XXVI


demandes en mariage
réponses différentes


Christine trouvait dans l’amitié de Gabrielle et de Bernard, et dans l’affection compatissante de M. et Mme de Cémiane, un grand adoucissement à son chagrin ; elle voyait sans peine comme sans plaisir quelques voisins de campagne que recevait souvent Mme de Cémiane. Les Guibert y venaient très souvent. Adolphe prétendait être fort lié avec Bernard, Gabrielle et Christine ; il faisait le beau, l’aimable, se moquait de tout le voisinage, et avait souvent des prises avec Christine, qui, toujours bonne, défendait vivement les absents et ripostait à Adolphe de manière à lui fermer la bouche. Elle ne supportait pas surtout qu’il se permît la moindre plaisanterie sur Maurice, dont elle prit une fois la défense avec tant de tendresse, de pitié, d’animation, qu’Adolphe fut atterré ; chacun blâma sa cruelle attaque contre un frère mort, et approuva la courageuse défense de Christine.

Ces querelles fréquentes, bien loin d’éloigner Adolphe de Christine, la lui rendirent au contraire plus agréable ; il vint de plus en plus chez Mme de Cémiane, s’occupa de plus en plus de Christine, qui restait froide et indifférente. Enfin un jour il pria Mme de Cémiane de lui accorder un entretien particulier, et, après quelques phrases polies, il lui demanda la main de Christine.

madame de cémiane.

Ce n’est pas moi qui dispose de la main de ma nièce, mon cher Adolphe, c’est elle-même avant tout ; ensuite, ce sont ses parents, et enfin, et dominant tout, c’est M. de Nancé, qu’elle a adopté pour père, et qu’elle aime avec une tendresse extraordinaire.

adolphe.

Pour commencer par Christine elle-même, chère Madame, ayez la bonté de lui parler aujourd’hui et de me faire savoir de suite où je dois adresser ma lettre de demande à M. et à Mme des Ormes.

madame de cémiane.

Je ferai ce que vous désirez, Adolphe, mais je ne suis pas aussi certaine que vous du succès de votre demande.

adolphe.

Oh ! Madame, vous plaisantez ! Une pauvre fille abandonnée par ses parents, élevée par un étranger, avec un vilain bossu pour tout divertissement, enfermée ensuite dans un couvent, est trop heureuse qu’on veuille lui donner une position agréable et indépendante en l’épousant ; elle a de l’esprit, elle sera fort riche, elle est charmante, elle me plaît enfin, et je vous demande instamment de m’aider à ce mariage, qui me donnera le droit de vous appeler ma tante. »

Adolphe baisa la main de Mme de Cémiane en l’appelant « ma tante » et s’en alla.

Mme de Cémiane hocha la tête et fit appeler Christine, à laquelle elle communiqua la demande d’Adolphe.

« Que dois-je lui répondre, ma chère enfant ?

christine.

Ayez la bonté de lui dire, ma tante, que je le remercie beaucoup de sa demande, mais que je la refuse absolument.

madame de cémiane.

Pourquoi, Christine ?

christine.

Je ne l’aime pas, ma tante, et je n’ai aucune estime pour lui.

madame de cémiane.

Mais il est très aimable ; il est riche, il est joli garçon.

christine.

Que voulez-vous, ma tante, il me déplaît.

madame de cémiane.

Avant de refuser si positivement, écris à M. de Nancé. Songe donc à ta position, ma pauvre enfant. Je ne dois pas te dissimuler que ta mère a beaucoup dérangé sa fortune par ses dépenses excessives. Que deviendrais-tu si je venais à te manquer ?

christine.

J’écrirai à M. de Nancé, ma tante, mais pour lui dire que j’aimerais mieux mourir que d’épouser Adolphe ou tout autre.

madame de cémiane.

Comment, tu ne veux pas te marier ?

christine.

Non, ma tante ; quoi qu’il arrive, je serai plus heureuse qu’avec un mari que je ne pourrais souffrir, je le sais, j’en suis sûre.

madame de cémiane.

Comme tu voudras, Christine ; cette aversion du mariage adoucira le coup que je vais porter à Adolphe, qui était si sûr de ton consentement. J’écrirai de mon côté à M. de Nancé pour lui raconter notre conversation. Au revoir, ma petite Christine ; va faire ta lettre pendant que j’écrirai la mienne. »

C’était cette lettre de Christine avec celle de sa tante que M. de Nancé lisait et à laquelle il répondait, à la prière de François.

Peu de jours après cette demande d’Adolphe, Christine reçut la réponse qu’elle attendait avec impatience ; c’était bien M. de Nancé qui répondait. Elle baisa la lettre avant de la commencer, et lut ce qui suit :

« Ma fille, ma bien-aimée Christine, mon François, ton frère, ton ami, ne se sent plus le courage de vivre loin de toi ; il traîne ses tristes journées sans but et sans plaisir ; moi-même, malgré mes efforts pour dissimuler mon chagrin, je souffre comme lui de ton absence. Et toi, ma Christine, tu es malheureuse, je le sens, j’en suis sûr ; toutes tes lettres en font foi, malgré tes efforts pour paraître calme et gaie. François me sollicite aujourd’hui de te demander si tu veux mettre un terme à notre séparation ? Car de toi, de ta volonté, ma Christine, dépend tout notre bonheur à venir. Tu t’étonnes que j’aie l’air de douter de cette volonté : mais laisse-moi te dire à quel prix, par quel sacrifice peut s’opérer notre réunion. J’ose à peine te l’écrire, ma chère enfant, si dévouée, si aimante !… Veux-tu devenir ma vraie fille en devenant la femme de mon François ? Veux-tu consacrer ta belle jeunesse, ta vie, au bonheur d’un pauvre infirme, vivre avec lui loin du monde et de ses plaisirs, t’exposer aux cruelles plaisanteries que provoque son infirmité ? La vie sera pour toi sérieuse et monotone, elle se continuera entre moi et ton frère ; notre tendresse en sera le seul embellissement, la seule distraction. J’attends ta réponse, ma Christine, avec une anxiété que tu comprendras facilement, puisque notre bonheur en dépend. Ce qui me donne du courage et de l’espoir, c’est ce que tu nous dis aujourd’hui de la demande d’Adolphe, de ton refus et de ses motifs, qui nous ont remplis d’espérance, etc., etc. »

Christine eut de la peine à lire cette lettre jusqu’au bout, tant ses yeux obscurcis par les larmes déchiffraient péniblement l’écriture si connue et si chère de son père. Quand elle l’eut finie, son premier mouvement fut de se jeter au pied de son crucifix et de remercier Dieu du bonheur qu’il lui envoyait. Ensuite elle courut chez Isabelle, et, se jetant à son cou, elle lui remit la lettre de M. de Nancé en lui disant :

« Lisez, lisez, chère Isabelle ; voyez ce que me demande mon père. Cher père ! cher François ! ils vont revenir ! Je les reverrai, et nous ne nous quitterons plus jamais. Oh ! Isabelle, quelle vie heureuse nous allons mener ! »

Isabelle embrassa tendrement sa chère enfant et témoigna une grande joie de cet heureux événement, qu’elle n’osait espérer, dit-elle, malgré qu’elle y eût pensé bien des fois.

christine.

Comment ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ? Si j’en avais eu l’idée, j’en aurais parlé à mon père et à François, et nous n’aurions pas eu deux années horribles à passer.

isabelle.

J’en ai dit quelques mots un jour à M. de Nancé ; il me défendit d’en jamais parler à François ni à vous surtout. « Je ne veux pas, me dit-il, que ma pauvre Christine, toujours dévouée, se sacrifie au bonheur de François et au mien ; elle est trop jeune encore pour comprendre l’étendue de son sacrifice ; il faut que François passe deux ans dans le Midi avec moi et Paolo, et que ma pauvre chère Christine arrive à dix-huit ans au moins avant que nous lui demandions de se donner à nous sans réserve. »

christine.

Mon père a pu croire que je ferais un sacrifice en devenant sa fille ? C’est mal, cela ; et je vais le gronder aujourd’hui même. »

En sortant de chez Isabelle, Christine alla chez sa tante.

« Chère tante, dit-elle en l’embrassant, voyez le bonheur que Dieu m’envoie ; lisez cette lettre de M. de Nancé. »

Mme de Cémiane lut et sourit.

madame de cémiane.

Tu vas donc accepter la demande de François ?

christine.

Avec bonheur, avec reconnaissance, chère tante ; c’est la fin de toutes mes peines, le commencement d’une vie si heureuse, que je n’ose croire à sa réalité.

madame de cémiane.

Mais, chère enfant, as-tu réfléchi à ce que te dit M. de Nancé lui-même, des inconvénients d’unir ton existence à celle d’un pauvre infirme, objet des moqueries du monde, et…

christine.

J’ai pensé au bonheur d’être la femme de François, la fille de M. de Nancé, au droit que me donnaient ces titres de vivre avec eux, chez eux, toujours et toujours. Tout sera à nous tous ; notre vie sera en commun ; nous ne quitterons jamais Nancé et nous n’entendrons pas les sottes plaisanteries et les méchancetés du monde.

madame de cémiane.

Tu disais l’autre jour que tu ne voulais pas te marier.

christine.

Avec Adolphe et tous les autres, non, ma tante ; mais avec François, c’est autre chose.

madame de cémiane.

Tu oublies qu’il faut le consentement de tes parents, ma chère petite. Veux-tu que je leur écrive, si cela t’embarrasse ?

christine.

Oh oui ! ma tante. Je vous remercie ; vous êtes bien bonne. C’est dommage que Gabrielle et Bernard soient sortis ; j’aurais voulu leur faire voir de suite la lettre de mon père.

madame de cémiane.
Ils ne tarderont pas à rentrer.
christine.

Et je vais vite répondre à mon cher père, et vite envoyer ma lettre à la poste. »

Christine rentra et répondit ce qui suit à M. de Nancé :

« Mon cher, cher père, que je vous remercie, que vous êtes bon ! que je suis heureuse ! Vous voulez donc bien que je sois la femme de notre cher François ; vous voulez bien que je sois votre fille, votre vraie fille ? Et pourquoi, mon père, mon cher père, m’avez-vous laissée toute seule à pleurer et à me désoler pendant deux ans ? Et pourquoi, vous et François, ne m’avez-vous pas demandé plus tôt ce que vous me demandez aujourd’hui ? Si je n’étais si heureuse, je vous gronderais, mon bon, cher, bien-aimé père, de ce que je viens d’apprendre par Isabelle, et de ce que je vous raconterai plus tard : mais je n’ai que de la joie, du bonheur dans le cœur, et je n’ai pas le courage de gronder… Je n’ai pas même relu ce que vous me dites du prétendu sacrifice que je vous fais. Ce que vous appelez plaisirs du monde est pour moi d’un ennui mortel ; la vie que vous me décrivez est précisément celle que j’aime, que je désire ; votre tendresse à tous deux est mon seul, mon vrai bonheur, et je n’ai besoin d’aucune distraction à ce bonheur. Ce que vous dites de l’infirmité de François n’a pas de sens pour moi ; je l’aime comme il est ; je l’ai toujours aimé ainsi et je l’aimerai toujours. Avec vous et lui, je ne désirerai rien, je ne regretterai rien. Ne me quittez jamais, c’est tout ce que je vous demande en retour de ma vive tendresse. Je vous prie instamment, mon père chéri, de vous mettre en route de suite après la lecture de ma lettre. Si vous attendez ma réponse avec impatience, vous jugez avec quels sentiments je vous attends. Si je m’écoutais, j’irais moi-même vous porter cette réponse ; mais je comprends que ce serait ridicule aux yeux du sot monde que vous me soupçonnez de pouvoir regretter.

« Au revoir donc sous peu de jours, mon père chéri ; je n’appelle plus François que mon mari dans mon cœur, et je suis aujourd’hui sa femme dévouée et affectionnée. Bientôt je signerai Christine de Nancé. Que je serai heureuse ! Je vous embrasse, mon père, mille et mille fois, et François aussi.

« J’oublie que je n’ai pas encore le consentement de mes parents ; mais ça ne fait rien. Ma tante s’est chargée d’écrire et de l’avoir. »


Lorsque M. de Nancé reçut cette réponse de Christine, lui aussi eut les yeux pleins de larmes de joie et de reconnaissance ; la tendresse si dévouée, si absolue de Christine le toucha profondément. Il appela François.

« La réponse de Christine, mon fils.

françois.

Que dit-elle, mon père ? Consent-elle ?

m. de nancé.

Mon enfant, je suis heureux ! Quel trésor nous recevons de Dieu ! Lis, mon enfant, lis, tu verras quel cœur et quelle âme. »

François lut, et plus d’une fois il essuya une larme qui obscurcissait sa vue.

« Charmante et admirable nature, dit-il en rendant la lettre à son père.

m. de nancé.

Oui, mon ami, tu seras heureux autant que peut l’être un homme en ce monde. Et moi ! avec quel bonheur j’achèverai entre vous deux une vie qui n’a été heureuse que par vous !… Je vais écrire à ta femme, ajouta-t-il en souriant, pour lui annoncer notre départ. Va voir avec Paolo, en lui faisant part de ton mariage, quel jour nous pourrons partir. »

François ne tarda pas à revenir, suivi de Paolo, dont le visage resplendissait de joie.

« Après-demain, Signor, après-demain matin à houit heures nous serons en route. Ze vais dire au valet de sambre de faire tous les paquets. Ze vais tout préparer de mon côté, avec mon ser François, qui ne fera pas le paresseux, ze vous en réponds.

m. de nancé

Mais croyez-vous François en état de partir ?

paolo.

Eh ! Signor mio, il peut aller en Cine sans se reposer. Que diable ! voyez ce garçon ; il est rézouissant à regarder. Ze vous dis que zen réponds sur ma tête.

m. de nancé.

Tant mieux, mon cher, tant mieux ! Partons après-demain ; envoyez-moi le valet de chambre, je vais lui faire payer tous mes fournisseurs et faire prévenir le cuisinier pour qu’il se tienne prêt à partir avant nous. Allons, mon François, emballons, rangeons, et n’oublie pas les marbres et les curiosités destinées à Christine. »

François ne se le fit pas dire deux fois, et après avoir écrit quelques pages de tendresse et de reconnaissance à Christine, lui, M. de Nancé et Paolo commencèrent leurs préparatifs de départ.