France, Algérie et colonies/France/03/05

LIbrairie Hachette et Cie (p. 247-263).


IV. DE LA LOIRE À LA GIRONDE : LA CHARENTE


1o De la Loire à la Charente : Marais et Sèvre, Bocage et Lay. — À la pointe de Saint-Gildas on passe de l’estuaire de la Loire dans la baie de Bourg-neuf, formée par un rentrant du littoral et par l’île de Noirmoutier. Cette baie, sur laquelle donnent Pornic, ville de bains aimée des Nantais et des Parisiens aussi, Bourgneuf-en-Retz et Beauvoir-sur-Mer, diminue sans cesse. L’Océan, qui ruine les promontoires bretons, porte beaucoup de leurs débris dans ces eaux tranquilles où se déposent aussi les menus fragments des caps de Noirmoutier, les alluvions de la Loire et les boues ou les sables des petits fleuves de cette côte. De plus, le sol s’exhausse : insensiblement, mais il s’exhausse ; et toujours les anciens marais commencés autour de Bouin et de quelques autres îlots calcaires s’allongent sur les eaux par de nouveaux marécages. Il y a trois cents ans à peine, la roche de Bouin était vraiment une île de la mer, et depuis cent ans 700 hectares se sont ajoutés au sol français, d’eux-mêmes, tout travail d’endiguement à part, dans le seul golfe du Fain, compris entre Noirmoutier et la plage de Bouin. Tout ce marais, qu’on appelle souvent Marais breton, bien qu’il appartienne également au Poitou et que la vraie Bretagne soit loin de là, peut avoir une trentaine de milliers d’hectares. L’Océan, çà et là bordé de salines, y reçoit une faible rivière dont les eaux s’amortissent en bras marécageux. : on la nomme le Falleron (55 kilomètres).

Par le retrait de la mer et l’avancement de la côte, l’île de Noirmoutier, que bordent des rochers, des dunes et des digues, finira par se nouer au continent, dont elle fait déjà presque partie à marée basse, car le détroit de Fromentine n’a plus que 1 500 à 2 000 mètres de large. Même il n’est plus besoin de bateau pour aller de la terre ferme à la terre entourée de vagues : deux fois par jour, au flot bas, on va de la côte à l’île et de l’île à la côte par le passage du Gouas ou du Gué, route empierrée de 4 kilomètres qu’on fait à cheval ou en voiture et qu’on peut faire à pied, quitte à se mouiller dans certains ruisseaux d’eau marine dont le reflux ne débarrasse pas la chaussée ; des balises, des poteaux supérieurs aux plus grandes hauteurs de la mer indiquent le chemin qu’aux heures de nuit, aux jours de brume, on pourrait perdre de vue ; et de mille en mille mètres des pieux élevés portent une espèce de refuge où l’on monte par une échelle quand on s’est laissé surprendre par le rapide retour de l’Océan. Noirmoutier, granitique au nord, calcaire au sud, est pour les deux tiers au-dessous du niveau des grandes marées et sa cime suprême n’atteint que 21 mètres : on l’appela cependant l’Île-la-Montagne, en 1795, lorsqu’on débaptisa puérilement les lieux par milliers sans se douter qu’on n’arrache pas un nom du sol comme on en tire une pierre ou comme on déracine un chardon. C’est alors qu’on prétendit changer Compiègne en Marat-sur-Oise, Grenoble en Grelibre, Saint-Lô en Rocher de la Liberté, Saint-Jean-de-Bournay en Toile-à-Voile et Saint-Pierre-le-Moutier en Brutus-le-Magnanime. Noirmoutier n’a pas une seule fontaine, pas un ruisseau pour faire tourner une roue d’usine, mais sur sa dune, au souffle des brises du large, s’agitent les grands bras des moulins à vent. Sauf de beaux figuiers dans ses jardins, elle n’a point d’arbres, et sa seule forêt est un bouquet de sapins de 17 hectares ; mais un doux climat la baigne et son sol est fécond ; puis la mer donne à ses 8 000 habitants autant de poissons qu’ils en veulent pêcher ; elle leur procure aussi le sel qu’ils retirent, moins qu’autrefois, de leurs marais salants. Longue de 18 kilomètres, sur une largeur trois à neuf fois moindre, elle augmente la terre française de 4 442 hectares dont 900 pris par les sables.

À 20 kilomètres des dunes basses de Saint-Jean-du-Mont, du mauvais port de Saint-Gilles et de l’embouchure de la Vie (55 kilomètres), l’île Dieu ou île d’Yeu perd en bruyères près de la moitié de ses gneiss protégés contre la mer, à l’est par des sables, à l’ouest par des roches toujours assaillies. Elle a des forts puissants, une garnison, un grand phare, des mégalithes ; ses prés, ses landes, sa bruyère, nourrissent des moutons presque microscopiques et des chevaux d’une race à part. Au nord-ouest les hameaux ont des noms bretons, au sud-ouest des noms français, et l’on peut croire qu’il y a deux races, mêlées aujourd’hui, dans ce peuple de 2 900 hommes, pêcheurs ou marins campés sur 2 247 hectares.

Des dunes et des rochers se suivent ensuite le long du littoral jusqu’aux Sables-d’Olonne, et des Sables-d’Olonne à l’embouchure du Lay (119 kilomètres). Le Lay n’a pas donné son nom à la circonscription dans laquelle il a tout son cours ; il est cependant très supérieur à la Vendée, mais peut-être aurait-on ri d’un département du Lay ou des Deux-Lay. Il se forme, à l’Assemblée des Deux Lay, de deux faibles rivières, le Grand et le Petit Lay, descendus, par une voie tortueuse, des plus hautes collines du Bocage Vendéen, lequel est un pays bocager, comme son nom le dit.

Non pas qu’une immense forêt ou par endroits de vastes bois couvrent ses roches cristallisées, ses collines arrondies, ses plateaux. Mais les arbres, surtout les ormeaux, y sont partout, çà et là en bouquets, ailleurs en lignes sinueuses le long des ruisseaux où en lignes droites au bord des routes et dans les haies vives qui ferment ici tous les champs. C’est bien un bocage qu’on voit fuir vers le vague horizon de la mer quand on contemple ces campagnes du haut d’un de leurs belvédères, des monts de Pouzauges (288 mètres), du mont des Alouettes, de Saint-Michel-de-Mont-Mercure (285 mètres) dont le nom rappelle un des « hauts lieux » où les Gaulois, puis les Gallo-Romains, adorèrent la principale de leurs divinités. Avant qu’on eût tracé des chemins en tout sens dans la contrée ce Bocage poitevin, comme le Bocage angevin et le Bocage breton, était admirablement propre à la guerre de partisans, qui est une stratégie des bois ou une stratégie des monts ; les « Blancs » et les « Bleus » s’y sont coupé la gorge. Au moment d’entrer dans les marais qu’il traverse avant de se perdre dans l’Océan, le Lay reçoit l’Yon (50 kilomètres), qui passe à la Roche-sur-Yon, dont le nom véritable est Napoléon-Vendée, ou simplement Napoléon.

Le Lay tombe en mer par un lit vaseux, en face de l’île de Ré, qui ferme en partie l’anse de l’Aiguillon aux James de l’Atlantique. Cette anse, golfe de fond mou, ressemble à la baie de Bourgneuf en ce que l’imperceptible soulèvement du sol et les dépôts de terre et de mer y rétrécissent de plus en plus le domaine de l’Océan. Il y a vingt siècles environ, la baie de l’Aiguillon poussait au loin des bras dans le continent, jusqu’à Luçon, Fontenay, Niort, Aigrefeuille. L’homme aidant la nature par ses canaux et ses digues, la petite mer intérieure, qui asseyait patiemment ses vases autour d’une vingtaine d’îlots calcaires de dix, de vingt, de trente et quelques mètres de hauteur, a fini par faire place au Marais Poitevin, que se partagent inégalement la Vendée, les Deux-Sèvres et la Charente-Inférieure.

C’est 40 000 hectares, d’autres disent même 50 000, qu’a perdu ce vieux golfe du Poitou devenu lentement le Marais poitevin, campagne plate qui domine un peu la mer basse, qui même ne craint pas le flux, mais les hautes marées de zyzygie la dépassent de près de 2 mètres et s’écrouleraient sur elle sans l’obstacle des digues et des sous-digues. L’hiver, d’ailleurs, couvre d’eau cette plaine amphibie, à l’exception des îlots, des levées, des terrées et des mottes : les îlots, autour desquels s’est cristallisé le marais, portent des villages, des bourgs, des villes, Marans, Maillé, Maillezais, Vix, Triaize, Velluire, Villedoux, etc., qui brandissent les ailes de leurs moulins à vent ; les levées sont plantées de saules et de frênes ; les terrées, tertres artificiels, portent également des frênes et des saules auxquels se mêlent des trembles, des peupliers, des aulnes ; les mottes, exhaussements faits des boues fournies par le curage des fossés d’enceinte, servent de jardins aux huttiers (c’est ainsi qu’on nomme les habitants du Marais). Quand les beaux jours sont venus, qui dessèchent peu à peu le mol humus des vases trempées, tout pousse avec élan dans la terre féconde : ce que l’homme sème ou plante, ce que la nature enfante sans l’homme ou malgré l’homme, blé, chanvre, légumes, les arbres, les herbes des étangs, les joncs du marécage, les nénuphars des rivières, les carex, les rouches, les roseaux où le vent siffle, où niche le goéland. Alors le marais du Poitou, si morne l’hiver, n’est pas sans gaieté ; ses fils, les huttiers, l’aiment ; ils le parcourent dans les barques qui sont leurs gondoles, sur les canaux ombragés qui sont leurs chemins avec d’immobiles et profondes rivières. Telle est cette Hollande sans grandes villes et sans grands navires, cette Venise sur vase et non sur sable qui n’a ni souvenirs, ni marbres, ni monuments.

La baie de l’Aiguillon, où l’on fait du sel, où l’on cultive les moules, se remblaie de plus en plus : elle perd en moyenne 30 hectares par an. Dores et déjà l’on pourrait, par des levées, diminuer de 2 000 hectares ce golfe qui eut 30 kilomètres au moins d’ouverture et n’en a plus que 9, et dont l’empiètement dans les terres s’est réduit de 60 kilomètres à 7 ou 8. Elle a pour tributaire la Sèvre Niortaise, jadis bien plus courte, quand elle finissait à Niort, la mer allant jusque-là. Cette rivière, bleue jusqu’à son entrée dans le Marais, doit ses superbes fontaines et celles du Pamproux, son affluent, aux eaux que boivent les plateaux filtrants du Poitou (sources d’Exoudun, de Pamproux, de Fontgrive, etc.). La Sèvre est tellement sinueuse qu’elle coule pendant plus de 160 kilomètres, bien qu’il y ait à peine 80 kilomètres en ligne droite entre son commencement et sa fin ; elle s’égare dans les larges prairies de Saint-Maixent, effleure la colline de Niort, puis s’engage dans le Marais : là, elle gagne comme elle peut la baie de l’Aiguillon, en plusieurs bras, tortueusement, péniblement, sans paraître couler, par des lits vaseux, étroits, profonds et sans pente ; sa portée moyenne est assez élevée, mais ses crues ne dépassent guère 200 mètres par seconde, et à l’étiage elle ne roule pas beaucoup plus d’un mètre cube devant Marans, ville située au-dessous du confluent de la Vendée (75 kilomètres) ; celle-ci traverse les trois régions naturelles de cette partie du Poitou : elle naît dans le Bocage, elle quitte la fraîcheur et le silence de la forêt de Vouvant pour les campagnes sans ombrage de la Plaine et s’achève dans le Marais. Elle traverse Fontenay-le-Comte.

La Sèvre à Niort.

L’île qui garantit l’anse de l’Aiguillon, , contemple la côte de Vendée, au nord, à 10 ou 12 kilomètres de distance ; au sud, à distance égale ou à peu près, elle regarde la pointe septentrionale de l’île d’Oleron ; à l’est, il n’y a que 5 kilomètres entre son cap le plus oriental et la côte rochelaise. Le détroit du nord s’appelle Pertuis Breton ; celui du midi, Pertuis d’Antioche : nom qui serait un héritage d’Antioche, ville problématique depuis longtemps disparue sous la mer inclémente. L’Atlantique désosse les assises calcaires de Ré ; il a séparé cette île du continent, comme il a fait de Noirmoutier, de Dieu, d’Oleron, effaçant de la sorte un antique rivage, sinon deux : car les écueils de Rochebonne, à 12 ou 15 lieues à l’occident de Ré, sont peut-être, eux-aussi, des témoins laissés par un littoral englouti. Longue de 30 kilomètres avec 55 de tour, Ré varie beaucoup en largeur : ici 4 500 mètres ou 5 000, là 2 000 ou 3 000, et en un point 70 seulement, ce qui en fait une île à la taille de guêpe. Elle fut sylvestre et ne l’est plus, d’où sa laideur ; elle n’a pas une forêt, pas un petit bois pour briser les vents de l’Atlantique. Cette île porte une race de travailleurs : ses vignobles, ses champs engraissés d’herbes marines, ses marais salants, ses parcs à huîtres, la pêche et le cabotage y donnent le pain de chaque jour à 16 000 hommes sur moins de 7 400 hectares. La Côte Sauvage, vis-à-vis de la grande mer, y lève une digue à des flots tonnants ; ses falaises ne s’ouvrent nulle part en criques, et sur ce rivage il n’est pas un petit coin pour abriter un navire. Mais le littoral tourné vers le continent de France lutte contre une vague de plus de mansuétude ; il a des ports pleins de caboteurs.

Par-dessus un étroit et mauvais bras de mer, Ré voit la Rochelle, qui fut le premier port de France, quand la « ville de Guiton » était une place forte des calvinistes ; et lorsque Richelieu eut barré sa rade, condamnée dès lors à l’envasement, elle prospéra pendant cent cinquante ans encore, jusqu’à la perte de ce Canada auquel les Saintongeais envoyèrent pendant le dernier siècle de notre domination plus de colons que la Normandie, la Bretagne et le Poitou, les trois provinces qui avaient fondé la Nouvelle-France chez le peuple des Algonquins. À 45 kilomètres au sud de la Rochelle, l’île d’Aix (129 hectares ; 500 habitants) commande l’embouchure de la Charente et l’une de nos rades militaires. Il y a moins de cinq cents ans on allait, à mer basse, de la côte ferme à cette île, mais l’Atlantique a démoli l’isthme de 6 kilomètres qui reliait Aix à la terre, comme elle a pièce à pièce emporté, qui sait où ? le sol où s’élevaient près de là deux villes, Montmélian et Châtelaillon : celle-ci, mise à néant plus tard que l’autre, a laissé son nom à la pointe de Châtelaillon, qui s’allonge au nord-est de l’île d’Aix ; vers la fin du règne de Louis XIV, sept de ses tours étaient encore debout.


2o La Charente, la Touvre. — La Charente se nomme Chérente parmi les paysans de l’Angoumois, de l’Aunis et de la Saintonge. Elle ne draine qu’un million d’hectares, mais son bassin, pour la majeure partie calcaire ou crayeux, a des fontaines superbes et le fleuve s’y tourne et s’y détourne tant qu’il finit par y faire 361 kilomètres ; or il n’y a pas 150 kilomètres à vol d’oiseau entre sa source et la mer Atlantique.

Cette rivière pure vient au jour en Limousin, au sud-ouest de Rochechouart, entre des collines dont la plus haute n’a que 319 mètres. Dans un humble vallon, elle sort d’une humble source, à Chéronnac, au milieu d’un pré qui remonte vers des châtaigniers.

Bientôt, fuyant la Vienne où l’on croirait d’abord qu’elle ira s’engloutir, elle passe des granits aux calcaires ; elle devient rivière, coule paisiblement dans le vallon de Civrai, puis, virant au sud, laisse Ruffec à droite, sur un coteau. Au moment de toucher à la fière colline d’Angoulême, dont le plateau la domine de 72 mètrel, elle se double ou se triple, selon la saison, par la rencontre de la Touvre : celle-ci, rivière magnifique, tient son origine des pertes de la Tardoire, du Bandiat et de quelques ruisseaux.

La Tardoire (100 kilomètres), issue des granits, des gneiss, des schistes cristallins du Limousin, naît des mêmes collines que le Bandiat, l’Isle et la Dronne, dans un massif de 500 mètres, au sud-ouest de Limoges. Elle passe près de la tour de Chalus d’où siffla la flèche qui tua Richard Cœur de Lion. Ses eaux rouges courent allègrement au fond des gorges, entre des prairies qui se relèvent dès la rive pour monter vers la lisière des châtaigniers et des chênes. Tant qu’elle reste sur le lit dur que lui font les roches du pays natal, elle augmente, surtout par le Trieux, petite rivière du Nontronnais. Mais dès qu’elle arrive sur les calcaires lâches de l’Angoumois, elle filtre sous le sol, petit à petit, sans bruit, sans qu’on voie l’eau s’agiter ; les pertes commencent au-dessous de Montbron, et dans les étés fort secs la Tardoire peut finir à Rancogne, ou même au château de la Roche-Berthier. En aval de Rancogne, des fissures ébrèchent en cent lieux le lit que cachent des eaux sombres ; celles qui boivent le plus la rivière s’ouvrent au pied de la colline de l’Âge-Bâton et à la Grange, en amont et tout près de la Rochefoucault : si bien qu’aucune année, si pluvieuse soit-elle, ne voit la Tardoire couler pendant 365 jours sous le pont que regarde le splendide manoir de la Rochefoucault ; il y a toujours des mois, ou tout au moins des semaines où la rivière ne rampe pas jusque-là. Et quand elle arrive à ce pont, c’est pour aller se perdre dans les failles de Rivières et d’Agris. Aux saisons très pluvieuses elle se traîne jusqu’au bout de sa vallée, près de Mansle ; c’est alors un affluent visible de la Charente.

Château de La Rochefoucault.

Le Bandiat, moins fort que la Tardoire, puise ainsi qu’elle des eaux rougeâtres aux ruisseaux limousins ; grossi comme elle par des émissaires d’étangs, il passe au calcaire après avoir touché la colline de Nontron. Ses gouffres, ses suçoirs, tous sur la rive gauche, ont plus de grandeur que les fissures de la Tardoire. Le gouffre du Gros-Terme, sous les peupliers, les noyers et les frênes, est un cirque plein d’herbes ; sans une levée qui en écarte la rivière, le Bandiat ne dépasserait ce coude que dans la saison des longues pluies ou par le hasard d’un grand orage. Sans une autre digue, il en serait de même au-dessus du pont de Pranzac, à un nouveau coude où les failles sont cachées, par des touffes d’orties. Plus bas, le Gouffre de Chez-Roby est le plus beau de tous : une muraille y retient aussi le Bandiat dans son lit, quand toutefois le Bandiat coule jusque-là. Lorsque le ruisseau de Nontron devient torrent parce que la neige a fondu sur les petites montagnes du Limousin, parce que l’hiver ou que l’été, dans une soirée de tonnerre et d’éclairs, a débondé les cataractes du ciel, alors le Bandiat s’emplit malgré les pertes d’amont ; il dépasse le mur et tombe en cascade dans un ravin plein de blocs et de cailloux ; puis, arrivé contre, la roche, au bout d’une impasse, il fuit sous terre dans les collines qu’habille la forêt de la Braconne. Il faut de fortes crues pour le mener jusqu’à l’effondrement dans des terres rouges qu’on nomme le Trou de Gouffry ; des crues plus fortes encore pour qu’il atteigne les gouffres de la Caillère : les deux premiers sont des affaissements d’un sol caillouteux, les deux suivants des trous béants ; le dernier, crible de roches où les eaux entraînent des herbes, des rameaux, des débris, des pierres, engloutit dans une sourde cascade les flots troubles amenés à l’improviste par l’un des deux torrents que la terre d’Angoumois aspire et soutire. Quelquefois le Bandiat, grâce à la pluie ou grâce à l’averse, va rejoindre la Tardoire, à Agris, après 85 kilomètres de course.

Les eaux des deux rivières descendent ainsi dans l’abîme et vont courir en torrents ou s’épandre en lacs ténébreux sous les terres sèches, cassées, arides, que parent les forêts de la Braconne et du Bois-Blanc. La France doit avoir ici sa grotte de Han, sa caverne d’Adelsberg, sa Mammouth-Cave, des voûtes immenses, des couloirs dont on touche de la main les deux parois, des précipices, des cascades, des eaux luisant obscurément sous quelques rayons égarés. Des animaux inconnus, des batraciens, des poissons aveugles y vivent peut-être sur la rive de styx que n’a pas encore éclairés la lueur des flambeaux humains. On trouvera bien une entrée de gouffre, un corridor, une fissure, une avenue dans la roche pour conduire à ces sombres merveilles. Il y a dans la forêt de la Braconne des fosses qu’on dit descendre sur des eaux souterraines : telles la Fosse Limousine, pleine de grands arbres ; la Grande Fosse, qui a 50 mètres de profondeur ; la Fosse Mobile, qui s’ouvre par un portail dans le roc, puis descend presque à pic dans des obscurités inconnues : la pierre qu’on y lance y réveille des échos étouffés, puis il semble qu’elle plonge dans l’eau.

Touvre, à 7 ou 8 kilomètres à l’orient d’Angoulême, est un village de fort peu de maisons avec une petite église du treizième siècle, humble et vieille, au pied d’un grand arbre qu’on voit de toutes les collines de l’horizon. À quelques pas de l’église, dans une vigne, des lambeaux de murs et des pierres dispersées rappellent encore un manoir du seizième siècle : on le nomme château de Ravaillac, mais l’assassin d’Henri IV n’y à point vécu et ne l’a point possédé.

Au pied même de ces ruines informes, dans un pli de coteau, ravine étroite entre des flancs caillouteux, un gouffre, le Dormant, sommeille. Profonde de 24 mètres, son onde pure est sombre par cette profondeur même et parce que sa colline lui cache une partie de la lumière du jour ; quand le soleil y luit, ses rayons n’éclairent pas jusqu’au fond le froid palais des nymphes de la Touvre et l’on ne voit point comment les entrailles de la roche mènent l’eau des lacs obscurs à la vague lueur du puits du Dormant. Mais à l’endroit où les talus s’écartent, de grands bouillons s’élèvent au-dessus de la nappe indolente et versent sur elle toute une rivière.

Près du Dormant, et moins puissant que lui, s’agite le Bouillant, profond de 12 mètres. À sa naissance même, un moulin lui verse le cristal de la Lèche, troisième fontaine de la Touvre assez semblable au Bouillon du Loiret. Après une centaine de mètres dans un large lit tellement obstrué de joncs et d’herbes qu’on le prendrait pour une prairie marécageuse quand les herbes sont hautes, quand les eaux sont basses, il s’unit au Dormant, qui est le vrai « père » de la Touvre. Les trois sources donnent moyennement 20 mètres cubes par seconde, magnifique tribut d’un bassin d’environ 1 400 000 hectares.

La Touvre n’a que 10 kilomètres. Large de 100 à 200 mètres à l’aval de la rencontre du Bouillant et du Dormant, elle se rétrécit bientôt à 50. Ce fleuve à l’urne intarissable, cette onde pure, bruyante et joyeuse marche d’usine en usine ; elle donne l’âme à de grandes papeteries, à la fonderie de canons de Ruelle, et s’unit à la Charente, plus faible qu’elle, mais plus pure en été, par 30 mètres environ d’altitude.

La Charente a dès lors toute sa grandeur. Le plus souvent profonde et tranquille, elle coule devant Jarnac, puis devant Cognac, petite cité, mais les eaux-de-vie de sa Champagne lui ont valu un renom fameux du Pôle à l’Équateur, une fortune inouïe dont le phylloxéra menace de tarir la source. Elle traverse ensuite la ville qui a donné son nom au pays de Saintonge, Saintes, où Rome a laissé quelques débris.

D’Angoulême à Saintes elle reçoit la Boëme, le Né et la Seugne. — La Boëme n’est qu’un ruisseau de 25 kilomètres ; mais, semblable à d’autres courants clairs de ce beau pays, elle fait marcher de grandes papeteries. — Le Né (70 kilomètres) côtoie les collines qui donnent ou qui donnaient les eaux-de-vie de Salles, de Genté, de Gimeux, les meilleures du monde. — La Seugne, littérairement la Sévigne (80 kilomètres), passe à Jonzac, coule en bras limpides au pied du donjon de Pons, puis se traîne dans des prairies marécageuses.

À Taillebourg, la Charente passe entre un escarpement qui portait de fières tours féodales, et de larges prairies où saint Louis battit les Anglais. Au-dessous de Taillebourg, la rivière, secouée par la marée, se trouble. À Carillon, elle rencontre une autre rivière, louche aussi après être née claire, la Boutonne (90 kilomètres), qui sort, à Chef-Boutonne, d’une belle source dont on a détruit la cascade, et traverse Saint-Jean-d’Angély.

À partir du confluent de la Boutonne, et surtout de Tonnay-Charente, où la marée, sensible depuis Saintes, monte de 5 mètres et demi, le fleuve n’est plus un sillon limpide, un ruban d’argent, une bande azurée. Ce fils des plus pures fontaines devient une fange qui marche tantôt vers l’aval, tantôt vers l’amont, suivant les heures du jour ; et sur cette boue profonde flottent des vaisseaux de guerre et de commerce. À 15 kilomètres au-dessus de l’embouchure, au milieu de marais encore malsains malgré des travaux séculaires, Rochefort, l’un de nos cinq ports militaires, peut construire à la fois 18 grands navires. Ces vaisseaux, lourds comme tous les engins de guerre, Rochefort ne saurait comment les envoyer à l’Atlantique si les marées de cet océan n’étaient pas si puissantes : car on voit des jours où la barre du fleuve n’est cachée que par 60 centimètres d’eau. D’ailleurs, lancés dans le port, ils ne sont armés qu’en rade de l’île d’Aix.

En étiage, à Saintes, la Charente roule 40 mètres cubes par seconde, et en grande crue 300. C’est donc une rivière bien réglée : d’une part, elle appartient surtout aux sols perméables ; d’autre part, les eaux d’allure irrégulière que lui envoient les roches compactes du Nontronnais et du Limousin l’atteignent rarement à ciel ouvert, et même alors ne lui arrivent que très diminuées par les gouffres du Bandiat et de la Tardoire. Entre ces pertes et les fontaines de la Touvre, un Léman noir, un lac inconnu sert de régulateur à l’heureuse Charente. On estime qu’à l’issue de son bassin d’un million d’hectares, sur lesquels le ciel verse 850 millimètres de pluie par an, ce fleuve porte en moyenne 95 mètres cubes d’eau par seconde à la mer.

Le bassin de la Charente ne communique avec aucun autre bassin par des canaux navigables : il n’est en relations ni avec la Loire ni avec la Garonne.


3o De la Charente à la Gironde. — Des marais salants inoffensifs, des marais gâts[1] funestes pour peu qu’on ne les ait point parfaitement desséchés, des marais d’eau douce qui sont une officine de fièvres, des laisses de mer non conquises encore par des digues, tel est le rivage insalubre qui va de la Charente à la Seudre. Là fut Brouage, peut-on dire, quoique Brouage existe encore : par les atterrissements et par la surrection du sol, cette patrie de Champlain, fondateur de Québec, a tout perdu en perdant son port qui passait pour un des meilleurs de Saintonge ; elle a gardé ses remparts, mais il n’y a pour animer ses rues que quelques habitants, le peu de matelots naviguant sur le canal de 2 mètres 60 centimètres de profondeur qui relie le bourg, d’une part à la mer, d’autre part à la Charente, et les soldats d’une petite garnison qu’en changeait naguère tous les cinq jours, tant ces lieux étaient miasmatiques (et ils n’ont pas cessé de l’être).

La Seudre (80 kilomètres), faible ruisseau sans affluents, devient tout à coup, en aval de Saujon, un fleuve large de 400 à 800 mètres en mortes eaux, de 1 000 à 1 500 en eaux vives, assez profond pour les grands vaisseaux. Sans les bancs de sable et la redoutable mer de son embouchure, on aurait voué son estuaire aux établissements maritimes installés par Colbert à Rochefort. Des salines immenses, des parcs où vivent (si c’est vivre) les huîtres sans rivales de Marennes, le cabotage d’une dizaine de ports vaseux situés sur la Seudre même et sur quelques chenaux navigables, donnent un peu de mouvement aux rives plates et singulièrement monotones de ce faux fleuve, dont l’estuaire s’ouvre sur le pertuis de Maumusson.

Le pertuis de Maumusson est un détroit sans profondeur, sans largeur, violent, dangereux, et si bruyant quand l’Océan s’insurge, qu’on l’entend quelquefois de 45 lieues en pleine Saintonge : « Monmusson grougne. » dit alors le paysan. À l’est il bat de ses eaux la presqu’île d’Arvert, à l’ouest il heurte l’île d’Oleron. La presqu’île d’Arvert, entre la Seudre et l’Atlantique, fait front sur la mer par des sables qu’ont cloués des forêts de pins. Il y a là 9 000 hectares de dunes, prolongement de celles des Landes par delà l’estuaire de la Gironde, comme les dunes d’Oleron continuent les sables d’Arvert au delà du pertuis de Maumusson.

Hautes sont ces dunes d’Arvert : l’une d’elles, à l’ouest de la Tremblade et non loin de la mer, a 62 mètres, soit 27 de moins que celle de Lescours, la première en France, entre l’étang de Cazau et l’Océan. Avant qu’on les arrêtât, elles marchaient vite ; d’éparpillement en éparpillement, sous l’aile des vents marins, elles avaient enseveli Buze, village qui serait la Pompéi d’Arvert si l’on démolissait le puech[2] de la Briguette ; et sous le nom d’Anchoisne, la ville de la Tremblade avait longtemps fui devant elles. C’était un dicton de la Saintonge que « les monts marchent en Arvert ». Tandis qu’elles se déroulaient inexorablement sur ce coin de la terre de France, celle-ci continuait à s’accroître aux dépens de l’Atlantique, et de plus en plus s’agrandissaient et se tassaient les plaines marécageuses que les alluvions marines ont déposées dans l’antique estuaire de la Seudre en aval de Saujon et dans les bas pays de Brouage et de Rochefort. Jadis il y avait là des flots océaniens battant deux presqu’îles, celle d’Arvert et la Tremblade au sud, celle de Marennes au nord.

L’île d’Oleron, qui fut beaucoup plus grande, et que les flots rongent à l’ouest, a 72 kilomètres de tour, 30 de long, 4 à 10 de large. Elle ressemble à Ré par sa Côte Sauvage tournée vers la grande mer, par ses ports tournés vers la terre ferme ; mais sur une étendue double (15 326 hectares), elle n’a pas beaucoup plus d’habitants (18 400). Comme Ré, elle se divise en marais salants, en champs nus (bien qu’avec plus d’arbres que l’île sœur), en vignes dont le vin doit un méchant goût au varech et au goémon qui fument le vignoble. Elle a de plus de vastes sables, jadis agressifs ; sous une de leurs dunes est caché, sans doute à jamais, un village environné de salines : Saint-Trojan, nom légué par la bourgade ensevelie à celle qui lui a succédé tout près du lieu de son sépulcre. Ils sont fixés maintenant, grâce aux tamaris et aux pins qui feront du sud et de l’orient de l’île une vaste forêt.



  1. Gâtés : on nomme ainsi d’anciens marais salants qu’on transforme d’habitude en prairies.
  2. Le mot puech, colline, — c’est le puy des dialectes méridionaux, — désigne ici les dunes.