Fragment d’un mémoire/Édition Garnier

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 277-278).


FRAGMENT

D’UN
MÉMOIRE ENVOYÉ À DIVERS JOURNAUX[1]

(1738)

On vient de m’avertir qu’on fait une application aussi mal fondée qu’injurieuse de ces mots par lesquels j’avais commencé ces Essais sur les éléments de Newton : Ce n’est point ici une marquise ni une philosophie imaginaire. Je suis si éloigné d’avoir eu en vue l’auteur de la Pluralité des mondes[2] que je déclare ici publiquement que je regarde son livre comme un des meilleurs qu’on ait jamais faits, et l’auteur comme un des hommes les plus estimables qui aient jamais été. Je ne suis pas accoutumé à trahir mes sentiments. D’ailleurs, je ne crois pas qu’il soit possible de penser autrement.

Lorsque j’eus l’honneur d’entendre à Cirey les dialogues italiens de M. Algarotti[3], dans lesquels les principaux fondements de la philosophie de Newton me paraissent établis avec beaucoup d’esprit, et ceux de Descartes ruinés avec beaucoup de force, je m’engageai de mon côté à combattre en français pour la même cause, quoique avec des armes extrêmement inégales. Je suppliai la personne respectable[4] chez qui nous étions de souffrir que je misse son nom à la tête d’une philosophie qu’elle entend si bien ; et M. Algarotti nous dit que pour lui, puisque son ouvrage était un dialogue avec une marquise supposée et dans le goût de la Pluralité des mondes, il le dédierait à M. de Fontenelle. Je dis à M. Algarotti que j’étais très-fâché de voir une marquise en l’air dans son ouvrage, et qu’il ne fallait pas mettre un être imaginaire à la tête de vérités solides. Voilà ce qui donna lieu à ce commencement de mes Éléments, comme la dame illustre à qui ils sont dédiés et M. Algarotti peuvent en rendre témoignage.

Voltaire.
FIN DU FRAGMENT D’UN MÉMOIRE.
  1. Dans une lettre à Moussinot, du 9 mai 1738, on voit que Voltaire avait envoyé à divers journaux un Mémoire, qu’il m’a été impossible de trouver. Le fragment que je donne ici a été imprimé dans le Journal des Savants, de juin 1738. Il se pourrait que ce fût la fin du mémoire imprimé dans le même journal, en octobre, et qu’on trouvera ci-après. (B.)
  2. Ceci est en contradiction avec ce que Mme  du Châtelet écrivait à Maupertuis, le 9 mai 1738 : « Il y a un trait dans le commencement sur les marquises imaginaires, qui ne plaira pas à M. de Fontenelle, ni à M. Algarotti ; il (Voltaire) l’avait ôté dans l’édition de France ; je ne sais comment il s’est glissé dans celle de Hollande : je crois qu’il ne vous déplaira pas, car je sais que vous n’aimez pas les affiquets dont ces messieurs surchargent la vérité. » On sait que la prétendue marquise de G…, chez laquelle ont lieu les Entretiens sur la pluralité des mondes, était Mme  de La Mésangère, de Rouen. Le parc décrit par Fontenelle était celui de cette dame, qui était brune ; mais comme elle ne voulait pas qu’on la reconnût, Fontenelle fit sa marquise blonde. (B.)
  3. Le Newtonianisme pour les dames.
  4. Mme  la marquise du Châtelet.