France, Algérie et colonies/France/03/10

LIbrairie Hachette et Cie (p. 378-387).


X. BASSINS EXCENTRIQUES : RHIN, MEUSE, ESCAUT


1o Le Rhin, la Moselle. — En dehors des grands et des petits bassins français, nous partageons le Rhin, la Meuse et l’Escaut avec les étrangers.

Le Rhin, la Meuse et l’Escaut portent tous trois le nom de fleuve, mais le Rhin seul y a droit : la Meuse est son humble affluent, l’Escaut son satellite. Ils gagnent la mer du Nord par un même dédale de bras, d’estuaires, d’îles, d’îlots de sable et de vase, après avoir franchi la plaine des Pays-Bas : plaine qui semblait vouée à rester un domaine indécis entre la terre et l’eau, mais dont la patience des Hollandais et de leurs voisins et cousins les Flamands a fait l’une des contrées les mieux ordonnées du monde.

Le Rhin n’est plus français depuis 1871 : il nous appartenait auparavant, par sa rive gauche, pendant 184 kilomètres, de Huningue à l’embouchure de la Lauter.

Ce fleuve de 1 320 kilomètres dans un bassin de 22 à 25 millions d’hectares sort tout fait de la Suisse. Il s’y forme, dans les Grisons, de torrents fougueux lancés par des glaciers qui reposent sur des monts de plus de 3 000 mètres, où commencent aussi le Rhône, fleuve français, le Tessin, rivière italienne, et l’Inn, vraie mère du Danube, qui est un très grand fleuve allemand, autrichien, hongrois, slave et roumain. Ainsi, de ces pics festonnés de neige quatre vastes rivières partent impétueusement pour quatre horizons.

Il se lave dans les abîmes du Bodensee, lac moitié germain, moitié suisse, appelé par nous lac de Constance : entré louche dans cette petite mer de 53 900 hectares dont le miroir est à 398 mètres au-dessus des océans, il en ressort clair et vert.

En aval de Schaffhouse, à Lauffen, à la traversée d’un chaînon du Jura, le Rhin se précipite par une cascade de 16 à 20 mètres de haut, la plus célèbre de l’Europe, et non la plus belle : il y en a d’aussi puissantes, bien plus hautes et plus terribles dans la froide Scandinavie ; il y en a de plus pittoresques, dans le sens originaire de ce mot, en Italie, en Dalmatie, en Espagne, dans l’éclatant Midi.

Il reçoit en Suisse le tribut de 75 000 hectares de glaciers, dont 48 000 et au delà dans le bassin de la puissante Aar, qui porte plus de 500 mètres cubes par seconde aux eaux moyennes, plus de 200 en temps d’étiage. S’il y avait une justice pour les fleuves, le fameux père Rhin, le Vater Rhein des Allemands, s’appellerait la mère Aar, car lorsque ces deux rivières se rencontrent, l’Aar est plus forte d’un tiers.

À Bâle, ville helvétique mémorablement opulente, le Rhin a parcouru 360 kilomètres, et déjà il roule en moyenne 1000 mètres cubes d’eau par seconde, que l’étiage réduit à 340, que les crues extrêmes enflent à 4 000. Dans l’ancienne France, en Alsace, il court au sein d’une plaine immense, ancien lac dont les lames battirent des caps arrondis qui sont maintenant les collines des Vosges à l’ouest, de la Forêt-Noire à l’est. Les villes de cette plaine féconde, Mulhouse, Colmar, Strasbourg, ne se mirent point dans son flot rapide ; elles bordent l’Ill, rivière tranquille, parallèle au Rhin. Devant la rive qui fut nôtre, le fleuve est large, entre digues, de 2 400 mètres en amont de Strasbourg, de 1 700 mètres en aval ; mais ce lit où passerait l’Amazone lui-même[1] renferme, en même temps que les eaux vertes, des hauts-fonds, des grèves, des îles nombreuses : l’ampleur moyenne des bras réunis est de 900 mètres.

Il dévore le Neckar à Mannheim, le Main à Mayence, puis pénètre à Bingen dans un défilé célèbre, entre des monts schisteux portant des burgs[2] effondrés au pied de roches austères où la Sirène du Nord, l’Ondine, la Lorelei des légendes attirait en chantant les nochers dans ses cavernes humides. À Coblence il reçoit la Moselle, puis va laver les quais de Cologne.

Mais peu à peu sa fureur s’est apaisée, les montagnes qui le forçaient se sont écartées et sont devenues collines, puis ces collines : elles-mêmes s’effacent, et le fils de la Suisse entre dans les marais de la Hollande. Boileau a fait naître le Rhin « entre mille roseaux » ; c’est dans le pays des joncs au contraire qu’il s’achève. Après avoir bu des glaciers, ses eaux ne reflètent plus que des prés, des maisons, des moulins à vent, des barques, des navires ; il mêle ses bras aux bras de la Meuse et s’engloutit dans la mer du Nord, sous le nom de Meuse, au sud de la Haye, en aval de Rotterdam. Quand le hasard des batailles nous fit les maîtres de l’Europe, nous eûmes là un département des Bouches-de-la-Meuse : le vrai nom c’était Bouches-du-Rhin, pour répondre à Bouches-du-Rhône.

Le Rhin engloutit en moyenne dans la mer 1 915 mètres cubes par seconde : plus ou moins que le Rhône, suivant qu’on accorde au fleuve français un volume de 1 718, de 2 000, de 2 603 mètres…

Dans ses vastes ondes helvétiques et allemandes, le Rhin supérieur porte quelques gouttes d’eau française, car l’Aar reçoit la Thielle, rivière de 62 mètres cubes par seconde, portée moyenne, qui est le déversoir du lac de Neuchâtel, et ce lac a pour principale fontaine la charmante Orbe, dont les sources nous appartiennent. Dans le Jura, au nord-est de Saint-Claude, au pied du Noirmont et de la forêt de Risoux, montagnes drapées de neige pendant plusieurs mois de l’année, quelques ruisseaux descendent dans le lac des Rousses (85 hectares), à 1 075 mètres d’altitude. Ce lac s’écoule par l’Orbe. Celle-ci nous quitte après quinze kilomètres, passe en Suisse, traverse le lac de Joux et tombe dans des entonnoirs, à l’issue du lac Brenet. On la croirait perdue ; mais, au nord-est de ce terme apparent, à une altitude inférieure de 224 mètres à celle des gouffres qui l’ont engloutie, elle reparaît par la Source de Vallorbe, Vaucluse par les rochers couronnés de sapins qui en font un bout de cirque, une vallée fermée (vallis clausa), Vaucluse encore par le volume des eaux qui sortent des entrailles du mont.

À Coblence, la Moselle (505 kilomètres) apporte au Rhin des flots en partie français, cette rivière ayant chez nous sa naissance, 312 kilomètres de course et ses affluents supérieurs. Elle sourd à 725 mètres d’altitude, dans le massif où se lèvent le Drumont, le Bresson et le Ballon d’Alsace, monts de 1 200 mètres. Elle baigne Remiremont, Épinal, Toul et Pont-à-Mousson ; puis, quittant l’ancienne France pour l’Alsace-Lorraine, traverse Metz, Thionville, l’antique Trèves, et coule très sinueusement dans une vallée dont les Germains louent bruyamment les « vins de feu ». Elle emporte moyennement en Allemagne 90 mètres cubes par seconde, tribut d’un bassin de 675 000 hectares. Elle reçoit, en France, le Madon et la Meurthe. Le Madon (90 kilomètres) sort de la même colline que la Saône et passe devant Mirecourt. La Meurthe (160 kilomètres) se forme comme la Moselle dans la chaîne des Vosges, au pied de cimes de 1 000 à plus de 1 200 mètres. Elle baigne Saint-Dié, Baccarat, Lunéville, Nancy, et atteint une largeur moyenne de 80 mètres.

Le Rhin, qu’un système de rivières et de canaux relie en Allemagne au Danube, communique en France avec la Meuse et la Seine par le canal du Rhin à la Marne, et avec le Rhône par le canal du Rhin au Rhône.


2o La Meuse. — La Meuse a 895 kilomètres, dont environ 500 en France, dans un bassin de 750 000 hectares. Quand elle nous quitte, elle nous enlève en moyenne 79 mètres cubes d’eau par seconde ; l’étiage est de 27, les crues extrêmes de 600 à 700.

Elle puise ses premières gouttes à 409 mètres au-dessus du niveau des mers, dans une modeste fontaine de ce plateau de Langres qui, tout bas qu’il est, comparé à tant d’autres, voit cependant douze rivières sortir de ses collines. Née à Pouilly, à 25 ou 30 kilomètres au nord-est de Langres, c’est déjà une rivière quand, à Bazoilles, elle s’engouffre au-dessous d’une écluse de moulin pour ne reparaître qu’à 3 kilomètres, à Noncourt, près de Neufchâteau ; lorsque les eaux sont abondantes, cette perte du fleuve est invisible, les fissures du sol ne boivent qu’une partie de la Meuse et le reste coule à ciel ouvert : on dit que les fontaines de Noncourt ne rendent point tout ce qu’ont aspiré les failles de Bazoilles. La Meuse passe près de Domrémy, patrie de Jeanne d’Arc, et n’arrose que des villes sans grandeur : Commercy, Saint-Mihiel, Verdun, qui est une forteresse, Sédan, qui est une vaste manufacture de drap, Mézières, place de guerre, et sa voisine, Charleville. En aval de Mézières-Charleville, le fleuve serpente au fond de gorges étroites dont les roches de schiste, le plus souvent ternes, mais quelquefois bleuâtres, verdâtres, rougeâtres, montent à 150, à 200 mètres et plus : de ces roches, qui soutiennent le plateau forestier des Ardennes, les plus belles sont les Dimes de Meuse, à Laifour, entre Monthermé et Fumay.

Maison de Jeanne d’Arc.

La Meuse passe en Belgique, au-dessous de Givet et de son fort de Charlemont, bâti par Charles-Quint sur un roc dominant la rivière de 215 mètres. Là, continuant à refléter de grands rocs, elle va baigner Namur et Liège, villes wallonnes. Dans ce pays, sa largeur passe de 80 à 150 mètres par l’accession de trois rivières : la Lesse, qui fait un long et ténébreux voyage dans la grotte de Han ; la Sambre, qui tombe à Namur ; l’Ourthe, qui finit à Liège ; doublât-elle encore, elle serait bien inférieure au grand bras du Rhin qu’elle rencontre en Hollande, au Wahal, si mal à propos nommé Maas au-dessous du confluent : Maas est le nom hollandais de la Meuse, Maes le nom flamand, Mouse le nom wallon.

Givet.

De ses trois grands affluents français, l’un est presque entièrement nôtre ; l’autre sort de Belgique pour s’abîmer chez nous dans le fleuve ; le troisième quitte France pour aller finir chez les Belges. Le premier c’est la Chiers, le second la Semoy, et le dernier la Sambre.

La Chiers (110 kilomètres), lente, profonde, vaseuse, tortueuse dans un val encaissé, porte près de ses sources le nom de Korn : c’est dire qu’elle naît dans un pays de langue allemande, le Luxembourg hollandais. De là elle passe en France, après avoir côtoyé le Luxembourg belge. Elle coule devant deux forteresses, Longwy et Montmédy, et se perd dans la Meuse entre Mouzon et Sedan.

La Semoy ou Semois est un vrai Méandre de 198 kilomètres de longueur pour 75 seulement à vol d’oiseau de la source à l’embouchure. Elle naît à 380 mètres au-dessus des mers, tout près d’Arlon, capitale du Luxembourg belge. En France, elle se tord dans de profonds défilés dont les bois se rattachent aux sombres forêts du plateau des Ardennes. Quand elle entre dans la Meuse, au-dessus de Monthermé, elle mêle à regret son flot transparent aux eaux du fleuve qu’ont ternies des débris d’ardoise ; mais peu à peu la Meuse l’emporte sur les claires ondes versées par les naïades luxembourgeoises.

La Sambre, sur 192 kilomètres, en a 87 en France. Née par un peu plus de 200 mètres d’altitude, elle baigne deux de nos places fortes, Landrecies et Maubeuge. En Belgique, elle passe devant Charleroi et s’achève à Namur.

La Meuse, qui communique en Belgique avec le bassin de l’Escaut, est reliée d’une part au Rhin, d’autre part à la Seine par le canal de la Marne au Rhin. Deux autres canaux, celui des Ardennes et celui de la Sambre à l’Oise, mènent également les bateaux de la Meuse à la Seine ou de la Seine à la Meuse. Le canal de l’Est l’unit au Rhône.


3o L’Escaut. — L’Escaut n’est en France qu’une petite rivière, mais son bassin renferme nos champs les mieux cultivés, nos usines les plus actives. Ce fleuve sortait autrefois du cimetière de Beaurevoir ; à la suite de déboisements, ou pour toute autre cause, sa source est descendue de 3 à 4 kilomètres, et aujourd’hui, l’Escaut sourd à moins de 406 mètres au-dessus des mers, près du Catelet, au nord de Saint-Quentin. Il baigne Cambrai, place forte ; Denain, ville de houille et de forges ; Valenciennes, place de guerre qui a pour voisine Anzin, cité houillère enfin Condé-sur-Escaut, ville forte. Puis il nous quitte pour la Belgique. Sa course en France est de 110 à 120 kilomètres, et il tire par seconde 57 mètres cubes en moyenne de notre pays, où son bassin est de 660 000 hectares.

L’Escaut, qui n’a guère que 20 mètres de largeur moyenne en France, prend à Gand l’ampleur d’une rivière, celle d’un fleuve à Termonde, celle d’un bras de mer devant Anvers, où ses eaux portent les vaisseaux les plus lourds. Sous le nom de Schelde, il y baigne des provinces flamandes très peuplées. C’est en Hollande qu’il se perd par plusieurs branches dans la mer du Nord, après un cours de 400 kilomètres.

L’Escaut n’est pas beau, et, sauf de rares vallons, son bassin ne l’est pas davantage, parce qu’il est plat et que l’homme s’y fait trop voir : on l’y trouve partout avec ses grandes villes et ses bourgs étirés jusqu’à d’autres bourgs, avec ses puits de houille, ses canaux, ses chemins de fer, ses outils, ses engins, sa vapeur, sa fumée de locomotive ou d’usine, et toutes ces baraques infinies que nous appelons béatement les palais de l’industrie moderne. Mais aussi, ce petit pays si laid fait vivre des millions d’hommes, ou plutôt, comme on doit le dire des lieux trop peuplés, il les empêche de mourir.

Parmi les affluents français de l’Escaut, la Scarpe et la Lys ont seules quelque puissance.

La Scarpe (410 kilomètres) traverse Arras, Douai, place de guerre, Saint-Amand-les-Eaux. C’est une rivière sage, forte de 6 mètres cubes à l’étiage, de 8 en moyenne, avec des crues qui ne dépassent pas 37 mètres.

Sur 214 kilomètres, la Lys en a 126 en France. Aire, Armentières, sont les villes qu’elle baigne chez nous. Dans la Flandre belge, elle arrose Courtrai et gagne l’Escault dans la célèbre ville de Gand. L’industrie a pourri ses eaux, limpides autrefois dans leur cours sinueux. Son principal affluent, la Deule (85 kilomètres), passe à Lens et à Lille.

L’Escaut envoie des bateaux à la Somme et à la Seine par le canal de Saint-Quentin, qui est un grand convoyeur de houille.



  1. À Obidos, où il ressent déjà l’influence de la marée, l’Amazone n’a que 1 566 mètres de largeur.
  2. Châteaux forts.