Hachette (p. 283-300).
XXIII


fin de maurice


Le lendemain, Maurice arriva pâle et défait, les yeux rouges et gonflés, la poitrine oppressée. Le départ de ses parents lui avait causé une douleur profonde, malgré la promesse de sa mère de revenir dès qu’il y aurait une amélioration dans la santé de son grand-père. Quand il vit François et Christine qui accouraient au-devant de lui, il sourit, un éclair de joie illumina son visage ; il hâta le pas pour les joindre plus vite ; dans son empressement, une de ses jambes accrocha l’autre, et il tomba tout de son long par terre ; aussitôt un flot de sang s’échappa de sa bouche : une veine s’était rompue dans sa poitrine. François et Christine coururent à lui pour le relever, et, malgré leur frayeur, ils n’en témoignèrent aucune, de peur d’effrayer Maurice.

« Va chercher papa, dit François à l’oreille de Christine, qui partit comme une flèche.
christine.

Mon père, venez vite ; Maurice vomit du sang ; François le soutient.

m. de nancé, se levant.

Où sont-ils ?

christine.

Dans le vestibule.

m. de nancé.

Va vite appeler ta bonne, ma chère enfant ; qu’elle apporte ce qu’il faut. »

Isabelle, en entendant le récit de Christine, prit une fiole d’eau de Pagliari, en versa une cuillerée dans un verre d’eau, et se hâta d’arriver près de Maurice, auquel elle fit boire la moitié de cette eau. Quelques instants après il but l’autre moitié, et le vomissement du sang, qui avait déjà diminué, s’arrêta tout à fait. Isabelle obligea Maurice à se mettre au lit, malgré sa résistance. Il témoignait un tel chagrin d’être séparé de ses amis François et Christine, que M. de Nancé lui promit de les lui amener, pourvu qu’il parlât le moins possible, ce que Maurice promit avec joie.

M. de Nancé ne tarda pas à ramener ses enfants.

maurice.

François, Christine, mes chers, mes bons amis ; je suis bien malade, je le sens… Je suis trop malheureux ; j’ai demandé au bon Dieu de me faire mourir.

françois.

Oh ! Maurice, que dis-tu ? Tu veux donc nous

quitter ; tu ne nous aimes donc plus ?
maurice.

C’est parce que je vous aime trop que je suis malheureux. Je voudrais être toujours avec vous, et je vous vois si peu ! Je voudrais être avec maman et papa, et les voilà partis ! Je voudrais que mon frère m’aimât, et il ne me témoigne que de l’indifférence. Toi, François, et toi, chère et bonne Christine, si vous pouviez être mon frère et ma sœur ! Mais vous ne l’êtes pas ! Je voudrais que vous m’aimiez de telle sorte que vous n’aimiez que moi, et cela aussi est impossible.

m. de nancé.

Maurice, vous parlez trop ; je vais renvoyer vos

amis si vous continuez.
maurice.

Pardon, Monsieur ; je ne dirai plus rien. »

François et Christine s’assirent près du lit de Maurice et cherchèrent à le distraire en causant, avec M. de Nancé, de leurs projets d’hiver et de l’été prochain. Ils mêlaient toujours Maurice à leurs projets, pensant lui faire plaisir. Il souriait tristement ; à la longue, une larme, qu’il retenait, coula le long de sa joue.

françois.

Maurice, tu pleures ? Souffres-tu ? Qu’as-tu ?

maurice.

Je ne souffre que d’une grande faiblesse. Je pleure parce que je vous aurai quittés depuis longtemps quand le printemps arrivera.

m. de nancé.

Pourquoi ? Si votre bonheur et votre santé dépendent de votre séjour chez moi, je ne serai pas assez cruel pour vous renvoyer, mon pauvre garçon.

maurice.

Ce n’est pas ce que je veux dire, Monsieur… Je crois que je n’ai plus longtemps à vivre.

françois.

Maurice, ne pense donc pas à des choses si tristes !


maurice.

Mes bons amis, le peu d’affection que m’a témoigné mon frère, le départ de maman et de papa, que je croyais ne jamais quitter dans l’état où je suis, la crainte de mourir loin d’eux, sans les revoir, sans recevoir leur bénédiction, sans les embrasser, tout cela me tue ! Depuis longtemps je me sens mourir, et je le cache à mes parents ; je les regrette amèrement, et pourtant je suis heureux d’être ici, parce que je veux mourir bien pieusement, et vous m’y aiderez. Vous êtes tous si bons, si pieux ! Chez moi, personne ne prie ; personne ne parle du bon Dieu ; personne n’a l’air d’y penser. Monsieur de Nancé, ajouta-t-il en joignant les mains, ayez pitié de moi ! Je voudrais faire ma première communion comme l’a faite François, et je ne sais comment la faire ; je ne sais rien ; je ne sais même pas prier. Ayez pitié de moi ! Dites, que dois-je faire ?

— Mon pauvre garçon, répondit M. de Nancé attendri, il faut vous soumettre à la volonté de Dieu ; vivre s’il le veut, et ne pas vous préoccuper de la crainte de mourir. Il faut vous soigner comme on vous l’ordonne, offrir à Dieu les chagrins qu’il vous envoie, et lui demander du courage et de la patience. Quant à la première communion, nous en reparlerons demain. À présent, restez bien tranquille jusqu’à l’arrivée du médecin, que j’ai envoyé chercher. Isabelle ou Bathilde restera près de vous. Soyez calme, mon ami, et remettez-vous entre les mains du bon Dieu, notre père et notre ami à tous. »

M. de Nancé lui serra la main.

« Merci, Monsieur, merci ; vous m’avez déjà consolé. »

M. de Nancé sortit, emmenant François et Christine qui pleuraient et qui envoyèrent à Maurice un baiser d’adieu, auquel il répondit par un sourire.

« Le croyez-vous bien malade, papa ? dit François avec anxiété.

m. de nancé.

Je ne sais, mon ami ; il est possible qu’il voie juste en se croyant près de sa fin ; il est extrêmement changé et affaibli depuis quelque temps déjà. Aujourd’hui son visage est très altéré. Le départ de ses parents l’a beaucoup affligé.

françois.

Pauvre Maurice ! et moi qui ne l’aimais pas !

christine.

Et moi donc ? Mais nous allons le soigner comme si nous l’aimions tendrement ; n’est-ce pas, François ?

françois.

Oh oui ! Et je l’aime réellement à présent ; il me fait trop pitié.

christine.

Je suis comme toi, et je crois que je l’aime. »

Quand le médecin arriva, il traita légèrement le vomissement de sang de Maurice ; il l’attribua à sa chute, et pensa que ce serait un bien pour le fond de la santé ; il engagea Maurice à se lever, à manger, à sortir, à faire enfin ce que lui permettraient ses forces. M. de Nancé lui demanda pourtant d’écrire à M. et à Mme de Sibran pour les avertir de l’accident arrivé à leur fils. Lui-même leur en raconta tous les détails en ajoutant l’opinion du médecin, et promit de les avertir de la moindre aggravation dans l’état de Maurice. Cette consultation rassura tout le monde, excepté Maurice lui-même, qui persista à vouloir hâter sa première communion.

M. de Nancé, n’y voyant que de l’avantage, et ayant reçu de M. et Mme de Sibran l’autorisation de céder à ce qu’ils croyaient être une fantaisie de malade, fit venir tous les jours un prêtre pieux et distingué, pour donner à Maurice l’instruction religieuse qui lui manquait. M. de Nancé lui-même développa, par son exemple et par ses paroles, la foi et la piété de Maurice ; François lui racontait les pieuses impressions de sa première communion, et, un mois après son entrée chez M. de Nancé, Maurice faisait aussi sa première communion avec les sentiments les plus chrétiens et les plus résignés.

La faiblesse avait insensiblement augmenté, au point qu’il se soutenait difficilement sur ses jambes. Mais le médecin n’en concevait aucune inquiétude et attendait une guérison complète au retour du printemps. Peu de jours après sa première communion, il fut pris d’un nouveau vomissement de sang. M. de Nancé s’empressa d’écrire à M. et à Mme de Sibran, en ne dissimulant pas sa vive inquiétude.

Le vomissement de sang ne put être complètement arrêté, et plusieurs fois dans la matinée il reprit avec violence. La faiblesse de Maurice augmentait d’heure en heure. Dans l’après-midi, il demanda François et Christine.

« François, bon et généreux François, dit-il, je ne veux pas mourir sans te demander une dernière fois pardon de ma méchanceté passée. Ne pleure pas, François ; écoute-moi, car je me sens bien faible. Quand je ne serai plus, prie pour moi, demande au bon Dieu de me pardonner ; aime-moi mort comme tu m’as aimé vivant ; ton amitié a été ma consolation dans mes peines ; elle a sauvé mon âme en me ramenant à Dieu. Que Dieu te bénisse, mon François, et qu’il te rende le bien que tu m’as fait !

« Et toi, Christine, ma bonne et chère Christine, qui m’as aimé comme un frère, comme un ami ; ta tendresse, tes soins ont fait le bonheur des derniers mois de ma triste et pénible existence. Que Dieu te récompense de ta bonté, de ta charité, de ta tendresse ! Que Dieu te bénisse avec François ! Puisses-tu ne jamais le quitter pour votre bonheur à tous deux et celui de votre excellent père !… Oh ! monsieur de Nancé, mon père en Dieu, mon sauveur, je vous aime, je vous remercie ; ma reconnaissance est si grande, que je ne puis l’exprimer comme je le voudrais. Que Dieu… ! »

Un nouveau vomissement de sang interrompit Maurice. François et Christine, à genoux près de son lit, pleuraient amèrement ; M. de Nancé était vivement ému. Maurice revint à lui ; il demanda M. le curé, que M. de Nancé avait déjà envoyé prévenir et qui entrait. Maurice reçut une dernière fois l’absolution et la sainte communion ; il demanda instamment l’extrême-onction, qui lui fut administrée.

Depuis ce moment, un grand calme succéda à l’agitation et à la fièvre ; il pria M. de Nancé, dans le cas où ses parents arriveraient trop tard, de leur faire ses tendres adieux et de leur exprimer ses vifs regrets de n’avoir pu les embrasser avant de mourir.

« Dites-leur aussi que j’ai été bien heureux chez vous, que je les bénis et les remercie de m’avoir permis de venir mourir près de vous. Dites-leur qu’ils aiment François et Christine pour l’amour de moi. Dites-leur que je meurs en les aimant, en les bénissant ; que je meurs sans regrets et en bon chrétien. Adieu,… adieu… à maman… »

Il baisa le crucifix qu’il tenait sur sa poitrine, et il ne dit plus rien. Ses yeux se fermèrent, sa respiration se ralentit, et il rendit son âme à Dieu avec le sourire du chrétien mourant.

M. de Nancé avait fait éloigner ses enfants avec Isabelle, pour éviter l’impression de ces derniers moments ; lui-même ferma les yeux du pauvre Maurice, et resta près de lui à prier pour le repos de son âme.

Le lendemain, de grand matin, M. et Mme de Sibran, inquiets et tremblants, entraient précipitamment chez M. de Nancé. Il leur apprit avec tous les ménagements possibles la triste et douce fin de leur fils. Le désespoir des parents fut effrayant. Ils se reprochaient de n’avoir pas deviné le danger, de l’avoir abandonné le dernier mois de son existence, de l’avoir laissé mourir dans une famille étrangère.

Ils demandèrent à voir le corps inanimé de leur fils, et là, à genoux près de ce lit de mort, ils demandèrent pardon à Maurice de leur aveuglement.

« Mon fils, mon cher fils ! s’écria la mère, si j’avais eu le moindre soupçon de la gravité de ton état, je ne t’aurais jamais quitté. Plutôt perdre toute ma fortune et la dernière bénédiction de mon père, que le dernier soupir de mon fils. »

Ils restèrent longtemps près de Maurice sans qu’on pût les en arracher. M. de Nancé se rendit près d’eux et parvint à leur rendre un peu de calme en leur parlant de la douceur, de la résignation de Maurice, de sa tendresse pour eux, des efforts qu’il avait faite pour dissimuler ses souffrances, dans la crainte de les inquiéter et de les chagriner. Il leur parla de sa piété, des sentiments profondément religieux qui lui avaient tant fait désirer sa première communion. Isabelle les rassura sur les soins qu’il avait reçus, sur la tendresse que lui avaient témoignée M. de Nancé, François et Christine ; elle leur redit toutes ses paroles, toutes ses recommandations, et enfin elle leur représenta si vivement la triste vie qu’il était destiné à mener, et ses propres terreurs devant les misères et les humiliations qu’il pressentait, qu’ils finirent par comprendre que sa fin prématurée était un bienfait de Dieu qui l’avait pris en pitié.

Ils voulurent voir, remercier et embrasser François et Christine, et ils pleurèrent avec eux près du corps de Maurice.

Les jours suivants, M. de Nancé éloigna le plus possible les enfants de ces scènes de deuil. Paolo contribua beaucoup à distraire François et Christine de l’impression douloureuse qu’ils avaient ressentie.

« Que voulez-vous, mes sers enfants ? Le pauvre Signor Maurice est mort comme ze mourrai, comme vous mourrez, comme le signor de Nancé mourra, un zour. Voulez-vous qu’il vive avec les zambes crossues ? Ce n’est pas zouste, ça, puisqu’il était horrible. Pourquoi voulez-vous qu’il vive horrible ? Ce n’est pas zentil, ça. Puisqu’il est heureux avec le bon Zézu et les petits anzes, pourquoi voulez-vous qu’il reste à Nancé ou à Sibran, à zémir, à crier : « Mon Dieu, faites que ze meure ! »

christine.

C’est égal, Paolo, ça me fait de la peine qu’il ne soit plus là…

paolo.

Ça n’est pas zouste. Pourquoi voulez-vous oune si grande fatigue pour la Signora Isabella, et pour votre ser papa qui se relevait la nuit pour voir ce pauvre garçon ? Et moi donc, qui vous voyais tous misérables, et qui avais les leçons toutes déranzées ? « Pas de mousique auzourd’hui, Paolo, Maurice me demande de rester. Pas de zéographie, Paolo, Maurice veut zouer aux cartes ; il s’ennouie. » Vous croyez que c’est zouste, ça ; que c’est agréable de voir mes pauvres élèves ainsi déranzés ? Et pouis…, et pouis… tant d’autres sozes que ze ne veux pas dire.

christine.

Quoi donc, Paolo ? Dites, qu’est-ce que c’est ?

Mon cher Paolo, dites-le-nous.
paolo.

Eh bien, ze vous dirai que ce pauvre Signor Maurice vous empêçait de vous promener, de zouer, de courir, de causer, et que vous étiez si bons, si zentils pour lui… Écoutez bien ce que dit Paolo !… non pas parce que vous aviez de l’amour pour ce garçon, mais parce que… vous aviez de l’amour pour le bon Dieu, et que vous êtes tous les deux bons, sarmants et saritables. Est-ce vrai ce que ze dis ?

françois.

Chut ! Paolo. Pour l’amour de Dieu, ne dites pas ça ; ne le dites à personne.

paolo, content.

Eh ! eh ! on pourrait bien le dire à Signor de Nancé.

françois.

À personne, personne ! Je vous en prie, je vous en supplie, mon bon, bon Paolo.

paolo, hésitant.

Moi,… ze veux bien,… mais…

christine.

Le jurez-vous ? Jurez, mon cher Paolo.

— Ze le zoure ! » dit Paolo en étendant les bras.

À force de raisonnements pareils, Paolo finit par les distraire. M. de Nancé était obligé à de fréquentes absences pour les obsèques du pauvre Maurice et pour venir en aide aux malheureux parents. Aussitôt après l’enterrement, M. et Mme de Sibran retournèrent à Paris, où ils avaient leur fils Adolphe et toute leur famille.

À Nancé on reprit la vie habituelle, tranquille, occupée, uniforme et heureuse. Pourtant la mort du pauvre Maurice attrista pendant longtemps leurs soirées d’hiver.