Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 13

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ARTICLE XIII.

ARRIVÉE DU GÉNÉRAL LALLY ; SES SUCCÈS, SES TRAVERSES. CONDUITE D’UN JÉSUITE NOMMÉ LAVAUR.

Ce fut dans ces circonstances que le général Lally et le chef d’escadre d’Aché, après avoir séjourné quelque temps à l’île de Bourbon, entrèrent dans la rade de Pondichéry le 28 avril 1758. Le vaisseau nommé le Comte de Provence, qui portait le général, fut salué de coups de canon à boulets, dont il fut très-endommagé. Cette étrange méprise, ou cette méchanceté de quelques subalternes, fut d’un très-mauvais augure pour les matelots, toujours superstitieux, et même pour Lally, qui ne l’était pas.

Ce commandant avait en perspective le bâton de maréchal de France, qu’il croyait pouvoir obtenir s’il opérait une grande révolution dans l’Inde, et s’il réparait l’honneur des armes françaises, peu soutenu alors dans les autres parties du monde. Sa seconde passion était d’humilier la grandeur anglaise, dont il était l’ennemi implacable.

Dès qu’il fut arrivé, il assiégea trois places : l’une était Goudelour, ville commerçante et défendue par un petit fort à quatre lieues de Pondichéry ; la seconde, Saint-David, citadelle bien plus considérable ; la troisième, Divicotey, qui se rendit à son approche. Il était flatteur pour lui d’avoir sous ses ordres, dans ses premières expéditions, un comte d’Estaing[1], descendant de ce d’Estaing qui sauva la vie à Philippe-Auguste à la bataille de Bouvines, et qui transmit à sa maison les armoiries des rois de France ; un Grillon, arrière-petit-fils de ce Grillon surnommé le Brave, digne d’être aimé du grand Henri IV ; un Montmorency, un Gonflans, dont la maison est si ancienne et si illustre ; un La Fare, et plusieurs autres officiers de la première qualité. Ce n’était pas l’usage qu’on fît servir des jeunes gens d’un grand nom dans l’Inde. Il est vrai qu’il eût fallu avec eux plus de troupes et plus d’argent. Cependant le comte d’Estaing avait investi Goudelour, et le surlendemain la place s’était rendue au général Lally, qui, suivi de cette florissante jeunesse, alla sur-le-champ mettre le siége devant l’importante place de Saint-David.

Il n’y avait pas un moment de perdu chez les deux nations rivales : pendant que l’on prenait Goudelour, une flotte anglaise, commandée par l’amiral Pococke, attaquait celle du comte d’Aché à la rade de Pondichéry. Des hommes blessés ou tués, des mâts brisés, des voiles déchirées, des agrès rompus, furent tout l’effet de cette bataille indécise. Les deux flottes, endommagées, restèrent dans ces parages également hors d’état de se nuire. La française était la plus maltraitée : elle n’avait que quarante morts, mais cinq cents hommes étaient blessés ; le comte d’Aché et son capitaine l’étaient aussi, et après la bataille on eut encore le malheur de perdre un vaisseau de soixante et quatorze canons, qui échoua sur la côte[2]. Mais une preuve évidente que l’amiral français[3] partagea avec l’amiral anglais l’honneur de la journée, c’est que l’Anglais ne tenta point de jeter du secours dans le fort Saint-David, assiégé.

Tout s’opposait dans Pondichéry à l’entreprise du général. Rien n’était prêt pour le seconder. Il demandait des bombes, des mortiers, des outils de toute espèce ; on n’en avait point. Le siége traînait en longueur, on commençait à craindre l’affront de l’abandonner ; l’argent même manquait. Les deux millions apportés sur la flotte, et remis au trésor de la compagnie, étaient déjà consommés : le conseil marchand de Pondichéry avait cru nécessaire de payer des dettes pressantes pour ranimer un crédit expiré : il avait mandé à Paris que si l’on ne le secourait pas de dix millions, tout était perdu. Le gouverneur de Pondichéry pour l’administration marchande, successeur de Godeheu, écrivait au général, le 24 mai, ce billet qu’il reçut à la tranchée :

« Mes ressources sont épuisées, et nous n’avons plus rien à attendre que d’un succès. Où en trouverai-je de suffisantes dans un pays ruiné par quinze ans de guerre, pour fournir aux dépenses de votre armée et aux besoins d’une escadre par laquelle nous attendions bien des espèces de secours, et qui se trouve au contraire dénuée de tout[4] ? »

Ce seul billet explique la cause de tous les désastres qu’on avait éprouvés, et de tous ceux qui suivirent[5]. Plus la disette de toutes les choses nécessaires se faisait sentir dans la ville, plus on blâmait le général d’avoir entrepris le siége de Saint-David.

Malgré tant de traverses et tant d’obstacles, le général emporte, l’épée à la main, quatre forts qui couvraient Saint-David, et force le commandant anglais à se rendre. On trouva dans la place cent quatre-vingts canons, des provisions de toute espèce, dont on manquait à Pondichéry, et de l’argent dont on manquait encore davantage. Il y avait trois cent mille livres en espèces et autant en effets, qui furent remis au trésorier de la compagnie. Nous ne spécifions ici que les faits dont tous les partis conviennent.

Le comte de Lally fit démolir cette forteresse et toutes les métairies voisines. C’était un ordre du ministère, ordre dangereux qui attira bientôt de tristes représailles. Le fort Saint-David pris, le général disposa tout sur-le-champ pour la conquête de Madras. Il écrivit à M. de Bussy, qui était alors au fond du Décan : « Dès que je serai maître de Madras, je me porte sur le Gange, soit par terre, soit par mer. Ma politique est dans ces cinq mots : Plus d’Anglais dans la péninsule. » Son ardeur ne put alors être satisfaite ; la flotte n’était pas en état de le seconder. Elle venait d’essuyer un second combat naval le 2 juillet 1758, à la vue de Pondichéry, plus désavantageux encore que le premier. Le comte d’Aché y avait reçu deux blessures, et, dans ce combat meurtrier, il avait soutenu avec cinq vaisseaux délabrés les efforts d’une armée navale plus forte que la sienne. Il quitte l’Inde le 2 septembre, malgré les efforts que faisaient pour le retenir le général, les principaux officiers de l’armée, les membres du conseil, et part pour l’île de France, où il croyait sans doute que sa présence serait plus utile et sa flotte plus en sûreté.

À l’entrée de la côte de Coromandel est une assez belle province qu’on nomme Tanjaour. Le raïa de ce pays, à qui les Français et les Anglais donnaient le nom de roi, était un prince très-riche. La compagnie prétendait que ce prince lui devait environ treize millions de France.

Le gouverneur de Pondichéry pour la compagnie exigea du général qu’il allât redemander cet argent l’épée à la main. Un jésuite français, nommé Lavaur, supérieur de la mission des Indes, lui disait et lui écrivait que « la Providence bénissait ce projet d’une manière sensible ». Nous serons obligés de parler encore de ce jésuite, qui a joué un grand et funeste rôle dans toutes ces aventures. Il suffit de dire à présent que le général, dans sa route, passa sur les terres d’un autre petit prince dont les neveux avaient offert depuis peu à la compagnie quatre laks de roupies, environ un million, pour avoir le petit État de leur oncle, et le chasser du pays. Le jésuite exhorta vivement le comte de Lally à cette bonne œuvre. Voici mot pour mot une de ses lettres : « La loi des successions dans ce pays-ci est la loi du plus fort. Il ne faut pas regarder l’expulsion d’un prince sur le même pied qu’on la regarderait en Europe. »

Il lui disait dans une autre lettre : « Il ne faut pas travailler pour la seule gloire des armes de Sa Majesté. À bon entendeur, demi-mot. » Ces traits font connaître l’esprit du pays et celui du jésuite.

Le prince de Tanjaour eut recours aux Anglais de Madras. Ils se disposèrent à faire une diversion ; il eut le temps de faire entrer d’autres troupes auxiliaires dans sa ville capitale menacée d’un siége. La petite armée française ne reçut de Pondichéry ni les vivres, ni les munitions nécessaires : on fut forcé d’abandonner cette entreprise[6], la Providence ne la bénissait pas autant que le jésuite le prétendait. La compagnie n’eut ni l’argent du prince ni celui des deux neveux qui voulaient déposséder leur oncle.

Comme on préparait la retraite, un nègre du pays, commandant d’une troupe de cavaliers nègres dans le Tanjaour, vint se présenter à la garde avancée du camp des Français, suivi de cinquante cavaliers ; il dit qu’il voulait parler au général, et prendre parti à son service. Le comte, qui était au lit, sortit de sa tente presque nu, tenant un bâton d’épine à la main. Le capitaine nègre lui porte sur-le-champ un coup de sabre qu’à peine il put parer ; les autres cavaliers nègres fondent sur lui. La garde du général accourut dans l’instant même ; on tua presque tous ces assassins. Ce fut l’unique fruit de cette expédition du Tanjaour ; mais du moins les troupes, à qui les vivres manquaient, avaient vécu pendant quelques mois aux dépens des ennemis.


  1. C’est à lui qu’est adressée la lettre de Voltaire, du 8 septembre 1766.
  2. Ce vaisseau était celui du capitaine Bouvet, officier de la compagnie. Il avait montré dans cette bataille un courage et une habileté qui eussent fait honneur à l’officier de marine le plus expérimenté. (K.)
  3. Nous donnons le nom d’amiral au chef d’escadre, parce que c’est le titre des chefs d’escadre anglais. Le grand amiral est en Angleterre ce qu’est l’amiral en France. (Note de Voltaire.)
  4. Ce billet est une réponse à la lettre que Lally écrivait à ce gouverneur, le 18 mai, et qui est reproduite dans le Précis du Siècle de Louis XV, chap. xxxiv.
  5. Voltaire ne dit pas que, pour pousser le siége avec vigueur, Lally mit en réquisition tous les Hindous de Pondichéry, sans distinction de castes, et voulut les employer à traîner l’artillerie ; qu’une profonde horreur éclata dans l’Inde au spectacle de cette profanation inouïe ; que les supplications du conseil de Pondichéry furent repoussées avec mépris par Lally, qui prétendait tout briser devant lui, etc., etc. (G. A.)
  6. L’expédition de Tanjaour fut une faute irréparable. Lally voulait éclipser la gloire de Bussy, qu’il avait rappelé du Décan. Il s’avança en pillant les églises, violant les pagodes, etc. Mais au lieu de brusquer le siége de Tanjaour, à la nouvelle du débarquement des Anglais à Karikal, il préféra s’en rapporter à un conseil de guerre, et le siége fut levé. (G. A.)