Hachette (p. 149-158).
XII


madame des ormes raccommode l’affaire


Mme des Ormes arriva chez M. de Nancé au moment où la voiture de ce dernier avançait au perron. M. de Nancé attendait seul et fut très surpris de voir Mme des Ormes et Christine descendre de leur voiture.

madame des ormes.

Monsieur de Nancé, attendez un instant ; où est Isabelle ? Il faut que je lui parle. M. des Ormes a fait une sottise comme il en fait si souvent. Ne connaissant pas Isabelle, il l’a prise pour une aventurière et l’a fait partir, ne sachant pas que je l’eusse vue et arrêtée. Il est fort contrarié, je suis désolée, Christine est désespérée, et il faut que je voie Isabelle et que je la ramène chez moi.

m. de nancé.

Madame, à vous dire vrai, je ne crois pas que vous réussissiez, car elle doit être fort blessée du procédé de M. des Ormes ; elle n’est pas encore de retour ; revenant à pied par la traverse, elle sera ici dans un quart d’heure.

madame des ormes.

Eh bien, je l’attendrai chez vous. Je ne pars pas avant d’avoir arrangé cette affaire. »

Un peu contrarié, M. de Nancé lui offrit le bras et la mena dans le salon, où ils trouvèrent François qui venait de rejoindre son père ; il fit un cri de joie en voyant Christine et une exclamation de surprise en apercevant ses yeux rouges et les traces de ses larmes.

françois.

Christine, qu’as-tu ? Pourquoi viens-tu ? Qu’est-il arrivé ?

— Ta bonne est partie, dit Christine, recommençant à sangloter.

françois.

Partie ! Ma bonne ! Et pourquoi ?

christine.

Papa l’a renvoyée.

françois.

Renvoyé ma bonne ! ma pauvre bonne ! et pourquoi ?

christine.

Je ne sais pas ; il ne la connaissait pas. »

François resta muet ; combattu entre la joie de revoir sa bonne pour quelque temps encore et le chagrin de Christine, il ne savait ce qu’il devait regretter ou désirer. Mme des Ormes expliquait à M. de Nancé la gaucherie de M. des Ormes ; M. de Nancé, ne sachant s’il devait l’accuser avec Mme des Ormes ou combattre l’accusation, gardait le silence. En ce moment on vit Isabelle passer dans la cour et rentrer ; François et Christine coururent à elle.

« Amenez-la, amenez-la ! » criait Mme des Ormes.

François et Christine la firent entrer de force dans le salon. Mme des Ormes courut à elle :

« Ma chère Isabelle, je viens vous chercher. Vous allez revenir chez moi ; M. des Ormes n’a pas le sens commun ; il ne vous connaissait pas, et il voulait avoir, il attendait Isabelle, bonne de François de Nancé ; c’est donc pour vous avoir qu’il vous a renvoyée si brutalement ! Mais n’y faites pas attention ; il est honteux et désolé ; Christine ne fait que pleurer ; tout le monde est dans le chagrin. Vous reviendrez, n’est-ce pas ?

isabelle.

Madame, je dois avouer que la manière dont m’a parlé M. des Ormes m’a fort peinée, et que je crains d’avoir à recommencer des scènes de ce genre.

madame des ormes.

Jamais, jamais, ma bonne Isabelle ; croyez-le et soyez bien tranquille pour l’avenir. Je défendrai à mon mari de vous parler ; personne ne trouvera à redire à rien de ce que vous ferez ; Christine vous obéira en tout.

— Oh oui ! en tout et toujours, s’écria Christine se jetant au cou d’Isabelle.

— Ma bonne, ne repousse pas ma pauvre Christine, lui dit tout bas François en l’embrassant.

isabelle.

Mes chers enfants, je veux bien oublier ce qui s’est passé, mais M. des Ormes voudra-t-il à l’avenir me traiter avec les égards auxquels m’a habituée M. de Nancé ?

madame des ormes.

Oui, je vous réponds de lui, ma chère Isabelle ; il ne s’occupe pas de Christine, vous ne le verrez

jamais ; je ne sais quelle lubie lui a pris aujourd’hui.
isabelle.

Alors, puisque Madame veut bien me témoigner la confiance que je crois mériter, je suis prête à retourner chez Madame. Mais Mlle Christine est toute décoiffée et chiffonnée ; elle ne peut pas dîner ainsi avec ces dames.

madame des ormes.

Vous viendrez avec nous et vous l’arrangerez là-bas ou en route ; ça ne fait rien. Voyons, partons tous ; nous sommes en retard. Monsieur de Nancé, venez avec moi dans ma voiture ; les enfants et Isabelle suivront dans la vôtre. »

M. de Nancé, trop poli pour refuser cet arrangement, offrit le bras à Mme des Ormes et monta dans sa calèche. Isabelle et les enfants montèrent dans le coupé de M. de Nancé. Ils arrivèrent tous un peu tard chez les Guibert, mais encore assez à temps pour n’avoir pas dérangé l’heure du dîner. Quelques instants après, M. des Ormes entra ; il avait perdu du temps en faisant un détour pour s’expliquer avec Isabelle au château de Nancé ; tout le monde en était parti, et lui-même vint les rejoindre chez les Guibert. Après avoir salué M. et Mme de Guibert, il s’avança vivement vers M. de Nancé.

« J’ai bien des excuses à vous faire, Monsieur, du mauvais accueil que j’ai fait à la personne recommandée par vous, mais j’ignorais que vous eussiez écrit à ma femme, qu’elle eût vu la bonne de François, qu’elle l’eût prise de suite, et comme je ne connaissais pas de vue cette bonne, que je tenais beaucoup à elle précisément, et que je l’attendais d’un instant à l’autre, j’ai craint quelque originalité de ma femme ; elle a déjà pris, sans aucun renseignement, cette Mina que j’ai renvoyée, et j’ai craint pour Christine une seconde Mina ; je suis fort contrarié de ma bévue, et je vous demande de vouloir bien faire ma paix avec la bonne de François et obtenir d’elle qu’elle rentre chez moi pour le bonheur de Christine.

m. de nancé.

Mme des Ormes est déjà venue arranger votre affaire, Monsieur. Isabelle a repris son service près de Christine ; elle est ici avec les enfants.

m. des ormes.

Mille remerciments, Monsieur ; je suis heureux de savoir par vous cette bonne nouvelle. »

Le dîner fut annoncé, et M. des Ormes quitta M. de Nancé pour offrir son bras à Mme de Sibran ; on se mit à table. Les enfants dînaient à part dans un petit salon à côté ; les jeunes Sibran et les Guibert regardaient d’un air moqueur François et Christine qui avaient tous les deux les yeux rouges ; la toilette de Christine avait été imparfaitement arrangée.

« Pourquoi Mina t’a-t-elle si mal coiffée et habillée, Christine ? demanda Gabrielle.

christine.

D’abord, je n’ai plus Mina.

gabrielle.

Plus Mina ! Que j’en suis contente pour toi !

Pourquoi est-elle partie ?
christine.

C’est papa qui l’a chassée hier matin.

bernard.

Chassée ? racontez-nous cela, Christine ; ce doit être amusant.

hélène.

Est-ce qu’il a mis sa meute après elle ?

maurice.

Oui, sa meute composée du chien de garde et d’un basset.

christine.

Je ne vous raconterai rien du tout, puisque vous parlez ainsi de papa et de ses chiens.

cécile.

Oh ! je t’en prie, Christine !

christine.

Non, je le dirai après dîner à Bernard et à Gabrielle ; mais à vous autres, rien.

cécile.

Tu es ennuyeux, Maurice, avec tes méchancetés.

maurice.

Je n’ai rien dit de méchant ; demande au chevalier de la Triste-Figure[1].

christine.

Qui appelez-vous comme ça ?

maurice.

Votre chevalier, ébouriffé comme vous, et qui a les yeux gonflés comme vous, ce qui fait croire qu’on

vous a administré une correction à tous les deux.
christine.

On administre des corrections aux méchants comme vous, à des garçons mal élevés comme vous. François est toujours bon, et s’il a les yeux rouges, c’est par bonté pour moi et pour sa bonne. Et s’il a l’air triste, c’est parce qu’il est bon : il est cent fois mieux avec son air triste et doux que s’il avait l’air sot et méchant.

adolphe.

Avec ça, il a une belle tournure, une belle taille.

christine.

Attendez qu’il ait vingt ans, et nous verrons lequel sera le plus grand et le plus beau de vous deux.

maurice.

Ha, ha, ha ! quelle niaiserie ? attendre huit ans ! »

Christine, rouge et irritée, allait répondre, lorsque François l’arrêta.

françois.

Laisse-les dire, ma chère Christine ! Ces pauvres garçons ne savent ce qu’ils disent : ne te fâche pas, ne me défends pas. Quel mal me font-ils ? Aucun. Et ils se font beaucoup de mal en se faisant voir tels qu’ils sont. Tu vois bien que toi et moi nous sommes vengés par eux-mêmes.

bernard.

Bien répondu, François ! bien dit ! Tu sais joliment te défendre contre les méchantes langues.

françois.

Je ne me défends pas, Bernard, car je ne me crois pas attaqué. Je calme Christine qui allait s’emporter. »

Bernard, Gabrielle et Mlles de Guibert se moquèrent de Maurice et d’Adolphe, qui finirent par ne savoir que répondre à François et à Christine ; et, tout en riant et causant, le dîner s’avançait et on en était au dessert. Maurice et Adolphe, pour dissimuler leur embarras, mangèrent si abondamment que le mal de cœur les obligea de s’arrêter.

Les autres enfants firent des plaisanteries sur leur gloutonnerie.

hélène.

On dirait que vous mourez de faim chez vous.

cécile.

Ou bien que vous ne mangez rien de bon à la

maison.
bernard.

Vous serez malades d’avoir trop mangé.

gabrielle.

Et personne ne vous plaindra. »

Maurice et Adolphe, mal à l’aise et honteux, ne répondaient pas ; ils avaient fini leur repas. On sortit de table ; tout le monde descendit au jardin ; les enfants se mirent à jouer et à courir, à l’exception de Maurice et d’Adolphe, qui restèrent au salon à moitié couchés dans des fauteuils. Ils avaient comploté de s’emparer de quelques cigarettes qu’ils avaient vues sur la cheminée, et de fumer quand ils seraient seuls ; leurs parents leur avaient expressément défendu de fumer, mais ils n’avaient pas l’habitude de l’obéissance, et ils firent en sorte qu’on ne s’aperçût pas de leur absence.


  1. Surnom donné à un fou nommé don Quichotte.