Frédéric Schiller



SCHILLER.

Jean-Christophe-Frédéric Schiller naquit le 11 novembre 1759[1], à Marbach, jolie petite ville du Wurtemberg, située sur une hauteur qui domine le Necker. Une tradition populaire raconte que, sur la colline où s’élève aujourd’hui cette cité riante, on n’apercevait autrefois qu’une épaisse forêt habitée par un géant, par une divinité vivante du paganisme, Mars ou Bacchus[2]. « C’était aussi un géant, dit le biographe allemand de Schiller, un géant de la poésie qui venait de naître dans ce lieu consacré déjà par les croyances superstitieuses du peuple ; mais ses yeux s’ouvrirent à la lumière dans une humble demeure, dans la maison de son aïeul maternel George Kodweis, qui avait perdu dans une inondation du Necker la meilleure partie de son petit bien, et qui exerçait alors l’état de boulanger : les premières émotions du poète furent celles d’une condition obscure, souvent troublée par l’inquiétude des besoins matériels. »

Son père, Jean-Gaspard Schiller, était entré à l’âge de vingt-deux ans dans un régiment de hussards en qualité de chirurgien-barbier. Il parvint dans l’espace de trois ans au grade de sous-officier, fut licencié à la paix d’Aix-la-Chapelle en 1748, et se maria en 1749. Lorsque la guerre de sept ans éclata, il demanda à reprendre du service, et fut admis dans le régiment du prince Louis de Wurtemberg avec le grade d’adjudant. Une maladie contagieuse ayant atteint ce régiment en Bohême, le père de Schiller revint à son premier état de médecin. Il administrait des remèdes aux malades, et, dans son zèle tout chrétien, remplissait en même temps auprès d’eux les devoirs de prêtre. Il leur faisait réciter leurs prières, et les encourageait dans leurs souffrances par ses exhortations et par le chant des psaumes. De la Bohême il passa avec un autre régiment dans la Hesse et la Thuringe ; puis, à la fin de la guerre, il se retira à Louisbourg, et s’y livra à des travaux d’agriculture. Peu de temps après, le duc Charles de Wurtemberg lui confia l’inspection des jardins qu’il venait de faire établir près de Stuttgardt, autour du riant château qu’il appelait sa Solitude. Ce fut là que Gaspard, revêtu du titre de major, estimé du prince, heureux des devoirs qu’il avait à remplir, termina dans une douce aisance une vie qui avait été souvent flottante et souvent traversée par d’amères inquiétudes. C’était un homme d’une nature ferme, sévère et un peu rude, mais d’un esprit droit, actif et surtout essentiellement pratique. Il avait fait lui-même en grande partie son éducation, et il a écrit sur la culture des arbres et des jardins des livres qui ne sont pas sans mérite. Quand son fils vint au monde, il le prit dans ses bras, et l’élevant vers le ciel : « Dieu tout-puissant, s’écria-t-il, accorde les lumières de l’esprit à cet enfant, supplée par ta grace à l’éducation que je ne pourrai lui donner. » Il vécut assez pour jouir des succès littéraires de son fils, dont il avait, dans sa pauvreté, salué la naissance avec une joie mêlée d’une tendre sollicitude. Un heureux jour pour le vieillard était celui où il apprenait qu’on devait imprimer à Stuttgardt un nouvel ouvrage de son cher Frédéric. Le digne homme s’en allait aussitôt chez l’éditeur, prenait le manuscrit d’une main tremblante, et le lisait avec une vive émotion. Pour mieux comprendre l’esprit de ces compositions poétiques, il abandonnait ses livres sur l’agriculture et lisait des œuvres de littérature, d’histoire et de critique. L’amour paternel lui ouvrait un nouveau monde d’idées où jamais auparavant son ame simple et peu rêveuse n’avait pénétré. De chirurgien il était devenu jardinier ; sur la fin de sa vie, de jardinier il se faisait littérateur. Il mourut en 1796. La lettre que Frédéric écrivit à sa mère en apprenant que son père n’était plus est le plus bel hommage rendu à sa mémoire. « Quand même, dit-il, je ne songerais pas à tout ce que mon bon père a été pour moi et pour nous tous, je ne pourrais, sans une douloureuse émotion, penser à la fin de cette vie laborieuse et utile, si pleine de droiture et d’honneur. Non, en vérité, ce n’est pas une petite chose que de rester si fidèle à soi-même pendant une longue et pénible existence, et de quitter le monde, à l’âge de soixante-treize ans, avec un cœur aussi pur et aussi candide. Que ne puis-je, au prix de toutes ses douleurs, finir ma vie aussi innocemment qu’il a fini la sienne ! car la vie est une rude épreuve, et les avantages que la Providence m’a accordés sur lui sont autant de dons périlleux pour le cœur et la vraie tranquillité. Notre père est heureux à présent, nous devons tous le suivre. Jamais son image ne s’effacera de notre cœur, et le regret que nous cause sa perte ne peut que nous lier plus intimement l’un à l’autre. »

La mère de Schiller, Élisabeth Kodweis, était une femme d’une nature tendre et pieuse, qui tempérait par la sérénité de son esprit et la douceur de ses manières ce qu’il y avait de trop rude et de trop inflexible dans le caractère de son mari. Jeune, elle manifestait un vif penchant pour la poésie et la musique. La pauvreté de ses parens ne leur permit pas de lui donner une éducation qui répondît à ces dispositions ; mais elle recherchait avec avidité tout ce qui pouvait entretenir en elle le sentiment poétique, et ses compagnes la regardaient comme une jeune fille enthousiaste et rêveuse. On a conservé d’elle quelques vers qu’elle adressait à son mari le jour du huitième anniversaire de leur mariage. Traduits dans une autre langue, ces vers ne peuvent être regardés que comme l’expression bien simple d’une pensée assez commune ; mais, dans l’original, ils sont remarquables par la facture de la strophe et l’harmonie du rhythme. « Oh ! si j’avais, dit-elle, trouvé dans la vallée des vergissmeinnicht et des roses, je t’aurais tressé avec ces fleurs, pour cette année, une couronne plus belle encore que celle du jour de notre mariage.

« Je m’afflige de voir le froid empire du nord. Chaque petite fleur se glace au sein de la terre refroidie ; mais ce qui ne se glace pas, c’est mon cœur aimant, qui est à toi, qui partage avec toi les joies et les douleurs. ».

Nul doute, dit M. G. Schwab, qui le premier a cité ces vers, que Schiller ne dut le sentiment de la forme poétique à sa mère et aux livres choisis dont elle faisait sa lecture habituelle. — Il lui devait aussi les dispositions pieuses qui, dès ses plus jeunes années, se manifestèrent en lui. Jusqu’à l’âge de quatre ans, il resta avec elle à Marbach ; son père était alors retenu à l’armée par la guerre de sept ans, et la pauvre mère soignait avec une touchante tendresse l’enfant qui était venu au monde avec une constitution délicate, et qui souvent tombait malade. En 1763, Gaspard Schiller rentra dans sa patrie ; deux ans après, il alla occuper à Lorch, sur la frontière du Wurtemberg, le poste de capitaine de recrutement. Ce fut là que Frédéric commença ses études. Un digne pasteur, nommé Moser, lui enseigna les élémens du grec et du latin[3]. Sa mère, qui, deux années auparavant, lui avait appris à lire et à écrire, continuait en même temps ses douces leçons. Tantôt elle lui racontait une histoire biblique que l’enfant écoutait avec une religieuse émotion ; tantôt elle le distrayait par une de ces naïves et charmantes traditions dont le peuple allemand a si bien gardé la mémoire ; tantôt enfin elle lui faisait lire les plus beaux passages de ses poètes favoris, les vers solennels de la Messiade, dont les trois premiers chants venaient de paraître, les cantiques de Gherard, les fables de Gellert. Quelquefois aussi elle remontait avec lui vers une époque plus reculée, et lui faisait faire, pour ainsi dire, un cours de littérature, en lui apprenant à connaître les poètes d’une autre école, en lui indiquant leurs qualités et leurs défauts. Il n’est pas rare de trouver en Allemagne des femmes d’une condition obscure qui, n’ayant jamais reçu que les plus simples élémens d’instruction, se développent elles-mêmes dans le cours de leur vie paisible et retirée, et parviennent, par la lecture, à se former le goût, à acquérir des connaissances littéraires étendues, d’autant plus douces à observer qu’elles sont presque toujours alliées à une grande modestie, et complètement dégagées de toute prétention et de toute pédanterie. La mère de Schiller était une de ces femmes. Les dieux du foyer domestique lui avaient révélé dans les heures de repos du dimanche, dans les veillées de l’hiver, l’aimable savoir que d’autres vont inutilement chercher dans l’ambitieux travail des écoles.

Tandis que les leçons classiques du prêtre et les enseignemens maternels exerçaient ainsi de bonne heure l’intelligence du jeune Frédéric, l’amour de la nature, cette source adorable de tant de nobles pensées, de tant de salutaires émotions, s’éveillait dans son cœur. Des riantes et fraîches vallées du Necker qui entourent la jolie ville de Marbach, il se trouvait tout à coup transporté dans une contrée d’un aspect sévère et imposant. Le village de Lorch est bâti au bord d’une plaine silencieuse entourée de pins, au pied d’une colline parsemée de grands arbres au feuillage sombre et couronnée par les murs d’un cloître. Derrière cette colline s’élève une chaîne de montagnes qui donnent à ce romantique paysage un caractère grandiose, et dans le cloître sont les tombeaux des Hohenstaufen. L’histoire d’une époque féconde en traditions poétiques, en traditions chevaleresques, l’histoire d’une race héroïque, ardente, glorieuse, non moins célèbre par ses revers que par ses succès, était là à côté d’une nature agreste et primitive. Quel vaste champ pour une jeune imagination qui commençait à prendre l’essor ! Frédéric aimait à errer sous le mélancolique ombrage de ces forêts de sapins, à gravir au sommet de la colline, à s’asseoir pensif au pied des murs du cloître. Son ame se dilatait dans ces émotions intimes et charmantes, inconnues de tous ceux qui n’ont jamais habité que l’enceinte des villes, dans ce bonheur de voir et d’admirer tout ce que l’enfant, avec sa naïve spontanéité d’impressions, comprend bien mieux que l’homme avec sa réflexion et son esprit d’analyse, toutes ces grandes et riantes images d’un beau jour qui se lève sur la montagne, d’une vallée qui s’épanouit comme une corbeille de fleurs aux rayons du soleil, et ce jeu d’ombre et de lumière qui tour à tour voile ou éclaire les profondeurs de la forêt, et cette vie mystérieuse des plantes qui s’élèvent jusque sur les flancs décharnés du roc sauvage, et ces milliers d’êtres qui tourbillonnent dans l’air, flottent sur les eaux, se baignent dans une goutte de rosée ou s’égarent sur un brin d’herbe.

Souvent aussi, le père de Frédéric le conduisait dans le camp où il devait se rendre à différentes époques pour assister aux manœuvres, ou dans quelque vieux château des environs dont il lui racontait l’histoire, et chacune de ces excursions était pour l’enfant une source abondante de souvenirs. Les émotions de l’enfance ont des suites infinies. Pareilles à ces ruisseaux limpides de la Suisse qui coulent inaperçus sous des touffes de gazon et des rameaux d’arbres, elles poursuivent discrètement leur cours au dedans de notre ame, elles se cachent sous nos préoccupations nouvelles ; mais un mot échappé au hasard, un son fugitif, un point de vue accidentel les dévoile par un charme soudain, les fait revivre à nos yeux, et nous replace sous leur empire. Qui sait si l’histoire dramatique des Hohenstaufen, racontée à Schiller sur le tombeau même de cette famille de chevaliers et d’empereurs, n’imprima pas de bonne heure à son insu une tendance particulière à son esprit, et si les sensations qu’il puisa tout jeune dans son ardent amour pour la nature n’agirent pas plus tard sur sa destinée. « Oh ! qu’on est bien ici ! s’écriait-il un jour qu’il se trouvait seul avec un de ses camarades dans la forêt de Lorch. Je renoncerais volontiers à tout ce que je possède, plutôt qu’à la joie que j’éprouve sous ces beaux arbres verts. » Au même instant, comme pour sanctionner son vœu, un pauvre enfant s’avance couvert de haillons et courbé sous le poids d’un lourd fagot. Frédéric court à lui, le regarde avec une tendre pitié, et lui donne tout ce qu’il a dans ses poches, jusqu’à une vieille monnaie d’argent dont son père lui avait fait cadeau le jour anniversaire de sa naissance.

Une autre fois il était sorti par une chaude journée d’été. Vers le soir, des nuages épais s’amoncèlent dans le ciel, l’éclair luit, la tempête éclate, et Frédéric ne paraît pas. Ses parens alarmés courent de côté et d’autre à sa poursuite, et son père le trouve tranquillement assis sur l’un des arbres les plus élevés de la colline. — Que fais-tu donc là, s’écrie-t-il, malheureux enfant ? — Je voulais savoir, répond Frédéric, d’ venait le feu du ciel.

Toutes ces émotions d’une vie passée dans les champs ou au foyer de famille, toutes ces études faites sous la direction de sa mère ou du pasteur Moser, s’alliaient en lui à un vif sentiment de religion et de piété. Déjà, quand on l’interrogeait sur ce qu’il deviendrait un jour, il déclarait qu’il se ferait prêtre, et, dans son ardeur enfantine pour l’état sacerdotal, il lui arrivait souvent de monter sur une chaise, le corps enveloppé d’un tablier en guise de surplis, et de faire sur un texte de la Bible des sermons auxquels il voulait qu’on prêtât une sérieuse attention, et qui, s’il faut en croire les biographes allemands, ne manquaient pas d’une certaine logique.

Cependant la position de ses parens était alors fort pénible et devenait de jour en jour plus intolérable. En sa qualité d’officier de recrutement, son père devait recevoir chaque mois une solde de 19 florins (environ 47 francs) ! et, pendant trois années de suite, il ne toucha pas un denier de ce modique traitement. Pour pouvoir subsister, il vendit pièce par pièce son petit patrimoine, il invoqua l’assistance de ses parens et amis ; mais enfin, hors d’état de soutenir plus long-temps cette situation, il s’adressa directement au grand-duc, qui, ayant reconnu la validité de ses titres, le fit incorporer dans la garnison de Louisbourg, et lui fit remettre l’arriéré de sa solde. À Louisbourg, Frédéric fut placé sous la direction d’un professeur de latin nommé Jahn, homme dur et froid, qui le premier lui fit sentir les rigueurs d’une vie de discipline et l’amertume du fruit scolastique. De joyeux et confiant qu’il était dans son heureuse retraite de Lorch, l’enfant devint, sous la férule de ce nouveau maître, timide et contraint. Toutefois il faisait des progrès assez notables ; il désirait toujours devenir prêtre, et il subissait régulièrement les examens imposés à ceux qui voulaient quitter le gymnase pour entrer dans les écoles spéciales de théologie. En 1769, à la suite d’un de ces examens, il fut noté ainsi : Puer bonœ spei, quem nihil impedit quominus inter potentes hujus anni recipiatur.

Ce fut à Louisbourg que Schiller assista, pour la première fois, à une représentation théâtrale. On jouait un de ces fades opéras mythologiques imités de ceux de Versailles ; mais l’éclat des décorations, le costume des acteurs, la musique, produisirent sur l’enfant, qui jamais n’avait rien imaginé de semblable, une profonde impression. Dès ce moment, il abandonna ses jeux habituels pour dresser un théâtre où il faisait, comme Goethe, mouvoir des marionnettes. C’est de Louisbourg aussi que date sa première inspiration poétique. Un jour qu’il avait récité plus couramment encore que de coutume sa leçon de catéchisme, son maître lui donna deux kreuzers (un peu moins de deux sols). Un de ses camarades reçut la même récompense. Fiers de leurs succès, riches de leur petit trésor, tous deux se réunirent comme des hommes dignes de marcher ensemble, associèrent leur fortune et résolurent d’aller gaiement la dépenser dans une ferme. Ils arrivent au hameau voisin, ils montrent leurs quatre kreuzers et demandent du lait ; mais le fermier ne jugea point à propos de se déranger pour une telle somme, et les renvoya impitoyablement. Ils continuent leur route, ils entrent dans une autre maison, où on leur sert du lait et des fruits en abondance. En retournant à Louisbourg, les deux enfans s’arrêtèrent sur une colline d’où l’on apercevait les deux fermes où ils avaient passé. Là, dans le sentiment de sa déception et de sa reconnaissance, le jeune Frédéric, étendant la main, prononça en stances cadencées une imprécation sur la demeure où leur prière avait été rejetée, et bénit celle où ils avaient reçu l’hospitalité.

En 1770, Gaspard Schiller fut nommé inspecteur du château de Solitude et quitta Louisbourg. L’enfant resta dans la maison de Jahn. Ce fut pour lui un douloureux changement. Jusque-là sa vie s’était écoulée doucement au foyer de famille, et son cœur s’était ouvert avec amour aux enseignemens de sa mère. Il se trouva dès-lors assujetti à la volonté d’un maître rude et impérieux, qui accompagnait ses leçons d’invectives et lui apprenait le catéchisme à coups de fouet. Sa seule consolation était d’aller de temps à autre voir ses parens dans leur nouvelle demeure. Il continuait à se préparer à l’étude de la théologie et espérait bientôt entrer dans une école spéciale. La volonté du grand-duc en disposa autrement. Il venait de fonder une sorte d’académie militaire. Pour la peupler de sujets distingués, il fit prendre des renseignemens sur les élèves des gymnases ; Jahn lui indiqua le jeune Frédéric, et le duc voulut l’avoir. Cette disposition du prince surprit douloureusement le digne Gaspard et sa femme, qui avaient destiné leur enfant à l’état ecclésiastique et qui se réjouissaient de le voir bientôt suivre cette carrière. Mais le souverain avait parlé, il fallait obéir ; Frédéric entra à l’académie de Charles (Karls akademie).

Pour faire mieux comprendre la nouvelle position de Schiller, et les évènemens qui en furent la suite, il est nécessaire d’expliquer la nature et l’organisation de cette école. Ce n’était d’abord qu’un établissement d’éducation bien restreint, destiné à recevoir quinze pauvres enfans de soldats qui apprenaient la musique et la danse pour être ensuite employés dans la chapelle ou dans les ballets de la cour. Le duc Charles transporta cet établissement à Stuttgardt, et en fit une vaste institution où l’enseignement devait s’étendre, si l’on excepte la théologie, à toutes les branches des connaissances humaines. On lui donna alors le titre d’académie, et elle fut ouverte aux étrangers. L’esprit aristocratique et militaire qui avait présidé à la fondation de cette école éclatait dans tout l’ensemble de son organisation et dans le moindre de ses règlemens. Les jeunes gens admis dans cet établissement étaient divisés en deux classes : les fils de nobles ou d’officiers et les fils de bourgeois ou de soldats. Les premiers portaient le titre de cavaliers, les autres celui d’élèves. La première classe était en grande partie destinée à l’état militaire, la seconde aux beaux-arts et aux arts mécaniques. Toute cette école était conduite comme un régiment : les maîtres d’études étaient sergens, les professeurs officiers, et le gouverneur était colonel. Tous les exercices se faisaient au son de la trompette et du tambour ; les élèves, rangés sur deux lignes, marchaient par file à droite ou par file à gauche, et se rendaient ainsi à la salle d’étude, à la récréation, au dortoir. Les règlemens étaient sévères, et les punitions rudes : pour la moindre infraction à la discipline, on infligeait les coups de plat d’épée, la schlague, et il n’était pas rare d’entendre prononcer l’arrêt du châtiment avec cette terrible formule : Que l’élève soit battu jusqu’à ce que le sang vienne[4] !

Les mêmes ordonnances qui prescrivaient jusque dans les plus petits détails les mesures de subordination réglaient aussi le costume des élèves. Ceux de la seconde classe n’étaient pas astreints à de grands frais de toilette ; mais ceux de la première portaient un habit bleu clair, avec le collet, les revers et les paremens de pluche noire, des culottes blanches, un petit chapeau à trois cornes, deux papillotes de chaque côté et une fausse queue d’une longueur déterminée par les règlemens. Il y avait en outre un autre costume pour les jours de fête, et, dans les grandes parades, les élèves de la seconde classe devaient tous être en uniforme comme les cavaliers. Le prince attachait la plus grande importance à ce ridicule costume. On rapporte qu’un jour, en parlant d’un élève dans l’incroyable dialecte mêlé de français et d’allemand qui régnait alors dans les cours d’Allemagne, il lui rendit ce singulier témoignage de satisfaction : « Je déclare que M… est le meilleur élève de l’établissement pour la conduite comme pour la vergette. »

En sa qualité de fils d’officier, Schiller fut admis dans la première classe. Il avait le corps maigre et élancé, le cou et les bras longs, les jambes arquées, le visage pâle, parsemé, comme celui de sa mère, de taches de rousseur, le nez fin et allongé, les lèvres minces, le contour des yeux un peu enflammé, et les cheveux tirant sur le roux. Plus tard, quand sa physionomie eut pris un caractère déterminé, on admirait l’expression touchante de son regard, la noblesse de son front, le mouvement énergique de ses lèvres ; mais alors il n’était rien moins que beau et élégant. Qu’on se représente l’étrange aspect qu’il devait avoir avec ses cheveux roux et ses jambes effilées, portant un petit chapeau, une queue et des papillotes. Ce n’était là toutefois qu’un des moindres désagrémens de sa nouvelle situation. Ce qu’il y eut de douloureux, de cruel pour lui, enfant de la nature, élève chéri d’une mère intelligente et pleine de bonté, ce fut de se voir placé sous le joug de cette discipline militaire, soumis à la baguette d’un sergent, condamné, sous peine d’une rude punition, à ne pas s’écarter d’une ligne des leçons qui lui étaient prescrites, obligé d’avoir recours à la ruse, à la dissimulation, pour écrire une lettre à un ami, ou lire un autre livre que ses livres d’étude. Toute sa nature de jeune homme libre, poétique, enthousiaste, se révolta contre ce régime rigoureux et pédantesque. Son imagination, grossissant encore tout ce qui choquait ou fatiguait sa pensée, donna le nom d’esclavage à ce que d’autres n’auraient peut-être appelé qu’une rigide contrainte, et dès ce moment il amassa dans son cœur cette haine profonde de la servitude qu’il a si souvent et si énergiquement exprimée dans ses drames. Six mois après son entrée à l’école, il écrivait au fils du pasteur Moser, qui était devenu son ami, et lui racontait d’un ton douloureux à quelles lois il était assujetti. Quelques mois plus tard, il lui dit : « Tu crois que je suis enchaîné à cette sotte routine que nos inspecteurs regardent comme une honorable méthode ? Non ; aussi long-temps que mon esprit pourra prendre l’essor, nuls liens ne le feront fléchir. Pour l’homme libre, l’image seule de l’esclavage est un odieux aspect ; et il devrait regarder patiemment les chaînes qu’on lui forge !… Ô Charles, le monde que nous portons dans notre cœur est tout autre que le monde réel ! Nous connaissions l’idéal et non pas le positif. Souvent je me révolte quand je me vois menacé d’une punition pour un fait dont tout mon être atteste l’innocence. »

Tout en souffrant amèrement du genre de vie qu’il menait à l’école, Schiller étudiait avec zèle, et faisait de rapides progrès dans l’étude du français, de la géographie, de l’histoire et surtout de la philosophie ; il n’en était pas de même de la jurisprudence qui devait être sa partie spéciale. Il était, sous ce rapport, en arrière de tous ses camarades, et ses professeurs en droit n’avaient de lui qu’une très médiocre opinion ; mais le duc, plus clairvoyant, l’avait deviné : Laissez-le aller, disait-il, on en fera quelque chose.

Frédéric suivait depuis environ un an les cours de jurisprudence, lorsque le duc, qui examinait sans cesse et attentivement l’état de son académie, reconnut que le nombre des élèves en droit était hors de proportion avec celui des autres facultés. Il essaya de le diminuer, et, par suite de cette nouvelle disposition, engagea les parens de Schiller à faire étudier la médecine à leur fils. Ils reçurent à regret cette invitation, car la jurisprudence leur offrait une perspective plus brillante que la médecine, mais ils étaient dans la dépendance absolue du prince, et ils obéirent ; Frédéric partageait leurs regrets et leurs préventions. Cependant il ne tarda pas à apporter dans ses nouveaux devoirs un zèle et une application qu’il n’avait jamais manifestés dans l’étude du droit. Il commençait à pressentir sa destinée de poète dramatique, et il lui semblait que la physique, la physiologie, l’anatomie, ne lui seraient pas inutiles dans la conception de ses tragédies. Plus tard, il disait aussi que le poète devait avoir, en dehors de ses travaux favoris, une science spéciale, une carrière à suivre, n’importe laquelle. « Je crains depuis long-temps, écrivait-il à un de ses amis, et non pas sans raison, que mon feu poétique ne s’éteigne, si la poésie doit être mon unique moyen de subsistance, tandis qu’elle aura pour moi sans cesse de nouveaux attraits, si elle ne devient pas une obligation, si je ne lui consacre que des heures choisies. Alors toute ma force et mon enthousiasme seront appliqués à la poésie, et j’espère que ma passion pour l’art se prolongera pendant tout le cours de ma vie. »

Animé par cet espoir, séduit par la pensée qu’une contrainte passagère lui serait par la suite d’un grand secours, il résolut de consacrer exclusivement toutes ses heures de travail, toutes ses pensées à la médecine, jusqu’à ce qu’il eût acquis dans cette science une assez grande habileté pour pouvoir la mettre en pratique. Aussi, ne tarda-t-il pas à se distinguer entre tous ses condisciples, et il écrivit à deux années de distance deux thèses, l’une sur la physiologie, l’autre sur les rapports de la nature animale avec la nature morale de l’homme, qui, toutes deux, lui firent beaucoup d’honneur.

Mais, en se promettant de se dévouer sans réserve à la médecine, le jeune étudiant s’exagérait à lui-même sa propre force. Enfant, il avait été conduit par sa mère dans le monde poétique, il avait respiré l’air de ces régions enchantées, il avait vu s’ouvrir devant lui ces horizons dorés de la pensée humaine. Toutes ces images vivaient encore dans son esprit, et, à chaque instant, la lecture d’un livre, l’entretien d’un ami les faisaient reparaître à ses yeux plus éclatantes et plus belles. Quelle que fût la rigidité du cordon militaire établi autour de l’académie, les élèves n’étaient pourtant pas tellement retranchés de la vie sociale, qu’ils n’entendissent parler d’un livre nouveau, d’un succès littéraire. En dépit des officiers et des sergens, ces livres étaient introduits dans l’enceinte classique, on les lisait à la dérobée, on les cachait aux regards des surveillans sous quelque estimable traité de droit ou de médecine, et ils passaient de main en main. C’était le temps où la littérature allemande brisait ses vieilles chaînes et sortait de sa route craintive et routinière pour s’élancer dans l’immense espace qu’elle devait parcourir avec éclat. Du fond de leur école, où ils étaient renfermés comme dans un cloître, les jeunes disciples de la science pressentaient une nouvelle ère et en recherchaient avidement tous les indices. Schiller, qui connaissait déjà les poètes d’un autre temps, lut avec d’autant plus de fruit les productions récentes, car alors il s’établissait dans son esprit une comparaison entre l’époque ancienne et l’époque naissante, et, en voyant d’où l’on était parti, il comprenait mieux où l’on pouvait aller. Goetz de Berlichingen et Werther, qui venaient de paraître, produisirent sur lui une vive impression ; les œuvres de critique et les drames de Lessing furent une de ses études favorites. Un jour, il entendit réciter à un de ses professeurs un passage de Shakspeare, et ce passage l’ébranla jusqu’au fond de l’ame. Dès-lors, il n’eut point de repos qu’il ne se fût procuré les œuvres complètes du poète anglais ; un de ses amis lui donna la traduction de Wieland ; il la lut avec avidité, et la relut encore, et y revint sans cesse. Ses amis disent qu’elle agit puissamment sur lui, et décida de sa vocation. Le jugement qu’il portait plus tard sur ce grand poète est curieux à noter. « Lorsque, tout jeune encore, j’appris, dit-il, à connaître Shakspeare, je fus révolté de la froideur, de l’insensibilité qui lui permettent de plaisanter au milieu du plus grand enthousiasme. Habitué par l’étude des nouveaux poètes à chercher de prime-abord le poète dans ses œuvres, à rencontrer son cœur, à réfléchir conjointement avec lui sur le sujet qu’il traite, c’était pour moi une chose insupportable de ne pouvoir ici le saisir nulle part : il était déjà depuis plusieurs années l’objet de mon admiration, de mes études, et je n’aimais pas encore son individualité. Dans ce temps-là, je n’étais pas encore capable de comprendre la nature de première main. »

Outre ces œuvres de poète, Schiller lisait aussi assidûment qu’il le pouvait des livres d’histoire, entre autres Plutarque, des livres de philosophie, et il étudiait sa langue dans la traduction de la Bible de Luther, cet admirable monument de la langue allemande.

Ainsi, toujours séduit par l’attrait des idées poétiques et détourné à chaque instant des études spéciales qui lui étaient prescrites, Schiller finit par vouloir aussi prendre part à cette vie littéraire qui lui apparaissait de loin, à travers les barrières de l’école, comme une vaste et riante contrée à travers les fenêtres d’une prison. Il s’associa avec quelques-uns de ses camarades qui avaient les mêmes penchans que lui, et ils formèrent une sorte de concile académique où l’on discutait gravement sur les questions d’art et de poésie et sur les titres réels des écrivains les plus illustres. Dans leur jeune et naïve ambition, les membres de ce petit congrès n’aspiraient à rien moins qu’à sortir de l’école avec des œuvres qui étonneraient le monde. L’un d’eux devait écrire un roman à la Werther, un autre un drame larmoyant, un troisième une tragédie chevaleresque dans le genre de Goetz de Berlichingen. Quant à Schiller, il cherchait un sujet de pièce dramatique, et il disait parfois en riant qu’il donnerait bien son dernier habit et sa dernière chemise pour le trouver. Il crut le découvrir dans le récit du suicide d’un étudiant, et écrivit un drame intitulé l’Étudiant de Nassau, dont il n’est rien resté. Plus tard il en fit un autre, dont Cosme de Médicis était le principal personnage, et qui a été détruit comme le premier. Ses amis disent qu’il y avait là plusieurs scènes vraiment dramatiques et des passages très remarquables.

Tout en composant ainsi des plans de tragédie, Schiller s’essayait dans un autre genre. La plus ancienne composition qui nous ait été conservée de lui est une ode intitulée le Soir. C’est une œuvre de souvenir plutôt que d’inspiration première, une sorte de rapsodie écrite sous l’impression des lectures favorites du poète. Le rédacteur du Magasin Souabe la jugea pourtant digne d’être publiée, et y ajouta une note ainsi conçue : « L’auteur de ces vers est un jeune homme de seize ans. Il nous semble qu’il a déjà lu de bons auteurs, et qu’il pourra avoir avec le temps os magna sonaturum. »

En 1777, une seconde pièce de Schiller fut publiée dans le même recueil, et suivie de cette observation du rédacteur : « Ces vers sont d’un jeune homme qui lit tout en vue de Klopstock, et ne voit et ne sent que par lui. Nous ne voulons pas étouffer son ardeur, mais la modérer. Il y a dans cette pièce des non-sens, de l’obscurité et des images outrées. Si l’auteur parvient à se corriger de ces défauts, il pourra avoir une place assez distinguée et faire honneur à sa patrie. »

Il est de fait qu’il y avait dans cette nouvelle composition moins d’originalité encore que dans la première. C’était, pour le fond comme pour la forme, une imitation servile de Klopstock. « Dans ce temps-là, dit plus tard Schiller, j’étais encore un esclave de Klopstock. » Du reste, la manière même dont il travaillait à cette époque n’annonçait guère avec quelle facilité il écrirait un jour. « Qu’on ne s’imagine pas, dit un de ses amis, que ses premières poésies fussent le fruit d’une imagination toujours riche et toujours abondante, ou l’inspiration d’une muse amie. Non pas vraiment. Ce ne fut qu’après avoir long-temps recueilli et classé ses impressions, après avoir amassé des remarques, des idées, des images, après maint essai avorté et anéanti, qu’il parvint, à peu près vers l’année 1777, à s’élever assez haut pour que des juges clairvoyans pressentissent en lui le poète futur, plutôt cependant d’après des observations assez minimes que d’après des œuvres importantes. »

Cependant toutes ces études en dehors des devoirs classiques, la surveillance rigoureuse exercée par les maîtres, la punition qui suivait de près la menace, ne faisaient que rendre plus odieux à Schiller le séjour de l’école. Une fois il avait projeté sérieusement de s’enfuir ; mais la crainte que le mécontentement du duc ne rejaillît sur ses parens le retint, et il resta. Il resta pour être sans cesse en lutte avec lui-même, pour subir ce rude combat des désirs de l’ame aux prises avec la nécessité matérielle. S’il voulait lire un autre livre que ceux qui étaient prescrits par les règlemens, il fallait qu’il se réfugiât dans le coin le plus obscur de sa chambre à coucher, qu’il se cachât dans le jardin, derrière un arbre. Pour pouvoir écrire ses vers, il en était de même ; pour les communiquer à ses camarades, il en était de même aussi. Quelquefois il feignait d’être malade. Alors il lui était permis d’avoir le soir une lampe près de son lit, et je laisse à penser quelle joie c’était pour le pauvre étudiant altéré de science et de poésie de pouvoir lire à son aise, et sans crainte d’être arrêté aux plus beaux passages, ses livres favoris. Mais tous ces innocens artifices d’une jeune ame contrainte et arrêtée dans ses penchans échouaient encore devant l’incessante surveillance d’un maître d’études. Un jour un des camarades de Schiller le trouva assis tout seul dans sa chambre et pleurant ; on venait de lui enlever son Shakspeare et tous ses autres livres de littérature.

Ce fut dans les sentimens de révolte, de colère, de résignation forcée, où le jetaient sans cesse les habitudes de l’école, qu’il écrivit ses Brigands. Le fait principal était emprunté au Magasin Souabe, qui racontait l’histoire d’un vieillard délivré par le fils qu’il avait repoussé loin de lui. Chaque scène de ce drame terrible était le résultat d’une imagination ardente péniblement réprimée, d’un sentiment de haine profond pour toute espèce de contrainte, de servitude, d’une foule d’idées étranges, exagérées, sur l’état d’une société où il n’avait jamais vécu, et d’un génie puissant qui devinait une partie des choses qu’il n’avait jamais éprouvées, et donnait à celles qu’il rêvait la vie, le mouvement, la réalité. Cinq à six ans après, l’auteur, examinant avec plus de calme cette première œuvre de jeunesse, expliquait parfaitement les dispositions d’esprit dans lesquelles il la composa. Nous ne pouvons mieux faire que de citer ses propres paroles. « J’écris, dit-il, comme un citoyen du monde, qui n’est au service d’aucun prince. J’ai de bonne heure perdu ma patrie pour l’échanger contre le vaste monde que je ne connaissais que par les verres d’un télescope. Une erreur de la nature m’a condamné à être poète dans le lieu même de ma naissance. Le penchant pour la poésie blessait les lois de l’établissement où j’étais élevé, et contrariait les plans de son fondateur. Pendant huit années, mon enthousiasme a été en lutte avec les règlemens militaires ; la passion pour la poésie est ardente et forte, comme le premier amour : ce qui devait l’étouffer ne fit que lui donner plus d’ardeur. Pour échapper à la situation qui me torturait, mon cœur s’élança vers un monde idéal. Mais je ne connaissais pas le monde réel, dont j’étais séparé par des barrières de fer ; je ne connaissais pas les hommes, car les quatre cents créatures qui m’entouraient n’étaient qu’une même créature, une fidèle copie d’un seul et même modèle, dont la nature plastique se dégageait solennellement. Je ne connaissais pas le libre penchant d’un être qui s’abandonne à lui-même, car un seul penchant a mûri en moi, et celui-là je ne veux pas le nommer à présent. Chaque autre force de volonté s’assoupissait, tandis que celle-là se développait convulsivement. Chaque particularité, chaque image entraînante de la nature si riche et si variée, se perdaient dans le mouvement uniforme de l’organisation à laquelle j’étais soumis. Je ne connaissais pas le beau sexe, car on entre dans l’établissement où j’étais enfermé, avant que les femmes soient intéressantes, et l’on en sort quand elles cessent de l’être. Dans cette ignorance des hommes et de la destinée des hommes, la ligne de démarcation entre l’ange et le démon devait nécessairement échapper à mon pinceau. Il devait produire un monstre, qui par bonheur n’a jamais existé dans le monde, et que je voudrais seulement perpétuer comme l’exemple d’une création enfantée par l’alliance monstrueuse de la subordination et du génie. Je veux parler des Brigands. Cette pièce a paru. Le monde moral tout entier accuse l’auteur d’avoir offensé sa majesté. Le climat sous lequel cette œuvre a reçu le jour est sa seule justification. De toutes les innombrables récriminations soulevées par les Brigands, une seule me touche : c’est que j’aie osé peindre les hommes deux années avant d’en avoir rencontré aucun[5]. »

Cette pièce fut écrite à la dérobée comme les autres essais de Schiller, et lue par fragmens à ses amis, qui l’accueillirent avec enthousiasme. Elle était terminée quand l’auteur quitta l’école pour entrer dans le régiment Ange, en qualité de chirurgien. Il avait alors vingt-un ans.

Sa nouvelle position n’était rien moins que brillante. Ses appointemens ne s’élevaient pas à plus de 18 florins (45 francs) par mois. Il était astreint à une régularité de service très rigide ; il fallait en outre qu’il assistât aux revues, aux parades, et il faisait une assez triste figure avec son uniforme prussien, ses cheveux roulés de chaque côté et sa longue queue. Mais pour la première fois il entrait dans ce monde qu’il avait si souvent appelé de tous ses vœux ; il était libre, et le premier usage qu’il fit de sa liberté effraya ceux qui l’aimaient. Affranchi tout à coup de la rude contrainte qu’il avait subie pendant tant d’années, il se laissa prendre aux premières séductions de la vie. Il passa avec l’emportement de sa nature fougueuse d’un extrême à l’autre, de la servitude à la licence. Par malheur pour lui, il demeurait avec un jeune lieutenant dont le cœur était depuis long-temps vicié par une conduite fort irrégulière. Cet homme n’eut pas de peine à s’emparer de l’esprit inexpérimenté de Schiller, et il exerça sur lui une fatale influence. Dans la même maison demeurait la veuve d’un officier qui n’était plus ni jeune ni jolie, et dont la réputation était en outre fort équivoque. Mais c’était la première femme que le poète rencontrait sur sa route, une réalité à la suite d’un long rêve, une image vivante après tant d’images vagues et indécises qui avaient passé comme des ombres fugitives dans sa pensée. Schiller se prosterna à ses pieds dans toute la ferveur d’un premier amour, l’adora et la chanta. Ce fut elle à qui il donna le nom de Laure ; c’était à elle qu’il adressait ces odes rêveuses et idéales où les grandes images de la destinée humaine et de la nature se mêlent à l’expression enthousiaste de l’amour. Si cette femme comprit et apprécia une telle exaltation, c’est ce que nous ne saurions dire. À en croire le témoignage des amis de Schiller, ce premier amour était purement platonique et fut toujours contenu dans les bornes du respect.

L’entraînement funeste, les folles dissipations du jeune chirurgien furent heureusement de courte durée. Près de cette belle et dangereuse ville de Stuttgardt qui, comme une courtisane, attirait dans ses perfides séductions l’ame candide et crédule de Schiller, s’élevait la douce retraite de Solitude. Près des écueils où il avait lancé témérairement sa barque fragile était le foyer de famille avec la tendre remontrance et le doux enseignement de l’amour maternel. Ce fut là ce qui le sauva. Il s’était jeté avec impétuosité au-devant de toutes les émotions dont il était altéré. Quelques jours de calme passés au milieu des siens, l’aspect d’une vie simple et pleine de joies sans trouble, de désirs sans remords, amortirent son ardeur et lui firent voir le péril auquel il s’était livré. Il s’éloigna des relations blâmables qu’il avait formées, et rentra dans la ligne de ses devoirs.

Cependant ces quelques mois passés dans le tourbillon du monde avaient dérangé l’état de ses finances, et il faut avouer qu’un budget de 45 francs par mois n’est pas difficile à mettre en désordre. Schiller tenait en réserve son drame ; c’était la pierre de touche qu’il voulait employer pour essayer la véritable valeur de son génie. C’était là-dessus aussi qu’il comptait pour réparer les brèches faites à son modique revenu. « Si le poète souabe Standlin, écrivait-il à un de ses amis, reçoit pour ses vers un ducat par feuille, ne puis-je pas en espérer autant pour une tragédie ? Au-dessus de cent florins, le reste est à toi. »

Cent florins pour cette grande œuvre du jeune poète ! En vérité, la demande était modeste. Ses amis qui, depuis le temps qu’ils avaient passé avec lui à l’école, étaient habitués à le regarder avec une haute considération, et qui étaient bien plus que lui charmés de son drame, l’engagèrent vivement à le mettre au jour, et voulurent coopérer à la publication. L’un d’eux en fit une analyse détaillée ; un autre dessina comme symbole de ce drame de colère un lion en fureur avec cette devise : In tyrannos. Mais, quand Schiller en vint à chercher un éditeur, il éprouva toutes les angoisses et toutes les agitations d’un pauvre auteur dont le nom ignoré n’offre encore aucune garantie aux spéculateurs. Au lieu de recevoir cent florins de sa pièce, il fut obligé de la faire lui-même imprimer à ses frais. Un de ses amis lui servit de caution pour cent cinquante florins, et les Brigands parurent imprimés en vieux caractères sur un mauvais papier gris. Schiller en envoya quelques exemplaires au libraire Schwann, de Mannheim, en le priant de vouloir bien chercher à répandre l’ouvrage. Et quelle ne fut pas la joie du poète lorsqu’un jour il reçut une lettre de Schwann, qui lui annonçait qu’il avait montré ce drame au baron Dalberg, directeur du théâtre de Mannheim, et que Dalberg désirait le faire représenter, si l’auteur voulait en modifier certains passages ! C’était là un résultat que Schiller n’avait pas osé espérer, un résultat d’autant plus heureux, que le théâtre de Mannheim, habilement dirigé et possédant des acteurs tels que Bock et Iffland, passait alors pour un des premiers théâtres de l’Allemagne.

Schiller entra immédiatement en correspondance avec Dalberg, qui lui indiqua plusieurs scènes à changer, et diverses nuances de caractère à adoucir. Après maint essai et mainte correction, la pièce fut agréée, et l’on convint de part et d’autre de la faire jouer prochainement.

En même temps que Schiller travaillait ainsi à réformer son drame, il préparait l’Anthologie poétique, qui fut publiée en 1782. C’était un recueil de différentes poésies lyriques, composées pour la plupart par des jeunes gens : celles de Schiller étaient signées de diverses initiales ; elles sont aujourd’hui extrêmement rares, et nous ne les avons jamais lues ; mais les critiques allemands s’accordent à les représenter comme des compositions de fort peu de valeur, et l’auteur lui-même les a condamnées, en les retranchant de ses œuvres complètes.

Le 13 janvier de la même année, on lisait au coin des rues de Mannheim une affiche portant en gros caractères : Les Brigands, drame en cinq actes, arrangé pour la scène par M. Schiller. Dalberg avait fait joindre à cette annonce une longue explication, dans le genre de celle que les acteurs des mystères prononçaient jadis sur la scène pour faire comprendre au public la marche des évènemens et la moralité de la pièce. La représentation de ce drame, annoncée depuis long-temps, avait attiré à Mannheim un nombreux concours de spectateurs. De Heidelberg, de Francfort, de Mayence, de toutes les villes voisines, les curieux arrivèrent à pied, à cheval, en voiture. Dès le matin, les avenues du théâtre étaient occupées par la foule. La représentation devait commencer à cinq heures et finir à dix.

Schiller avait demandé la permission de venir à Mannheim, mais elle lui fut refusée, et on lui dit même assez sèchement qu’il eût à s’occuper davantage de ses devoirs de médecin, s’il ne voulait attirer sur lui des mesures de rigueur. Cette menace ne pouvait l’effrayer dans une circonstance aussi importante : il partit en secret, assista à la représentation de son drame, qui fut fort bien joué, entendit les applaudissemens de la foule et s’en revint enivré de son succès.

L’impression produite par sa pièce se propageait de ville en ville ; de toutes parts, son nom était répété par la foule, son œuvre était le sujet de tous les entretiens. Bientôt l’Allemagne fut inondée d’une quantité de drames dont les héros étaient d’aimables voleurs de grands chemins, et l’on découvrit à Leipzig une association de jeunes gens qui avaient formé le projet de se retirer dans les forêts de la Bohême, pour y exercer le noble métier de brigands. En même temps Schiller vit arriver chez lui cette nuée d’oisifs et de curieux qui courent de ville en ville à la recherche d’une distraction, et pensent ennoblir leur désœuvrement en contemplant une célébrité. Chaque jour, il recevait une nouvelle visite : tantôt c’était un élégant touriste qui voulait retracer dans les salons la figure, les manières, le costume du jeune poète ; tantôt c’était une femme sentimentale qui criait à l’injustice, à la cruauté du sort, en voyant la pauvre chambre et le misérable mobilier de celui qui savait si bien faire couler de douces larmes.

Si ces hommages stériles flattaient la vanité de Schiller, il devait bientôt les expier. Déjà les Brigands lui avaient imposé le fardeau d’une dette qu’il ne savait comment acquitter. L’édition entière était vendue, mais les bénéfices étaient pour le libraire. La publication de l’Anthologie venait d’accroître encore cette dette, et ce qu’il y avait de plus triste, c’est que le grand-duc, de qui Schiller dépendait entièrement ainsi que sa famille, n’avait été frappé, dans toute la rumeur produite par l’apparition des Brigands, que du reproche d’immoralité adressé à cette pièce. Des hommes malveillans lui firent entendre aussi qu’elle renfermait plusieurs allusions offensantes à l’état de sa cour. Schiller l’avait déjà mécontenté par une ode écrite sur la mort d’un officier. Deux lignes fort innocentes des Brigands firent éclater son humeur. Au second acte, Spiegelberg, en racontant ses prouesses, dit à un de ses camarades : « Va dans le pays des Grisons, c’est l’Athènes actuelle des filous. » Un Grison écrivit à ce sujet un violent article dans le Correspondant de Hambourg. Un nommé Walter, ennemi particulier de Schiller, qui espérait obtenir le droit de bourgeoisie parmi les Grisons, se mêla de l’affaire, et la présenta au grand-duc sous les couleurs les plus fausses. Le duc, irrité, ordonna à Schiller, sous peine de prison, de ne plus faire imprimer aucun ouvrage, à moins que ce ne fût un ouvrage de médecine, de n’entretenir aucune relation au dehors, et de s’astreindre au strict accomplissement de ses devoirs.

Cet ordre frappa le pauvre écrivain comme un coup de foudre. Animé par le succès de ses Brigands, il rêvait alors de nouvelles œuvres ; il avait entrepris, avec deux de ses amis, la publication d’un recueil littéraire, il écrivait des élégies et des dissertations critiques ; il commençait déjà à parler à Dalberg du drame qu’il lui présenterait bientôt : la Conjuration de Fiesque ; et tout à coup le voilà soumis à une censure sans restriction et sans examen, condamné à étouffer en lui sa pensée, à renoncer à tout ce qui faisait sa gloire, sa joie, son espérance, pour s’enfermer servilement dans le cercle étroit d’une occupation monotone

Peu de temps après, il aggrave encore sa situation, en faisant de nouveau à la dérobée le voyage de Mannheim. Cette fois le duc le sut et le mit aux arrêts, en lui adressant de vives réprimandes. Schiller se tourna avec anxiété du côté du baron Dalberg. Il espérait que cet homme qui, par sa naissance, par sa position, avait de l’influence, pourrait intercéder pour lui auprès du prince, et adoucir l’arrêt qui lui défendait d’écrire. Il adressa dans ce sens une longue et touchante lettre au baron, et reçut une réponse polie, mais qui ne promettait rien. Schiller écrivit une seconde fois d’une manière plus pressante. Il témoignait le désir d’aller à Mannheim ; il annonçait aussi qu’il pensait à choisir don Carlos pour sujet d’un nouveau drame. Le noble directeur de théâtre ne daigna pas, à ce qu’il paraît, répondre à cette lettre, et Schiller, privé de tout appui, désespérant de faire revenir le prince sur sa décision, tremblant d’être enfermé, comme le poète Schubart[6], à la forteresse de Hohenasperg, s’il avait encore l’audace d’écrire, incapable pourtant de renoncer à la seule carrière qu’il ambitionnait, résolut, pour mettre un terme à toutes ses craintes et à toutes ses souffrances morales, d’aller lui-même solliciter l’intervention de Dalberg, et préparer, par des négociations, son retour à Stuttgardt. Dans le cas où sa demande à cet égard ne serait pas accueillie, il espérait pouvoir se fixer à Mannheim, et y suivre librement ses penchans littéraires.

Il communiqua ce projet à un de ses amis, nommé Streicher, qui voulait aller étudier la musique à Hambourg, et qui résolut de partir avec lui. Streicher était libre, mais Schiller ne pouvait quitter Stuttgardt sans s’exposer à être arrêté comme déserteur. Une circonstance favorisa ses projets de fuite. Le grand-duc de Russie allait venir visiter le Wurtemberg. On préparait des fêtes pompeuses pour le recevoir, et Schiller choisit ce moment pour s’échapper. Il n’avait pas voulu mettre son père dans le secret, afin de lui laisser plus de liberté dans ses réponses, si le duc le faisait interroger ; mais il alla dire adieu à sa mère, qui pleura et n’osa pourtant le retenir. Puis, le jour du départ étant venu, Streicher se charge lui-même des préparatifs, rassemble les livres et les effets de Schiller ; car, pendant ce temps, le poète, enthousiasmé par une ode qu’il venait de lire, ne songeait plus ni à son voyage ni à ses projets, et se promenait de long en large dans la chambre, abandonné aux rêves de son imagination. À dix heures du soir, une voiture s’arrête à la porte de Streicher. Les deux amis y montent. Ils passent par les rues les plus obscures, ils arrivent avec anxiété à la porte de la ville. Le factionnaire les arrête et appelle le sous-officier de garde. — Qui est là ? demande celui-ci. — Le docteur Ritter et le docteur Wolff allant à Esslingen. — Laissez passer. — La voiture franchit la barrière, et les amis respirent.

Au même instant une lumière éclatante apparaît du côté de Louisbourg ; c’était celle des édifices illuminés, celle de la forêt, où le grand-duc faisait une chasse aux flambeaux. Une lueur de pourpre se répand à l’horizon, un jour nouveau éclaire la contrée ; à un mille de distance, Schiller aperçoit dans cette soudaine clarté le château de Solitude. — Ma pauvre mère ! murmura-t-il doucement. — Puis il continua sa route en silence.

Le lendemain, les deux voyageurs arrivaient à Mannheim. Dalberg était parti pour Stuttgardt ; mais Meier, le régisseur du théâtre, les reçut avec empressement. Le premier soin de Schiller fut d’écrire à son souverain une lettre soumise et respectueuse, dans laquelle il expliquait la raison qui l’avait porté à fuir Stuttgardt, et demandait du ton le plus humble la permission de suivre sa vocation littéraire, promettant de retourner alors dans son pays et de ne donner lieu à aucune nouvelle plainte contre lui. Il envoya sa lettre à son colonel, et il lui fut répondu, en quelques mots fort secs, que, s’il voulait retourner à Stuttgardt, on ne le punirait pas de sa désertion. Ce n’était point là ce que le poète avait osé espérer, ce qu’il désirait. Il vit que toute transaction était impossible, et il resta.

Il apportait avec lui le manuscrit de Fiesque, auquel il avait travaillé depuis quelque temps toutes les nuits. Les comédiens se réunirent chez Meier pour en entendre la lecture. À la fin du premier acte, personne ne dit mot ; au second, les auditeurs bâillent, et quelques-uns d’entre eux s’esquivent ; à la fin de la pièce, d’autres s’éloignent encore sans murmurer le moindre éloge, et ceux qui restent se mettent à parler des nouvelles du jour. Schiller s’en alla chez lui désespéré. Alors Meier tire son compagnon de voyage à l’écart, et lui dit : « Est-ce vraiment Schiller qui a écrit les Brigands ? — Mais sans doute. Pourquoi cette question ? — C’est que je ne puis croire que l’auteur d’une pièce qui a eu un si grand succès, puisse être l’auteur du misérable drame qui vient de nous être lu. »

Le soir pourtant, Meier, se ravisant, voulut lui-même voir cette nouvelle pièce, et à peine l’avait-il lue, qu’il courut trouver Streicher.

« Je me suis trompé, s’écria-t-il ; Fiesque est un excellent drame et bien mieux écrit que les Brigands ; mais Schiller nous le rendait insupportable en le lisant avec son ton déclamatoire et son accent souabe. »

Il fut convenu alors que la pièce serait représentée dès qu’elle aurait été soumise au jugement de Dalberg, et que l’auteur y aurait fait quelques corrections. Sur ces entrefaites arrive Mme Meier, qui avait assisté aux fêtes de Stuttgardt, qui raconte que la fuite de Schiller a fait beaucoup de bruit, et qui l’engage à se cacher. Les deux amis prennent la résolution de s’éloigner de Mannheim, où il était trop facile de les atteindre, et de se retirer à Francfort. Ils partent à pied, car ils n’avaient plus qu’une très petite somme d’argent. Ils s’en vont par des chemins détournés, Schiller poursuivant toujours ses rêves de poète, tantôt saisi d’un abattement profond, tantôt enthousiasmé par quelques vers, et le fidèle Streicher le suivant, le guidant, le soutenant comme un enfant malade.

À Francfort, Schiller écrit une lettre à Dalberg ; il lui exprime, dans des termes touchans, sa douloureuse position, l’anxiété qui le poursuit, la misère qui le menace. Il le prie de lui donner une faible somme à compte sur les représentations de Fiesque. Après quelques jours d’attente, de perplexité, il retourne à la poste, et n’y trouve rien ; il y retourne encore, et reçoit un paquet à son adresse, revient chez lui, l’ouvre d’une main tremblante, et n’y trouve rien, rien que de vains encouragemens de Meier et une froide lettre de celui qu’il regardait comme un protecteur, et qui n’était qu’un plat courtisan, avare et égoïste.

La position du poète à Francfort n’était plus soutenable. En mesurant avec la plus stricte parcimonie ce qui lui restait d’argent, il n’avait pas de quoi vivre plus de huit jours. Heureusement, Streicher reçut de sa mère trente florins qu’il avait demandés pour se rendre à Hambourg, et, au lieu de faire ce voyage, il voulut partager son modique trésor avec son ami. Par mesure d’économie, tous deux se décidèrent à retourner aux environs de Mannheim, où la vie était moins chère qu’à Francfort. Meier leur loua un petit logement à Oggersheim ; ce fut là que Schiller corrigea Fiesque et commença à écrire l’Amour et l’Intrigue. Il y vivait fort isolé, et prenait de plus en plus l’habitude de travailler pendant la nuit, habitude dont il abusa plus tard, et qui ne contribua pas peu à altérer ses forces et à détruire sa santé.

Au mois de novembre, il présenta à Dalberg Fiesque dans sa nouvelle forme, et attendit avec impatience la décision qui devait être prise à l’égard de cette pièce ; mais le lâche baron, qui craignait de se compromettre en donnant une marque d’intérêt au pauvre fugitif, ne se pressait pas de lui répondre. Après des instances réitérées, Schiller obtint enfin une solution, hélas ! et elle trompait toutes ses espérances. Iffland avait en vain demandé que Fiesque fût reçu au théâtre ; Dalberg déclara qu’il n’accepterait cette pièce que lorsqu’elle aurait été refaite en grande partie. Schiller, en désespoir de cause, s’estima très heureux de la vendre au libraire Schwann pour un louis par feuille. Avec l’argent qu’il reçut, il paya sa pension, et il lui resta juste ce qui lui était nécessaire pour aller à Bauerbach, où une noble femme, la mère d’un de ses compagnons d’étude, Mme de Wollzogen, lui avait offert un généreux asile. Streicher vint le reconduire jusqu’à Worms ; là, quand l’heure des adieux sonna, les deux amis ne versèrent pas une larme, n’exprimèrent pas une seule plainte ; ils s’embrassèrent en silence, puis partirent, et cet adieu muet de deux ames tendres, qui avaient si long-temps partagé les mêmes joies et les mêmes angoisses, en disait plus que les gémissemens et les sanglots.

À Bauerbach, Schiller passa une heureuse vie de rêves et de travail. Il était seul, dans une riante demeure, au milieu de ce beau pays parsemé de fraîches vallées, entouré de forêts. Il était près de Rudolstadt, l’une des plus jolies petites villes de l’Allemagne, près de Meiningen, et il y trouva un ami, le bibliothécaire Reinwald, qui, plus tard, épousa sa sœur. Au mois de janvier, Mme de Wollzogen, qui habitait ordinairement Stuttgart pour y surveiller l’éducation de ses fils, vint, avec sa fille, passer quelques jours à Bauerbach. L’aspect de cette jeune fille éveilla dans le cœur de Schiller un sentiment d’amour tendre, pur et idéal ; mais il apprit que Mlle de Wollzogen était déjà en quelque sorte promise à un autre, et cette nouvelle éveilla en lui un sentiment passionné de jalousie. Tantôt il voulait quitter Bauerbach pour ne plus la rencontrer, tantôt il espérait la ravir à son rival par le succès de ses œuvres. « Je ferai, disait-il, toutes les années une tragédie de plus ; j’écrirai sur la première page : Tragédie pour Charlotte. » Puis, les désirs de l’amour, les rêves d’une vie paisible et enchantée par le charme d’une douce union l’emportaient dans sa pensée sur l’ambition poétique, et il écrivait à la mère de Charlotte : « Il fut un temps où l’espérance d’une gloire impérissable me séduisait comme une robe de bal séduit une jeune femme ; à présent, je n’y attache plus de prix, je vous donne mes lauriers poétiques pour les employer la première fois que vous ferez du bœuf à la mode, et je vous renvoie ma muse tragique pour être votre servante. Oh ! que la plus grande élévation du poète est petite, comparée à la pensée de vivre heureux ! C’en est fait de mes anciens plans, et malheur à moi si je devais renoncer aussi à ceux que je projette maintenant ! Il est bien entendu que je reste auprès de vous. La question est seulement de savoir de quelle manière, je puis assurer près de vous la durée de mon bonheur ; mais je veux l’assurer ou mourir ; et, quand je compare la force de mon cœur aux obstacles qui m’arrêtent, je me dis que je les surmonterai. »

Charlotte revint avec sa mère à Bauerbach, et Schiller, sachant qu’elle ne pouvait être à lui, eut la force de réprimer sa passion. Il écrivait, quelques jours après avoir revu cette jeune fille, à son ami Wollzogen, qui la lui avait recommandée, cette lettre charmante « J’ai reconnu ici pour la première fois combien il faut peu pour être heureux. Un cœur noble et ardent est le premier élément du bonheur, un ami en est l’accomplissement. Pendant huit années, nous avons vécu ensemble, et nous étions alors indifférens l’un à l’autre ; nous voilà séparés, et nous nous recherchons. Qui de nous deux a le premier pressenti de loin les liens secrets qui devaient nous unir éternellement ? C’est vous, mon ami, qui avez fait le premier pas, et je rougis devant vous. J’ai toujours été moins habile à me faire de nouveaux amis qu’à conserver les anciens. Vous m’avez confié votre Charlotte, que je connais ; je vous remercie de cette grande preuve d’affection, et je vous envie cette aimable sœur. C’est une ame innocente encore, comme si elle sortait des mains du créateur, belle, riche, sensible. Le souffle de la corruption générale n’a pas encore terni le pur miroir de sa pensée. Oh ! malheur à celui qui attirerait un nuage sur cette ame sans tache ! Comptez sur la sollicitude avec laquelle je lui donnerai des leçons. Je crains seulement d’entreprendre cette tâche, car d’un sentiment d’estime et de vif intérêt à d’autres sensations la distance est bientôt franchie. Votre mère m’a confié son projet, qui doit décider du sort de Charlotte ; elle m’a aussi fait connaître votre manière de voir à ce sujet. Je connais M. de… Quelques petites mésintelligences se sont élevées entre nous ; mais je n’en garde point rancune, et je vous le dis avec sincérité, il n’est pas indigne de votre sœur. Je l’estime réellement, quoique je ne puisse me dire son ami. Il aime votre Charlotte noblement, et votre Charlotte l’aime comme une jeune fille qui aime pour la première fois. Je n’ai pas besoin d’en dire plus ; d’ailleurs, il a d’autres ressources que son grade, et je réponds qu’il fera son chemin. »

Cette Charlotte tant aimée ne sut jamais combien elle avait jeté d’émotions dans l’ame du poète, et n’éprouva pour lui qu’une innocente amitié. Elle épousa un autre jeune homme que celui qui lui était d’abord destiné, et mourut un an après.

À part les jours que Mme de Wollzogen venait passer à Bauerbach, Schiller vivait fort retiré. Il ne voyait que Reinwald, qui lui procurait des livres, et le régisseur du château, qui ne savait pas son vrai nom, et jouait de temps à autre aux échecs avec lui. Il faisait de longues promenades solitaires à travers les bois, les vallées, rêvant à son drame de l’Amour et l’Intrigue, auquel il travaillait avec ardeur, et à Don Carlos, qui le jetait dans des dispositions d’esprit bien plus lyriques que dramatiques. « Au milieu de cet air frais du matin, écrivait-il à un de ses amis, je pense à vous et à mon Carlos. Mon ame contemple la nature dans un miroir brillant et sans nuages, et il me semble que mes pensées sont vraies. » Plus loin il ajoute : « La poésie n’est autre chose qu’une amitié enthousiaste ou un amour platonique pour une créature de notre imagination. Un grand poète doit être au moins capable d’éprouver une grande amitié. Nous devons être les amis de nos héros, car nous devons trembler, agir, pleurer et nous désespérer avec eux. Ainsi je porte Carlos dans mon rêve, j’erre avec lui à travers la contrée. Il a l’ame de l’Hamlet de Shakspeare, le sang et les nerfs du Jules de Leisewitz, la vie et l’impulsion de moi. »

Au milieu de tous ces travaux poétiques, la situation matérielle de Schiller ne s’améliorait pas. Entraîné pas les fascinations de la poésie, égaré dans le paradis des rêves, il oubliait la réalité. Reinwald, dont l’esprit était plus positif, voulait l’emmener à Weimar et le présenter à Goethe, à Wieland, qui sans doute lui auraient donné d’utiles conseils, et lui auraient peut-être offert l’appui dont il avait besoin ; mais une voix de syrène, comme l’appelait Schiller, fit échouer ce projet.

Cette voix de syrène, c’était celle du baron Dalberg, qui, voyant que le duc de Wurtemberg ne faisait pas poursuivre Schiller, et ayant besoin du jeune poète, revenait à lui sans autre formalité. « Il faut, écrivait alors Schiller, qu’il soit arrivé un malheur au théâtre de Mannheim, puisque je reçois une lettre de Dalberg. » Cependant il se laissa séduire encore par les paroles flatteuses de cet homme sans cœur, et partit pour Mannheim : Dalberg le reçut avec empressement, promit de faire reprendre les Brigands, de faire jouer bientôt Fiesque, l’Amour et l’Intrigue, et demanda à conclure avec lui un traité pour le fixer à Mannheim. Schiller s’engagea pour un an. Il donnait au théâtre ses deux pièces, en promettait une troisième, et recevait pour le tout 500 florins (environ 1200 francs). Cette position parut d’abord satisfaire tous ses vœux. Il retrouvait à Mannheim son fidèle Streicher, il se rapprochait de sa famille, et revit sur les frontières du Wurtemberg sa mère et sa sœur ; il était libre d’écrire, de suivre cette douce et entraînante vocation littéraire, combattue par les règlemens d’une école et la volonté d’un souverain ; enfin il allait voir jouer ses deux derniers drames, et il en attendait un nouveau succès et un nouvel encouragement pour l’avenir. Déjà chaque jour, dans la maison de Dalberg et dans celle du libraire Schwann, il goûtait le fruit de ses premières œuvres ; il se trouvait sans cesse en contact avec des hommes distingués, qui aimaient à le voir et qui rendaient hommage à son génie.

Au commencement de 1784, Fiesque fut représenté, mais ne produisit pas l’effet qu’on en espérait. Schiller dit que le public n’avait pas compris cette pièce : « La liberté républicaine, écrivait-il, est ici un vain son, un mot vide de sens. Dans les veines des habitans de ce pays, il n’y a point de sang romain. » Ce drame obtint plus de succès à Francfort et à Berlin, où il fut joué quinze fois dans l’espace de trois semaines. Il eut aussi un assez grand retentissement en France à une époque où le mot de république était sur toutes les lèvres et agitait tous les esprits. Le Moniteur de 1792 l’appelait le plus beau triomphe du républicanisme en théorie et dans le fait. Fiesque valut à Schiller le titre de citoyen français. Lorsque son brevet lui parvint, il remarqua, dit M. de Barante, que « de tous les membres de la convention qui l’avaient signé, il n’y en avait pas un qui depuis n’eût péri d’une mort violente, et le décret n’avait pas trois ans de date ! Ce n’était pas ainsi qu’il avait compris la liberté et la république[7]. »

Trois mois après la représentation de Fiesque, le public de Mannheim assistait à celle de l’Amour et l’Intrigue, et cette fois ce fut un beau et éclatant succès. Tous les spectateurs en masse applaudirent avec enthousiasme et se tournèrent vers la loge où était le poète pour le saluer. Mais à ces heures de triomphe succédèrent bientôt les heures de doute et de tristesse. Dans son ignorance des choses positives, Schiller s’était imaginé qu’un traitement de 500 florins était un trésor inépuisable. Il ne tarda pas à reconnaître qu’au milieu d’une grande ville, avec les relations étendues qu’il avait formées, cette somme pouvait à peine subvenir à ses besoins. Il se trouva de nouveau gêné, obligé de faire des dettes. Celle qu’il avait contractée à Stuttgart pour l’impression des Brigands et de l’Anthologie lui fut réclamée instamment, Pour l’acquitter, il emprunta. En même temps ses rapports avec les acteurs lui firent prendre des habitudes de dissipation contre lesquelles la nature élevée de son esprit protestait vivement, et dans lesquelles il retombait encore après des heures de méditation et de repentir. Quelques années plus tard, le souvenir de ses jours de trouble, de regret et de fausses joies n’était pas encore effacé de sa mémoire. Il écrivait avec une courageuse franchise à celle qu’il devait épouser : Cette ville de Mannheim me rappelle bien des folies dont je me suis rendu coupable, il est vrai, avant de vous connaître, mais dont je suis pourtant coupable. Ce n’est pas sans un sentiment de honte que je vous conduirai dans ces lieux où je me suis égaré, pauvre insensé, avec une misérable passion dans le cœur. »

Le terme de son engagement avec le théâtre étant expiré, Dalberg ne se soucia plus de le renouveler, et, dans son froid égoïsme, au lieu de tendre une main secourable au poète, il l’engagea à quitter la carrière littéraire et à reprendre ses études de médecine. Schiller, qui craignait toujours que son ardeur poétique ne vînt à s’éteindre s’il n’avait pas d’autre moyen d’existence, n’était pas éloigné de suivre cet avis ; il demandait seulement que la direction du théâtre, en faisant avec lui un nouveau contrat, lui donnât le moyen d’aller passer une année à l’université de Heidelberg. Dalberg s’y refusa.

Schiller passa encore l’hiver de 1785 à Mannheim. Il avait entrepris de publier un journal de critique dramatique. Dans le prospectus de ce recueil, il racontait sa fuite du Wurtemberg, sa situation, puis il ajoutait : « Le public est maintenant tout pour moi. C’est mon étude, mon souverain, mon confident. C’est à lui que j’appartiens tout entier. C’est l’unique tribunal devant lequel je me placerai. C’est le seul que je craigne et que je respecte. Il y a pour moi quelque chose de grand dans l’idée de ne plus être soumis à d’autres liens qu’à la sentence du monde, et de ne pas en appeler à un autre trône qu’à l’ame humaine. »

Ce journal, dont l’idée plaisait à Dalberg et à d’autres hommes plus distingués, aggrava encore la situation de Schiller, qui, ne se laissant arrêter par aucune considération personnelle dans cette œuvre de conscience, attaqua vivement tout ce qu’il trouvait de répréhensible dans le jeu et l’accent des acteurs de Mannheim, et suscita parmi eux une violente colère. Les choses en vinrent au point que l’un de ces acteurs l’insulta un jour de la façon la plus grossière. Schiller résolut alors de quitter cette ville où il ne pouvait dire la vérité, où celui qui promettait de lui assurer une existence honorable l’avait une seconde fois trompé. Ses œuvres lui avaient fait des amis à Leipzig. Ce fut vers cette ville de savoir et de poésie qu’il tourna ses regards. En quittant Mannheim, il emportait cependant deux titres qui ne devaient pas lui être inutiles. Il avait été nommé membre de la société allemande du Palatinat, et le duc de Weimar, dans un voyage qu’il fit à Mannheim, lui avait conféré le titre de conseiller. Ce titre était purement honorifique ; mais, dans un pays comme l’Allemagne, où l’on attache encore tant d’importance à ces vaines dénominations, M. le conseiller Schiller pouvait, aux yeux de bien des gens, passer pour un personnage plus considérable que Frédéric Schiller, auteur de trois grands drames.

Au mois de mars 1785, Schiller écrivit à son ami Huber, à Leipzig : « Je ne veux pas être moi-même chargé de régler mes comptes, et je ne veux plus demeurer seul. Il m’en coûte moins de conduire une affaire d’état et toute une conspiration que de diriger mes affaires matérielles. Nulle part, vous le savez vous-même, la poésie n’est plus dangereuse que dans les calculs matériels. Mon ame n’aime pas à se partager, et je tombe du haut de mon monde idéal, si un bas déchiré me rappelle au monde réel. En second lieu, j’ai besoin, pour être infiniment heureux, d’un ami de cœur qui soit toujours près de moi, comme mon ange, et auquel je puisse communiquer mes pensées au moment où elles naissent, sans avoir besoin de lui écrire ou de lui faire une visite. L’idée seule que cet ami ne demeure pas sous les mêmes lambris que moi, qu’il faut traverser la rue pour le trouver, m’habiller, etc., anéantit la jouissance que j’aurais à le voir. Ce sont là des minuties, mais les minuties ont souvent bien du poids dans le cours de notre vie. Je me connais mieux que des milliers d’autres hommes ne se connaissent eux-mêmes. Je sais tout ce qu’il me faut et combien peu il me faut pour être entièrement heureux. Si je puis partager votre demeure, tous mes soucis disparaissent. Je ne suis pas un mauvais voisin, vous pouvez le croire. J’ai assez de flexibilité pour m’accommoder au caractère d’un autre, et une certaine habileté, comme dit Yorick, pour l’aider à devenir meilleur et à s’égayer. Je n’ai besoin du reste que d’une chambre à coucher qui me serve en même temps de cabinet de travail, et d’une autre chambre pour recevoir des visites. Il me faudrait une commode, un secrétaire, un lit et un canapé, une table et quelques chaises. Je ne veux pas demeurer au rez-de-chaussée, ni sous le toit, et je ne voudrais pas non plus avoir devant moi l’aspect d’un cimetière. J’aime les hommes et le mouvement de la foule. »

En partant pour Leipsig, Schiller avait sérieusement l’intention de se créer une existence en dehors de la vie littéraire. Il voulait étudier le droit à l’université de cette ville, et ce projet faisait déjà naître en lui de nouvelles idées d’ambition. Quand Streicher et lui se quittèrent, les deux amis convinrent de ne s’écrire que quand l’un d’eux serait devenu ministre et l’autre maître de chapelle.

Ce qui contribuait sans doute alors à ramener ses idées du côté de la vie positive, c’était le sentiment d’amour qu’il éprouvait pour la fille du libraire Schwann, sentiment secret, timide, mais noble et sérieux, auquel il désirait pouvoir donner un jour la sanction du mariage. Quelque temps après avoir quitté Mannheim, il écrivit à Schwann pour lui exprimer ses vœux et lui demander la main de sa fille. Schwann lui fit un refus tendre et amical, mais c’était un refus ; et, dans le premier mouvement de surprise douloureuse que lui causa cette réponse, le poète écrivit l’une de ses plus touchantes et solennelles élégies, celle qui a pour titre : Résignation. Du reste, il ne cessa pas d’être en relation avec Schwann et ne lui retira pas son amitié.

À son arrivée à Leipsig, Schiller demeura, comme il l’avait désiré, avec Huber, puis le quitta on ne sait pourquoi, et se retira dans une pauvre chambre d’étudiant. Il était alors dans un état de gêne presque constante, n’ayant pour toute ressource que le produit incertain de son journal dramatique et de son Don Carlos, dont il publia d’abord les trois premiers actes. Son nom faisait pourtant grand bruit de tous côtés, et la moindre composition qui lui échappait était reproduite à l’instant par des milliers de plumes et connue du public long-temps avant d’être imprimée. Beaucoup de familles riches et considérées enviaient le bonheur de le voir et eussent été fières de l’attirer dans leur intérieur et de le produire dans leur cercle ; mais il préférait à toutes ces grandes réunions, où il n’eût reçu que de vains hommages, les causeries intimes de l’amitié, les rêves de la solitude.

À une demi-lieue de Leipzig, dans cette grande plaine arrosée par tant de sang, et consacrée par tant de funérailles, on aperçoit un frais et riant village, parsemé d’arbres, de vergers, où nos soldats, cernés de toutes parts, soutinrent en 1813 une lutte acharnée. C’est Gohlis. On y arrive par un vert sentier qui serpente au bord de la rivière, par une des avenues imposantes du Rosenthal, cette belle et grande forêt si souvent chantée par les poètes d’Allemagne. Ce fut là que Schiller alla chercher un refuge pour mûrir ses pensées, pour achever les œuvres qu’il avait entreprises. Un jour qu’il faisait sa promenade solitaire le long de la rivière, il entendit quelques mots prononcés près de lui à voix basse, et il aperçut un jeune homme à demi déshabillé qui allait se jeter dans l’eau et priait Dieu de lui pardonner. Schiller s’approche, l’interroge avec bonté, et le jeune homme, qui était un étudiant, lui avoue que la misère le pousse au suicide. À l’instant même, le poète lui donne tout ce qu’il avait alors d’argent sur lui, le console, l’encourage, et promet de venir bientôt à son secours. Quelques jours après, il se trouvait au milieu d’une nombreuse société ; il raconte avec émotion et chaleur la scène dont il avait été témoin, puis prend une assiette sur la table, fait le tour du salon, adressant à chacun sa pieuse requête, et le soir le malheureux étudiant recevait une somme assez considérable pour être long-temps à l’abri du besoin. Le succès de cette bonne œuvre inspira à Schiller une de ses plus belles odes, une ode qui jouit en Allemagne d’une grande popularité, et dont on chante souvent le refrain dans les fêtes et les grandes réunions ; c’est celle qui a pour titre : La Joie (Die Freude).

Tout en suivant le cours de ses inspirations poétiques, Schiller consacrait encore une grande partie de son temps à l’étude de la philosophie, à celle de Kant surtout, qui le séduisait par son côté spiritualiste, et il prenait un goût sérieux pour l’histoire, cette source profonde de philosophie et de poésie. Il entreprit avec quelques-uns de ses amis la publication d’un vaste ouvrage, l’Histoire des principales révolutions et conjurations du moyen-âge et des temps modernes. Lui-même traduisit pour ce recueil la conjuration du marquis de Bedmar contre la république de Venise ; puis les recherches qu’il avait faites pour Don Carlos l’amenèrent à écrire l’Histoire des révolutions des Pays-Bas. Plus tard, par cette association de la poésie et de l’histoire, un autre drame lui fit écrire le récit de la guerre de trente ans.

Pendant qu’il était livré à ses travaux, un de ses amis, le conseiller Koerner, le père du chevaleresque poète Théodore Koerner, l’emmena à Dresde. Heureux s’il n’eût trouvé là que les séductions de l’amitié ! Mais il y trouva celles de l’amour, d’un faux et mauvais amour, indigne de lui. Il rencontra par hasard une jeune fille d’une beauté charmante, mais coquette et rusée, gouvernée d’ailleurs par une mère intrigante, qui faisait acheter cher aux galans le plaisir de fréquenter son salon. La tournure, les manières, la physionomie de Schiller, pour ceux qui ne savaient pas en comprendre la vive et noble expression, n’étaient rien moins que séduisantes. Il se présentait ordinairement dans le monde avec une vieille redingote grise, le col découvert, les cheveux épars et le visage barbouillé de tabac. Sa réputation, déjà étendue et toujours croissante, flattait la mère de la jeune fille, elle s’en servait pour donner plus de prestige à sa maison. Mais ce n’était pas assez. Il fallut que le pauvre Schiller payât comme les autres en complaisances infinies, en présens de toute sorte, parfois même en argent comptant, le droit d’adresser quelques complimens à des femmes qui se jouaient de sa bonne foi et de sa poésie. Ses amis l’arrachèrent à cette malheureuse relation. On dit qu’au moment où elle le vit partir, la jeune fille, attendrie, pleura. Étaient-ce les larmes du repentir, ou celles de la coquetterie ? Quoi qu’il en soit, Schiller, profondément ému, jura de revenir voir sa bien-aimée ou de mourir.

Le séjour de Weimar, et les occupations d’esprit qui l’attendaient dans cette ville célèbre, surnommée alors l’Athènes de l’Allemagne, lui firent oublier son perfide amour et son serment. Il trouva à Weimar Herder pour qui il avait une grande estime, Wieland dont il avait déjà reçu plusieurs lettres aimables, et qui lui donna l’utile conseil d’étudier les anciens. Goethe était alors en Italie. Schiller passa là quelques mois d’une existence studieuse et retirée, ne voyant que les hommes dont la conversation lui offrait un véritable intérêt, enfermé le reste du temps avec ses livres, et d’ailleurs vivant fort économiquement, car, à cette époque encore, il n’était rien moins que riche.

Au mois de novembre 1787, il fit un voyage à Rudolstadt, pour voir son ami Reinwald, qui était devenu son beau-frère. Ce voyage acheva de fixer sa destinée. Il vit chez son ancienne bienfaitrice, Mme de Wollzogen, une jeune personne d’une famille noble, d’une nature douce et affectueuse, d’un esprit éclairé, et l’aima sans oser d’abord le dire. Mais cet amour devait être plus heureux que les autres ; Charlotte de Lengefeld devait être sa femme.

Ce fut chez la mère de cette jeune fille qu’il rencontra Goethe pour la première fois. Les deux grands poètes s’abordèrent avec une réserve qui ressemblait beaucoup à de la froideur, et, à les voir l’un en face de l’autre dans cette première entrevue, personne, sans doute, n’aurait pu présager la liaison qui s’établit entre eux plus tard. Schiller écrivait alors à son ami Koerner : « La grande idée que je m’étais faite de Goethe n’a pas été amoindrie par cette rencontre ; mais je doute qu’il puisse jamais y avoir entre nous un grand lien. Beaucoup de choses qui m’intéressent encore, qui occupent mes désirs et mes espérances, sont déjà épuisées pour lui. Dès son point de départ, sa nature est tout autre que la mienne, son monde n’est pas le mien, et nos manières de voir diffèrent essentiellement. Cependant on ne saurait tirer aucune conséquence certaine de cette première entrevue. Nous verrons plus tard ce qui en résultera. »

Schiller revint à Weimar, très épris de Mlle de Lengefeld, très occupé en même temps de l’étude d’Homère et des tragiques grecs. « Les anciens, écrivait-il à un de ses amis, me donnent une vraie jouissance ; j’ai besoin d’eux pour corriger mon goût, qui, par la subtilité, la recherche, le raffinement, commençait à s’éloigner beaucoup de la véritable simplicité. » Plus loin, en parlant d’Euripide, il ajoute : « Il y a pour moi un intérêt psychologique à reconnaître que toujours les hommes se ressemblent ; ce sont toujours les mêmes passions, les mêmes luttes du cœur et le même langage. »

À la suite de cette étude, il traduisit l’Iphigénie d’Euripide et les Phéniciennes. Plus tard, elle fut aussi un de ses principaux mobiles, lorsqu’il écrivit la Fiancée de Messine.

Pendant un second séjour à Weimar, il revit Mlle de Lengefeld, et les sentimens qu’il avait conçus pour elle se fortifièrent. Il retourna passer quelques semaines auprès d’elle, et s’en revint avec l’espoir de ne pas lui être indifférent. Le désir qu’il avait souvent exprimé de retrouver le calme, les joies de la vie de famille, s’éveilla alors plus fortement dans son cœur. « Jusqu’à présent, écrivait-il dans une de ses lettres, j’ai vécu isolé et pour ainsi dire étranger dans le monde ; j’ai erré à travers la nature, et n’ai rien eu à moi ; j’aspire à la vie domestique et bourgeoise. Depuis bien des années, je n’ai pas éprouvé un bonheur complet, non que les occasions d’être heureux me manquent, mais parce que je surprends seulement la joie et ne la savoure pas, parce que je suis privé des douces et paisibles sensations que donne le calme de la vie de famille. »

Sa position, si brillante qu’elle fût, n’était pourtant pas alors assez assurée et ne présentait pas assez de garanties positives pour qu’il osât demander la main de celle qu’il aimait. Le duc de Weimar lui offrit un moyen de la consolider en le nommant professeur d’histoire à l’université d’Iéna. Cette nomination, qui devait l’aider à réaliser ses vœux les plus tendres, mais qui lui imposait un devoir régulier, ne lui causa d’abord qu’une joie médiocre, tant il craignait de perdre sa chère liberté. « Il est toujours triste et difficile, disait-il, de dire adieu aux belles et aimables muses, et les muses, qui sont femmes, ont l’esprit rancunier ; elles veulent bien nous quitter, mais elles ne veulent pas qu’on les quitte. Quand une fois nous leur avons tourné le dos, elles ne reviennent plus à notre appel. » Puis il ajoutait en riant : « Il me semble que je vais faire une drôle de figure dans ma nouvelle position. Beaucoup d’étudians sont déjà plus savans en histoire que M. le professeur ; mais je me rappelle les paroles de Sancho Pança : « Quand Dieu nous donne un emploi, il nous donne aussi l’intelligence nécessaire pour le remplir. Que j’aie seulement mon île, et je saurai bien la gouverner. »

Il commença son cours au mois de mai 1789, et obtint un grand succès. Plus de quatre cents auditeurs se pressaient autour de lui et lui donnaient journellement les témoignages d’estime et de respect dus à son noble caractère et à son grand nom. Cependant il n’avait point encore de traitement fixe : le tribut payé par ses élèves était son seul revenu. Le duc de Weimar lui accorda enfin 200 thalers par an (800 francs). Charles de Dalberg, coadjuteur de Mayence, frère du baron Dalberg qui avait si froidement abandonné le poète dans les premières années de sa vie littéraire, manifesta l’intention de lui assurer une pension annuelle de 4,000 florins. Alors Schiller crut avoir surmonté les obstacles matériels qui s’opposaient à son mariage. Le 20 mai 1790, il épousa Charlotte de Lengefeld, et quelque temps après cette union il écrivait : « La vie est pourtant tout autre aux côtés d’une femme chérie que lorsqu’on reste seul et abandonné. À présent je jouis réellement pour la première fois de la belle nature, et je vis en elle. Je promène ma pensée joyeuse autour de moi, et mon cœur trouve toujours au dehors une douce satisfaction, et mon esprit a son aliment et son repos. Tout mon être est dans une harmonie parfaite ; mes jours ne sont plus agités par la passion, ils s’écoulent dans la paix et la sérénité, et je regarde gaiement ma destinée future. Maintenant que je suis arrivé au but, je suis surpris de voir comme tout a dépassé mon attente. Le sort a lui-même surmonté pour moi les entraves, il m’a porté paisiblement au but. J’espère tout de l’avenir : encore quelques années, et j’aurai la pleine jouissance de mon esprit ; oui, je l’espère, je reprendrai ma jeunesse, et elle me rendra ma vie intime de poète. »

La situation de Schiller était vraiment alors pleine de charmes. Marié à une jeune femme d’une nature excellente, dégagé des soucis matériels qui l’avaient si long-temps attristé, entouré d’amis, d’hommages, de considération, quand il parlait de son bonheur, il ne se faisait pas illusion à lui-même, il était heureux ; et l’une de ses plus grandes joies était encore de pouvoir suivre avec calme le cours de ses travaux et de ses conceptions poétiques. Il étudiait tout à la fois avec ardeur et la philosophie de Kant et l’histoire. Il songeait à faire de Frédéric II le héros d’une épopée ; il écrivait des articles pour la Gazette littéraire, pour la Thalie, et l’Histoire de la guerre de trente ans.

Mais l’excès du travail et les veilles trop prolongées altérèrent et minèrent sa santé. Souvent il écrivait pendant toute la nuit, se levait dans l’après-midi, passait le reste du jour tantôt à faire sa correspondance, tantôt à causer ou à lire, et, pour ranimer ses forces épuisées par une continuelle tension d’esprit, par la privation de sommeil, il avait recours à des moyens de surexcitation funestes[8].

En 1791, il tomba si gravement malade, qu’on désespéra presque de lui, et que le bruit de sa mort se répandit en Allemagne et jusqu’en Danemark. On le conduisit aux bains de Carlsbad : là, forcé d’interrompre ses travaux, ses leçons, et n’ayant plus que son misérable traitement de 200 écus, il se voyait menacé de retomber dans toutes les inquiétudes matérielles qu’il avait eu tant de peine à surmonter, et l’Allemagne, qui le lisait avec enthousiasme, qui était fière de son nom et de ses œuvres, oubliait ses souffrances. Ce fut un étranger qui vint à son secours. Le prince d’Augustembourg, sur la demande du célèbre écrivain danois Baggesen, offrit au poète malade et délaissé une pension de 1,000 écus. Les termes honorables et délicats dans lesquels cette offre était faite lui donnaient encore plus de prix. Schiller l’accepta[9].

De retour à Iéna, il se remit au travail comme par le passé, et bientôt la prudence lui ordonna de s’éloigner une seconde fois de ses livres, de faire un nouveau voyage. Il éprouvait depuis long-temps un vif désir de revoir sa patrie, sa famille. Ce fut de ce côté qu’il dirigea ses pas. Sa mauvaise santé le força d’abord de s’arrêter à Heilbronn ; il écrivit de là à Stuttgardt, pour savoir s’il pourrait se présenter sans inconvénient dans cette ville. Le duc fit répondre qu’il ignorerait son arrivée. D’après cette assurance, Schiller partit. Oh ! ce fut une grande joie pour lui de rentrer librement dans cette cité qu’il avait fuie avec angoisse, de retrouver, après dix ans d’absence, sa pauvre mère qui pleurait tant à son départ, son père qui se plaignait de sa désertion et qui le revoyait entouré d’une auréole de gloire, sa jeune sœur qui récitait avec enthousiasme ses vers, et tous ses compagnons d’étude, ses amis, qui se pressaient joyeux autour de lui et parlaient en riant des anciennes chaînes de l’école ! Il visita successivement les lieux où il avait vécu, et chaque site, chaque sentier connu, chaque pas qu’il faisait sur ce sol consacré par les souvenirs de son enfance, éveillaient dans son ame de tendres émotions. Il alla voir aussi ceux de ses anciens professeurs qui vivaient encore, et même le vieux Jahn, qui était bien fier alors de lui avoir donné des leçons. Une partie de son temps se passait ainsi en entretiens affectueux, en bons souvenirs ; il employait l’autre à lire, à étudier, à écrire son Wallenstein. Pendant qu’il était à Stuttgardt, il éprouva encore un autre bonheur : il devint père pour la première fois. On eût dit qu’après tant de jours de lutte et de souffrance, une divinité bienfaisante l’avait ramené dans sa patrie pour lui faire savourer en même temps les plus douces joies de la vie humaine, les souvenirs du passé et les espérances de l’avenir. Mais ces joies de l’ame ne devaient plus se renouveler ; il ne devait plus revoir une autre fois ni son pays natal, ni sa famille bien-aimée[10].

Ce voyage fut du reste fort utile à ses intérêts. Pendant son séjour à Stuttgardt, Schiller entra en relations avec Cotta, qui devint plus tard son unique éditeur et qui lui proposa la rédaction d’un recueil littéraire mensuel. À son retour à Iéna, il publia le prospectus de ce recueil intitulé les Heures (Die Uhren), et appela tous les hommes distingués de l’Allemagne à y concourir. Peu de temps après, le premier numéro parut ; mais, malgré les efforts de l’éditeur, les articles favorables de la Gazette littéraire, et les noms illustres qui le recommandaient au public, ce journal produisit peu d’effet et n’eut qu’une courte durée.

De cette époque datent ses relations plus intimes avec Goethe. Les deux poètes avaient compris que, par la différence même de leur nature et de leur manière de vivre, ils pouvaient se rendre utiles l’un à l’autre. Ils marchaient parallèlement sur deux lignes séparées ; mais ils se rejoignaient à la sommité de l’art. Il s’établit entre eux une correspondance suivie, sérieuse, savante, et qui de jour en jour prit un caractère plus amical. Schiller en avait en même temps commencé une autre avec Guillaume de Humboldt, qui était de même consacrée à l’examen des plus hautes questions de philosophie et d’esthétique. Ainsi soutenu par deux hommes éminens, éclairé par leurs conseils, animé par leurs encouragemens, il suivait avec une noble audace sa carrière, et se jetait sans cesse intrépidement dans de nouveaux travaux.

En 1795, il entreprit la publication d’un Almanach des Muses, qui obtint un grand succès. Il y mit quelques-unes de ses plus charmantes poésies lyriques, et Goethe plusieurs ballades. Ce fut dans ce même recueil que les deux poètes firent insérer aussi ces petits distiques si connus en Allemagne sous le nom de xenies. C’étaient autant d’épigrammes mordantes dirigées contre une foule de livres et d’écrivains. Elles mirent tout le monde littéraire en rumeur, et produisirent chez ceux qu’elles atteignaient une vive animosité. Le bon Schiller s’attendrit sur les blessures qu’il avait faites et se repentit d’avoir été si loin.

D’autres travaux plus importans vinrent bientôt distraire son esprit de cette guerre d’épigrammes. Il travaillait toujours à son Wallenstein. En 1798, il fit représenter la première partie de cette vaste trilogie, la plus belle, la plus imposante de ses œuvres. À cette magnifique composition, qui avait si long-temps occupé sa pensée et ses veilles, succéda immédiatement Marie Stuart, puis Jeanne d’Arc, qui fut jouée en 1801 sur le théâtre de Leipzig. Le poète assistait lui-même à cette représentation, et fut reconduit en triomphe chez lui aux cris mille fois répétés de vive Schiller ! vive le grand Schiller ! Deux ans après parut la Fiancée de Messine, puis, en 1804, Guillaume Tell. À voir la rapidité avec laquelle toutes ces grandes compositions se succédaient, on eût dit que Schiller pressentait sa fin prochaine et se hâtait de léguer au monde les plus beaux fruits de son génie.

Il se trouvait à Berlin lorsqu’on joua son Guillaume Tell. La reine Louise voulut le voir, et lui fit offrir une pension annuelle de trois mille thalers, une place à l’académie, et la jouissance d’une voiture de la cour, s’il voulait se fixer à Berlin ; mais il était retenu par les liens du cœur dans le duché de Weimar, et il y retourna. Depuis 1798, il avait quitté Iéna pour habiter Weimar. Il était là près de Goethe, qui exerçait une heureuse influence sur lui, près de Wieland, qui l’avait toujours traité avec une sincère affection, et près du théâtre.

Le grand-duc lui témoignait une considération toute particulière. La princesse Caroline, mère de Mme la duchesse d’Orléans, aimait à le voir, à s’entretenir avec lui. C’était, au dire de tous ceux qui l’ont connue, une femme d’un esprit élevé et d’une bonté de cœur angélique[11]. Schiller éprouvait pour elle un sentiment de vénération et de reconnaissance qui seul aurait suffi pour l’attacher à Weimar, s’il n’y avait été fixé d’ailleurs par d’autres liens. Le grand-duc, en lui permettant de venir habiter cette ville, lui avait assuré une pension de 1,000 écus. Peu de temps après il demanda à l’empereur d’Autriche et obtint pour lui un titre de noblesse. C’était une singulière faveur pour celui qui n’avait jamais chanté que la démocratie ; mais Schiller ne vit là qu’une aimable intention et en fut reconnaissant[12].

Malheureusement sa santé allait toujours en déclinant. Plus d’une fois déjà il avait donné de sérieuses inquiétudes à ses amis ; il avait lui-même été ébranlé par l’idée d’une mort prochaine. Puis son énergie morale, luttant contre ses douleurs physiques, lui rendait une apparence de vie, puis il retombait dans une nouvelle faiblesse. En 1805, il fut atteint d’une fièvre catarrhale, qui d’abord ne présentait aucun caractère alarmant, mais qui bientôt empira d’une manière effrayante. Tous ceux qui le connaissaient et qui l’aimaient, car le connaître c’était l’aimer, furent consternés de cette nouvelle. Mais lui ne montra nulle frayeur : il fut, jusqu’à son dernier jour, bon et affectueux envers ceux qui l’entouraient, comme il l’avait été toute sa vie. Sa plus grande crainte était que sa femme se trouvât près de lui lorsqu’il pressentait quelque crise violente. Dans les momens où il était mieux, il se faisait lire des traditions populaires, des contes de chevalerie ; puis il parlait avec calme et douceur de sa femme, de ses enfans, et de son drame de Démétrius, auquel il essayait encore, mais en vain, de travailler. Le 8 mai, il demanda à voir sa plus jeune fille, la prit par la main, la regarda avec une profonde douleur ; puis, tout à coup, se détournant d’elle, cacha sa tête dans son oreiller et pleura amèrement[13]. Le soir sa belle-sœur lui demanda comment il se trouvait : « Toujours mieux, répondit-il, toujours plus tranquille. » Il la pria d’ouvrir les rideaux, contempla d’un regard serein les rayons du soleil couchant, qui projetait encore sur ses fenêtres une lueur pâle et mélancolique, puis il dit adieu du fond de l’ame à cette belle nature qu’il avait tant aimée. Le lendemain il était mort. Il n’avait pas quarante-six ans.

La nouvelle de sa mort produisit dans toute l’Allemagne un sentiment de désolation. À Weimar, où il n’était pas seulement connu par ses œuvres, où tout le monde l’aimait comme homme en l’admirant comme écrivain, le théâtre fut fermé ; les habitans prirent le deuil. On s’abordait avec tristesse, et, dans la maison du riche comme dans celle du plus humble bourgeois, l’unique sujet des entretiens, c’était la mort de Schiller et le récit de ses derniers momens. Il fut enterré au milieu de la nuit. Douze jeunes gens des premières familles de la ville avaient brigué l’honneur de le porter. La journée avait été orageuse, et des nuages noirs voilaient la surface du ciel ; mais, au moment où l’on allait descendre le cercueil dans la fosse, on raconte que tout à coup les nuages s’entr’ouvrirent, la lune apparut, et un doux rayon éclaira la tombe du poète.


X. Marmier.
  1. D’après son acte de baptême, vérifié par G. Schwab.
  2. De là vient le nom de la ville, Marbach (ruisseau de Mars).
  3. C’est sans doute pour rendre hommage à son premier maître que Schiller a donné le nom de Moser au pasteur qui figure dans les Brigands.
  4. G. Schwab, Schillers Leben, pag. 30.
  5. Rheinische Thalia (1784).
  6. Schubart, auteur de la ballade du Juif errant et de plusieurs poésies lyriques assez estimées. Il fut enfermé pendant dix ans par l’ordre du duc de Wurtemberg, sous le prétexte le plus frivole. Il rédigeait à Augsbourg la Chronique allemande, et c’est de lui que le bourgmestre de cette ville disait un jour, au milieu du sénat : « Il y a par là un vagabond qui demande pour sa feuille impie plein son chapeau de liberté anglaise ; il n’en aura pas plein une coquille de noix. »
  7. En 1789, Schiller apprit dans un salon la nouvelle de la prise de la Bastille. Tous ceux qui se trouvaient là écoutaient avec enthousiasme le récit de ce mémorable évènement. Schiller seul restait froid. « Les Français, dit-il, ne pourront jamais s’approprier les véritables opinions républicaines. » — Lorsqu’en 1792 on lui annonça que Louis XVI était mis en jugement, sa première pensée fut d’écrire en sa faveur, d’aller le défendre à Paris. Il en parlait sérieusement à son ami Kœrner ; les évènemens l’empêchèrent d’exécuter ce projet.
  8. Carlyle, Leben Schillers.
  9. Ce n’est pas la seule fois que l’Allemagne s’est montrée ainsi ingrate envers ses grands hommes. Quarante ans auparavant, c’était déjà un prince de Danemark qui tendait à Klopstock une main généreuse, et lui donnait le moyen d’achever sa Messiade.
  10. Son père et sa jeune sœur moururent en 1796, sa mère en 1802.
  11. Ein himmlisches gemuth, un caractère céleste, dit Gustave Schwab. — Elle épousa en 1810 le grand-duc de Mecklenbourg, et mourut en 1816.
  12. « Vous allez rire, écrivait-il à Humboldt, en apprenant ma nouvelle dignité. C’est notre duc qui en a eu l’idée, et, puisque la chose est faite, je l’accepte avec plaisir pour ma femme et mes enfans. »
  13. Schiller laissait après lui un fils et deux filles, que la grande-duchesse de Weimar se chargea généreusement de faire élever. Le fils est aujourd’hui conseiller d’appellation à Cologne ; une des filles a été mariée au baron de Gleichen, l’autre au conseiller Junot de la Thuringe.