XXVII


christine a réponse à tout


Pendant qu’à Pau ils font leurs paquets, nous allons retourner près de Christine, que sa tante venait de demander.

« Christine, j’ai une lettre de ta mère.

christine.

Vous envoie-t-elle son consentement et celui de mon père pour mon mariage avec François ?

madame de cémiane.

Oui, mais…

christine.

Quoi donc, ma tante ? Vous avez l’air tout émue.

madame de cémiane.

Ma pauvre petite, c’est que j’ai une nouvelle fâcheuse à t’annoncer.

christine.
Ah ! mon Dieu ! est-ce que M. de Nancé ou François…?
madame de cémiane.

Non, non, il ne s’agit pas d’eux. Il s’agit de ta dot.

christine.

Dieu que vous m’avez fait peur, ma tante ! Je craignais un malheur.

madame de cémiane.

Mais c’est un malheur que j’ai à t’apprendre ! D’abord, tes parents ne te donnent pas de dot.

christine.

Eh bien, qu’est-ce que cela fait, ma tante ?

madame de cémiane, étonnée.

Comment, ce que cela fait ? Mais M. de Nancé et François comptaient certainement sur une dot.

christine.

Je suis sûre qu’ils n’y ont pas plus pensé que moi. M. de Nancé est assez riche pour nous trois.

madame de cémiane.

Quelle drôle de fille tu fais !… L’autre chose que j’ai à te dire, c’est que tes parents sont ruinés.

christine.

J’en suis bien peinée pour eux.

madame de cémiane.

Ils sont obligés de vendre les Ormes.

christine.

En sont-ils fâchés ?

madame de cémiane.

Non, ils vont s’établir à Florence.

christine.
Moi, cela m’est égal, si cela ne leur fait rien.
madame de cémiane.

Mais les Ormes eussent été à toi après tes parents !

christine.

Je n’ai pas besoin des Ormes, puisque j’ai Nancé.

madame de cémiane.

Nancé n’est pas à toi ; c’est à M. de Nancé.

christine.

N’est-ce pas la même chose, puisque je resterai chez lui ?

madame de cémiane.

Tu es incroyable ; ainsi tu n’es pas affligée de n’avoir ni dot ni fortune à venir ?

christine.

Moi affligée ! Pas plus que si j’avais des millions.

madame de cémiane.

Mais M. de Nancé et François en seront fort contrariés.

christine.

Pas plus que moi, ma tante. De même que j’aime François et M. de Nancé et pas leur fortune, de même c’est moi qu’ils veulent avoir et pas ma fortune.

madame de cémiane.

Nous verrons ce qui arrivera.

christine.

Oh ! je suis bien tranquille ; je leur devrai tout dans l’avenir comme dans le passé. Voilà la différence ; elle n’est pas grande, comme vous voyez, ma tante. Je vais écrire à François le consentement

de mes parents.
madame de cémiane.

Et leur ruine aussi.

christine.

Oui, oui, je leur en parlerai ; au revoir, ma bonne tante.

madame de cémiane.

Tiens, voici la lettre de ta mère.

christine.

Merci, ma tante, je l’enverrai à François. »

Christine se retira chez elle et ouvrit avec répugnance la lettre de sa mère, dont elle n’avait jamais reçu que des paroles désagréables.

« Ma chère sœur, disait-elle, Christine n’a pas le sens commun de vouloir épouser un bossu, elle ferait cent fois mieux de se faire religieuse. Ni mon mari ni moi, nous ne lui refusons pourtant pas notre consentement ; avec un mari bossu, il est clair qu’elle devra vivre à Nancé sans en sortir, ce qui convient parfaitement à son peu de beauté, à son petit esprit et à ses goûts bizarres. Un autre motif nous fait donner notre consentement. J’ai eu le malheur d’être trompée par un homme d’affaires malhonnête, et nous nous trouvons ruinés, ou à peu près ; notre fortune actuelle payera nos dettes ; il nous restera la terre des Ormes, que nous vendrons à un marchand de bois, moyennant une rente de cinquante mille francs ; mais Christine n’aura rien, ni dot, ni fortune à venir. Nous sommes donc assez contents que M. de Nancé veuille bien prendre Christine à sa charge et qu’il l’empêche de revenir, en la mariant à son pauvre petit bossu. Je vous enverrai demain notre consentement par devant notaire, afin de ne plus entendre parler de cette affaire. Dès que la vente des Ormes, qui est en train, sera terminée, nous partirons pour la Suisse et puis pour Florence, où j’ai l’intention de me fixer. Dites bien à M. de Nancé que Christine n’a et n’aura pas le sou. Adieu, ma sœur ; mille compliments à votre mari… Je n’ai pas même de quoi faire un trousseau à Christine. Dites-le.

« Caroline des Ormes. »

Christine laissa tomber tristement la lettre de sa mère.

« Quelle indifférence ! se dit-elle. Pas un mot, pas une pensée de tendresse pour moi, leur fille, leur seule enfant ! Et ce bon, ce cher M. de Nancé ! quels soins, quelle bonté, quelle tendresse, quelle préoccupation constante de mon bien-être, de mon bonheur ! Oh ! que je l’aime, ce père bien-aimé que le bon Dieu m’a envoyé dans mon triste abandon ! Et François ! ce frère chéri qui depuis des années ne vit que pour moi, comme je ne vis que pour lui et pour notre père ! Quelle joie remplit mon cœur depuis que je suis certaine d’être à eux pour toujours ! Quand donc m’annonceront-ils leur retour ? Je devrais recevoir la lettre aujourd’hui ! »

Après avoir écrit à François, Christine se mit à écrire à M. de Nancé en lui envoyant la lettre de sa mère.

« Je ne sais pourquoi, disait-elle, ma tante a peur que la lettre de ma mère ne vous chagrine. Je suis bien sûre, moi, que vous n’en éprouverez aucune peine par rapport à moi. Je vous dois tout depuis huit ans, je continuerai à tout vous devoir, cher bien-aimé père ; bien loin de m’en trouver humiliée, j’en ressens plutôt du bonheur et de l’orgueil ; ma reconnaissance en est plus solide et ma tendresse plus vive. Je suis votre création et votre bien, et je vous reste telle que vous m’avez reçue de mes parents. Quand donc reviendrez-vous, cher père ? Quand donc pourrai-je vous embrasser avec mon cher François ? Je viens de lui écrire la reconnaissance dont mon cœur est rempli pour vous comme pour lui. Il faut qu’il vous lise ma lettre, afin de prendre votre bonne part de ma tendresse. Adieu, père chéri ; je vous attends chaque jour, presque chaque heure ! Que je voudrais savoir l’heure de votre retour ! Je vous embrasse, cher père, encore et toujours, avec mon bien cher François. J’embrasse aussi notre bon Paolo.

« Votre fille, Christine. »

Le lendemain du départ de cette lettre, elle reçut celle de François annonçant leur arrivée pour le jour suivant ; elle fit part à Isabelle de cette bonne nouvelle, et obtint de sa tante la permission d’aller à Nancé, avec Isabelle et Gabrielle, pour tout préparer au château ; elles devaient y passer la journée, y dîner, si c’était possible, et ne revenir chez sa tante que le soir. Elle et Gabrielle furent enchantées de cette permission ; Bernard voulut aussi les accompagner, mais elles lui dirent qu’il les gênerait dans leurs occupations de ménage.

« Alors, dit-il, je vais m’enfermer pour achever mon cadeau à François.

christine.

Quel cadeau ? Que lui destines-tu ?

bernard.

C’est un secret.

christine.

Pas pour moi, qui suis la femme de François !

bernard.

Pour toi comme pour Gabrielle, comme pour tout le monde. Adieu, curieuse : au revoir. »

Christine, qui avait retrouvé toute sa gaieté, rit avec Gabrielle du prétendu mystère de Bernard. En arrivant dans la cour, Christine poussa un cri de joie ; elle avait aperçu le cuisinier.

« Mallar ! s’écria-t-elle, mon cher Mallar, vous voilà revenu ? Ils reviennent demain ; à quelle heure ?

mallar.

À deux heures, Mademoiselle, ils seront ici.

christine.

Quelle joie, quel bonheur ! Je viendrai les attendre. Pouvez-vous nous donner à dîner aujourd’hui, Mallar, à ma cousine, à Isabelle et à moi ?

mallar.

Certainement, Mademoiselle ; seulement je prierai ces dames de m’excuser si le dîner est un peu mesquin, n’ayant pas beaucoup de temps pour le

préparer.
christine.

Cela ne fait rien, mon bon Mallar ; donnez-nous ce que vous pourrez. Allons, vite à l’ouvrage, Gabrielle ; nous avons beaucoup à faire et pas beaucoup de temps. »

Elles travaillèrent toute la journée à ranger les meubles, à mettre en ordre les affaires de M. de Nancé et de François, à orner de fleurs, à découvrir et épousseter les bronzes et les tableaux de prix, à ranger et essuyer les livres, à faire marcher les pendules, etc. Les heures s’écoulèrent rapidement ; l’heure du dîner approchait. Christine emmena Gabrielle dans la bibliothèque, qui était le cabinet de travail de M. de Nancé.

« Pauvre bon père ! dit Christine en s’asseyant dans le fauteuil de M. de Nancé, que de fois nous sommes venus ici, François et moi, le déranger de son travail ! Quand je passais mon bras autour de son cou, il m’embrassait et me regardait si tendrement, que je me sentais heureuse de rester là, la tête sur son épaule. Gabrielle, je prie le bon Dieu de t’envoyer le bonheur qu’il me donne : un François pour mari, un M. de Nancé pour père.

gabrielle.

Pour rien dans le monde je n’épouserais un infirme, ma pauvre Christine.

christine.

Qu’importe, chère Gabrielle ? Si tu connaissais François comme je le connais, tu ne songerais pas plus à son infirmité que je n’y songe, et tu l’aimerais

comme je l’aime !
gabrielle.

Oh non ! par exemple ! Pense donc que tu ne pourras jamais aller avec lui au bal, au spectacle !

christine.

Je déteste bals et spectacles.

gabrielle.

Tu ne pourras pas du tout aller dans le monde.

christine.

Je déteste le monde ; il m’attriste et m’ennuie.

gabrielle.

Tu ne pourras pas aller aux promenades ni dans les environs.

christine.

Je n’aime que les promenades que peut faire François, et je déteste les environs.

gabrielle.

Mais tu ne pourras même pas avoir de monde chez toi.

christine.

Je n’ai besoin de personne que de François et de mon père ; toi, Bernard et tes parents, vous ne comptez pas comme monde, et je vous verrai sans craindre les moqueries pour mon pauvre François.

gabrielle.

Enfin, je ne sais, mais un mari infirme est toujours ridicule ; tu ne pourras seulement pas lui donner le bras ; il a un pied de moins que toi.

christine.

S’il est ridicule aux yeux du monde, c’est pour moi une raison de l’aimer davantage, de me dévouer à lui et à mon père pour leur témoigner ma vive reconnaissance de tout ce qu’ils ont fait pour moi ; et, quant au bras, je sais marcher seule ; je déteste de donner le bras.

gabrielle.

Alors tout est pour le mieux ; mais je n’envie pas ton bonheur. »

Le dîner vint interrompre la conversation des deux cousines ; les domestiques restés au château avaient fait la grosse besogne, les chambres, les lits, etc. Le cocher reçut l’ordre de se trouver le lendemain à l’heure voulue au chemin de fer, et Christine retourna chez sa tante, heureuse et joyeuse de l’attente du lendemain ; elle s’attendait peu à la surprise qu’elle devait éprouver.