour le petit monsieur dans la chambre de la grand’mère.

En entendant cette proposition, j’eus une mine si effarouchée que Frida devina ma répugnance :

— Non, déclara-t-elle impérieusement, Raoul logera chez nous cette nuit… N’est-ce pas, Fräulein ? continua-t-elle en s’adressant à son institutrice, je vais le conduire chez mes tantes, c’est convenu !

L’offre m’agréait trop pour que je fisse des cérémonies. Céline elle-même ne formula aucune objection. Elle donna mon paquet de nuit à la gouvernante, m’enveloppa dans mon manteau, m’embrassa en me recommandant d’être sage et me laissa partir en compagnie de la Fräulein et de Frida.

Nous fûmes vite dehors et je revis se dessinant, toute blanche sur les arbres et le ciel, la maison carrée au toit d’ardoises, que je m’obstinais à appeler « le château ».

— Vous comprenez, me chuchotait Frida d’un ton protecteur, tandis que nous cheminions sur le gravier craquant, j’ai deviné que ça ne vous allait pas de coucher dans la chambre de « la sorcière » et j’ai eu pitié de vous… Vous aurez certainement un meilleur lit chez mes tantes…

Quant à moi, j’étais ravi de marcher à côté de la mignonne princesse emmitouflée dans sa palatine de chèvre, et je ne me sentais pas d’aise de coucher dans son château… Toutefois j’abordai le perron avec une vague inquiétude, n’étant pas très rassuré sur l’accueil que me réserveraient les tantes.

Fräulein poussa la porte du vestibule spacieux et glacial où grésillait un lumignon, jetant sa clarté vacillante à travers un halo d’humidité, puis elle nous introduisit dans une grande salle lambrissée de boiseries brunes et insuffisamment éclairée aussi par une lampe au globe dépoli, posée dans le fond, sur un haut guéridon en forme de trépied.

Un détail me frappa tout d’abord : indépendamment de la large cheminée où flambait un feu de souches, la salle était encore chauffée par un massif poêle de faïence qu’on entendait ronfler doucement dans une encoignure. Ce luxe de chauffage, très insolite chez nous, me donna l’idée que j’étais transporté dans un pays étranger et, ce qui compléta cette illusion, ce fut d’entendre la langue gutturale et inconnue dont se servaient pour converser entre elles, les trois personnes qui se mouvaient autour de la lampe.

La plus âgée, assise dans un fauteuil de tapisserie, devant une table à ouvrage où elle était occupée à dévider de gros pelotons de laine bise, avait un embonpoint florissant, un menton massif, des joues couleur de pomme d’api, un front carré sous un bonnet de linge à grands tuyaux d’où sortaient deux étroits bandeaux de cheveux gris. La seconde, lui faisant face, haute, élancée, les yeux voilés par des lunettes aux branches d’argent, tête nue et coiffée d’une barbe de dentelle noire enroulée sur ses cheveux blanchissants, offrait, en maigre, les mêmes traits anguleux et la même lourde carrure du visage. Elle lisait, légèrement penchée, et la lueur de la lampe éclairait nettement son long profil chevalin. Autour d’elles allait et venait une servante déjà mûre, portant sur sa tête le bonnet rond et matelassé des Lorraines allemandes, qui ressemble, vu de derrière, à une galette.

Traîné par Frida, je m’avançais timidement vers ce trio de femmes étranges, et je regardais, effaré, les sombres boiseries où des portraits de famille, solidement accrochés, s’alignaient confusément dans la pénombre, tandis qu’en face, dans une cage en fil de fer, un perroquet assoupi sur une patte se réveillait soudain et nous saluait au passage d’un gloussement pareil au bruit d’une serrure détraquée.

Un tapis tendu sur le carrelage assourdissait nos pas et dans l’air surchauffé flottait une odeur de bière, mêlée à des exhalaisons de pommes cuites au four. — Quand nous émergeâmes de l’obscurité, la grosse dame suspendit le dévidage de son peloton, la liseuse releva la tête et la servante grommela en son patois :

Jésus-Maria-Joseph, was ist es ?

— Friedele, ma mie, dit à son tour la dévideuse avec un fort accent alsacien, qui nous amènes-tu là ?

— Grand’tante Odile, répondit la petite princesse, c’est un garçon qui a soupé avec sa bonne chez les Chiffaudel… Il s’appelle Raoul Laignier.

— Laignier ! murmura la dame aux lunettes, son père n’est-il pas forestier ?

— Oui, madame, répliquai-je à mon tour, papa est inspecteur des forêts.

— Ho ! reprit la grosse dame, et à propos de quoi cette bonne était-elle là ?

— Elle est venue souper avec son schatz, le charbonnier Justin, et comme le papa de Raoul est en voyage, elle a emmené le petit avec elle.

— Hum ! grogna la grand’tante Odile, confiez donc des enfants aux domestiques… Ils sont bien gardés !… Eh ! ajouta-t-elle en s’adressant à sa nièce, que veux-tu que nous fassions avec ce garçon ?

— Il faudrait lui donner un lit chez nous… On voulait le faire coucher dans la chambre de la mère Chiffaudel, ça ne lui allait guère…

— Je comprends, interrompit la liseuse avec un sourire, et alors toi, Frida, tu lui as offert l’hospitalité chez nous ?

— Oui, grand-tante Gertrude.

Les deux tantes se remirent à converser entre elles dans cette langue rauque qui ressemblait à un grimoire, et que je sus plus tard être de l’allemand. Puis elles donnèrent des ordres à la servante, qui alluma un bougeoir et disparut.

Ce dialecte sauvage, la singulière tournure des deux maîtresses du château, l’aspect même de cette grande salle mal éclairée où les portraits avaient l’air de me regarder de travers et où le perroquet, tout à fait réveillé, se dandinait sur ses pattes, en criant lugubrement dans le même patois : « guten Abend ! (Bonsoir), » tout cela me semblait tenir du sortilège. Je comprenais maintenant que Frida, vivant dans l’entourage de ces hétéroclites demoiselles, ne fût pas éloignée de croire, elle aussi, à l’existence des fées. Mais elle était elle-même, à mes yeux, la plus adorable et la plus gentille fée qu’on pût rêver. Dans le sombre et singulier décor de cette haute salle à peine éclairée, sa blanche petite personne apparaissait argentée et vaporeuse comme un rayon de lune. On eût dit que ses pieds chaussés de brodequins bordés de cygne touchaient à peine le sol, et je m’étonnais de ne pas lui voir des ailes aux épaules. Ses fins cheveux d’or pâle, moutonnant et crépelant sur son cou, mettaient une auréole blonde autour de son clair visage, où deux grands yeux luisaient sous un front volontaire, où un sourire à la fois indulgent et dédaigneux retroussait les coins de ses lèvres rouges. Elle se tenait près de moi comme pour me protéger et paraissait amusée et touchée de mon timide embarras.

— Avance un peu ici qu’on te voie, me dit la cadette des demoiselles du Kœler, en rajustant ses bésicles.

Je m’approchai craintivement, et la vieille demoiselle, m’agrippant le bras, me fit tourner sous la lumière de la lampe, en m’examinant des pieds à la tête.

— Il a bonne mine, murmura-t-elle, et promet de ressembler à son père, qui est, ma foi, un fort bel homme… C’eût été dommage de le laisser se morfondre dans le galetas du jardinier. Il a des yeux intelligents… Aimes-tu la lecture, petit ?

— Oui, madame.

— Et que lis-tu chez toi ?

Les Mille et une Nuits, le Cabinet des fées, Huon de Bordeaux…

— Ah ! très bien, continua-t-elle, satisfaite sans doute de mes réponses, demain matin, tu viendras chez moi et, tandis que Frida prendra sa leçon de solfège, je te prêterai un beau livre à images.

Sur ces entrefaites, la servante était rentrée apportant des bougeoirs, et jargonnait en allemand avec l’aînée des tantes.

— Çà, s’écria cette dernière, il est temps de se coucher… Ce garçon a-t-il tout ce qu’il faut pour la nuit ?

— Oui, mademoiselle, répondit l’institutrice, j’ai son paquet…

— En ce cas, au lit et vivement… Quand il sera couché, tu lui donneras un lait de poule !

Frida alla embrasser les deux tantes. Mlle Gertrude du Kœler, qui décidément semblait me prendre en affection, me dit, après avoir reçu les baisers de sa petite-nièce :

— Allons, petiot, embrasse-moi aussi !…

Je m’exécutai, mais la demoiselle aux lunettes avait un menton légèrement barbu dont les poils me piquèrent les joues, et je ne trouvai, je le confesse, aucun charme à cette accolade. Mlle Odile se borna à marmonner : « Bonne nuit, mon garçon, dors bien… » Et, sans demander mon reste, je me hâtai de suivre Kathe, la servante, qui avait allumé les bougeoirs. Elle nous précéda dans un large escalier qui montait au premier étage. Quand nous fûmes sur le palier, Frida et sa gouvernante tournèrent à droite et Kathe m’introduisit dans une petite chambre aux rideaux bien clos. Elle me montra le lit dont les couvertures étaient déjà entr’ouvertes et d’où elle retira un moine, au réchaud encore tout brasillant.

— Le lit est bien chaud ; saurez-vous vous déshabiller tout seul, petit monsir ? interrogea-t-elle en son patois.

Sur ma réponse affirmative, elle disparut, puis revint un quart d’heure après avec le lait de poule fumant, et me trouva enfoncé jusqu’au menton dans les draps.

— Maintenant vous devez boire ça, chuchota-t-elle en me tendant la tasse.

J’obéis, j’avalai le lait de poule que je trouvai délicieux, et Kathe emporta mon bougeoir en jargonnant : Gute nacht.

Le lit était imprégné d’une douce chaleur, les draps sentaient la racine d’iris. Je ne tardai pas à m’endormir, mais mon sommeil fut agité par de fantastiques rêves. — Je voyais se mouvoir autour de moi la grand’tante Odile, la mère Chiffaudel et le perroquet échappé de sa cage. La grosse dame au bonnet à tuyaux me criait en me jetant un écheveau de laine entre les mains : « Tu vas m’aider à dévider cette laine… Tâche de t’y prendre adroitement, sinon à chaque fil que tu lâcheras, le perroquet t’appliquera un coup de bec sur les doigts !… » L’écheveau n’en finissait pas et j’avais d’horribles transes de laisser échapper un fil. Pendant ce temps, la mère Chiffaudel me regardait de travers, sa bouche édentée grimaçait un mauvais sourire et le perroquet ricanait du fond de son gosier : « Il va lâcher le fil… Ha ! ha ! ha !… » Tout à coup, Frida descendait de la fenêtre, pareille à un blanc rayon de lune ; elle soufflait sur la laine embrouillée qui se changeait en un écheveau de soie couleur d’or pâle et, tandis que les deux vieilles, avec le perroquet, s’évanouissaient en fumée, j’entendais l’argentine voix de Frida qui murmurait :

« L’écheveau de soie est fait avec mes boucles, et quand il sera entièrement dévidé, nous nous marierons tous les deux… »