Fragment d’une lettre/Édition Garnier


Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 1-6).

Un de ces plus étranges dictionnaires de parti, un de ces plus impudents recueils d’erreurs et d’injures par A et par B, est celui d’un nommé Paulian, ex-jésuite, imprimé à Nîmes, chez Gaude, en 1770 ; il est intitulé Dictionnaire philosopho-théologique[1], et il n’est assurément ni d’un philosophe, ni d’un vrai théologien, supposé qu’il y ait de vrais théologiens chez les jésuites.

À l’article Religion, il dit que « quiconque admet la religion naturelle avoue sans peine qu’un Être infiniment parfait a tiré du néant ce vaste univers ».

Remarquez cependant qu’il n’y a jamais eu aucun philosophe, aucun patriarche, aucun homme d’une religion naturelle ou surnaturelle, qui ait enseigné la création du néant. Il faudrait être d’une ignorance bien obstinée pour nier que la Genèse n’a aucun mot qui signifie créer de rien. On sait assez que l’hébreu et le grec se servent du mot faire, et non du mot créer. Ce n’est pas même une question chez les savants.

Au mot Messie, Paulian avant ouï dire que cet article est savamment traité dans la grande Encyclopédie, s’est imaginé que l’auteur était un laïque, et par conséquent que ce morceau était d’un athée ; il ne savait pas que cet excellent morceau est de M. Polier de Bottens[2], théologien beaucoup plus éclairé que lui, et beaucoup plus honnête ; il se jette avec fureur sur les laïques comme sur des esclaves échappés des chaînes des jésuites. On est indigné des outrages que ce fanatique de collège leur prodigue. À l’article Mahométisme, voici comme il parle : « Les dogmes et la morale de cette religion forment l’Alcoran, livre dont la lecture n’est permise qu’à un petit nombre de mahométans : on enseigne dans ce livre que Dieu a un corps, que l’âme est matière, que la circoncision est nécessaire, que Jésus-Christ est le Messie, que la béatitude consistera dans les plus sales voluptés. »

Examinons ce seul article : autant de mots, autant de faussetés, et toutes très-palpables. Il est très-faux que la lecture du Koran ne soit permise qu’à un petit nombre. Il faut apprendre à cet ex-jésuite que, sur le dos de chaque exemplaire du Koran, ces lignes du sura[3] 56 sont toujours écrites : Personne ne doit toucher ce livre qu’avec des mains pures ; c’est pourquoi tout musulman se lave les mains avant de le lire. Ce jésuite s’imagine qu’il en est par toute la terre comme à Rome, où l’on a défendu de lire la Bible sans une permission expresse ; il pense qu’on admet dans le reste du monde cette contradiction : Voilà la vérité, et vous ne la lirez pas ; voilà votre règle, et vous n’en saurez rien.

Dieu a un corps. Rien n’est plus faux encore, c’est une calomnie impertinente. Si Paulian avait lu une bonne traduction de l’Alcoran, il aurait vu au sura 17 ces propres paroles : « L’esprit a été créé par Dieu même. » Pour prouver que Dieu est un être pur, Mahomet dit au sura 37 « que Dieu n’a ni fils ni fille » ; et dans le sura 112 : « Dieu est le seul Dieu, l’éternel Dieu : il n’engendre ni n’est engendré, et rien ne lui ressemble dans l’étendue des êtres. »

Il est bien vrai que, dans l’Alcoran, on se sert quelquefois des mots de trône, de tribunal, pour exprimer imparfaitement la grandeur de l’Être suprême ; mais jamais on ne fait descendre Dieu sur la terre, jamais on ne le rabaisse aux fonctions humaines. Il faut que ce Paulian n’ait jamais lu ce livre dont il parle si affirmativement ; il ne connaît pas plus son Alcoran que son Évangile.

L’âme est matière. Il n’y a pas un mot dans tout l’Alcoran qui puisse le moins du monde excuser cette imposture.

La circoncision est nécessaire. Il n’est pas dit un seul mot de la circoncision dans tout l’Alcoran. Mahomet laissa subsister cette pratique ridicule, qu’il trouva établie chez les Arabes de temps immémorial ; c’était une superstition ancienne (comme elles le sont toutes) de présenter aux dieux ce qu’on avait de plus cher et de plus noble.

Jésus est le Messie. Cette citation de l’Alcoran est encore très-fausse. Jésus est appelé Christ dans plusieurs endroits du Koran ; c’est un nom propre, comme chez Tacite, qui dit : Impellente Christo quodam}[4].

Au reste, il faut bien observer qu’il y avait, du temps de Mahomet, vers l’Arabie, quelques exemplaires des Évangiles que nous ne recevions pas, comme celui de Barnabé [5], qui existe encore ; celui des basilidiens[6] et des ébionites[7] : c’est dans celui des basilidiens qu’on lisait que Jésus n’avait pas été crucifié, et que Dieu l’avait soustrait à la fureur de ses ennemis. C’est évidemment cet Évangile que Mahomet suivit, sans reconnaître jamais notre Sauveur pour fils de Dieu : car il dit expressément, dans plusieurs endroits, que Dieu n’a ni fils ni fille.

La béatitude dans les plus sales voluptés. Il faut apprendre à ce Paulian que la jouissance de la vue de Dieu est la première récompense promise dans l’Alcoran ; il est vrai qu’au sura 55, il dit que le paradis, c’est-à-dire le jardin, sera composé de trois grands bosquets dans l’un desquels sera un large bassin d’eau céleste, entouré de palmiers et de grenadiers. On trouvera, dit-il, dans ce lieu de délices, de belles vierges aux grands yeux noirs, des houris dont personne n’a jamais approché, et qui reposent sous de riches pavillons, couchées sur des tapis magnifiques.

Remarquons qu’il n’y a pas, dans ce chapitre, un seul mot qui puisse alarmer la pudeur. On y dit que ces nymphes ne seront connues que par ceux qui leur seront destinés pour époux : ce n’est pas là assurément une sale volupté. Toutes les religions anciennes, qui admirent tôt ou tard la résurrection, enseignèrent qu’on ressusciterait avec tous ses sens ; il n’était pas déraisonnable de penser que, puisqu’on avait des sens, on aurait aussi des sensations ; c’était le sentiment des pharisiens, chez le petit peuple juif, et, s’il est permis de comparer nos livres sacrés et mystérieux aux imaginations des autres peuples, qui sont tous évidemment plongés dans l’erreur, n’avons-nous pas, dans l’Apocalypse[8], un exemple frappant de ce que je dis ? N’y voit-on pas la belle épouse qui se marie avec l’agneau ? N’y voit-on pas la Jérusalem céleste toute bâtie d’or et de pierres précieuses ? Cette ville carrée n’a-t-elle pas soixante lieues en tout sens ? Les maisons n’y sont-elles pas de soixante lieues de haut ? N’y a-t-il pas des canaux d’eau vive, bordés d’arbres qui portent des fruits délicieux ? On trouve des allégories à peu près semblables, quoique moins sublimes, dans la plus haute antiquité.

Non-seulement ce Paulian, dans son Dictionnaire, calomnie les musulmans, mais il calomnie toutes les communions chrétiennes, et les sectes, et les particuliers : c’est assez le propre des jésuites ; ces malheureux ont pris cette mauvaise habitude dans les écoles où ils ont régenté. Le pédantisme et l’insolence ont formé le caractère de ceux qui ont disputé ; ils n’ont pu s’en défaire après leur dispersion : ils sont comme les Juifs, qui ont conservé leurs anciennes superstitions, n’ayant plus de Jérusalem. Nous laissons encore les Juifs prêter sur gages, et nous laissons aboyer les Paulian et les Nonotte.

Mais ces chiens devraient s’apercevoir qu’ils n’aboient plus que dans la rue, qu’ils sont chassés de toutes les maisons où ils mordaient autrefois.

Ce roquet de Paulian (qui le croirait ? ) parle encore de la grâce suffisante. Il est vraiment bien question aujourd’hui de la grâce suffisante qui ne suffit pas ! Ces sottises faisaient grand bruit sous Louis XIV, quand le misérable Normand Le Tellier, natif de Vire, osait persécuter le cardinal de Noailles. Les querelles ridicules des jansénistes et des molinistes sont oubliées aujourd’hui, comme mille autres sectes qui ont troublé la paix publique dans des temps d’ignorance et de bel esprit.

Je vous enverrai, par la première poste, un relevé des calomnies de Paulian contre les bons chrétiens[9].


RÉPONSE À CETTE LETTRE
PAR M. DE MORZA
[10].

Votre Paulian, monsieur, est aussi ignoré dans Paris que les tragédies et les comédies de l’année passée, les oraisons funèbres faites dans ce siècle, les Almanachs des Muses, et la foule innombrable des autres fadaises dont la presse est surchargée. Ce n’est pas seulement la rage d’un fanatisme imbécile qui met la plume à la main de ces gens-là ; c’est une autre espèce de rage, qui est le résultat de la misère, de la faim, de la répugnance pour un métier honnête, et de cet orgueil secret qui se mêle aux sentiments les plus bas. Nous en avons un bel exemple dans cet homme nommé Sabotier, natif de Castres. Il ne tenait qu’à lui d’être un bon perruquier comme son père ; il s’est fait abbé, et vous savez ce qu’il est devenu. Après avoir été chassé de Toulouse et mis au cachot à Strasbourg, il se procura, je ne sais comment, une entrée dans la maison de M. Helvétius ; et la première chose qu’il fit, après la mort de son bienfaiteur et de son maître, fut de le déchirer, non pas à belles dents, mais à très-vilaines dents, dans un de ces dictionnaires de calomnies intitulé les Trois Siècles, ouvrage de la haine et de l’envie de quelques prétendus gens de lettres décrédités, qui eurent la bassesse de s’associer avec lui : et savez-vous, monsieur, quel prétexte ils inventèrent pour justifier cette œuvre d’iniquité ? Celui de défendre la religion chrétienne. C’est sous ce masque sacré que cette petite troupe de démons voulut paraître en anges de lumière.

Il est bon, monsieur, de savoir quels sont ces apôtres ; le public un jour les connaîtra tous. En attendant, je vous dirai que, dans un de mes voyages, j’ai vu entre les mains de M. de V…… un extrait et un commentaire de Spinosa, écrit tout entier de la main de ce malheureux Sabotier. C’est in-4o de cinquante-sept pages, intitulé Analyse de Spinosa[11], où l’on expose les causes et les motifs de l’incrédulité de ce philosophe. Le manuscrit commence par ces mots : Spinosa était fils d’un juif marchand, et finit par ceux-ci : adieu baptisabit. Il est accompagné d’un recueil de petites pièces de vers de monsieur l’abbé, dignes des Étrennes de la Saint-Jean[12] et des lieux honnêtes où ce saint homme les a faits. Tout cela est écrit de la main de M. l’abbé Sabotier, et signé de lui. Des personnes que ce confesseur avait insultées dans son Dictionnaire des Trois Siècles[13] envoyèrent ce manuscrit à M. de V……, espérant qu’il le dénoncerait au ministre qui veille sur la littérature, et qu’il obtiendrait qu’on fît de ce confesseur un martyr ; mais M. de V…… n’était pas homme à descendre à une telle vengeance, et celui qui avait tiré l’abbé Desfontaines de Bicêtre ne pouvait s’avilir jusqu’à persécuter le petit abbé commentateur.

Vous connaissez, monsieur, la fameuse réponse de Desfontaines à M. le comte d’Argenson : « Monseigneur, il faut que je vive[14]. » Il faut que l’abbé Sabotier vive aussi ; mais je conseillerais à tous les malheureux qui croient vivre de brochures, soit contre les beaux-arts, soit contre le gouvernement, de lire avec attention ces vers du Pauvre Diable[15] :

Prête l’oreille à mes avis fidèles.
Jadis l’Égypte eut moins de sauterelles
Que l’on ne voit aujourd’hui dans Paris
De malotrus, soi-disant beaux esprits,
Qui, dissertant sur les pièces nouvelles,
En font encor de plus sifflables qu’elles ;
Tous l’un de l’autre ennemis obstinés,
Mordus, mordants, chansonneurs, chansonnés,
Nourris de vent au temple de Mémoire,
Peuple crotté qui dispense la gloire.
J’estime plus ces honnêtes enfants
Qui de Savoie arrivent tous les ans,
Et dont la main légèrement essuie
Ces longs canaux engorgés par la suie ;
J’estime plus celle qui, dans un coin.
Tricote en paix les bas dont j’ai besoin ;
Le cordonnier qui vient de ma chaussure
Prendre à genoux la forme et la mesure,
Que le métier de tes obscurs Frérons, etc.


  1. Voyez l’avertissement de Beuchot en tête du tome XVII.
  2. Voyez la note, tome XX, page 62.
  3. Les sura sont les chapitres. (Note de Voltaire.)
  4. Dans ses Annales, xv, 44, Tacite dit : « Auctor nominis ejus Christus. »
  5. Voyez tome XXVII, page 452.
  6. Voyez ibid.
  7. Voyez ibid., page 453.
  8. Chapitre xxi.
  9. Nous n’avons pas trouvé ce relevé : ce sera pour une autre fois : Oportet cognosci malos. {Note de Voltaire. )
  10. Tel est le titre de cet écrit dans l’impression de 1776 ( voyez la note de la page 1). Les éditeurs de Kehl, et autres, l’avaient intitulé Fragment d’une lettre sous le nom de M. de Morza. (B.) — Voltaire y flagelle l’auteur d’un autre dictionnaire satirique : les Trois Siècles de notre littérature, ou Tableau de l’esprit de nos écrivains, par ordre alphabétique, par l’abbé Sabatier de Castres, auteur mercenaire que Voltaire rebaptisa du nom de Sabotier. (G. A. )
  11. L’abbé Sabatier a publié une Apologie de Spinosa et du spinosisme, Altona., 1806, in-8o ; Paris, 1810, in-12. Est-ce le manuscrit dont il est question ici, et qu’il retoucha ?
  12. Voyez la note, tome XXIII, page 485.
  13. Les Trois Siècles de notre littérature, ou Tableau de l’esprit de nos écrivains, par ordre alphabétique, 1772 ; trois volumes in-8o. La sixième édition est de 1801. quatre volumes in-12.
  14. D’Argenson répliqua : Je n’en vois pas la nécessité.
  15. Tome X.