Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/1


ARTICLE I.

Qu’il faut se défier de tous les monuments anciens.

Il y a plus de quarante ans que l’amour de la vérité, et le dégoût qu’inspirent tant d’historiens modernes, inspirèrent à une dame d’un grand nom[1] et d’un esprit supérieur à ce nom l’envie d’étudier avec nous ce qui méritait le plus d’être observé dans le tableau général du monde, tableau si souvent défiguré.

Cette dame, célèbre par ses connaissances singulières en mathématiques, ne pouvait souffrir les fables que le temps a consacrées, qu’il est aisé de répéter, qui gâtent l’esprit et qui l’énervent.

Elle était étonnée de ce nombre prodigieux de systèmes sur l’ancienne chronologie, différents entre eux d’environ mille années. Elle l’était encore davantage que l’histoire consistât en récits de bataille sans aucune connaissance de la tactique, excepté dans Xénophon et dans Polybe ; qu’on parlât si souvent de prodiges, et qu’on eût si peu de lumières sur l’histoire naturelle ; que chaque auteur regardât sa secte comme la seule vraie, et calomniât toutes les autres. Elle voulait connaître le génie, les mœurs, les lois, les préjugés, les cultes, les arts, et elle trouvait qu’en l’année de la création du monde trois mil deux cent, ou trois mil neuf cent, il n’importe, un roi inconnu avait défait un roi plus inconnu encore, près d’une ville dont la situation était entièrement ignorée.

Plusieurs savants recherchaient en quel temps Europe fut enlevée en Phénicie par Jupiter, et ils trouvaient que c’était juste treize cents ans avant notre ère vulgaire. D’autres réfutaient cinquante-neuf opinions sur le jour de la naissance de Romulus, fils du dieu Mars et de la vestale Rhéa Sylvia. Ils établissaient un soixantième système de chronologie. Nous en fîmes un soixante et unième : c’était de rire de tous les contes sur lesquels on disputait sérieusement depuis tant de siècles.

En vain nous trouvions par toutes les médailles des vestiges d’anciennes fêtes célébrées en l’honneur des fables ; des temples érigés en leur mémoire : elles n’en étaient pas moins fables. La fête des lupercales attesta, le 15 février, pendant neuf cents ans, non-seulement le prodige de la naissance de Romulus et de Rémus, mais encore l’aventure de Faunus, qui prit Hercule pour Omphale, dont il était amoureux. Mille événements étaient ainsi consacrés en Europe et en Asie. Les amateurs du merveilleux disaient : Il faut bien que ces faits soient vrais, puisque tant de monuments en sont la preuve. Et nous disions : Il faut bien qu’ils soient faux, puisque le vulgaire les a crus[2]. Une fable a quelque cours dans une génération ; elle s’établit dans la seconde ; elle devient respectable dans la troisième ; la quatrième lui élève des temples. Il n’y avait pas dans toute l’antiquité profane un seul temple, une seule fête, un seul collége de prêtres, un seul usage qui ne fût fondé sur une sottise. Tel fut le genre humain ; et c’est sous ce point de vue que nous l’envisageâmes.

Quelle pouvait être l’origine du conte d’Hérodote, que le soleil, en onze mille années, s’était couché deux fois à l’orient ? Où Lycophron avait-il pris qu’Hercule, embarqué sur le détroit de Calpé, dans son gobelet, fut avalé par une baleine ; qu’il resta trois jours et trois nuits dans le ventre de ce poisson, et qu’il fit une belle ode dès qu’il fut sur le rivage ?

Nous ne trouvons d’autre raison de tous ces contes que dans la faiblesse de l’esprit humain, dans le goût du merveilleux, dans le penchant à l’imitation, dans l’envie de surpasser ses voisins. Un roi égyptien se fait ensevelir dans une petite pyramide de douze à quinze pieds, un autre veut être placé dans une pyramide de cent, un troisième va jusqu’à cinq ou six cents. Un de tes rois est allé dans les pays orientaux par mer, un des miens est allé dans le soleil, et a éclairé le monde pendant un jour. Tu bâtis un temple à un bœuf, je vais en bâtir un pour un crocodile. Il y a eu dans ton pays des géants qui étaient les enfants des génies et des fées, nous en aurons qui escaladeront le ciel et qui se battront à coups de montagnes.

Il était bien plus aisé, et même plus profitable, d’imaginer et de copier tous ces contes que d’étudier les mathématiques. Car avec des fables on gouvernait les hommes, et les sages furent presque toujours méprisés et écrasés par les puissants. On payait un astrologue, et on négligeait un géomètre. Cependant il y eut partout quelques sages qui firent des choses utiles ; et c’était là ce que la personne illustre dont nous parlons voulait connaître.

L’Histoire universelle[3] anglaise, plus volumineuse que le discours de l’éloquent Bossuet n’est court et resserré, n’avait point encore paru. Les savants, qui travaillèrent depuis avec un juif et deux presbytériens à ce grand ouvrage, eurent un but tout différent du nôtre. Ils voulaient prouver que la partie du mont Ararat sur laquelle l’arche de Noé s’arrêta était à l’orient de la plaine de Sénaar, ou Shinaar, ou Séniar ; que la tour de Babel n’avait point été bâtie à mauvaise intention ; qu’elle n’avait qu’une lieue et un quart de hauteur, et non pas cent trente lieues, comme des exagérateurs l’avaient dit ; que « la confusion des langues à Babel produisit dans le monde les effets les plus heureux et les plus admirables » : ce sont leurs propres paroles. Ils examinaient avec attention lequel avait le mieux calculé, ou du savant Petau, qui comptait six cent vingt-trois milliards six cent douze millions d’hommes sur la terre, environ trois siècles après le déluge de Noé ; ou du savant Cumberland, qui n’en comptait que trois milliards trois cent trente-trois mille. Ils recherchaient si Usaphed, roi d’Égypte, était fils ou neveu du roi Véneph. Ils ne savaient pourquoi Cayomarat ou Gayoumaras ayant été le premier roi de Perse, cependant son petit-fils Siameck passa pour être l’Adam des Hébreux, inconnu à tous les autres peuples.

Pour nous, notre seule intention était d’étudier les arts et les mœurs.

Comme l’histoire[4] du respectable Bossuet finissait à Charlemagne. Mme du Châtelet nous pria de nous instruire en général, avec elle, de ce qu’était alors le reste du monde, et de ce qu’il a été jusqu’à nos jours. Ce n’était pas une chronologie qu’elle voulait ; un simple almanach antique des naissances, des mariages, et des morts de rois, dont les noms sont à peine parvenus jusqu’à nous, et encore tout falsifiés : c’était l’esprit des hommes qu’elle voulait contempler.

Nous commençâmes nos recherches par l’Orient, dont tous les arts nous sont venus avec le temps. Il n’est aucune histoire qui commence autrement. Ni le prétendu Hermès, ni Manéthon, ni Bérose, ni Sanchoniathon, ni les Shasta, ni les Veidam indiens, ni Zoroastre, ni les premiers auteurs chinois, ne portèrent ailleurs leurs premiers regards ; et l’auteur inspiré du Pentateuque ne parla point de nos peuples occidentaux.


  1. Mme la marquise du Châtelet. C’est pour elle que l’auteur composa l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations.
  2. Voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Antiquité, tome XVII, page 279.
  3. La première édition de l’Histoire universelle (en anglais), 1736 et années suivantes, est en vingt-six volumes in-4o ; l’édition de 1747 a soixante-sept volumes in-8o. Il existe de cet ouvrage deux traductions françaises. Le principal auteur de l’ouvrage anglais est le personnage connu sous le nom de Psalmanazar, qui a un article curieux dans la Biographie universelle. (B.)
  4. Sous le titre de Discours sur l’histoire universelle.