Hachette (p. 301-314).
XXIV


séparation, désespoir


L’été suivant ramena M. et Mme des Ormes et la bande joyeuse et dissipée que M. de Nancé continua à éviter. Leurs relations avec Christine ne furent ni plus tendres ni plus fréquentes. Ils semblaient avoir entièrement abandonné leur fille à M de Nancé. Cette position bizarre dura quelques années encore ; Christine arriva à l’âge de seize ans et François à vingt.

Christine était devenue une charmante jeune personne, sans être pourtant jolie ; grande, élancée, gracieuse et élégante, ses grands yeux bleus, son teint frais, ses beaux cheveux blonds, de belles dents, une physionomie ouverte, gaie, intelligente et aimable, faisaient toute sa beauté ; son nez un peu gros, sa bouche un peu grande, les lèvres un peu fortes, ne permettaient pas de la qualifier de belle ni de jolie, mais tout le monde la trouvait charmante ; elle paraissait telle, surtout aux yeux de ses trois amis dévoués, M. de Nancé, François et Paolo. Son caractère et son esprit avaient tout le charme de sa personne ; l’infirmité de François, qui leur faisait éviter les nouvelles relations et fuir les réunions élégantes du voisinage, avait donné à Christine les mêmes goûts sérieux et le même éloignement pour ce qu’on appelle plaisirs dans le monde. M. de Nancé les menait quelquefois chez Mme de Guibert et chez Mme de Sibran, mais jamais quand il y avait du monde. Une fois, il les avait forcés à aller à une petite soirée de feu d’artifice et d’illuminations chez Mme de Guibert ; mais Christine avait tant souffert de l’abandon dans lequel on laissait François, des regards moqueurs qu’on lui jetait, des ricanements dont il avait été l’objet, qu’elle demanda instamment à M. de Nancé de ne plus l’obliger à subir ces corvées.

« Comme tu voudras, ma fille. Je croyais t’amuser ; c’est François qui m’a demandé de te procurer quelques distractions.

— François est bien bon et je l’en remercie, mon père. Mais je n’ai pas besoin de distractions ; je vis si heureuse près de vous et près de lui, que tout ce qui change cette vie douce et tranquille m’ennuie et m’attriste.

m. de nancé.

J’ai en effet remarqué hier que tu étais triste, mon enfant, et que tu ne prenais plaisir à rien ; toi, toujours si gaie, si animée, tu ne parlais pas,

tu souriais à peine.
christine.

Comment pouvais-je être gaie et m’amuser, mon père, pendant que François souffrait et que vous partagiez son malaise ? Je n’entendais autour de moi que des propos méchants, je ne voyais que des visages moqueurs ou indifférents. Ici c’est tout le contraire ; les paroles sont amicales, les visages expriment la bonté et l’amitié. Non, cher père, je voudrais ne jamais sortir d’ici. »

M. de Nancé avait compris le tendre dévouement de sa fille ; il n’insista pas et l’embrassa en lui rappelant que sa mère revenait le lendemain.

« Il faut que j’aille la voir, dit-il.

christine.

Faut-il que j’y aille avec vous, mon père ?

m. de nancé.

Non, mon enfant ; tu sais qu’elle défend tes visites au château.

— Je n’en suis pas fâchée, dit Christine en souriant ; quand elle me voit, c’est toujours pour me gronder ; je resterai avec François toujours bon, toujours aimable. »

M. de Nancé alla voir M. et Mme des Ormes ; il leur représenta qu’il était obligé de mener son fils dans le Midi pour sa santé et pour d’autres motifs ; qu’il était impossible qu’il emmenât Christine avec lui, et que, malgré le vif chagrin que leur causerait à tous cette séparation, il la jugeait absolument nécessaire.

madame des ormes.

Je ne peux pas la reprendre, Monsieur de Nancé ; que ferais-je d’une grande fille comme Christine ? Je ne saurais pas m’en occuper, la diriger ; elle courrait risque d’être fort mal élevée.

m. de nancé.

Ce ne serait pas impossible, Madame, si vous ne vous en occupez pas ; mais il faut que vous preniez un parti quelconque, car enfin Christine a seize ans et elle est votre fille.

madame des ormes.

Elle est bien plus à vous qu’à nous. Christine n’a jamais eu de cœur, et c’est ce qui m’en a détachée. D’abord et avant tout, je ne veux pas d’elle chez moi ; ma maison n’est pas montée pour cela, et mon genre de vie ne lui conviendra pas.

m. de nancé.

Alors, Madame, me permettrez-vous un conseil dans votre intérêt à tous ?

madame des ormes.

Oui, oui, donnez vite.

m. de nancé.

Mettez-la au couvent pour deux ou trois ans.

madame des ormes.

Parfait ! admirable ! Mais pas à Paris ! Je ne veux absolument pas l’avoir à Paris.

m. de nancé.

Le couvent des dames Sainte-Clotilde, qui est à Argentan, est excellent, Madame.

madame des ormes.

Très bien. C’est arrangé ; n’est-ce pas, Monsieur des Ormes ? Vous donnez, comme moi, pleins pouvoirs à M. de Nancé ? »

M. des Ormes, plus que jamais sous le joug de sa femme, consentit à tout ce qu’elle voulut, et M. de Nancé rentra chez lui le cœur plein de tristesse, pour annoncer à ses enfants la fatale nouvelle de leur séparation.

Au retour de sa visite, M. de Nancé fit venir François et Christine.

« Qu’avez-vous, mon père ? dit Christine en entrant ; vous êtes pâle et vous semblez triste et agité.

— Je le suis en effet, mes enfants, car j’ai une fâcheuse nouvelle à vous annoncer. »

M. de Nancé se tut, passa sa main sur son front, et, voyant la frayeur qu’exprimait la physionomie de François et de Christine, il les prit dans ses bras, les embrassa, et, les regardant avec tristesse :

« Mes enfants, mes pauvres enfants, notre bonne et heureuse vie est finie ; il faut nous séparer… Ma Christine, tu vas nous quitter.

christine, avec effroi.

Vous quitter ?… Vous quitter ? Vous, mon père ? toi, mon frère ? Oh non !… non… jamais !

m. de nancé.

Il le faut pourtant, ma fille chérie : ta mère te met au couvent, parce que moi je suis obligé de mener François finir ses études dans le Midi, et que je ne puis t’y mener avec moi.

— Ma mère me met au couvent ! Ma mère m’enlève mon père, mon frère, mon bonheur ! s’écria Christine en tombant à genoux devant M. de Nancé. Ô mon père, vous qui m’avez sauvée tant de fois, sauvez-moi encore ; gardez-moi avec vous ! »

François releva précipitamment Christine, la serra contre son cœur, et mêla ses larmes aux siennes. M. de Nancé tomba dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains. Tous trois pleuraient.

« Mon père, dit Christine en se mettant à genoux près de lui et en passant un bras autour de son cou, pendant que de l’autre main elle tenait celle de François, mon père, votre chagrin, vos larmes, les premières que je vous aie jamais vu répandre, me disent assez qu’une volonté plus forte que la vôtre dispose de mon existence et me voue au malheur. J’obéirai, mon père ; je ne serai plus heureuse que par le souvenir ; je penserai à vous, à votre tendresse, à votre bonté, à mon cher, mon bon François ; je vous aimerai tant que je vivrai, de toute mon âme, de toutes les forces de mon cœur. J’ai été, grâce à vous, à vous deux, heureuse pendant huit ans. Si je ne dois plus vous revoir, j’espère que le bon Dieu aura pitié de moi, qu’il ne me laissera pas longtemps dans ce monde. François, mon frère, mon ami, n’oublie pas ta Christine, qui eût été si heureuse de consacrer sa vie à ton bonheur. »

François ne répondit que par ses larmes aux tendres paroles de Christine.

— Comment pourrai-je vivre sans toi, ma Christine ? lui dit-il enfin en la regardant avec une tristesse

profonde.
christine.

La vie n’a qu’un temps, cher François. »

Et, se penchant à son oreille, elle lui dit bien bas :

« Ayons du courage pour notre pauvre père, qui souffre pour nous plus que pour lui-même. »

François lui serra la main et fit un signe de tête qui disait oui.

« Mon père, dit Christine en baisant les mains et les joues inondées de larmes de M. de Nancé, mon père, le bon Dieu viendra à notre secours ; il nous réunira peut-être. Qui sait si cette séparation n’est pas pour notre bonheur à venir ? »

M. de Nancé releva vivement la tête.

« Que Dieu t’entende, ma chère fille bien-aimée ! Qu’il nous réunisse un jour pour ne jamais nous quitter ! »

Le courage de Christine excita celui de François ; quand M. de Nancé vit ses enfants plus calmes, son propre chagrin devint moins amer. Il entra dans quelques détails sur leur existence future, encore animée par l’espoir de la réunion.

christine.

Quand j’aurai vingt et un ans, mon père, je pourrai disposer de moi-même ; je viendrai alors chercher un refuge près de vous, et nous jouirons d’autant mieux de notre bonheur que nous en aurons été privés pendant… cinq ans.

— Cinq ans ! s’écria François. Oh ! Christine,

serons-nous réellement cinq ans séparés ?
m. de nancé.

Qui sait ce qui peut arriver, mon ami ? Peut-être nous retrouverons-nous bien plus tôt.

christine.

Vous m’écrirez bien souvent, n’est-ce pas, mon père ? n’est-ce pas, François ?

françois.

Tous les jours ! Un jour mon père, et moi l’autre.

christine.

Et moi de même, si on me le permet à ce couvent ; on y est peut-être très sévère.

m. de nancé.

Non, ma fille ; la supérieure est une ancienne amie de ma femme ; elle est excellente et te donnera toute la liberté possible ; c’est pour cette raison que j’ai indiqué ce couvent à ta mère, de peur qu’elle ne te plaçât dans quelque maison inconnue et éloignée. Ici, du moins, tu auras ta tante de Cémiane, qui revient à la fin de l’année, après une absence de six ans.

christine.

Oui, mon père, Gabrielle m’a écrit que ma tante était tout à fait remise depuis les deux ans qu’elle a passés à Madère. Et vous, mon père, vous serez bien loin avec François ?

m. de nancé.

Dans le Midi, chère enfant, près de Pau, où François finira ses études. Nous reviendrons dans deux ans avec le bon Paolo, que j’emmène.

christine.
Bon Paolo ! lui aussi ! Plus personne !
m. de nancé.

Isabelle seule te restera, ma fille ; et nos cœurs seront toujours près de toi. »

Les journées passèrent vite et tristement ; Paolo partageait les chagrins de Christine ; il cherchait à relever son courage.

paolo.

Cère Signorina, prenez couraze ! Vous serez heureuse ; c’est moi, Paolo, qui le dis.

christine.

Heureuse ! Sans eux, c’est impossible !

paolo.

Avec eux ! Qué diable ! deux ans sont bien vite passés !… Deux ans, ze vous dis. »

Christine secoua la tête.

paolo.

Vous remuez la tête comme une cloce ; et moi ze vous dis que ze sais ce que ze dis, et que dans deux ans vous ferez des cris de zoie « Vive Paolo ! »

Christine ne put s’empêcher de sourire.

christine.

Je crierai : Vive Paolo ! quand vous aurez obtenu de ma mère la permission pour moi de revenir près de mon père et de François.

paolo.

Eh ! eh ! ze ne dis pas non ! ze ne dis pas non ! »

Cet espoir et l’air d’assurance de Paolo tranquillisèrent un peu Christine, mais ce ne fut pas pour longtemps ; les préparatifs de départ qui se faisaient autour d’elle, et auxquels elle eut le courage de prendre part, la replongeaient sans cesse dans des accès de désespoir. À mesure qu’approchait l’heure de la séparation, ce père et ces enfants, si tendrement unis, semblaient redoubler encore d’affection et de dévouement.

Le jour du départ de Christine, les adieux furent déchirants. M. de Nancé voulut la mener lui-même au couvent, mais François restait au château avec Paolo. M. de Nancé fut obligé d’arracher la malheureuse Christine d’auprès de François pour la porter dans la voiture. M. de Nancé soutint sa fille presque inanimée. La tête appuyée sur l’épaule de son père, Christine sanglota longtemps. La désolation de M. de Nancé lui fit retrouver le courage qu’elle avait momentanément perdu, et quand ils arrivèrent au couvent, Christine parlait avec assez de calme de leur correspondance et de l’avenir auquel elle ne voulait pas renoncer, quelque éloigné qu’il lui apparût.

La supérieure était une femme distinguée et excellente. Mise au courant de la position de Christine par M. de Nancé, qui lui avait raconté ce que nous savons et même ce que nous ne savons pas, elle reçut Christine avec une tendresse toute maternelle, et quand il fallut dire un dernier adieu à son père chéri, Christine tomba défaillante dans les bras de la supérieure.

Quand M. de Nancé fut de retour, il trouva François et Paolo pâles et silencieux ; François se jeta dans les bras de son père, qui le tint longtemps

embrassé.
m. de nancé.

Partons, partons vite, mon cher enfant. Ce château sans Christine m’est odieux.

françois.

Oh oui ! mon père ! Il me fait l’effet d’un tombeau ! le tombeau de notre bonheur à tous. »

Les chevaux étaient mis, les malles étaient chargées. Les domestiques étaient d’une tristesse mortelle ; personne ne put prononcer une parole. M. de Nancé, François et Paolo leur serrèrent la main à tous. Paolo, en montant en voiture, s’écria :

« Dans deux ans, mes amis ! Dans deux ans ze vous ramènerai vos bons maîtres, et vous serez tous bien zoyeux ! Vous allez voir ! En route, cocer ! et marcez vite ! »

La voiture roula, s’éloigna et disparut. La tristesse et la désolation régnèrent à Nancé comme au cœur des maîtres. Le voyage se fit et s’acheva rapidement ; mais ni l’aspect d’un pays nouveau, ni les agréments d’une habitation charmante, ni les distractions d’un nouvel établissement ne purent dissiper la morne tristesse de François et de M. de Nancé. Paolo réussit pourtant quelquefois à les faire sourire en leur parlant de Christine, en racontant des traits de son enfance. Tous les jours arrivait une lettre de Christine, et tous les jours il en partait une pour elle. Peu de temps après leur arrivée dans les environs de Pau, un espoir fondé vint ranimer le cœur et l’esprit de François et de son père ; chaque jour augmentait leur sécurité ; quelle était cette espérance ? Nous ne la connaissons pas encore, mais nous pensons qu’une indiscrétion de Paolo ou la suite des événements nous la révélera un jour. L’attitude de Paolo est triomphante ; son langage est mystérieux comme ses allures. M. de Nancé paraît heureux ; il ne s’attriste plus en nommant Christine, pour laquelle il éprouve une tendresse de plus en plus vive. Mais il ne lui échappe aucune parole qui puisse expliquer le changement qui se fait en lui. François aussi cause plus gaiement ; il ne parle que de Christine et d’un heureux avenir. Leur correspondance continue active et affectueuse. Paolo même écrit et reçoit des lettres. Les mois se passent, les années de même ; enfin, après deux années de séjour à Pau, un jour, après avoir reçu une lettre de Christine et de Mme de Cémiane et en avoir longuement causé avec son père, François lui dit :

« Mon père, pouvons-nous parler à Christine aujourd’hui ? Je suis si malheureux loin d’elle !

— Oui, mon ami, nous le pouvons. Paolo vient tout juste de me dire qu’il m’y autorisait et qu’il répondait de toi sur sa tête. »

François serra vivement la main de son père et le quitta en disant :

« Mon père, écrivez et faites des vœux pour moi ; j’ai peur.

— Je suis fort tranquille, moi, mon ami ; comment pouvons-nous douter de ce cœur si rempli de tendresse ? »

M. de Nancé n’était pourtant pas aussi calme qu’il le disait ; quand François fut parti, il se promena longtemps avec agitation dans sa chambre et relut plusieurs fois la lettre de Christine. Puis il se mit à écrire lui-même. Pendant qu’il est ainsi occupé, nous allons savoir ce qu’avait fait et pensé Christine pendant ces deux longues années.