Fragments d’un voyage en Orient
FRAGMENTS D’UN VOYAGE EN ORIENT.
M. le comte Andrasy raconte qu’en 1849, alors que la Hongrie était agitée par la révolution, il lui prit fantaisie, en lisant un numéro de journal, d’aller visiter les pays du soleil et le berceau de l’humanité, l’Orient. Trois jours après, il était à Vienne, et à un mois de là, il s’embarquait à Londres sur un steamer pour les Indes (prix : 110 liv. sterl.). M. Andrasy est un touriste grand seigneur ; la chasse est surtout ce qu’il aime, la chasse mouvementée et périlleuse ; aussi les aventures de ce genre abondent-elles dans ses récits. On y trouve mille détails sur les éléphants, par exemple ; mais il aime aussi les scènes plus calmes, et, dans ce cas, il tient aussi bien le crayon que tout à l’heure le fusil. C’est ainsi que dans l’île Ceylan, le premier pays qu’il visite, il parcourt le district montagneux de Neuerra-Ellia, et là, à 6000 pieds au-dessus du niveau de la mer, il voit, pour la première fois, un éléphant employé au labour.
« Le soleil[1], dit-il, était sur son déclin, et dans la plaine on apercevait quelques indigènes poussant leurs bœufs fatigués du travail du jour. Je descendis de cheval pour mieux examiner cette scène et la croquer sur mon album. Les mottes de terre, couvertes d’herbes, se retournaient, et l’animal allait si vite dans cette besogne, que son guide, un Malabare crépu, avait peine à le retenir. Deux hommes étaient occupés à la charrue, et ils avaient assez à faire pour qu’elle ne sortît pas du sillon.
« Je m’étonne, dit à ce propos le comte Andrasy, que les émigrants allemands et irlandais aillent en Amérique et au cap de Bonne-Espérance, tandis que Neuerra-Ellia, avec son atmosphère pure et son sol favorisé où tiendrait la moitié de l’Irlande, présente un lieu de colonisation très-fertile et beaucoup plus agréable. »
Il ne faut pas s’attendre à trouver dans ce livre des révélations nouvelles sur des pays bien des fois déjà parcourus ; cependant voici un tableau curieux et très-bien esquissé de Calcutta d’après nature :
« Le troisième jour de mon arrivée à Calcutta, je sortis dès six heures du matin pour aller faire une excursion hors de la ville. En suivant les bords de l’Ougli, je trouvai déjà toute la population sur pied ; l’activité régnait partout : les marchands étaient à leur boutique, les artisans à leur besogne. Les classes mêmes qui ne vivent pas du produit de leur travail étaient en l’air, les uns à cheval, les autres en voiture, pour respirer la brise du matin. En dehors de la ville, même animation ; la route était encombrée d’allants et de venants, au milieu desquels on ne pouvait passer qu’avec peine.
« J’avais déjà parcouru un mille et demi en amont du fleuve, quand une odeur singulière vint m’affecter douloureusement l’odorat ; derrière un mur d’un aspect repoussant, s’élevait un nuage épais de fumée qui empestait l’air aux alentours ; mais ce qu’il y avait de plus singulier, c’est que, sur la crête de ce mur, étaient perchés quantité de ces oiseaux de proie qui se nourrissent d’ordures et de charogne ; des vautours au cou pelé, des aigles noirs, des faucons de couleur et de grosseur différences, jusqu’à de petits autours, tous gras et sales, comme ils sont d’ordinaire après s’être repus ; aussi j’en détournai les yeux avec dégoût. Quelques-uns avaient tant mangé, qu’ils ne pouvaient plus se tenir perchés sur le mur ; ils gisaient là couchés sans mouvement ; d’autres battaient des ailes, soufflaient de chaleur ; d’autres nettoyaient leur plumage terne et sale.
« Ces oiseaux ne s’inquiétaient guère des passants, et n’en continuaient pas moins à dormir et à se laver les plumes. Je fis arrêter ma voiture pour tâcher de deviner l’énigme de cette scène, et savoir quelle était cette fumée qui s’élevait derrière le mur. Il me fut répondu que c’était la qu’on brûlait les morts ; de la provenaient et la fumée et la présence des oiseaux de proie.
« En effet, c’est dans cet endroit que tous les cadavres du quartier occupé par les indigènes sont brûlés, ou plutôt roussis ; car, à peine le corps est-il légèrement noirci par la flamme, qu’il est retiré du feu et jeté dans les ondes sacrées de l’Ougli. Les oiseaux qui sont sur la rive n’attendent que ce moment, en sorte que les parents du défunt peuvent voir commodément de la rive par quel membre les rapaces volatiles commencent leur besogne et débarrassent le mort de son enveloppe charnelle. La lutte était justement engagée autour d’un cadavre exposé sur la rive ; je voulus m’approcher, afin de mieux considérer cet étrange spectacle, et, passant par-dessus des amas d’os humains éparpillés ça et là, je me trouvai à deux pas de l’endroit même où se faisait l’opération anatomique ; je voulais constater quelle espèce d’oiseaux était la plus habile à déchiqueter les cadavres ; je vis que c’était, sans contredit, une cigogne munie d’un long jabot. Cet excellent anatomiste est, sous beaucoup de rapports, semblable à la cigogne d’Europe, mais il est plus fort et plus grand (quatre pieds de hauteur). Son bec seul a un pied de long ; il est dur comme la pierre, et par conséquent très-propre à broyer son butin ; du reste l’animal ne fait pas grandes façons, et peut avaler un chat en une seule fois. La proie dévorée descend dans la poche pendue sous son cou, et ce n’est qu’après être restée là et s’y être amollie qu’elle est mâchée de nouveau et entraînée dans l’estomac.
Grâce à ces particularités l’oiseau fait, pour ainsi dire, partie des castes privilégiées ; car il peut marcher fièrement dans les rues, au milieu des groupes, sans que personne lui fasse du mal : il y a, en effet, une amende de cinquante roupies contre celui qui se permettrait une telle injure ; le tuer serait un crime. Au reste, la ville de Calcutta ne saurait être trop reconnaissante envers ces oiseaux : ce sont eux qui ramassent, au milieu des ordures, les débris d’animaux et de volaille ; sans eux, ces immondices, eu égard à la paresse et à l’insouciance des habitants, risqueraient fort d’encombrer les rues et d’empoisonner l’atmosphère jusqu’au jour du jugement dernier.
« Mais ces balayeurs à deux pattes ont la conscience de leur importance et de leur utilité : le palais du gouverneur est leur résidence favorite. De ma fenêtre, située vis-à-vis, combien de fois ai-je été témoin des inconvenances que ces hôtes sacrés se permettaient sur la tête du lion britannique, quand, le matin, ils garnissaient la terrasse du palais ! Ces oiseaux funèbres et irrévérencieux sont au nombre de 5 000 à 6 000 ! Le gouverneur lui-même a le plus profond respect pour cette garde d’honneur ; car il n’ose pas une seule fois mettre le nez à la fenêtre pour voir ce qui se passe au faîte de sa demeure.
« Je fus tiré de ma contemplation par un bruit qui ressemblait assez à un pétillement ; derrière moi un cadavre venait d’être placé sur le feu. Deux autres étaient déjà exposés aux flammes ; et le brasier était attisé par un couple d’hommes noirs comme l’ébène ; alentour, sur des claies de paille ou sur le sol, gisaient les cadavres attendant leur tour ; ils étaient complétement déshabillés, quoique les classes aisées seules fassent brûler les corps de leurs proches, tandis que les autres se contentent de les jeter à l’eau. Mais n’allez pas croire que cette crémation ait le moindre rapport avec la cérémonie usitée à Rome en pareille occasion ! Là c’était une coutume pieuse ; les enfants, les frères, les parents, les amis, les serviteurs, en un mot tous ceux que des liens de parenté ou d’affection attachaient au défunt, se pressaient autour du corps, en deuil et en larmes, les cendres étaient soigneusement recueillies ; une pierre recouvrait l’urne qui renfermait ces restes.
« Mais dans l’Inde personne ne paraît s’inquiéter du mort, sauf ceux qui sont occupés de la crémation même ; car, ainsi que j’ai pu l’observer, on n’y voit que rarement un parent du défunt. D’ailleurs, nulle part dans l’Inde, les cadavres ne sont respectés ; on cherche à s’en débarrasser le plus vite possible ; on y va même avec tant de promptitude que souvent on dépose sur la rive des personnes qui ne sont pas tout à fait mortes. Si, ce qui arrive quelquefois, elles reviennent à la vie, elles ne peuvent pourtant pas rentrer dans l’enceinte de la ville ; il leur faut émigrer dans un district lointain situé sur les bords du Gange, où des villages entiers sont formés à l’aide de ces ressuscités ; les Hindous méprirent et fuient les endroits ainsi peuplés. Autrefois, on pouvait brûler les corps en n’importe quel endroit de l’Ougli ; mais aujourd’hui les ordonnances de police interdisent l’accomplissement de cette cérémonie sur un point autre que l’endroit spécial dont j’ai parlé.
« C’est seulement quand je quittai ce triste lieu et que je me trouvai au milieu d’une atmosphère plus pure, que je sentis de quelle odeur infecte mes vêtements avaient été imprégnés. »
- ↑ Voyage dans les Indes orientales, à Ceylan, Java, à la Chine et au Japon, par le comte Emmanuel Andrasy. (En hongrois et en allemand.) Pesth, 1859, in-fol. maximo.