Hachette (p. 159-174).
XIII


incendie et malheur


M. de Guibert proposa une promenade en bateau ; on devait traverser l’étang, qui tournait comme une rivière et qui avait un kilomètre de long ; on devait descendre sur l’autre rive, et assister une danse à l’occasion de la noce d’une fille de ferme de M. de Guibert. On s’embarqua en deux bateaux ; on recommanda aux enfants de ne pas bouger ; les messieurs se mirent à ramer. M. de Nancé avait placé François près de lui, et Christine s’était mise entre François et sa cousine Gabrielle. Quand on débarqua, la noce était très en train ; on dansait, on chantait, on avait l’air de beaucoup s’amuser ; les danseurs accoururent aussitôt pour inviter Mlles de Guibert, Gabrielle et Christine ; Bernard engagea à danser une des petites filles de la noce ; les mamans, les papas dansèrent aussi ; au milieu de l’animation générale, personne ne s’aperçut de l’absence de Maurice et d’Adolphe ; à neuf heures, M. de Nancé parla de départ.

« Mais il n’est pas tard, dit Mme des Ormes.

m. de nancé.

Il est neuf heures, Madame, et, pour nos enfants, je crois qu’il est temps de terminer cette agréable soirée.

madame des ormes.

C’est ennuyeux, les enfants ! Ils gâtent tout ! Ils empêchent tout ! Ne trouvez-vous pas ?

m. de nancé.

Je trouve, Madame, qu’ils rendent la vie douce, bonne, intéressante, heureuse enfin ; et, s’ils empêchent de goûter quelques plaisirs frivoles, ils donnent le bonheur. Le plaisir passe, le bonheur reste.

madame des ormes.

C’est égal, on est bien plus à l’aise pour s’amuser sans enfants. »

Le jour baissait, et M. de Guibert avait fait allumer les lanternes du bateau, qui faisaient un effet charmant ; elles étaient en verres de différentes couleurs, et formaient lustres aux deux bouts du bateau. Toute la société du château se rembarqua et on s’éloigna. M. et Mme de Sibran s’aperçurent enfin que Maurice et Adolphe ne les avaient pas accompagnés, ce qu’Hélène expliqua par le malaise qu’ils éprouvaient pour avoir trop mangé. On était arrivé, au quart du trajet, à un tournant d’où l’on découvrait le château, et on vit avec surprise des jets de flammes qui éclairaient l’étang ; chacun regarda d’où ils venaient, et on s’aperçut avec terreur qu’ils s’échappaient des croisées du château ; les rameurs redoublèrent d’efforts pour aborder au plus vite ; de nouveaux jets de flammes s’échappèrent des croisées de l’étage supérieur, et quand on put débarquer, les flammes envahissaient plus de la moitié du château. M. de Nancé fit rester les dames et les enfants sur le rivage, fit promettre à François de ne pas chercher à le rejoindre, et courut avec les autres pour organiser les secours. Les domestiques allaient et venaient éperdus, chacun criant, donnant des avis, que personne n’exécutait. M. de Sibran, fort inquiet de ses fils, les appela, les chercha de tous côtés ; personne ne lui répondit ; les domestiques, trop effrayés pour faire attention à ses demandes, ne lui donnaient aucune indication. M. de Guibert ne s’occupait que du sauvetage des papiers, des bijoux et effets précieux ; on jetait tout par les fenêtres, au risque de tout briser et de tuer ceux qui étaient dehors. Il n’y avait pas de pompe à incendie, pas assez de seaux pour faire la chaîne, personne pour commander ; à mesure que les flammes gagnaient le château, le désordre augmentait ; on avait heureusement pu sauver tout ce qui avait de la valeur, l’argent, les bijoux, les tableaux, le linge, les bronzes, la bibliothèque, etc. Mais tous les meubles, les tentures, les glaces furent consumés. M. de Guibert travaillait encore avec ardeur à sauver ce que le feu n’avait pas atteint ; M. de Sibran, éperdu, continuait à appeler et à chercher ses fils ; M. de Nancé avait demandé aux domestiques ce qu’étaient devenus les jeunes de Sibran.

« Ils sont sans doute dans le parc, Monsieur ; on suppose qu’ils auront mis le feu au salon, où ils étaient restés seuls, et qu’ils se sont sauvés ; on n’a trouvé personne dans les salons quand on s’est aperçu de l’incendie. Au rez-de-chaussée il ne leur était pas difficile de s’échapper. »

M. de Nancé, rassuré sur leur compte et se voyant inutile, retourna près de ces dames, pensant à l’inquiétude qu’avait certainement éprouvée François en le voyant s’exposer aux accidents d’un incendie, et aussi à l’inquiétude terrible de Mme de Sibran pour ses deux fils, qui étaient très probablement restés au salon, d’après le dire du valet de chambre.

Un cri de joie salua son retour, François se jeta à son cou ; il l’embrassa tendrement, et il sentit un baiser sur sa main ; Christine était près de lui, l’obscurité croissante l’avait empêché de l’apercevoir ; il la prit aussi dans ses bras et l’embrassa comme il avait embrassé François. Ensuite il chercha Mme de Sibran, qui était profondément accablée et qui, assise au pied d’un arbre, pleurait la tête dans ses mains.

« Eh bien ! mes enfants ? dit-elle avec inquiétude.

m. de nancé.

Je crois qu’ils sont avec M. de Sibran, Madame ;

ils ne tarderont pas à venir vous rassurer.
madame de sibran.

Dieu soit loué ! ils sont en sûreté ! Les avez-vous vus ? Où étaient-ils ?

m. de nancé.

Je ne saurais vous dire, Madame. Nous étions tous trop occupés pour avoir des détails. Mais, comme le disait le domestique que j’ai questionné, il est clair qu’ils ne pouvaient courir aucun danger, quand même ils se seraient trouvés dans le foyer de l’incendie ; au rez-de-chaussée, à six pieds de terre, il ne pouvait rien leur arriver.

madame de sibran.

Vous avez raison, mais un incendie est toujours si terrible ; Dieu vous bénisse, mon cher Monsieur, pour les nouvelles rassurantes que vous êtes venu me donner, et que mon mari… »

Un grand cri, cri de détresse et de terreur, interrompit sa phrase inachevée. À une mansarde du château, éclairée par les flammes, apparurent deux têtes livides, épouvantées, criant au secours ; c’étaient Maurice et Adolphe. MM. de Sibran, des Ormes et les domestiques étaient en bas ; leur cri d’épouvante avait répondu au cri de détresse des enfants. M. de Sibran se laissa tomber par terre ; M. des Ormes, les mains jointes, la bouche ouverte, répétait : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » mais ne bougeait pas. Les domestiques criaient et couraient.

Mme de Sibran se releva et se précipita pour secourir ses fils, mais Dieu lui épargna la douleur de voir ses efforts inutiles, en la frappant d’un profond évanouissement.

« Pauvre femme ! dit M. de Nancé la regardant avec pitié ; elle est mieux ainsi que si elle avait sa connaissance. François, ne bouge pas d’ici, je te le défends ; je vais tâcher de sauver ces infortunés.

— Papa, papa, ne vous exposez point ! s’écria François les mains jointes.

— Sois tranquille, je penserai à toi, cher enfant, et Dieu veillera sur nous. »

Et il s’élança vers le château.

« Des matelas, vite des matelas ! » cria-t-il aux domestiques épouvantés.

À force de les exhorter, de les pousser, de répéter ses ordres, il parvint à faire apporter cinq ou six matelas, qu’il fit placer sous la mansarde où étaient encore Maurice et Adolphe, enveloppés de flammes et de fumée.

m. de nancé.

Jetez-vous par la fenêtre, il y a des matelas dessous. Allons, courage ! »

Maurice s’élança et tomba maladroitement, moitié sur les matelas et moitié sur le pavé. M. de Nancé se baissa pour le retirer et faire place à Adolphe ; mais avant qu’il eût eu le temps de l’enlever, Adolphe se jeta aussi et vint tomber sur les épaules de son frère, qui poussa un grand cri et perdit connaissance.

« Malheureux ! s’écria M. de Nancé, ne pouviez-vous attendre une demi-minute ?

— Je brûlais, je suffoquais », répondit faiblement Adolphe.

Et il commença à gémir et à se plaindre de la douleur causée par les brûlures. M. de Nancé remit Adolphe aux mains des domestiques, qui l’emmenèrent à la ferme, et lui-même s’occupa de faire revenir Maurice : mais ses soins furent inutiles ; les reins étaient meurtris ainsi que les épaules ; les jambes, qui avaient porté sur le pavé, étaient contusionnées et brisées ; il demanda qu’on allât au plus vite chercher un médecin, étendit Maurice sur l’herbe, et engagea M. de Sibran à donner des soins à ses fils au lieu de se lamenter.

« Ma femme ! ma femme ! dit M. de Sibran avec désespoir.

m. de nancé.

Que diable ! mon cher, ayez donc courage ! Que votre femme s’évanouisse, on le comprend. Mais vous, faites votre besogne de père, et voyez ce qu’il y a à faire pour secourir vos fils.

m. de sibran.

Mes fils ! mes enfants ! Où sont-ils ?

m. de nancé.

Ils sont contusionnés et brûlés ; Maurice, là, près de vous, et Adolphe à la ferme.

— Maurice ! Maurice ! » s’écria M. de Sibran en se jetant près de lui.

Maurice poussa un gémissement douloureux.

m. de nancé.

Prenez garde ! ne lui donnez pas d’émotions inutiles. Faites-lui respirer du vinaigre, bassinez-lui le front et les tempes, mais ne le secouez pas ! Mettez deux matelas près de lui, et tâchons de l’enlever pour le placer dessus. »

M. de Sibran demanda du monde pour l’aider à transporter Maurice. M. de Nancé appela M. des Ormes, lui répéta ce qu’il y avait à faire en attendant le médecin, et retourna près de ces dames. Il prit de l’eau dans son chapeau, en jeta quelques gouttes sur la tête et le visage de Mme de Sibran, toujours évanouie, lui bassina à grande eau les tempes et le front, et demanda à ces dames de continuer jusqu’à ce qu’elle reprît ses sens. Mme des Ormes et Mme de Guibert s’en chargèrent et apprirent par M. de Nancé le triste état de Maurice et d’Adolphe.

« Qu’est-ce qui a causé l’incendie, papa ? demanda François. Où est ma bonne ?

— Ta bonne va bien, mon enfant ; elle est allée donner des soins à Adolphe. Quant à l’incendie et ce qui l’a occasionné, personne ne le sait ; les domestiques étaient tous à table ; il n’y avait au salon que Maurice et Adolphe ; on ne comprend pas comment le feu a pris au salon, et comment ces deux garçons se sont trouvés dans les mansardes. Maurice est encore sans connaissance, et Adolphe gémit et ne parle pas ; tous deux sont fortement brûlés et doivent souffrir beaucoup. »

Mme de Sibran était revenue à elle pendant que M. de Nancé parlait aux enfants consternés. On lui dit que ses fils étaient sauvés ; M. de Nancé lui expliqua de quelle manière et comment la précipitation d’Adolphe avait contusionné Maurice.

« On a été chercher un médecin, ajouta-t-il, et je pense qu’on pourra sans inconvénient les transporter chez vous, Madame. »

Après quelques autres explications à ces dames et aux enfants, Mme de Guibert lui demanda si toutes les chambres du château avaient été atteintes et consumées, et s’il n’y avait plus de logement

pour elle et sa famille.
m. de nancé.

Tout est brûlé, Madame, mais on a pu sauver les effets d’habillement et les objets de valeur.

madame de guibert.

Qu’allons-nous devenir ? Où irons-nous ?

m. de nancé.

Si j’osais vous offrir un refuge provisoire, Madame, je vous demanderais de vouloir bien accepter mon château ; je n’en occupe qu’une petite partie avec mon fils ; le reste est à votre disposition.

madame de guibert.

Merci, Monsieur de Nancé ; je suis bien reconnaissante de votre offre ; si mon mari m’y autorise, je l’accepterai pour quelques jours, jusqu’à ce que nous trouvions à nous loger. Ce sera une gêne pour vous, je le sais, et je vous suis d’autant plus obligée.

m. de nancé.

Trop heureux de vous venir en aide dans un si grand embarras, Madame.

madame de guibert.

Permettez-vous que nous nous installions chez vous dès cette nuit ?

m. de nancé.

Certainement, Madame. Je retourne chez moi pour donner les ordres nécessaires. Viens, François ; nous allons bientôt partir, mon ami. »

Mmes des Ormes et de Cémiane proposèrent à Mme de Sibran de la ramener près de ses fils.

« Après quoi nous retournerons chacune chez nous ; les pauvres enfants doivent être harassés de fatigue », dit Mme de Cémiane.