France, Algérie et colonies/France/11

LIbrairie Hachette et Cie (p. 579-588).


CHAPITRE ONZIÈME

LA CORSE


Des 87 départements de la France, l’un, la Corse, est une île de la Méditerranée, la troisième en grandeur dans cette plus belle des mers bleues, après la Sicile et la Sardaigne.

La Corse fut vendue à la France, il y a cent dix ans, par les Génois, pour 40 millions. La domination de ces marchands, succédant à celle de Pise, avait duré bien près de cinq siècles ; elle avait exploité, pillé, malmené, évoqué la haine et la résistance. Enfin, lasse de révoltes, la ville des palais de marbre blanc, la mère de Christophe Colomb, la boutique, le port et l’arsenal des Ligures, Gênes, offrit l’île indomptable aux Français, qui l’acceptèrent. C’était en 1767.

Un Corse illustre, un_héros, Paoli, voulut en vain la défendre contre ces nouveaux maîtres. Vaincu sur les bords du Golo, fleuve majeur de l’île, à Ponte-Nuovo, il quitta la Corse en 1769, pour la livrer vingt-trois ans plus tard aux Anglais : ceux-ci ne la gardèrent pas longtemps ; ils en furent chassés en 1796.

Soumise pendant vingt siècles à des pouvoirs italiens, à Rome, à Pise, à Gênes, la Corse est italienne, non par les sentiments, mais par l’histoire, les mœurs, les superstitions, le langage : si beaucoup de citadins y savent notre langue, aucun district rural ne la parle, faute par nous d’avoir voulu coloniser cette île : ce que la rareté de sa population rendait facile après la conquête, et l’œuvre n’est pas impossible encore.

À 180 kilomètres environ de la France d’Europe — c’est la distance d’Antibes à Calvi — à 460 de la France d’Afrique — c’est la distance de Bonifacio à Bône — l’homme de la Corse, beaucoup plus proche de l’Italie que de l’une et de l’autre France, n’a pas plus de 85 à 90 kilomètres de mer à franchir pour débarquer en Toscane. Quant à l’Espagne, son promontoire le moins éloigné, le cap de Creus, pointe catalane, est à 450 kilomètres.

Une île italienne, un rocher de fer, Elbe, surgit à l’est dans les flots tyrrhéniens, qui bercent à la fois la Corse et la Toscane. Et plus voisine encore est une autre île bien plus grande, italienne aussi, la Sardaigne, qui se lève au sud, au delà du détroit de Bonifacio, large à peine de 12 kilomètres.

Longue de 183 kilomètres, large de 84 à son plus ample travers, la Corse enferme 875 000 hectares entre près de 500 kilomètres de côtes. Elle n’a guère que le tiers de l’étendue de la Sicile, car « l’île triangulaire » couvre 2 544 000 hectares : quant à l’île en forme de sandale, la Sardaigne, elle est aussi fort supérieure à la Corse, son aire étant de 2 434 000 hectares. La Crète, qui vient après la Corse, en a 862 000. Ce sont les quatre îles majeures de la Méditerranée.

« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ! » Il n’en est guère de plus charmant qu’autour de la Corse, tant la rive occidentale est harmonieusement découpée, de même que le littoral du sud et du sud-est. Le promontoire le plus septentrional, le cap Corse, termine une presqu’île dure et rocheuse, étroite montagne dont les Capo-Corsini ont fait un petit paradis, un odorant jardin, un verger d’orangers, d’oliviers, de cédratiers, de châtaigniers, de noyers, un vignoble de vins chauds et généreux. À la racine de cette presqu’île, à l’ouest, en face de Bastia, mais séparé de cette ville par la montagne, le golfe de Saint-Florent, qu’on a comparé tour à tour à celui de la Spezia et à celui de Toulon, est très vaste ; il est aussi très sûr, mais la fièvre des marais empeste son rivage.

De Saint-Florent à Porto-Vecchio par Calvi, Ajaccio, Bonifacio, c’est un brillant spectacle que le défilé de mille promontoires, blocs les plus humbles, quoique très fiers encore, d’une île qui est un entassement de rocs, et çà et là, bien moins que jadis, un amphithéâtre de forêts ; ils séparent de grands et profonds golfes d’azur où évolueraient des escadres ; ils cachent des criques intimes, asiles sûrs de la barque du pêcheur ; ils ravissent aux fureurs du vent, à l’hypocrisie du ciel, des ports dont plus d’un renfermerait des flottes. À partir de Saint-Florent, qui est le port du Nebbio, pays sauvage où court l’Aliso, l’on remarque, en faisant le tour de l’île :

L’Île Rousse, port de la Balagne, région fertile, riche en oliviers ; Calvi, sur un beau golfe qui regarde le nord, mais peu de navires abordent à cette plage insalubre, car ici les vallons de l’intérieur ont peu d’hommes pour les cultiver ; le golfe de Galeria où se mêle à la mer le Fango, fils d’une vallée presque déserte ; le golfe profond de Porto ; le golfe de Sagone, plus évasé, moins profond que celui de Porto, grâce aux alluvions dont la Sagona et le Liamone s’y déchargent depuis des siècles de siècles ; le golfe d’Ajaccio, qui reçoit le Gravone et le Prunelli ; le golfe de Valinco, qui a trois ports et deux tributaires, le Taravo et le Tavaria ou Rizzanese ; le bon port de Bonifacio, qui regarde de près la Sardaigne ; le golfe de Santa-Manza ; le golfe de Porto-Vecchio, port magnifique, le meilleur de toute l’île.

À quelques lieues au nord de Porto-Vecchio, à la tour de la Solenzara, la côte change d’aspect : l’estran devient plaine, la montagne s’écarte, ou plutôt le rivage s’éloigne de plus en plus, depuis des milliers d’années. Les roches, sur ce versant de la Corse, ont en moyenne une texture plus lâche que sur le penchant opposé, leurs torrents transportent plus de débris, et ces dépouilles du mont se tassent paisiblement dans une onde que protège de loin l’Italie, et que les vents malmènent peu, tandis qu’ils fouettent brutalement les vagues du littoral de l’ouest.

Une plaine s’est déposée sur ce côté de l’île : plaine qui, dans le lointain des âges, combla des golfes, enterra des pieds de cap ; qui, plus tard, sous les yeux de l’histoire, a transformé des baies en étangs ; qui maintenant remplit peu à peu ces étangs, remblaie des échancrures et amortit en rivières marécageuses les torrents descendus en sautant des rocs de la montagne. De la tour de la Solenzara à Bastia, ce plan peut avoir 80 kilomètres, sur une largeur qui varie singulièrement : là jauniront un jour les plus belles moissons de l’antique Thérapné[1], là sévissent aujourd’hui ses fièvres les plus cruelles, les Corses n’ayant pas le courage d’y dessécher les marais, eux qui, pour bêcher, semer, couper le bois, scier le blé, laissent venir annuellement huit à dix mille Italiens, des Lucquois, qui regagnent leur paradis de l’Apennin, riches de l’argent des insulaires, si quelques pauvres louis sont la richesse.

Sur ce littoral peu sinueux, mal abrité, l’on trouve, de la Solenzara à Bastia : l’embouchure du Travo ; celle du Fiumorbo ; l’étang littoral d’Urbino (750 hectares) dont l’eau salée nourrit de grandes huîtres ; la bouche du Tavignano, près des ruines informes d’Aléria, ville antérieure aux Romains dont Sylla fit une colonie du Peuple-Roi et qui fut ensuite, pendant des siècles, la capitale de la Corse ; l’étang de Diane (570 hectares) ; la bouche du Golo ; l’étang sans profondeur de la Biguglia (1 500 hectares), ainsi nommé d’un misérable village, à peine digne d’être appelé hameau, qui régna sur l’île au temps des Pisans, puis au temps des Génois, avant la fondation de Bastia.

Bastia.

Sous une altitude plus septentrionale, la Corse, coupée par le 42e et le 43e degré, aurait des névés, des glaciers, car fort élevés sont ses monts où dominent ici le granit et la serpentine, là le schiste, ailleurs le grès ou le calcaire. Le Monte Rotondo ou Mont Rond a passé jusqu’à nos jours pour le pic majeur de l’île ; c’est d’ailleurs une belle montagne qu’on ne gravit pas sans peine, mais de sa cime on règne sur un horizon grandiose : on voit une grande partie de la Corse et la mer ; on devine à l’horizon les monts de la Sardaigne et le profil confus de l’Italie, depuis la Rivière de Gênes jusqu’au littoral romain. Maintenant détrôné, ce sommet de 2 625 mètres, auquel on en a longtemps donné 2 800, puis 2 673, n’a plus que le second rang parmi les géants de la Corse : le premier appartient au Monte Cinto (2 707 mètres), le troisième au Paglia Orba ou Vagliorba, (2 525 mètres) ; le Cardo a 2 454 mètres, le Padro 2 393 et le Monte d’Oro ou Mont d’Or 2 391.

De tous ces fiers sommets tombent en cascatelles, au grand air ou sous bois, de jolis torrents, qui malgré tous leurs détours expirent bientôt dans la mer de Toscane ou dans celle qui regarde au loin la France, les Baléares et l’Espagne. Les plus forts sont le Golo, le Tavignano, le Liamone.

Le Golo donna son nom à l’un des deux départements qui divisèrent d’abord la Corse. Long de 84 kilomètres dans un bassin de 98 000 hectares, il naît dans le Paglia Orba, parmi les pins larix, les hêtres, les ifs, les peupliers, les aunes de la forêt de Valdoniello, et coule d’abord dans le Niello, la vallée la plus haute, la plus froide, la plus pastorale de l’île. Constamment dirigé vers le nord-est, il porte à la mer orientale près de 2 mètres cubes d’eau par seconde en temps d’étiage, et ces 2 000 litres en saison caniculaire en font le fleuve des Amazones de la Corse.

Le Tavignano (80 kilomètres) sort du lac de Nino, dans les mêmes montagnes que le Golo et le Liamone. Uni à la Restonica dont les Corses vantent la pureté merveilleuse, il baigne le pied du grand roc de Corte, la ville centrale de l’île, et va s’engloutir dans la mer Tyrrhénienne, sous le nom de Fiume[2] d’Aleria, au sud et tout près de l’étang de Diane. Son bassin de 83 000 hectares lui fournit 1 300 litres par seconde à l’étiage.

Le Liamone, fort abondant pour ses 40 kilomètres, fut pendant quelque temps le frère du Golo en ce qu’il désigna l’un des deux départements de l’île. Commençant, en hiver du moins, dans les neiges, non loin des premières fontaines du Tavignano, il bondit dans les gorges du pays de Vico, puis, paisiblement, serpente dans une plaine palustre et va se mêler à l’azur du golfe de Sagone.

À ses forêts la Corse n’a pas gardé leur splendeur première : les conquérants, les Génois surtout, ont brûlé la plaine, et le paysan a continué l’œuvre sauvage, allumant les arbustes pour semer dans leurs cendres, et l’incendie gagne souvent les grands bois. Le troupeau du berger nomade, qu’accompagnent des chiens féroces, fait plus de mal encore, les moutons arrachent les herbes dont le tissu retient la terre sur le penchant du mont, la chèvre broute les jeunes pousses, espoir trompé d’une forêt future, et des versants s’écroulent et s’écoulent. De bois solennels, certains districts sont devenus des pierres sans ruisseaux, sans verdure.

Les forêts encore debout en Corse ombragent environ cent mille hectares, bois, roches et clairières. Sur les pentes inférieures, l’empire est au pin maritime et au larix, superbe mélèze qui s’élance à 40 ou 45 mètres. Au-dessus de 1 200 mètres ; la montagne appartient surtout au chêne blanc, au hêtre, à l’érable, au tremble, à l’if, au majestueux châtaignier, à l’aune ; tout à fait en haut, sur les cimes supérieures que le vent tourmente, que l’orage foudroie, que la neige saupoudre ou qu’elle ensevelit, le sapin sombre alterne avec le blanc bouleau.

Parmi ces forêts, il en est de merveilleuses : telle la forêt d’Aïtone (1 360 hectares), que d’autres bois unissent à la mer d’Occident : d’Évisa, ses sapins et ses larix, arbres de bonne odeur, montent jusqu’au toit d’entre deux mers dont ils redescendent pour aller marier leur verdure à celle de la forêt de Valdoniello (1 000 hectares), également composée de larix et de sapins. La forêt de Vizzavona, sur les monts où la route d’Ajaccio à Bastia franchit la grande arête de la Corse, a des hêtres superbes, des chênes, des sapins, des larix ; celle de Bavella, dans le midi de l’île, est peut-être plus belle encore ; elle vêt des croupes que monte et descend le chemin de Sartène à la Solenzara.

Tous les bois abattus n’ont pas été remplacés par des cultures, des prairies, des terres vagues, des rocs en ruine, des ravins dont le torrent, jadis bruyant sous l’ombrage, est devenu la goutte d’eau que le caillou cache, que le sable boit, que le soleil sèche. Plusieurs centaines de milliers d’hectares, autrefois bois sombre ou même forêt vierge, ont pour monotone parure les Maquis, mot détourné de l’italien macchie, qui veut dire les taches (maculæ). Jadis asile du patriote et du proscrit, aujourd’hui bauge du bandit, du voleur, ces fourrés peignent, en effet, de tons verts ou bruns les flancs fauves, les bosses noires, blanches ou grises des montagnes corsiques ; odorants sous les rayons du Midi, coupés d’abîmes et de torrents sans ponts, ces fouillis inextricables réunissent les arbrisseaux du climat méditerranéen, lentisques, myrtes, cistes, genévriers, arbousiers, ronces, fougères, bruyères arborescentes : sous un autre nom c’est le monte bajo des sierras espagnoles, la broussaille du Sahel d’Alger et des pentes inférieures du vieil Atlas. L’antique forêt devrait reprendre une partie de cette « brousse », comme on dit dans les colonies françaises ; les oliviers, les vergers, les châtaigneraies, çà et là des champs et des prés, s’empareraient du reste.

Ce qui n’est pas maquis ou grand bois appartient surtout à la châtaigne et à l’olive. Le châtaignier, dont l’habitant vit, ainsi que du lait, du fromage des brebis et surtout des chèvres, protège d’une ombre épaisse les villages contre le soleil : ceux-ci, presque toujours, sont accrochés à des penchants de mont, ils sont vissés à des parois, juchés sur des pitons. Le peuple corse, longtemps malheureux, et qui ne respire que depuis la souveraineté française, avait choisi pour ses cabanes de pierre sèche, des sites escarpés, écartés, hautains, tragiques : il fallait bien tenir sa chèvre près du maquis, ses moutons près du pacage, garder sa famille loin des basses vallées qu’opprimait le Génois, et plus que le Génois la fièvre des marais, loin de la rive qu’écumait le pirate, que le Barbaresque pillait malgré les tours de défense. Or le Génois n’a disparu de l’île que dans la seconde moitié du dernier siècle, et le corsaire y enlevait encore, il y a cent ans, des chrétiens : non-seulement sur le littoral du sud, ouvert de plus près à ses iniquités, mais aussi tout à fait au nord, jusqu’aux environs du cap Corse. L’autre fidèle compagnon des hameaux, l’olivier, connaît peu la greffe et la taille, mais ce n’est pas ici l’arbre chétif du Languedoc. Le climat de la Corse, sous un ciel plus méridional, hors du mistral, dans un bain de mer, accroît mieux les arbres du Midi qu’Avignon, Perpignan, Nîmes ou Marseille.

Il est honteux qu’il n’y ait pas 263 000 habitants sous un pareil climat, le long d’une telle mer, au pied de monts minéraux qui ruissellent de torrents capables d’irriguer les bas lieux. Le Corse, très énergique cependant, n’a jamais voulu se vouer entièrement à la terre, à l’arrosage, aux mines ; il préfère la vie contemplative, le lazzaronisme ; il est chasseur, il est berger, et avant tout gardeur de chèvres.

Depuis que le Corse est Corse, il dépense, ou du moins il dépensait les plus belles heures de sa vie à défendre sa chaumière et son rocher ; il s’est battu contre l’Ibère, le Ligure, l’Etrusque, le Carthaginoïs, le Romain, le Vandale, le Goth, l’Italien, l’Aragonais, l’Arabe et le Berbère, les routiers cosmopolites du moyen âge et le Gênois, Ligure moderne. Il n’a compté sur le lendemain qu’au temps des Césars ; puis sous les Pisans, maîtres débonnaires ; enfin sous les Français. Épier l’ennemi, tirer juste, ce fut sa vie pendant plusieurs semaines de siècles. De tout temps les Corses ont été fameux par leur caractère sombre, altier, méfiant, vindicatif.

Que sont les Corses ? Après tant de chocs de peuples, d’unions franches ou forcées, de mélanges de races, quel sang prédomine chez eux ? Nul ne sait. Le temps a tout émoussé ; le même esprit, la même âme, les mêmes usages, le même dialecte italien, sont le patrimoine de cette nation, faite cependant de tant de pères ennemis, que si les morts couchés dans l’île reprenaient tout à coup le souffle et la mémoire, une furieuse bataille éclaterait aussitôt d’Ajaccio à la tour de la Solenzara et du cap Corse à l’azur marin des grottes de Bonifacio.

Les seuls hommes qui se distinguent franchement du reste des insulaires, ce sont les mille Grecs de Carghèse, au nord d’Ajaccio, sur le golfe de Sagone. Ces Grecs qui n’ont pas tous abandonné leur dialecte péloponésien, et qui ont gardé leur religion, arrivèrent, à la fin du dix-septième siècle, des monts du Magne, au nombre de 700, sous la conduite d’un descendant des Comnène. Ils viennent d’essaimer vers la France d’au delà des flots et de fonder une Carghèse nouvelle, à Sidi-Mérouan, dans une belle vallée des montagnes, près du Roumel, rivière de Constantine.



  1. Un des plus anciens noms de la Corse, qui s’appela aussi Kyrnos.
  2. L’italien fiume, c’est le latin flumen, le français fleuve.