Fragments des Mémoires du chancelier Pasquier/02

Anonyme
Fragments des Mémoires du chancelier Pasquier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 119 (p. 270-295).
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FRAGMENS DES MÉMOIRES
DU
CHANCELIER PASQUIER[1]

LA CONSPIRATION MALET[2].

Cependant, toutes les correspondances particulières qui arrivaient de l’armée augmentaient l’impression, si vive déjà, que l’on ressentait à Paris. Je me souviens d’une lettre de M. Baraguey d’Hilliers adressée à M. de La Valette ; les plus grands malheurs y étaient prédits. Placé sur les derrières de l’armée, M. Baraguey d’Hilliers voyait les difficultés qui s’accumulaient autour de lui ; il prévoyait que bientôt les communications qu’il était chargé d’assurer seraient interceptées. Il n’y avait qu’un seul homme dont la confiance inébranlable cherchât à se rendre communicative, dont les lettres annonçassent toujours les plus heureux résultats. M. de Bassano, établi à Wilna avec quelques membres du corps diplomatique, repoussait tout ce qui pouvait faire douter du succès final ; ce n’était pas chez lui indifférence pour les souffrances dont il était témoin, car il était bon et humain ; tous les sentimens généreux trouvaient accès dans son âme ; mais M. de Bassano était possédé d’une telle admiration pour Napoléon, d’un désir si ardent de voir réussir ses projets, que tout cédait en lui au besoin de concourir à ce succès, à lui en fournir les moyens.

Il était impossible que l’inquiétude, qui gagnait à Paris les hommes les plus dévoués au gouvernement impérial, ne fît pas naître chez ceux qui avaient pour lui des sentimens hostiles l’espoir de le renverser. À la fin d’octobre nous en eûmes la preuve. Une conspiration éclata, dans des circonstances fort extraordinaires, qui méritent d’être racontées. Presque toutes les relations qui en ont été publiées sont plus ou moins mensongères : je veux parler de la conspiration Malet.

Le général Malet n’était plus un jeune homme ; il avait fait ses premières armes dans les mousquetaires et avait quitté le service, lors de la dissolution de ce corps, avec le brevet de capitaine. Patriote très chaud, au commencement de la révolution, il était rentré dans l’armée en 1792 ; en 1799, il était général de brigade. Son républicanisme fort ardent, qu’aucune des horreurs de la révolution n’avait ébranlé (il était de ceux, en très petit nombre, qu’on qualifiait, dans l’armée, de terroristes), lui avait fait voir avec un grand déplaisir l’élévation du général Bonaparte au consulat ; il avait été l’un des généraux qui, lors du concordat avec le pape, étaient entrés dans un complot qui avait donné assez d’inquiétude au premier consul. Cependant, en 1805, il avait été encore employé en Italie et avait même eu le commandement de la ville de Pavie. Il cessa d’être employé dans les premiers jours de l’empire et vint s’établir à Paris, où il forma des liaisons avec des hommes exaltés, toujours occupés à tramer quelques complots contre l’empereur. Parmi eux se trouvait le général Servan, l’ancien ministre de la guerre, et un sieur Jacquemont, membre du tribunal. Servan vint à mourir au moment où la police commençait à se méfier de lui ; Jacquemont seul fut arrêté, mais on trouva dans les papiers du général Servan le plan très détaillé de l’organisation d’un gouvernement provisoire, dans le cas où on réussirait à se défaire de Napoléon. La police découvrait en même temps une association secrète formée dans le dessein d’agir sur l’armée. Le plus capable et le plus audacieux des fondateurs de cette association, dont les membres se donnaient le nom de Philadelphes, était un nommé Bazin, originaire du Mans. Il avait, dans les plus mauvais jours, épouvanté le département de la Sarthe par la rédaction d’un journal très violent ; c’était lui qui le premier avait conçu, en 1799, l’idée de la loi des otages. La crainte des vengeances du parti chouan avait, depuis, décidé M. Bazin à s’éloigner du Mans et à se réfugier à Paris.

Après beaucoup d’interrogatoires, de recherches et de perquisitions, on ne trouva pas de preuves suffisantes, ni contre Bazin, ni contre Jacquemont ; personne ne fut mis en jugement ; on se borna donc à détenir comme prisonniers d’État tous ceux sur qui on avait mis la main. Le général Malet, également compromis dans l’une et l’autre affaire, lut du nombre des détenus. Ceux-ci restèrent presque tous dans les prisons de Paris, probablement parce que M. Dubois, ne renonçant pas à l’espérance que de nouvelles investigations seraient plus fructueuses, préférait garder les prévenus sous sa main. Le général Malet obtint assez promptement d’être transféré de la prison de la Force, dans une maison de santé, au faubourg Saint-Antoine. Il avait eu avec M. Fouché, dans le cours de sa vie révolutionnaire, des rapports qui lui donnèrent quelques droits à un souvenir bienveillant ; il lui dut cet allégement, considéré presque toujours comme un acheminement vers une liberté qui ne se fit pas longtemps attendre. Dans la réalité, l’homme qui était détenu dans une maison de santé ne devait être considéré que comme un prisonnier sur parole ; rien ne lui était plus aisé que de s’évader ; il n’y avait là ni gardien, ni guichet, ni grille, ni verrou. Le propriétaire de l’établissement était seul responsable des individus qui lui étaient confiés et n’avait pour les surveiller que des domestiques, chargés en même temps de les servir. On recevait, dans ces maisons, toutes les visites des personnes que les détenus jugeaient à propos de voir, avec lesquelles ils passaient, sans nulle gêne, la plus grande partie de la journée ; les communications entre le dedans et le dehors ne souffraient donc aucune difficulté.

Lorsque le général Malet entra dans la maison de santé du faubourg Saint-Antoine, il y trouva MM. de Polignac, Berthier de Sauvigny, l’abbé Lafon et M. de Puyvert : ces cinq personnes étaient toutes détenues pour fait de complot royaliste. MM. de Polignac avaient dû leur sortie de Vincennes à l’intérêt que leur portait la duchesse de Rovigo. Elle était un peu leur parente ; fort liée de plus avec la femme de l’aîné de ces messieurs, elle avait décidé son mari à obtenir de l’empereur cet adoucissement à leur longue captivité. J’avais rendu le même service à M. Berthier de Sauvigny, beau-frère de mon frère. Les projets de conspiration insensés qui avaient attiré sur lui cette rigueur n’étaient pas de nature à le faire considérer comme très redoutable. On ne pouvait pas en dire autant de l’abbé Lafon. Né dans le département de la Gironde, il s’était signalé, dès 1795, par la part très active qu’il avait prise à toutes les tentatives ayant pour but de rétablir l’ancienne monarchie ; promoteur de la chouannerie, plus récemment, lors de l’occupation des États de l’Église par les troupes françaises, il avait travaillé à répandre les protestations du pape, et la bulle d’excommunication que Sa Sainteté avait jugé à propos de fulminer. Cette dernière entreprise l’avait fait arrêter à Bordeaux, envoyer à Paris, puis enfermer à la Force, avec le général Malet. L’intérêt qu’il avait su inspirer, par une maladie feinte ou véritable, avait motivé son transfèrement dans cette maison de santé, où se trouvait M. de Puyvert, détenu depuis neuf ans. Royaliste non moins dévoué que M. Lafon, le marquis de Puyvert avait participé, comme investi des pouvoirs du roi, à tous les mouvemens tentés pour la cause royale dans le midi de la France.

Voilà donc la société au milieu de laquelle le général Malet se trouva jeté en sortant de la Force. Elle semblait devoir peu convenir à ses habitudes, à ses opinions et aux souvenirs de sa vie passée. Mais un malheur semblable, surtout une haine commune, rapprochent facilement les hommes ; on ne discute pas les motifs de la vengeance, dont le besoin vous dévore, quand on est d’accord sur le mal qu’on souhaite à son ennemi ! Une certaine intelligence ne tarda pas à s’établir entre le général et ses nouveaux compagnons d’infortune. Cependant la véhémence de son caractère, l’audace de ses procédés révolutionnaires, durent étonner, jusqu’à un certain point, des hommes qui n’avaient pas comme lui joué un rôle actif dans les scènes de 1793 et de 1794. L’abbé Lafon paraît avoir été de force à se tenir constamment à sa hauteur. Si même on ajoutait foi aux récits qui ont été publiés par lui, il faudrait admettre qu’il a puissamment contribué à attiser le feu dont cette âme ardente était dévorée.

Lorsque les événemens de la campagne de Russie commencèrent à produire l’impression générale dont j’ai tâché de rendre compte, Malet crut que la chute de Napoléon, non-seulement pouvait, mais devait être immédiate. Il se persuada qu’elle serait facilement décidée par le plus léger effort, surtout si cet effort était tenté dans la capitale. Ce fut sur cette idée qu’il bâtit son plan. M. Lafon a affirmé que ce plan avait été connu des royalistes qui partageaient la réclusion du général. Il faut observer que M. Berthier n’en faisait déjà plus partie ; j’avais obtenu sa liberté définitive dans le même conseil où la permission de passer en Amérique avait été accordée au général Lahorie il avait été seulement astreint à se retirer chez une de ses sœurs, en Languedoc. Quant à M. de Puyvert, dont les paroles méritent d’être crues, il a affirmé qu’il n’avait absolument rien su. Restent MM. de Polignac. M. Lafon prétend qu’ils furent effrayés des conséquences de l’entreprise ; il attribue à la crainte de se voir compromis par une habitation commune avec le général, la demande qu’ils formèrent alors d’être transférés dans une autre maison de santé, située faubourg Saint-Jacques. La coïncidence de cette démarche avec l’événement donne quelque force à cette assertion.

Quand le complot éclata, il n’y avait plus dans la maison de santé du faubourg Saint-Antoine que le général Malet, M. de Puyvert et l’abbé Lafon ; M. de Puyvert n’a pris aucune part à l’action, elle appartient donc tout entière au général et à l’abbé. Persuadés l’un et l’autre que les conspirations échouent presque toujours par l’indiscrétion ou la trahison des individus trop nombreux qu’on se croit obligé de mettre dans la confidence, ils résolurent de renfermer le plus possible leur secret, mettant l’espoir du succès dans la surprise qu’ils causeraient à ceux dont ils comptaient se servir, comme à ceux qu’ils devaient attaquer. M. Lafon, dans son récit, prétend qu’il avait de nombreux correspondans, que des intelligences étaient ménagées avec beaucoup de militaires, que tout enfin avait été disposé par ses soins pour un soulèvement à Paris et dans les provinces. Je donnerai plus tard une preuve qui me semble irrécusable de la fausseté de cette assertion.

Les moyens employés par eux furent aussi simples que téméraires. Profiter de la nuit pour se présenter à la porte de deux casernes, annoncer la mort de Napoléon, donner lecture d’un sénatus-consulte supposé, qui abroge le gouvernement impérial, qui établit un gouvernement provisoire et investit le général Malet de tous les pouvoirs nécessaires pour commander la force armée, la requérir, la commander comme il conviendra ; avoir ainsi à sa disposition une cohorte et un bataillon d’un régiment ; conduire et envoyer les détachemens de ces deux corps sur les points les plus importans à occuper, s’en servir pour arrêter les fonctionnaires publics dont la résistance est le plus à craindre » ; cela fait, publier et proclamer par toute la ville le prétendu sénatus-consulte ; appeler à soi les mécontens de toutes les couleurs,, de tous les partis » ; assembler à l’Hôtel de Ville les plus importans d’entre eux ; en former un gouvernement provisoire avec lequel ils se flattent de vaincre toutes les résistances, d’entraîner l’obéissance : et l’assentiment de la France entière : tel est l’ensemble des opérations que le général Malet et M. Lafon vont tenter, en sortant, le 23 octobre, à huit heures du soir, de la maison de santé.

Leur départ ne souffrit aucune difficulté. Ils se transportèrent d’abord près de la place Royale, rue Saint-Gilles, où ils s’étaient assurés d’une chambre qu’occupait un prêtre espagnol. Il paraît sûr que, déjà dans la nuit du dimanche précédent, ils s’étaient rendus dans ce même lieu, mais qu’ayant attendu trop longtemps un des individus dont la coopération leur était nécessaire, ils avaient pris le parti de rentrer dans la maison de santé. Je crois même que le maître de cette maison avait donné avis au ministre de la police de cette première sortie ; on y avait fait peu d’attention, dans la pensée, sans doute, que l’escapade avait eu lieu pour quelque partie de plaisir sur laquelle il valait mieux fermer les yeux. L’asile momentané de la rue Saint-Gilles leur avait été procuré par les soins d’un jeune homme nommé Boutreux, qui venait souvent visiter M. Lafon et le général Malet. Il était natif d’Angers, licencié en droit ; on a lieu de penser qu’il avait fait partie de la société des Philadelphes, Les deux conspirateurs s’étaient décidés à le mettre dans leur confidence, ne pouvant se passer d’un complice en état de leur trouver un lieu dans lequel ils pourraient rédiger en sûreté les pièces nécessaires et où le général Malet revêtirait son uniforme. Ce fut Boutreux, en effet, qui reçut, dans l’appartement du prêtre espagnol, les deux conjurés, auxquels vint se joindre aussitôt un caporal du 1er bataillon d’un régiment de la garde de Paris, nommé Râteau. C’était lui qui s’était fait attendre le dimanche précédent ; il avait été séduit par le général Malet, dans la maison de santé, où il venait assez souvent rendre visite à un de ses parens. Il devait apporter et apporta, en effet, le mot d’ordre. Ces deux individus, avec le prêtre espagnol, sont les seuls qui aient été notoirement mis à l’avance dans le secret de la conspiration. Les pièces à rédiger et à copier consistaient dans le sénatus-consulte supposé, dans la proclamation de ce sénatus-consulte et dans un ordre du jour daté du 23 ou 24 octobre, signé Malet, plus deux lettres contenant des instructions très détaillées sur la distribution et l’emploi des troupes ; l’une était adressée au sieur Soulier, commandant la 10e cohorte, l’autre au sieur Rouff, commandant le 2e bataillon de la garde de Paris. La lettre au sieur Soulier annonçait sa promotion au grade de général de brigade et était accompagnée d’un bon de 100,000 francs, sur lequel devait être pris le paiement d’une haute solde aux soldats et de doubles appointemens aux officiers. Le général Malet, signataire de ces deux lettres, était censé les remettre à un général Lamotte, qui devait prendre le commandement des troupes et pourvoir à l’exécution de tous les ordres. Mais, en réalité, il n’y avait point de général Lamotte ; il se chargeait lui-même de porter ses dépêches. Le temps de faire toutes ces écritures, bien qu’elles fussent grossièrement fabriquées, prit une grande partie de la nuit. Une pluie abondante était survenue, rendant la marche des conjurés tort pénible ; la caserne de Popincourt, où se trouvait la 10e cohorte, était assez loin de la rue Saint-Gilles ; il était trois heures et demie lorsque Malet s’y présenta, accompagné de Râteau, qui remplissait auprès de lui les fonctions d’aide-de-camp. Le chef de la cohorte, Soulier, était dans son lit avec la fièvre. La nouvelle de la mort de l’empereur, jointe à son indisposition, bouleversa ses facultés ; il crut sans hésiter et sans vérification tout ce qui lui fut dit, ordonna de faire lecture du sénatus-consulte et de la proclamation, puis mit les troupes à la disposition du général. Le même succès attendait celui-ci à la caserne des Minimes, où se trouvait un bataillon de la garde de Paris, composé de six compagnies. Le colonel du régiment, nommé Rabbe, auquel on alla porter la nouvelle, ne fut pas moins crédule que le chef de la cohorte et envoya l’ordre d’obéir à toutes les réquisitions qui seraient faites. D’après ces réquisitions, les six compagnies devaient s’acheminer entre cinq et six heures du matin pour occuper la barrière Saint-Martin, la barrière de Vincennes, la préfecture de police, le quai Voltaire, la place de Grève et la place Royale, chacun de ces postes devant être occupé par une compagnie. Malet disposait donc de 1,200 soldats environ. Il avait réservé ceux de la cohorte pour soutenir et exécuter les coups de main auxquels il attachait le plus d’importance. Mais il lui fallait, pour diriger et faire servir utilement ses soldats, des hommes de résolution, en état de les bien commander ; or la prison de la Force renfermait deux généraux dont les sentimens bien connus lui promettaient une vigoureuse coopération. Cette prison se trouvait sur son chemin, en avançant dans la ville ; il résolut de les aller délivrer ; il se servit, auprès d’eux, du sénatus-consulte et leur confirma la nouvelle de la mort de l’empereur, toujours avec le même succès. Cependant beaucoup de temps était déjà perdu ; il ne fallait plus compter sur les avantages de la nuit. Il était six heures et demie lorsqu’il se présenta à la Force, suivi d’une partie de la cohorte ; le reste marchait pour s’emparer de l’Hôtel de Ville. Le concierge de la prison, voyant une troupe militaire en bon ordre, commandée par un général en uniforme, n’éleva pas le moindre doute sur la légalité de sa mission et s’empressa de lui obéir.

Les généraux Lahorie et Guidal furent donc mis en liberté, ainsi qu’un sieur Boccheiampe, Corse de naissance, assez récemment amené à Paris, de Parme, où il avait été prisonnier d’État pendant de longues années ; le malheureux avait lui-même sollicité cette translation comme un moyen de faire mieux entendre sa justification, d’obtenir enfin sa liberté.

Le général Guidal, d’un caractère très violent, après plusieurs démêlés avec différens ministres de la guerre, avait été réformé, pour ses sentimens de haine contre Napoléon. Des propos menaçans, qu’il s’était permis depuis, en maintes occasions, avaient motivé la détention qu’il subissait. Malet l’avait connu pendant son séjour à la Force. Lahorie se fit attendre ; il était couché lorsqu’il fut averti, et mit assez de temps à se lever. Il ne paraît pas cependant qu’il eût conçu le moindre doute sur la vérité des faits qui lui étaient annoncés. À sa sortie de prison, il reçut le commandement d’un peloton avec l’ordre de se transporter à la préfecture de police, d’y arrêter le préfet, d’y installer à sa place le sieur Boutreux, qui se joignit à lui, revêtu d’une écharpe. Cette expédition faite, il devait continuer sa route jusqu’au ministère de la police, arrêter le ministre et le remplacer dans ses fonctions. Guidal et Boccheiampe eurent aussi chacun le commandement d’un peloton, avec mission d’appuyer, si besoin était, les opérations de Lahorie, avec instruction de se conformer dans tous les cas aux ordres qu’ils en recevraient. Malet, de son côté, se dirigea avec cent cinquante hommes, sur l’état-major de la division militaire, place Vendôme.

Il était plus de 7 heures quand Lahorie arriva à la préfecture de police. Je venais de quitter mon lit, lorsque j’entendis une grande rumeur dans les pièces qui précédaient ma chambre à coucher. Mon valet de chambre sortit pour en savoir la cause. Voyant une troupe armée, il chercha à l’arrêter, et défendit avec un admirable dévoûment la porte de ma chambre ; il fut jeté de côté, blessé à la jambe d’un coup de baïonnette. Je cherchais à gagner l’escalier qui donnait sur le jardin, lorsque je fus assailli par une troupe de soldats, conduits par un officier, qui me fit rentrer dans mon appartement, sans souffrir que ses gens exerçassent sur moi aucune violence. Cet officier, que je ne reconnus pas, était enveloppé d’un manteau ; le trait caractéristique de sa figure, son front découvert, était caché par un grand chapeau. C’était le général Lahorie. Il m’annonça la mort de l’empereur, tué sous les murs de Moscou ; me signifia le prétendu sénatus-consulte, mais sans me permettre de le lire. Il me dit encore que le citoyen Boutreux, qui l’accompagnait, allait prendre mes fonctions, puis me consigna dans ma chambre, sous la garde de deux fusiliers. Il partit, laissant garnison dans l’hôtel, dont le poste n’était occupé que par quelques invalides.

Arrivé au ministère de la police, la scène fut beaucoup plus vive. Le duc de Rovigo, comme moi pris à l’improviste, courut beaucoup plus de dangers. Le général Guidal nourrissait une haine particulière contre lui et aurait volontiers profité de l’occasion pour s’en défaire ; il avait trouvé dans quelques-uns des soldats qu’il conduisait des dispositions semblables. Le général Malet avait donné les instructions les plus violentes ; on peut juger de ce qu’il attendait de ses lieutenans par ce qu’il a fait lui-même. Il avait agi habilement en entraînant cette troupe, composée d’hommes arrachés à leurs foyers, lorsqu’ils se croyaient depuis longtemps à l’abri des réquisitions, et disposés à se montrer hostiles au gouvernement impérial. Ils étaient commandés par des officiers, presque tous usés par l’âge et les fatigues, plus que d’autres faciles à tromper. Les soldats qui suivaient le général Guidal envahirent la chambre du ministre de la police ; il fallut, pour le protéger, toute la fermeté du général Lahorie. Le profond ressentiment dont il devait être animé contre le duc de Rovigo céda dans cette occasion à la générosité naturelle de son caractère : il usa du pouvoir dont il était revêtu pour empêcher qu’on ne lui fît aucun mal, mais ne trouva, ainsi qu’il l’a déclaré ensuite, d’autre moyen de lui sauver la vie qu’en le faisant emprisonner. « Rassure toi, avait-il dit à Savary, tu es tombé dans des mains généreuses, tu ne périras pas. »

Le duc de Rovigo fut conduit à la Force, dans une voiture de place, par le général Guidal. Lahorie signa, comme ministre de la police, l’ordre de sa détention ; il n’a pris cette qualité que dans cet acte, pour sauver la vie à Rovigo, a-t-il dit, et n’en a, en aucune façon, exercé les fonctions. Sur ce point, son assertion manque de vérité ; car il fit demander, immédiatement après son installation dans l’hôtel, un tailleur auquel il commanda un habit de ministre, puis monta dans la voiture de son prédécesseur, se fit mener à l’Hôtel de Ville, où il fut introduit comme ministre de la police.

Pendant que ces choses se passaient au ministère, j’étais demeuré dans ma chambre à coucher. J’achevais ma toilette entre mes deux fusiliers ; puis, désireux de savoir ce qui se passait, je demandai à parler au citoyen Boutreux. Il vint, et eut la simplicité de me montrer le sénatus-consulte et la proclamation. Il ne me fut pas difficile de juger, à la première vue, que ces pièces étaient apocryphes, fabriquées par des gens qui ne connaissaient pas les formes usitées. Je me bornai à lui dire que la mort de l’empereur m’étonnait beaucoup, parce que j’avais vu la veille des dépêches apportées par une estafette venue très vite et que, selon ses dépêches, il se portait bien. Peu de minutes après, Mme Pasquier et mon beau-frère ayant pénétré jusqu’à moi, je leur dis que tout ce qui se passait était fondé sur une grossière imposture, qui ne tarderait pas à être reconnue.

Je raisonnais sur l’issue probable de cette échauffourée, lorsque je vis entrer un sous-lieutenant de la cohorte ; j’ai su depuis qu’il se nommait Lefèvre. Il était porteur d’un ordre de Lahorie, ministre de la police, et me signifia qu’il allait me conduire à la Force. Je montai donc à côté du sous-lieutenant dans un cabriolet de place entouré par une douzaine de soldats ; à moitié chemin, remarquant que l’escorte était peu considérable, j’eus l’idée qu’il serait peut-être possible de faire entendre raison à l’officier qui me conduisait. Je pris le parti de lui dire qu’il était dupe d’une grossière imposture, qu’il ne savait pas sans doute les conséquences de sa participation à une affaire fort coupable, qu’il pouvait y perdre la vie ; je lui déclarai que l’empereur n’était pas mort, que le sénatus-consulte en vertu duquel il agissait était faux. Il fut d’abord étonné ; pensant ensuite que ce langage était une ruse de ma part, ou peut-être ayant peur des soldats qui nous accompagnaient, il ordonna à l’escorte de doubler le pas et au conducteur du cabriolet d’aller plus vite.

Nous arrivâmes à la Force. Mon sous-lieutenant se hâta de me mettre entre les mains du concierge, nommé Lebrau ; c’était un fort honnête homme, fils d’un concierge, qui, dans le temps de la Terreur, s’était signalé par les courageux services qu’il avait rendus aux malheureux détenus. Il nie devait sa place. Aussitôt que les portes furent fermées, il se mit à ma disposition ; j’appris de lui ce qui s’était passé le matin dans la prison, lorsque Lahorie, Guidal et Boccheiampe avaient été mis en liberté ; il me dit comment le duc de Rovigo venait de lui être amené, que le général Guidal avait pris, en se retirant, la précaution de confier la garde du poste extérieur à des soldats tirés de la cohorte dont il disposait. Enfin je fus informé que M. Desmarets, conduit aussi par un officier, était arrivé peu après le ministre et avait aussi été constitué prisonnier. Après quelques minutes de réflexion sur le meilleur parti à prendre, sur les premières démarches à faire, je chargeai la femme du concierge d’aller vérifier si une issue de la prison, donnant sur une autre rue que celle de l’entrée principale, était aussi gardée par la cohorte ; j’attendais son retour, quand je vis entrer dans le greffe M. Saulnier, secrétaire-général du ministre de la police, et l’adjudant de place Laborde. Ils me dirent que tout était terminé, que le général Malet et Lahorie étaient arrêtés, qu’ils n’avaient pas perdu une minute pour venir me délivrer, ainsi que le duc de Rovigo.

Nous sortîmes ensemble : le duc de Rovigo monta avec moi dans la voiture de M. Saulnier, qui nous conduisit à l’hôtel du ministère. Je n’ai donc guère passé plus d’un quart d’heure à la Force. Je n’ai pas quitté le greffe ; mais la scène avait cependant été rude ; je ne prétends pas nier que mon émotion n’ait été vive, que je n’aie pas passé ce qu’on appelle un mauvais quart d’heure. C’est ici le lieu de dire que dans le trajet de la préfecture à la Force je n’avais aperçu sur la route aucun mouvement, aucun rassemblement. Toute la ville paraissait dans l’ignorance la plus profonde de ce qui se passait. Quelques habitans du quartier qui me reconnurent dans le cabriolet, entouré de mon escorte, s’arrêtèrent avec les marques du plus grand étonnement. Le ministre de la police avait été encore moins remarqué. Il n’y a donc rien de plus mensonger que les assertions contenues dans l’écrit de M. Lafou sur l’indignation qui éclata, dit-il, contre nous, au moment où on nous emmenait, sur les menaces de jeter le ministre dans la rivière. À notre retour, nous trouvâmes un assez grand nombre de personnes assemblées sur la place de Grève ; il y en avait beaucoup plus sur le Pont-Neuf, sur les quais, en face du ministère de la police et de la préfecture de police ; déjà on savait l’arrestation du général Malet, on s’entretenait par conséquent de son entreprise comme d’une odieuse folie.

Voici maintenant ce qui avait précipité le dénoûment.

Malet, arrivé à la place Vendôme, s’était porté au logement du général Hulin, commandant la division. Laissant son escorte à la porte, il était monté à l’appartement du général, accompagné de deux ou trois officiers ou sous-officiers. Il avait annoncé au général la mort de l’empereur ; mais ayant remarqué peu de crédulité sur sa figure, il l’avait engagé à passer dans un cabinet voisin pour prendre lecture des pièces qu’il allait lui communiquer. Aussitôt entré dans le cabinet, pendant que le général Hulin jetait les yeux sur le sénatus-consulte, Malet lui tira dans la tête un coup de pistolet qui lui fit perdre connaissance. Ce crime consommé, le général Malet se hâta de reprendre le commandement de sa troupe, dont une partie s’était emparée de la porte de l’état-major, situé à l’extrémité de la place ; mais de là on avait pu voir un mouvement anormal chez le général Hulin, et on était sur ses gardes. Cependant Malet pénétra encore jusqu’au cabinet du général Doucet, adjudant-général, chef d’état-major ; celui-ci lisait le sénatus-consulte, que venait de lui remettre le commandant du détachement qui avait pris les devans. M. Doucet s’était aperçu de la fausseté de la pièce. Comme il se récriait sur cette indignité, Malet se préparait à lui faire subir le même sort qu’au général Hulin, lorsque l’adjudant Laborde, qui le suivait de près, le voyant porter la main sur un pistolet, se jeta sur lui et l’arrêta, en appelant à son secours les soldats du poste préposés à la garde de l’hôtel. Ceux de la cohorte ne surent pas plus tôt ce qui venait de se passer, qu’ils se hâtèrent de se ranger sous les ordres du général Doucet et de l’adjudant Laborde, auxquels ils avaient l’habitude d’obéir.

M. Saulnier ayant appris l’enlèvement du duc de Rovigo, s’était transporté chez M. Real, qui avait couru chez l’archichancelier, puis chez le ministre de la guerre, et de là enfin à l’école militaire, requérir le général Deriot, commandant la garde impériale, de faire avancer au plus vite des détachemens en nombre suffisant pour rétablir le bon ordre. M. Saulnier, de son côté, s’était fait mener chez le général Hulin ; il y était arrivé quelques instans après le coup de pistolet que lui avait tiré Malet, et l’avait trouvé dans son lit. Le ministre de la guerre, déjà informé de l’arrestation de Malet, avait donné les ordres nécessaires pour faire rentrer dans les casernes les troupes qui avaient été séduites.

Ainsi, pour le général Malet, tout était terminé après quatre ou cinq heures de succès.

Malet avait cru que ses ordres, envoyés de l’état-major général à tous les corps de troupes dans l’étendue de la division, ne pourraient pas manquer d’entraîner leur complète obéissance, puisqu’ils leur apparaîtraient sous la forme accoutumée, puisqu’ils leur seraient transmis par les voies ordinaires. Malgré ce que l’audace d’une telle conception peut avoir de saisissant, il est impossible de ne pas la regarder comme un acte de folie. Il eût fallu tuer le ministre de la guerre et son état-major, gagner, désarmer ou détruire le général et les officiers supérieurs auxquels appartenait le commandement de la portion de la garde que l’empereur n’avait pas près de lui et qui se trouvait à Paris et à Saint-Cloud. Or, il n’était pas permis d’ignorer que la garde n’était pas sous les ordres de l’état-major de la division. Son dévoûment à l’empereur, à l’impératrice, au roi de Rome était connu ; elle était casernée en grande partie hors de la ville, à l’école militaire, à Courbevoie ; ses chefs auraient, par conséquent, été avertis à temps, ils avaient 4,000 à 5,000 hommes.

La conduite de l’adjudant Laborde, en cette occasion, fut des plus vigoureuses. En quittant la place Vendôme, où il avait arrêté le général Malet, il courut au ministère de la police, mit la main sur Lahorie, déjà, établi dans le cabinet du ministre, mais assez inquiet. Il était impossible qu’il ne se fût pas douté que le général Malet avait abuté de sa crédulité. Confiant dans sa parole, il avait été chercher, à l’Hôtel de Ville, le gouvernement établi par le sénatus-consulte ; son étonnement fut extrême de n’y trouver que deux compagnies de la 10e cohorte, envoyées par Malet pour en prendre possession. Personne ne pouvant lui donner le moindre renseignement sur le prétendu gouvernement provisoire, il avait pris le parti de revenir au ministère. Étonné de la tranquillité qui régnait dans toute la ville, où nul ne paraissait instruit d’un événement aussi grand que la mort de l’empereur et le renversement de son gouvernement, il était plongé dans ses réflexions lorsque parut Laborde qui le fit prisonnier. C’était après cette expédition et sur les ordres du ministre de la guerre, que Laborde était venu à la Force, accompagné de M. Saulnier, et nous avait délivrés.

En arrivant sur le quai, nous rencontrâmes la tête d’une colonne de grenadiers de la garde impériale qui vint rangée devant le ministère, attendre des ordres ; sa présence seule était une suffisante garantie que la tranquillité ne serait pas troublée. On crut donc que tout était fini, ce fut alors cependant que je courus personnellement le plus grand danger.

Ma présence à la préfecture de police devant être nécessaire, je me hâtai d’y retourner. Je commis l’imprudence d’y aller à pied, sans escorte. Pendant mon absence, les soldats de la cohorte, restés en possession de l’hôtel, ayant été rejoindre la compagnie dont ils faisaient partie, avaient été remplacés par la compagnie du bataillon de la garde de Paris auquel Malet avait assigné cette destination. Celle-ci était commandée par le lieutenant Beaumont.

Arrivé à l’entrée de l’hôtel, voyant la cour remplie de soldats, j’appelai le commandant et lui signifiai qu’il eût à reconduire sa troupe à la caserne. Je crus que ma vue seule devait suffire pour lui apprendre que tout était changé ; les militaires, j’aurais dû le savoir, n’obéissent pas avec tant de facilité aux ordres d’un fonctionnaire civil. Le changement, si brusque d’ailleurs, ne fut pas admis par l’officier, qui, encouragé par un sergent qui paraissait fort animé, refusa tout à fait de se soumettre à mon injonction et cria à sa troupe de prendre les armes. Ce fut le signal d’une manifestation accompagnée de cris : « Il faut l’arrêter, il faut le tuer ! » Heureusement, j’étais encore auprès de la porte ; je me rejetai au milieu de la foule de curieux qui s’y pressait et remontai la petite rue de Jérusalem, dans l’intention de gagner le quai. Les soldats se mirent à me poursuivre, baïonnette en avant, et je n’eus d’autre ressource que de me réfugier dans une boutique, à l’extrémité de la rue. Ils voulurent briser la porte, mais les nombreux agens de la préfecture présens se jetèrent au-devant d’eux, leur persuadèrent de garder la porte, sans recourir à la violence, dont ils leur firent comprendre l’inutilité et le danger. Me voilà donc de nouveau prisonnier. Je restai près d’une heure ainsi bloqué. L’adjudant s’était présenté, muni des ordres du ministre de la guerre, qui enjoignait à la compagnie de rentrer à la caserne, mais son autorité avait été méconnue comme la mienne, on l’avait arrêté ; le tumulte ne prit fin que lorsqu’on apprit qu’un fort peloton de la garde impériale était en route pour la préfecture de police. Le lieutenant Beaumont prit alors le parti de se retirer avec sa compagnie et cessa ainsi une résistance qui ne lui en a pas moins coûté la vie.

Sur les ordres du général Malet, le chef de cohorte Soulier, parti pour occuper l’Hôtel de Ville, n’arriva qu’à sept heures et demie ; il fit stationner sa troupe sur la place, monta pour signifier au préfet les ordres dont il était chargé ; mais celui-ci avait couché à sa maison de campagne. Soulier ne put parler qu’à un des employés qui, sachant que le préfet devait être en route, envoya au-devant de lui pour hâter sa marche, et lui annoncer la mort de l’empereur par un petit mot au crayon : Fuit imperator. M. Frochot arriva à cheval à huit heures ; la nouvelle l’avait mis hors de lui, tout ce qu’on lui apprit augmenta son trouble : ainsi il sut que le ministre de la police était venu, sans savoir que ce ministre était Lahorie, que le duc de Rovigo était en prison. On lui parla d’un ordre pour arrêter un de ses employés nommé Lapierre qu’il aimait beaucoup. Enfin, il reçut la visite d’un médecin attaché au duc de Rovigo qui venait, de la part de la duchesse au désespoir, lui demander où était son mari. Ce désespoir, aux yeux de M. Frochot, était motivé par la mort de l’empereur ; il y vit une confirmation de La fatale nouvelle.

M. Frochot lut, dans les ordres que lui remettait le commandant de la cohorte, l’abolition du gouvernement impérial, l’établissement d’une commission provisoire de gouvernement, siégeant à l’Hôtel de Ville, et l’injonction, s’il en était besoin, de faire un appel au pays en sonnant le tocsin. Toutes ces mesures révolutionnaires achevèrent de le dérouter. « Eh bien, dit-il à Soulier, que voulez-vous ? Il vous faut un emplacement pour la commission, un autre pour l’état-major. Il y a de la place dans la grande salle pour la commission ; quant à l’état-major, il pourra se mettre dans le bas de l’hôtel. » Puis, sortant de son cabinet, il alla dans la grande salle, appela le concierge, donna l’ordre d’y apporter une table et des chaises, et se hâta de gagner son appartement particulier, demanda des chevaux, ayant l’intention de se rendre au plus vite chez l’archichancelier. On vint alors lui annoncer que l’adjudant Laborde arrivait, avec des ordres du ministre de la guerre, pour faire retirer la cohorte et la remplacer par d’autres troupes. M. Saulnier eut bientôt appris à M. Frochot l’erreur dans laquelle on l’avait jeté. Sa joie fut alors aussi vive que l’avait été sa douleur ; il se joignit à l’adjudant Laborde pour persuader au colonel d’obéir à l’ordre qui lui était signifié et que ce malheureux était fort tenté de méconnaître. Ne sachant plus auquel entendre, au milieu de tant de faits extraordinaires et contradictoires, il céda cependant, et reconduisit sa troupe à la caserne. Pendant ce temps les chaises et la table, apportées dans la grande salle, étaient remportées ; mais ces préparatifs avaient été remarqués. M. Frochot, dans la joie que lui causait ce dénoûment inespéré, était loin de prévoir tout ce que sa crédulité, si excusable cependant, devait entraîner pour lui de peines et de malheurs.

Dans la journée du 24, les deux chefs de corps, les officiers et sous-officiers qui avaient le plus activement secondé les opérations du général Malet furent arrêtés. Le général Guidal et Boccheiampe furent saisis dans la maison où ils s’étaient retirés. Boutreux, qui avait eu la prétention de remplir les fonctions de préfet de police, échappa dans ce premier moment à toutes les recherches. Il en fut de même de Lafon, qui n’a reparu qu’à la Restauration. Une commission militaire fut assemblée dès les premiers instans pour juger les prévenus.

Malet et ses principaux agens appartenaient au parti révolutionnaire, c’était de ce côté que devaient être dirigées les recherches ; cependant les pièces saisies sur les conjurés renfermaient des données contradictoires ; ainsi le sénatus-consulte portait comme membres du gouvernement provisoire des hommes connus pour leurs sentimens royalistes et contre-révolutionnaires. On y voyait figurer M. Mathieu de Montmorency, M. Alexis de Noailles, à côté de l’abbé Sieyès. Le mariage de Marie-Louise était cassé, le jeune Napoléon était déclaré illégitime, on abolissait la conscription et une partie des impôts indirects. Le pape était rendu à ses États, un congrès indiqué pour travailler à la paix générale, que la France rendait facile en rentrant dans ses anciennes limites. L’inaliénabilité des domaines nationaux était garantie ; ce mot inaliénabilité pouvait être interprété de manières fort différentes. L’ordre du jour signé Malet n’était pas moins étrange, il donnait le commandement des troupes aux généraux Guidal, Desnoyers et Pailhardy, tous trois révolutionnaires. Le licenciement des cohortes était annoncé. Le général Lecourbe, ennemi personnel de Napoléon, le plus déterminé des jacobins, était nommé commandant d’une armée centrale, qui allait s’assembler sous Paris. Le général Lahorie devait être le chef d’état-major de cette armée. Les promesses de hautes paies et de grades supérieurs y étaient prodiguées aux officiers et aux soldats qui se distingueraient par leur zèle. Enfin, l’arrestation des hommes pervers et corrompus, qui voudraient se servir de leur influence pour contrarier la marche du gouvernement provisoire, était annoncée comme devant s’exécuter sans délai ; il était ordonné aux troupes qui seraient employées à ce service de le faire avec ordre et modération, mais avec toute l’énergie qu’exige une mesure commandée par la tranquillité publique. Il est évident que l’abbé Lafon avait une grande part à la rédaction du sénatus-consulte et que l’ordre du jour appartenait tout entier au général Malet.

Les premières recherches ne se firent donc point sans quelque hésitation. L’interrogatoire que M. Real fit subir au général Lahorie, avant qu’il fût envoyé devant la commission militaire, mit en lumière la folie qui avait présidé à la conception du général Malet. Le duc de Rovigo voulut que j’y assistasse ; il m’envoya chercher ; c’était une attention dont je me serais bien passé. M. Pelet avait été aussi appelé, ainsi que M. Angles, M. Saulnier et M. Desmarets. Je fus donc témoin de la scène, qui dura plus de trois heures. Lahorie soutint et démontra jusqu’à la dernière évidence qu’il n’avait rien su à l’avance, que la vue d’un général qui se présentait à la tête d’une force militaire nombreuse, sans apparence de tumulte, lui avait inspiré confiance ; qu’il avait cru à la mort de l’empereur, qui n’avait en soi rien d’extraordinaire ; que la révolution annoncée ne lui avait présenté aucune invraisemblance ; qu’il avait vu bien d’autres changemens de gouvernement et notamment celui du 18 brumaire. N’était-ce pas un sénatus-consulte qui avait fait le premier consul empereur ? Si le sénat avait créé le gouvernement impérial, ne pouvait-il pas l’avoir aboli ? Pris au dépourvu, éveillé en sursaut, il avait été complètement dupe d’un homme qui exerçait sans conteste un grand pouvoir, qui se faisait ouvrir sans violence les portes de la prison, auquel tout ce qui l’environnait s’empressait d’obéir. Lorsqu’on lui mettait sous les yeux le sénatus-consulte, en lui demandant comment il avait pu être trompé par une fabrication aussi grossière et par des dispositions aussi incohérentes, il répondait qu’à peine y avait-il jeté les yeux, que, pressé par Malet de se mettre à la tête de la troupe dont le commandement lui était confié, il n’avait rien lu et avait écouté seulement ce qui lui avait été dit : « On s’étonne, ajouta-t-il, que j’aie pu croire à la vérité d’une semblable pièce. Il serait bien plus étonnant qu’après l’avoir attentivement examinée, j’eusse été assez insensé pour m’en servir, pour l’accepter comme base d’une entreprise aussi périlleuse. On n’a jamais dit que je fusse dépourvu d’esprit, de jugement, et il faudrait me supposer le plus inepte des hommes pour admettre que j’ai volontairement donné les mains à une imposture si témérairement ourdie. Non, j’ai été la première dupe du général Malet, et j’en suis la misérable victime. »

Interrogé sur sa conduite envers le ministre de la police et envers moi, il donna à entendre que, s’il avait obéi aux instructions de Malet, il nous aurait sacrifiés ; que le désir de nous conserver la vie l’avait principalement décidé à se charger de l’expédition qui était dirigée contre nous. « J’espère, dit-il, en se tournant vers moi, qu’on ne vous a pas maltraité ? » Déjà il m’avait adressé la même question le matin, lorsque, rentrant au ministère avec le duc de Rovigo, je l’avais trouvé en état d’arrestation. Sur un seul fait sa défense ne me parut pas digne du caractère qu’il montrait. Il s’obstina à soutenir, contre l’évidence, qu’il n’avait pas voulu s’emparer des fonctions de ministre de la police. Comme preuve de sa bonne foi et de la crédulité qui seule l’avait entraîné sur les pas de Malet, il déclara que sa visite à l’Hôtel de Ville avait commencé à éveiller ses soupçons. La tranquillité des habitans qu’il avait rencontrés sur son chemin et l’absence de toutes les personnes qu’il s’attendait à trouver réunies, lui avaient semblé tout à fait inexplicables. Il était donc revenu au ministère, ne sachant plus que penser sur ce qui se passait, les plus tristes réflexions s’emparaient de son esprit au moment où l’adjudant Laborde se présenta pour l’arrêter.

Toutes ces déclarations étaient empreintes d’un caractère de vérité qu’on ne pouvait méconnaître ; mais si Malet avait ainsi trompé l’homme auquel il avait donné la mission qui supposait le plus de confiance, que penser des prétendues intelligences dont parle la relation imprimée par M. Lafon ? Est-il possible de croire qu’il ait eu tant de complices dans l’armée et dans tous Les corps de l’état ? Quoi ! il avait tant de monde à sa disposition et il prenait pour principal agent un général prisonnier ! La crainte, le désespoir pouvaient s’emparer de son esprit dès qu’il commencerait à reconnaître la fausseté des faits qu’on lui avait annoncés, des assurances qu’on lui avait données. Malet, de son côté, affirmait qu’il n’avait pas de complices, que seul il avait tout fait et s’était confié pour le succès de son entreprise dans une explosion générale des sentimens de haine et d’indignation qui devaient exister dans toutes les âmes et ne pouvaient manquer de répondre au premier signal qui leur serait donné. Il me serait difficile de rendre tout ce que j’ai souffert pendant la durée de l’interrogatoire du malheureux Lahorie. Il n’y a pas de plus douloureux spectacle que celui d’un homme perdu qui semble se défendre sans espoir de succès, pour l’acquit de sa conscience. Quand cet homme a du courage, l’élévation d’âme, quand l’action dont il est coupable est une de celles que les révolutions produisent, que l’esprit de parti justifie, on a le cœur brisé en pensant à la fin si prochaine de celui qu’on a devant les yeux, plein de vie, de force et d’énergie !

Les membres de la commission, MM. Real et Desmarets accoutumés sans doute à de pareils spectacles, ne semblaient pas partager nos pénibles émotions ; M. Real faisait même quelquefois ses questions sur un ton de dureté et d’ironie tout à fuit inconvenant. Le pauvre Lahorie s’était aperçu de l’effet que cela produisait sur nous ; plusieurs fois je surpris ses regards cherchant les. nôtres et nous remerciant de le comprendre. Enfin, il y eut un moment où M. Pelet, ne pouvant plus y tenir, se leva de son siège, vint me rejoindre à la cheminée, et me dit : « Vous êtes comme moi, Real m’afflige, il faut en finir de cette scène ; » puis se tournant de son côté, il lui adressa ces mots : « En voilà assez pour aujourd’hui. Croyez-moi, il est temps de lever la séance, vous n’en saurez pas davantage de monsieur pour le moment. » L’interrogatoire fut clos, et nous eûmes la liberté de nous retirer.

Le jugement de la commission militaire eut lieu le 29. Dans l’intervalle, rien ne fut épargné pour pousser les recherches aussi loin que possible. On tenait beaucoup à découvrir Boutroux, le prêtre espagnol, et Lafon. Ce dernier surtout, d’après ce qu’on savait de son caractère, aurait été fort important à trouver ; d’ailleurs, s’il y avait vraiment dans la conspiration la coopération du parti royaliste, c’était en l’atteignant qu’on pouvait en saisir les fils. Il est, au reste, fort remarquable que cet homme, plus prudent, plus avisé que Malet et Boutreux, cet homme dont l’audace était beaucoup plus grande dans le conseil que dans l’action, m’avait accepté pour lui aucun rôle qui pût le mettre en péril ; peu lui importait que ceux qu’il poussait s’exposassent à des dangers certains ; quant à lui, accoutumé à la vie aventureuse de la chouannerie, il recommencerait à aller de cache en cache et retrouverait l’espèce de satisfaction dont les hommes de ce parti avaient une si longue habitude, celle de procurer à un petit nombre de personnes heureuses de tout risquer pour le sauver, le devoir d’un infatigable dévoûment. Telle est, en effet, la vie qu’il a menée jusqu’à la Restauration. Quant au prêtre espagnol, on ne l’a jamais trouvé, on n’en a même rien su depuis la Restauration. Du côté du parti révolutionnaire, c’était par Guidal qu’on croyait pouvoir arriver à quelque découverte importante ; on s’attacha donc à interroger tous les hommes avec lesquels on lui avait connu des liaisons. Tous justifièrent de la tranquillité profonde dans laquelle ils avaient vécu depuis quelque temps, et la plupart donnèrent les preuves les plus palpables que, loin d’avoir été prévenus, ils n’avaient eu connaissance de la conspiration qu’après l’arrestation des conspirateurs. Il y avait cependant un homme qu’on n’avait pu joindre, qui s’était absenté de son domicile au premier bruit des recherches faites par la police ; cet homme, bien digne de fixer l’attention, était le fameux Tallien. Sa disparition excitait les plus violens soupçons, lorsqu’un de mes païens, auquel il avait rendu quelques services dans le temps de la Terreur, vint me trouver de sa part et me demander un sauf-conduit. Cette faveur accordée, il vint. À ma première question : « Pourquoi vous êtes-vous caché ? » il répondit « qu’un homme qui avait été, comme lui, mêlé à la vie et aux menées des révolutionnaires, devait se tenir sur ses gardes, sa longue expérience lui ayant appris que, quelque innocent qu’on fût, il ne fallait jamais courir le risque d’être arrêté. » Il entra avec moi dans les détails les plus circonstanciés sur tout ce qu’il avait fait depuis deux ou trois ans. Il me fit voir comment il avait eu soin de rester étranger à toute apparence non-seulement de complot, mais même d’intrigue ; il alla plus loin, et, passant en revue les noms de tous les hommes de l’ancien parti révolutionnaire existant encore et se trouvant à Paris ou dans les environs, il me montra à quel point ils vivaient isolés les uns des autres, combien ils étaient dominés par la crainte de se compromettre. Enfin, il me laissa convaincu que ni lui, ni ceux qu’on pouvait appeler les siens, n’avaient eu la moindre intelligence avec Malet, connu parmi eux comme cerveau brûlé : personne n’eût voulu entrer dans une entreprise conçue et dirigée par lui. Ces renseignemens étaient parfaitement d’accord avec ceux que recueillaient de tous côtés les agens des différentes polices. Le gouvernement ayant acquis la certitude que la tranquillité publique n’était nullement menacée, personne ne fut inquiété, et les prisons ne se remplirent pas de suspects, comme cela s’était vu trop souvent.

Les débats qui eurent lieu devant la commission (les accusés étaient au nombre de vingt-quatre) établirent, plus clairement encore que les informations précédentes, que la conspiration tout entière était l’œuvre personnelle de Malet, que les hommes qu’il avait traînés à sa suite étaient victimes d’une déplorable crédulité. Dans le cours des interrogatoires il n’hésita pas à assumer sur lui la complète responsabilité et montra à cet égard un noble caractère. Sa défense consista dans ce peu de mots : « Celui qui s’est constitué le défenseur de son pays n’a pas besoin de défense : il triomphe ou il meurt. »

Lahorie répéta devant la commission ce qu’il avait dit chez le duc de Rovigo. Il insista beaucoup sur la générosité de sa conduite à l’égard du ministre de la police. « Au reste, ajouta-t-il, je sais le sort qui m’attend ; ce n’est pas pour sauver ma tête que je parle, mais pour établir la vérité et défendre ma mémoire des odieuses inculpations dont on pourrait vouloir l’entacher. » La défense de Lahorie est rapportée en entier, avec son interrogatoire, dans la relation de M. Lafon ; elle mérite d’être lue avec soin, ainsi que celle des autres accusés.

Guidal et Boccheiampe établirent aussi à quel point ils avaient été trompés par Malet et s’efforcèrent de montrer comment leur erreur était excusable. La bonne foi de Boccheiampe avait été si complète, qu’après son expédition au ministère de la police avec Lahorie, il n’avait pas craint de retourner à la Force pour porter à un ami l’assurance des soins qu’il allait prendre pour obtenir son élargissement.

Le chef de la cohorte, le colonel d’un régiment de Paris et tous les officiers sous leurs ordres, s’excusèrent sur le trouble où les avait jetés la nouvelle de la mort de l’empereur, sur l’impossibilité où ils s’étaient trouvés, dans leur douleur, de rien examiner, de rien approfondir. Comment leur aurait-il été possible de soupçonner qu’on osât abuser d’eux à ce point ? Ces deux malheureux étaient l’un et l’autre d’une très faible intelligence. Les officiers sous leurs ordres se retranchaient derrière l’obéissance qu’ils avaient cru devoir à leurs chefs. Il est certain qu’entre eux tous, il n’y en avait pas un seul qu’on pût déclarer coupable d’intention ; mais des actes de cette nature, commis par la force armée, sont d’une telle gravité, peuvent avoir de si terribles conséquences, que, si jamais la sévérité a été excusable, commandée même, c’est dans une telle circonstance. Admettre que des chefs de corps, des officiers, pourraient suivre impunément un général autre que celui préposé à leur commandement, ce serait exposer les États à tous les bouleversemens que voudrait tenter un factieux quelconque, pourvu qu’il fût revêtu d’un uniforme et paré des épaulettes dégénérai. Cependant je crois qu’on aurait pu mettre moins de personnes en jugement, surtout en sacrifier un plus petit nombre. Le ministre de la guerre fut inflexible dans la rigueur des poursuites. Quoi qu’on puisse penser de l’étendue qui leur fut donnée, le jugement de la commission fut très sévère sans qu’on puisse le taxer d’injustice. Malet, Lahorie, Guidal, Boccheiampe, Rabbe, Soulier, furent condamnai à mort avec huit-officiers ou sous-officiers, parmi lesquels se trouvait, hélas ! le lieutenant qui m’avait fait courir d’assez grands périls, lors de ma rentrée à la préfecture, et le sous-lieutenant qui m’avait conduit à la Force, auquel j’avais prédit son funeste destin. J’avais, mais sans espoir de succès, tenté pour l’un et pour l’autre des démarches auprès du duc de Feltre. Ils furent tous fusillés le lendemain dans la plaine de Grenelle, à l’exception de Rabbe, colonel du régiment de Paris, et de Râteau, caporal dans ce même régiment, auxquels un sursis fut accordé. Je ne me rappelle pas comment Râteau obtint cette faveur, d’autant plus étonnante qu’il s’était trouvé au premier rendez-vous rue Saint-Gilles, qu’il avait ensuite rempli auprès de Malet les fonctions d’aide-de-camp, qu’on ne pouvait dès lors douter qu’il n’eût été initié au secret de la conspiration. Quant à Rabbe, le duc de Rovigo, s’étant souvenu qu’il avait fait partie de la commission qui avait condamné le duc d’Enghien, avait fait suspendre à son égard l’exécution du jugement.

Je crois qu’il avait fait aussi quelques tentatives pour que Lahorie fût épargné, mais le duc de Feltre les a rendues vaines. Voici la lettre que ce malheureux, avant d’aller à la mort, adressa à son ancien camarade. Elle est belle, noble et touchante, jusque dans les moindres mots :


« De l’Abbaye, le 29 octobre 1812.


Victor Lahorie à S. Exc. le duc de Rovigo.

« Vous vous étonnerez peut-être de recevoir encore une lettre de moi ; mais au moment, où je suis, je me rappelle avec tant de plaisir ma conduite envers vous, dans une circonstance où vous pouviez en craindre une autre, que, revenant sur d’autres temps, j’ai une sorte de besoin de me rappeler une dernière fois à votre souvenir.

« Actuellement je suis ; sans intérêt là-dessus, et, vous pouvez m’en croire, je vous assure que je perds la vie pour un éclair d’absence de jugement qui m’a fait croire une folie et non comme un conspirateur. Ma conduite l’a assez prouvé, et il est certain qu’à ma sortie de la Force je n’en savais pas plus que vous des extravagances de Malet.

« D’après ce qui m’arrive, on devrait presque croire à la fatalité ; vous vouliez absolument me jeter hors de mon pays, une sorte d’instinct m’y retenait et j’aurais fini par gagner ce malheureux procès, mais aux dépens de ma tête à quoi nous n’avions songé ni l’un ni l’autre.

« Je vous renouvelle ma prière pour qu’on remette à ma mort les quatre mille et quelque cent francs qu’on a trouvés chez moi, à ma famille. Je vous jure sur mon honneur et ma mémoire que c’est elle qui m’avait prêté ces fonds pour un voyage en Amérique, savoir : ma mère, 1,000 francs, mon frère Régnier, 1,000 francs, et le reste par mon frère Desloges, chef d’escadrons au 8e de chasseurs. Cette faible somme est fort indifférente au ministère ; je désire d’autant plus qu’elle soit rendue à ma famille qu’elle sera dans le cas de renoncer à ma mauvaise succession.

« Je vous demande au moins de remplir l’objet de cette lettre comme un souvenir des premiers mots que je vous ai dits, en vous revoyant. Vous ne pouvez pas douter que je peins pour avoir accepté une mission où je n’ai eu pour but que de vous sauver la vie et particulièrement pour l’ordre de votre transfèrement qui, seul, pouvait vous sauver. Je ne vous le rappelle point pour moi, mais pour l’intérêt que je dois à ma famille, qui souffre déjà tant pour moi. Je vous ai donné l’exemple de la générosité. Adieu, Savary. »

« Signé : V.-F. Lahorie. »


Boutreux, arrêté quelques jours plus tard, fut jugé et exécuté comme l’avaient été ses complices.

Restait à savoir quelle impression produiraient sur Napoléon des faits aussi imprévus. On aurait peut-être assez de peine à lui persuader que les administrateurs, qui ne les avaient ni prévus ni prévenus, ne méritaient pas un blâme sévère. Cependant, que pouvait-on reprocher au ministère et à la préfecture de police ? Malet, en ne mettant presque personne dans sa confidence, en ne faisant aucun préparatif au dehors, en n’établissant aucune correspondance avec qui que ce fût, avait rendu toute découverte impossible. Il s’était mis à l’abri des trahisons, des imprudences qui déjouent presque toujours les complots. Il avait pu séduire deux casernes sans que la police civile et la police militaire se soient doutées-de rien. Pour la police civile, l’explication est simple : elle n’exerçait aucune action, aucune surveillance sur les casernes, dont elle était écartée, avec un soin jaloux, par l’administration militaire. On ne l’informait jamais à l’avance des mouvemens de troupes, en sorte que les inspecteurs du ministère et de la préfecture de police, le ministre et le préfet de police eux-mêmes auraient, pu se trouver sur le chemin des détachemens que conduisaient Malet et les officiers sous ses ordres, sans en concevoir le moindre ombrage, sans y prêter la plus légère attention. Aucun corps militaire n’était spécialement préposé à la garde de la capitale ; l’administration de cette ville n’avait pas une compagnie de cent hommes, excepté les pompiers, qui fût sous son commandement, car la gendarmerie n’obéissait qu’à ses chefs, soumis à la division ou à leur inspecteur-général, le maréchal Moncey. On ne pouvait donc avec raison accuser que la police militaire ; elle aurait dû informer l’état-major de la place des mouvemens qui s’opéraient sans qu’elle en eût donné l’ordre ; elle aurait dû s’en apercevoir d’autant plus aisément qu’ils avaient duré plus de trois heures, depuis l’apparition de Malet à la caserne Popincourt jusqu’à son arrivée à la prison de la Force.

Le tort remontait au général Hulin, qui l’a, à peu de chose près, payé de sa vie. L’archichancelier, le ministre de la police et moi, nous écrivîmes à l’empereur ; profondément irrité par cette étrange aventure, sa colère fut accrue par les récits de ses correspondans, toujours très empressés à se faire valoir aux dépens des autres.

Le duc de Rovigo avait beaucoup d’ennemis, parmi lesquels se trouvait le ministre de la guerre. Le duc de Feltre, désireux de détourner les reproches que méritait peut-être son administration, imagina l’existence d’un complot ourdi depuis longtemps, qui, selon lui, aurait dû être connu de la police. Il n’hésita pas à soutenir que Malet avait de nombreuses intelligences dans le sénat. J’eus bientôt la certitude qu’il avait écrit dans ce sens à l’empereur. Les gens de cour n’étaient guère plus favorables que lui à l’administration de la police. Il fut aisé de juger, par le langage et l’attitude des personnes qui entouraient l’impératrice et le roi de Rome, que leurs récits seraient peu bienveillans. Croyant avoir trouvé une bonne occasion de signaler leur zèle, ils affectaient une vive indignation contre l’inhabileté de cette police qui n’avait pas su prévenir un complot où le principe sacré de la légitime succession au trône avait été si audacieusement contesté.

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L’empereur arriva à Paris le 18 décembre, au milieu de la nuit ; il ne vit le lendemain que l’archichancelier, ses ministres et ses familiers les plus intimes. Je sus que, malgré les graves préoccupations qui devaient assiéger son esprit, il avait trouvé le temps de parler de la conspiration Malet, s’enquérant des plus petits détails. Il y attachait donc une grande importance.

Le surlendemain, dimanche, il donna son audience accoutumée au sortir de la messe. J’y assistai ; ce fut le premier moment où je me trouvai en sa présence, depuis sa rentrée au palais des Tuileries ; il n’y avait personne autour de moi qui ne fût très attentif à la manière dont il allait me traiter. Beaucoup s’attendaient à une scène qui me serait pénible. Cette attente fut trompée. Les renseignemens qu’il avait recueillis la veille avaient, apparemment, dissipé les nuages élevés sur ma conduite ; il m’aborda d’un air fort affable et me dit à mi-voix, de manière à n’être entendu que de moi : « Eh bien, monsieur le préfet, vous avez eu aussi votre mauvaise journée ; il n’en manque pas de cette espèce dans la vie ! »

À la suite de cette audience, Napoléon reçut en grande cérémonie le Sénat et le Conseil d’État. Les orateurs de ces deux corps avaient déjà reçu leurs instructions sur la manière dont ils devaient s’exprimer ; jamais donc l’expression n’a moins répondu aux sentimens qui étaient au fond des cœurs. Dans ces discours, une grande place avait été faite à la conspiration Malet. « Des hommes, échappés des prisons où la clémence impériale les avait soustraits à la mort méritée par leurs crimes passés, ont voulu, disaient M. de Lacépède et M. Defermon, troubler l’ordre public dans cette grande cité ; ils ont porté la peine de leurs nouveaux attentats. » La mention de cet événement conduisait naturellement à des réflexions sur les heureuses garanties de tranquillité que la constitution monarchique et l’hérédité dans la couronne assurent aux États. Rien ne devait donc être négligé pour consolider cette garantie.

M. de Lacépède rappelait que « dans les commencemens des anciennes dynasties françaises, on avait vu plus d’une fois le monarque ordonner qu’un serment solennel liât d’avance tous les Français de tous les rangs à l’héritier du trône. Quelquefois, quand l’âge du jeune prince l’avait permis, une couronne était placée sur sa tête comme le gage de son autorité future et le symbole de la perpétuité du gouvernement. » Cette réminiscence avait été certainement inspirée par l’empereur, et annonçait suffisamment ses projets. M. Defermon, de son côté, s’écriait ; « Dieu qui protège la France la préservera longtemps du plus grand des malheurs ; mais dans cette circonstance tous les cœurs se rallieraient autour du prince objet de nos vœux et de nos espérances ; chaque Français renouvellerait à ses pieds ses sermens de fidélité et d’amour pour l’empereur. »

Napoléon, en répondant à ces deux harangues, parla peu de ce qui avait trait à la guerre ; seulement, il assura que celle qu’il avait entreprise contre la Russie était toute politique, qu’il la faisait sans animosité. Il aurait pu armer la plus grande partie de la population, en proclamant la liberté des esclaves ; il s’était refusé à cette mesure, parce qu’il aurait voué à la mort et aux plus horribles supplices bien des familles. « Si mon armée, ajoute-t-il, a essuyé des pertes, c’est par la rigueur de la saison. » Autant il fut bref sur ce sujet, autant il s’étendit sur celui de la conspiration, a Des soldats timides et lâches, dit-il au sénat, perdent l’indépendance des nations ; mais des magistrats pusillanimes détruisent l’empire des lois, les droits du trône et l’ordre social même. Lorsque j’ai entrepris la régénération de la France, j’ai demandé à la Providence un nombre d’années déterminé. On détruit dans un moment, mais on ne peut réédifier sans le secours du temps. Le plus grand besoin de l’État est celui de magistrats courageux. Nos pères avaient pour cri : Le Roi est mort ! Vive le Roi ! Ce peu de mots contient les principaux avantages de la monarchie. Je crois avoir bien étudié l’esprit que mes peuples ont montré dans les derniers siècles, j’ai réfléchi à ce qui a été fait aux différentes époques de notre histoire. J’y penserai encore. »

Au Conseil d’État il répondit : « Si le peuple montre tant d’amour pour mon fils, c’est qu’il est convaincu, par sentiment, des bienfaits de la monarchie. » Puis venait un long morceau contre l’idéologie : « C’est à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur cette base fonder la législation des peuples, au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs qu’a éprouvés notre belle France. »

Ce qui apparaissait au milieu de tous ces discours, c’était la pensée qu’il avait suffi de répandre le bruit de sa mort pour faire oublier les droits de son fils. Voilà l’insulte pour laquelle il voulait une réparation éclatante ; il cherchait l’occasion de faire un exemple. Dans les récits minutieux qu’il avait entendus, il avait remarqué que le préfet de la Seine, demeuré libre, sans qu’aucun acte de violence ait été exercé sur sa personne, avait obéi aux conspirateurs, sans contester la légalité des actes qu’ils produisaient, reconnaissant de fait un gouvernement s’établissant sur les ruines du sien, méconnaissant les droits de son fils. Bien plus, il avait ordonné les préparatifs nécessaires pour recevoir à l’Hôtel de Ville les membres du nouveau gouvernement. Ce tort était irrémissible à ses yeux, et c’était à lui qu’il avait voulu faire allusion en prononçant ces paroles : « Les magistrats pusillanimes détruisent l’empire des lois, les droits du trône et l’ordre social même. » Mais M. Frochot était un de ses plus anciens serviteurs, un de ceux pour lesquels il avait toujours eu du goût ; sa réputation d’honnête homme était fort établie. Il fallait garder une certaine mesure dans la manière de le frapper ; il fallait en même temps que la punition eût beaucoup d’éclat, et fût prononcée sur l’avis des hommes les plus en position de commander l’assentiment général. Il envoya aux sections du Conseil d’Etat l’ordre d’examiner, chacune en particulier, la conduite du préfet de la Seine, et de délibérer sur le parti qu’il convenait de prendre à son égard. Pour éclairer cette délibération, il leur fit remettre les pièces relatives à la sédition du 23 octobre, une déclaration du comte Frochot sur les faits qui le concernaient dans cette journée, et une lettre qu’il avait écrite sur le même sujet au ministre de la police. Cet examen et cette délibération furent extrêmement pénibles pour la plus grande partie des membres du Conseil d’État, dont M. Frochot était généralement aimé, et qui tous étaient convaincus de l’innocence de ses intentions.

Toutes les sections, excepté celle des finances, gardèrent les plus grands ménagemens ; dans celle-là, M. Defermon procéda avec le zèle le plus rigoureux, posa les questions de manière à obtenir des réponses extrêmement dures. Après avoir énoncé tout au long les questions et les réponses, l’avis de cette section se terminait par la déclaration que, « d’après les faits constatés et reconnus, il y avait lieu de faire rendre par le Conseil d’État, conformément à l’article 75 des constitutions de l’empire, une décision pour autoriser la mise en jugement du comte Frochot, préfet de la Seine ; mais qu’attendu la surprise qu’il avait éprouvée, l’égarement d’esprit dans lequel il avait été plongé, enfin les inconvéniens et les difficultés : qu’entraînerait ! une nouvelle procédure, le parti le plus convenable, dans cette circonstance, était de le destituer de sa place. »

M. Bérenger, seul entre tous les membres de cette section, refusa de signer l’avis qui concluait, à la destitution ; il en rédigea u n pour son compte conçu dans le même esprit que celui de la section de l’intérieur. Cet acte d’indépendance lui fit beaucoup d’honneur.

Le 25 décembre, tous ces avis furent imprimés dans le Moniteur, qui contint en même temps un décret par lequel M. Frochot fut destitué de ses fonctions de conseiller d’État et de préfet de la. Seine. Il fut remplacé par M. de Chabrol.


  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Nous empruntons ce fragment d’histoire, — et presque d’autobiographie, pourrait-on dire, — au second volume des Mémoires du Chancelier Pasquier, qui paraîtra dans quelques semaines à la librairie Pion. — Dans les pages qui précèdent, le chancelier, qui n’était pas alors chancelier, mais préfet de police, vient de retracera grands traits l’espèce d’inquiétude, avant-courrière d’un désastre épique, avec laquelle on suivait de Paris les péripéties de la campagne de Russie. La nouvelle de la bataille de la Moskowa, bien loin de remettre le calme dans les esprits, avait plutôt redoublé l’anxiété générale. On n’ignorait pas « que la victoire n’avait pu être achetée qu’au prix des plus grands, des plus douloureux sacrifices. » On se répétait que, depuis que Napoléon avait passé le Niémen, « sa belle cavalerie, » forte au départ « de quatre-vingt-dix mille hommes » n’en comptait plus qu’à peine « vingt-cinq mille de montés. » Enfin, on n’allait pas tarder à savoir que l’incendie de Moscou, eu anéantissant « une grande partie des ressources qui s’y devaient trouver, » avait détruit les dernières espérances de l’empereur. C’est dans ces circonstances qu’éclata la conspiration Malet, sur laquelle on a déjà beaucoup écrit, et des choses fort intéressantes (voyez dans la Revue du 1er février 1879, notamment, une étude d’Albert Duruy, la Conspiration du général Malet), mais rien, et pour cause, dont la véracité soit comparable à celle du récit du chancelier Pasquier.