France et Allemagne (Verhaeren)

Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 95-103).

FRANCE ET ALLEMAGNE



I


Ô morne crépuscule !
Les Suèves et les Hérules
Menacent à nouveau
Athène et son égide, et Rome et ses faisceaux,
Qu’avait au long des temps, avec un geste libre,
Repris,
Pour s’en vêtir et s’en armer, Paris.

Sur un sol neuf, l’œuvre antique s’était nourri
De force jeune et redressait son équilibre :
Au long des murs reparaissait l’ancien feston,
L’acanthe et la volute et la fleur corinthienne,

Mais par-dessus la barre et l’angle du fronton
S’élançait la ferveur d’une ligne chrétienne.

Ainsi
Sans heurt aucun, ni sans rudesse,
La foi y soulevait vers le ciel la sagesse
Et dotait la raison des ailes de l’esprit ;
Le monument total était si bien construit
Qu’on ne distinguait guère
Où le marbre joignait la pierre,
Ni sur quel horizon tranquille ou emporté
Il imposait aux yeux sa plus nette beauté.

Il triomphait quand l’ombre à l’aube était unie ;
Trente siècles le dédiaient à l’univers ;
Il était un, profondément, quoique divers,
Et le vent dispersait sa nombreuse harmonie
Sans divulguer jamais
Qui de Paris, ou d’Athène, ou de Rome
Rendait l’accord aussi divinement parfait
Pour en charmer l’âme de l’homme.



II

Car notre âme vivait
Parmi ce monument ardent et vaste
Et tout autant que lui, pour mieux s’épanouir
Et se darder vers l’avenir,
Unissait en faisceaux ses multiples contrastes.

Depuis quels temps
Était-elle à la fois et païenne et mystique,
Simple mais nuancée, autre mais identique,
Fragile sous la brise et ferme sous l’autan ?
Bien mieux que toute autre âme, elle épousait l’instant.
Elle était souple et forte et prompte et magnifique ;
Elle exaltait l’audace avec des mots légers ;
Qui la croyait encor languide et léthargique
La surprenait, vaillante et nue, en plein danger ;
Elle enseignait à tous une attitude fière ;
Railleuse un peu, mais ferme et l’épée au côté,
Elle éclairait les yeux de toute la lumière
Que renferment ton cœur et tes yeux, Liberté.


Jadis, dans les cerveaux à dure et fruste écorce,
Dûment, elle implanta, siècle à siècle, le droit ;
Elle avait desserré le poing roux de la force
Pour lui glisser le rameau vert entre les doigts.

Autant sous la clarté qu’à travers l’ombre épaisse,
Elle avait étendu son travail bienséant :
De l’Occident entier elle aurait fait la Grèce
Se répandant au Nord jusques à l’Océan.

À ranimer l’orgueil des cités abattues,
Elle y découvrit l’art et le fit baptiser ;
Elle inclina vers Dieu le front blanc des statues
Et répandit sa flamme en leur torse épuisé.

Elle avait on ne sait quelle ardeur fraternelle,
Allant de peuple à peuple incendier les vœux ;
Elle ornait de ses fleurs la guirlande éternelle
Qui court en longs festons joindre le bien au mieux.


Sa force était lucide et quelquefois sublime :
Le jour où tous les rois furent ses ennemis,
Vingt peuples exaltés par Jemmape et Valmy
Crurent voir ressurgir Platée et Salamine.



III


Un seul lui résista ne la comprenant point.
Dites, depuis quels temps peuplait-il ses montagnes
Du bruit de ses marteaux tonnant entre ses poings
Et frappant dans le fer le sort de l’Allemagne ?

Son âme était flottante aux brumes des forêts ;
Elle y rêvait le soir, quand la peur s’accumule,
À Wotan borgne et lourd qui erre et disparaît
Là-bas, vêtu d’éclairs, au fond des crépuscules.

Comme ses dieux guerriers dans leur ciel fracassant
Ne parvinrent jamais à dompter leur furie,
L’âpre Allemagne au long des jours, des mois, des ans
Ne put jamais qu’organiser sa barbarie.

Parce que ses regards s’hallucinent vers l’or
Comme ceux d’Albéric au fond des eaux, naguère,
Elle en voulut sa part formidable, d’abord ;
Elle en veut aujourd’hui la masse tout entière.


Elle aime la conquête avec férocité :
Les guerres sont pour elle ou l’abri ou le havre ;
Elle marche sur les mourants, le pied botté,
Et son orgueil s’épand de cadavre en cadavre.

Elle est atroce et fourbe et basse à tout moment ;
Elle espère, grâce à l’horreur de cent carnages,
Quand même, un jour, river avec acharnement,
Sur l’ample humanité, son terrible visage.

Mais si tel deuil ou tel crime dût advenir
Et qu’elle réussît à hausser sa marée
Jusqu’à battre le roc sauveur de l’avenir,
L’Europe à tout jamais serait déshonorée.