Foyers de théâtre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 905-934).
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FOYER DE THÉÂTRES

II[1]
OPÉRA, VARIÉTÉS, PALAIS-ROYAL, VAUDEVILLE, GYMNASE, PORTE SAINT-MARTIN

C’est entre 1830 et 1870, que se place, pour l’Opéra, la période brillante du foyer, des coulisses et des loges. Des habitués tels que : Morny, Paul Daru, Aguado, La Valette, Montguyon, Halévy, Denormandie, Rossini, Meyerbeer, Scribe, Auber, etc., établissent une sorte de communication perpétuelle entre le public et les artistes : beaucoup de ces derniers à leur tour, font le pont avec les gens du monde, mettent en lumière la pénétration réciproque du corps diplomatique, du corps politique, du corps chantant et cabriolant. Des chefs-d’œuvre discutés, admirés surtout, entretiennent dans l’opinion cette sorte de frémissement amoureux qui se résout en intérêt passionné et en enthousiasme. Deux directeurs avisés, habiles à jeter de la poudre aux yeux, ayant le flair et ce pressentiment du succès qui, dans tous les genres, est la partie divine de l’art de gouverner, amis des littérateurs qu’ils reçoivent avec faste, presque écrivains eux-mêmes, le docteur Véron et Nestor Roqueplan, tiennent en éveil la curiosité, et, malgré des fortunes diverses, rallient force sympathies. Si bien que, pendant ces quarante années, l’Opéra a la vie, la splendeur et le mouvement d’où naissent les beaux dividendes, avec cette fascination qui, à certaines époques, ramène les hommes distingués dans un endroit où ils trouvent de quoi alimenter leur esprit, leur cœur, même leurs vices. Et en vérité, lorsque les femmes applaudissaient Nourrit, Duprez, Levasseur, Baroilhet, Roger, Faure, Mmes Falcon, Damoreau, Stolz, Krauss, Nilsson, etc., elles donnaient, pour leur part, le plus élégant démenti à cet humoriste qui prétend que les Françaises vont au théâtre pour être vues, pour voir et un peu pour entendre. Il n’existe pas de foyer spécial réservé aux chanteurs et chanteuses de l’Opéra[2], ceux-ci reçoivent presque toujours dans leurs loges, mais ils daignent descendre au foyer de la danse avant d’entrer en scène, ou bien entre deux actes, quand il ne leur convient pas de remonter chez eux. Cette salle du foyer, très haute, très nue, ornée de médaillons qui représentent Gardel, Noverre, les dieux et les déesses de la chorégraphie, n’a rien d’un sérail, comme se l’imaginent volontiers les profanes et les partisans de certain préjugé d’après lequel la danse est la procession du diable, et chaque pas fait pour danser un saut vers le trou d’enfer. Il apparaît, ou il apparaissait avant 1870, comme un salon d’un genre spécial, où les abonnés viennent causer avec les ballerines entre deux actes, où celles-ci font marcher en même temps leurs jambes et leurs langues, où des petits pieds pétillans d’esprit disent de fort jolies choses. Pourquoi non ? N’a-t-on pas inventé la podomancie, l’art de dire la bonne aventure d’après les lignes et la forme du pied ? Et les professeurs de danse ne donnent-ils pas leurs leçons avec la main ? Une véritable artiste ne doit-elle pas savoir marcher ses variations aussi bien avec ses mains qu’avec ses pieds ? Donc la danseuse a deux langages ; mais la langue des jambes ne s’adresse qu’aux initiés, langue mystérieuse et charmante qui parfois contredit l’autre, hiéroglyphes aimables sur lesquels les Champollion, les Maspéro de l’orchestre ont dû se tromper souvent : le pied dit oui, les lèvres disent non, les yeux ne disent ni oui ni non.

Mais on y flirte, dira-t-on, à ce foyer de la danse ? Mon Dieu, oui, on y flirte, pas beaucoup plus que dans les salons mondains, rarement pour le bon motif, il est vrai ; mais n’en va-t-il pas de même un peu partout, sauf dans les bals blancs ? Du moins y observe-ton, en général, les formes et les apparences de la politesse. Est-ce là un effet à rebours de cette règle : là où la vertu règne, la bienséance est inutile ? Peut-être… Donc on flirte au foyer de la danse, on flirte dans les loges de ces dames, on flirte sur la scène même de l’Opéra, lorsque la toile tombe, dans ce brouhaha babélien, multicolore, qui donne la sensation du branle-bas sur un vaisseau de guerre, et fait de l’ordre avec un désordre apparent.

Causeries musicales, épigrammes contre les bonnes camarades qui viennent de manquer un pas, échanges d’impressions sur les toilettes des loges, renseignemens de toute sorte, le discours politique du jour, le procès de la beauté à la mode, le scandale d’après-demain, cancans, médisances, calomnies, madrigaux en vers et en prose, tourbillonnent dans ce foyer de la danse. J’ai vu de vieux abonnés qui passaient là des heures entières en attendant le ballet, et s’entretenaient de leurs affaires comme s’ils étaient au cercle ou chez eux ; j’ai entendu ces dames, qui, tout en se tournant sur les barres, consultaient les rois de la finance sur les bons placemens, car Sa Majesté l’Argent est ici un dieu plus puissant que l’Amour et que Terpsichore.

On sait que le corps de ballet comprend environ 120 pensionnaires en jupon : une ou deux étoiles, plusieurs premiers sujets, 20 à 22 seconds sujets, 3 divisions de coryphées, 2 quadrilles divisés chacun en 2 sections ; enfin les petites classes et les marcheuses, ce menu fretin que Roqueplan avait baptisé du nom de rats, printemps de la patrie cabriolante, graine d’étoiles ou de premiers sujets. On m’assure que certaines marcheuses n’attendent pas d’être montées aux quadrilles pour casser leur patinv Dans le Ballet de la Neige du Prophète, figure le fameux pas des patins, pas difficile pour lequel ces demoiselles recevaient une gratification extraordinaire de cinq francs : nombreuses étaient les demandes, nombreux les remplacemens, car, à la moindre faute, la coupable était cassée aux patins, et cette expression figurée fut bien vite appliquée aux jeunes personnes qui commettaient une autre erreur. Naturellement, l’entrée du foyer de la danse est interdite aux petites classes, aux marcheuses, aux quadrilles ; tout au plus y tolère-t-on les coryphées ; mais avec les gardiens du sérail il existe des accommodemens, et certains soirs les règlemens sont bernés de singulière façon.

Pour mesurer le chemin parcouru depuis deux cent cinquante ans, il faut rappeler que Louis XIV, confirmant une décision du Parlement, d’après laquelle la danse théâtrale est un exercice noble qui ne fait pas déroger, autorisa, par lettres patentes de 1672, « le sieur Lulli à avoir une école de danse propre à former des élèves, tant pour danser que pour chanter. » Plus tard, le roi écrivit de sa main le budget du corps de ballet ; il se composait de 12 danseurs et 10 danseuses ; 2 danseurs à 1 000 livres par an, 4 à 800 livres, 4 à 600, 2 à 400 ; 2 premières danseuses à 900 livres, 4 à 500, 4 à 400. Il y avait en outre : un maître de salle de danse à 500 livres, un compositeur de ballets à 1 500, un metteur en scène à 1 200 et un maître tailleur à 800 livres. Aujourd’hui les étoiles touchent 30 à 40 000 francs par an, les premiers sujets 600 à 1 200 francs par mois, les seconds sujets 250 à 300, les coryphées 1 800 à 2 300 par an, les quadrilles 1 400 à 1 500.

Les mémoires du XVIIIe siècle font à peine mention du foyer de la danse : les loges, les coulisses, les petits hôtels des ballerines le remplaçaient sans peine. Pour les émules de Camargo et de Salle, ce fut une époque charmante, celle où leur luxe rivalisait avec celui des plus grandes dames, faisant dire à d’Alembert : « C’est une suite naturelle des lois du mouvement ; » où Mariette avait assez de crédit pour faire exiler son directeur ; où, seules, Beaupré et la duchesse de Valentinois possédaient un carrosse en porcelaine ; où Guimard, « le Squelette des Grâces, » gouvernait le prélat qui avait la feuille des bénéfices, ce qui fit dire à Sophie Arnould : « Elle est cependant sur une si bonne feuille ! » où Renard recevait des pots-de-vin sur toutes les nominations signées par le prince de Montbarrey, ministre de la Guerre ; où le financier Crozat tapissait de billets de caisse le boudoir de la Saint-Germain.


Le foyer de la danse eut un rôle assez effacé sous le premier Empire ; ses généraux enlevaient les plus jolies ballerines, les emmenaient « avec eux en campagne, au diable, ou ailleurs ; » l’Empereur trouvait sans doute que c’était assez du foyer de la Comédie pour alimenter la causerie. Un soir, à l’Opéra, il remarque les. disgrâces physiques des figurantes : « Quelles horreurs ! D’où viennent ces femmes ? Qu’on en ait d’autres ! » Dès le lendemain le ministre de la police commençait une rafle : parmi les sujets confiés à son autorité, on choisit les plus grandes, autant que possible les plus belles, entre dix-huit et vingt-cinq ans, de vrais grenadiers. Il y eut d’abord des sourires et même des rires, puis on s’y fit, et les mauvaises langues rapportent que ces figurantes, recrutées par cette conscription originale, firent les délices des alliés en 1814, que beaucoup devinrent des grandes dames étrangères, des mères de famille respectées.

Ce demi-sommeil du foyer de l’Opéra se prolongeait encore sous la Restauration, grâce à la pudeur naïve de Sosthènes de La Rochefoucauld, surintendant des théâtres royaux, qui avait établi deux escaliers, un pour les hommes, l’autre pour les femmes, et allongé d’un tiers les jupes du corps de ballet. « Voulez-vous me plaire, disait-il à ces dames ? Des pantalons larges et des mœurs. » Naturellement, brocards, épigrammes n’étaient pas épargnés à ce vertueux autocrate, qui d’ailleurs eut le mérite de comprendre Rossini, de le lier avec la France par un traité en règle, et de donner à l’Opéra des chanteurs tels que Nourrit, Levasseur et Mme Damoreau. On consommait sans doute moins d’esprit, mais le diable n’y perdait rien, et les folies commises pour la belle Clotilde Mafleuroy sont encore citées par les habitués aux ballerines qui retiennent plus volontiers l’histoire de leurs illustres aïeules que les préceptes de la morale pure. Quelle gloire et quelle leçon ! Le prince Pignatelli, comte d’Egmont, servait à Clotilde une pension de 1 200 000 francs, l’amiral Mazaredo 400 000 : à côté de ces deux protecteurs actifs, un modeste amoureux platonique payait 100 000 livres par an le privilège de s’asseoir près d’elle pendant son dîner. Je ne parle pas de Boieldieu, qu’elle épousa en 1802, mariage dont la lune de miel ne tarda pas à se métamorphoser en lune de fiel, ni des passades avec ces brillans officiers qui se battaient pour elle sous les réverbères. Luxe sardanapalesque, tableaux et statues de prix, générosité sans bornes, beauté classique, harmonie de sa danse, art d’inspirer et de respirer la volupté, ondulations indéfinissables qui semblaient la faire frémir comme à l’appel d’un dieu inconnu, tout lui compose une physionomie particulière, la désigne aux adorations, aux surenchères d’amour, de banknotes, et aux traits de l’envie.

Ce qui ne l’empêcha point de mourir pauvre et oubliée.

On raconta qu’elle avait, en 1794, agréé les hommages d’un terroriste, et comme elle demandait ce qu’il lui enverrait pour ses étrennes, il aurait répondu : « Je te donnerai la vie ! » C’est bien invraisemblable, et cela a tout l’air d’un mot fabriqué après coup ; tout au plus a-t-il pu être dit sous forme de plaisanterie.

Le duc de Berry, les nababs, titrés ou non, de 1814 à 1830, continuent la tradition des fastueux adorateurs. Puis survient la révolution de Juillet : les amateurs de paradoxes affirment qu’elle a été faite contre les danseuses, et prêtent à celles-ci une protestation indignée que Mme Cardinal eût signée sans réserves. À les entendre, l’Opéra s’est fait pot-au-feu, la vertu s’y installe avec le mariage, faute d’admirateurs capables d’actions magnifiques : « Bonsoir, révolution de Juillet ; économise, rogne, taille, écris ta dépense, pullule, engendre des petits êtres libéraux, à qui tu apprendras l’horreur des abus et des danseuses ; nous n’avons rien à démêler avec toi ; nous allons seulement t’imiter. » Bref, ces dames reprennent le thème d’un courtisan de l’ancien régime : « Les abus ! mais c’est ce qu’il y avait de mieux ! Je suis un abus, moi ! » N’en croyez rien, ou du moins ne croyez tout ceci qu’à moitié. On se marie un peu à l’Opéra, mais le plus souvent les mariages sont des unions de la main gauche. Une danseuse mariée sent mauvais, affirme Roqueplan ; et par là il entendait le mariage légitime.

Le foyer, après 1830 surtout, devient un salon, et sans doute les mères regrettent le temps où c’était un bazar ; tout autour de la pièce sont disposées des barres d’appui permettant à ces dames de faire un peu de gymnastique préparatoire. Pas de fauteuils, ni de canapés[3] ; et cette lacune rend la causerie bien plus difficile ; le corps a besoin de toutes ses aises pour ne pas entraver les élans de l’esprit ; seul, un courtisan peut se soumettre à cette discipline, sans que ses facultés s’altèrent. On ne peut pas dire : point de sièges, point d’esprit ; mais il faut dire : point de chaises, moins de causerie. Essayez donc de suivre une conversation avec une coryphée qui lève sans discontinuer le pied à la hauteur du nez, ou avec une chanteuse qui, afin d’éviter un rhume, tient sa bouche close avec un mouchoir ! D’ailleurs les ballerines ont infiniment moins de culture intellectuelle que les actrices et chanteuses : cela tient à la naissance, à l’éducation, au métier lui-même ; elles reprennent l’avantage par la volonté, l’ambition pratique. Ce ne sont pas les pieds seulement qui à l’Opéra ont de l’esprit. Les choses se passaient de la sorte, voici quelque cinquante ou soixante ans ; elles n’ont pas beaucoup changé depuis. « On voit ces dames venir une à une, descendre avec une grâce étudiée un petit escalier de quatre pas marcher avec ce déhanchement qui n’appartient qu’aux danseuses, le pied en dehors, tout d’une pièce, et chaussé d’une guêtre large qui leur donne assez l’aspect de petites poules anglaises blanches. (Ces guêtres sont destinées à garantir le lustre de leurs souliers de satin et la netteté de leurs bas). Avec le petit arrosoir qu’elles portent du bout du doigt en façon de jardinières de Watteau, elles versent un peu d’eau sur un espace de trois pieds carrés ; puis, soulevant avec leurs mains la tournure de leur robe, elles envoient dans la glace une œillade générale au groupe qui se tient derrière elles ; et les voilà parties, s’arrondissant, pirouettant, s’enlevant, travaillant tes sourires, les langueurs, les entrechats pendant cinq minutes. — Ici un peu de repos. Le groupe d’hommes se disloque, les plus intimes s’approchent et profitent de cette courte halte. — L’avertisseur vient jeter sa voix de crécelle au milieu de ces gazouillemens de femmes et de jeunes gens : Messieurs et dames, on commence. (Ce n’est pas vrai.) Cet incident est utile à celles de ces dames qui veulent couper court à une conversation ennuyeuse ou trop pressante : leur réponse est un entrechat. — L’avertisseur revient : Messieurs et dames, l’on a commencé. (C’est à peu près vrai.) On défait alors les guêtres, on remet son arrosoir à sa mère, à sa femme de chambre, ou à la personne qui est l’une et l’autre, et l’on prend en se déhanchant de plus belle, en donnant à son corps les saillies les plus déraisonnables, le chemin de la scène. »

Sous la monarchie de Juillet, quelques jeunes doctrinaires se mirent en tête de cultiver le foyer ; ils y trouvèrent une initiatrice qui, s’attribuant l’entreprise générale de leur éducation, s’acquitta de sa charge avec tant de zèle, qu’on la surnomma le Canapé de la doctrine. Rien de plus durable que l’habitude des surnoms dans le monde et autour du monde dansant ; ces dames ont presque toutes un sobriquet ; ainsi, je me rappelle Vultur, Pas de chic, Trop de chic, l’Araignée, et pour les abonnés : Mon oncle, Cher maître, Papa, Le Phoque, la Pie Voleuse, la Graisse contemporaine, Boudin d’Or, etc. Deux coryphées se font inviter à souper par un habitué : le jour venu, survient un empêchement, et le Mécène chorégraphique envoie un télégramme : « Mes belles amies, impossible de passer la soirée avec vous, mais faites-vous servir et commandez en mon absence comme vous auriez commandé moi présent. » Les deux invitées se conduisent discrètement, la note, envoyée à l’amphitryon, ne s’élève qu’à 35 francs ; et lui de les surnommer : Mesdemoiselles Pas de chic. À quelque temps de là il invite deux seconds sujets, un obstacle surgit encore au dernier moment, et il leur mande de souper sans lui. Celles-ci, ayant entendu parler de l’autre aventure, se font servir un festin somptueux, brisent une glace, de la porcelaine, font mettre sur la note : gants, démêloirs en écaille, boîtes de cigares, poudre à la maréchale ; coût 975 francs. X… les appela : Mesdemoiselles Trop de chic.

L’abonné des trois jours jouait un grand rôle à l’Opéra, et, pour être diminué, son prestige ne laisse pas d’être encore assez éclatant : il protégeait le corps de ballet, il l’aimait, détournait de certaines danseuses les sévérités de la Loge Infernale, introduisait les Altesses au foyer de la danse ; ces dames obtenaient de lui des petits et des grands cadeaux, des places pour leurs parens, des médailles, voire des décorations, des voitures, quelquefois des hôtels. Le ballet, pour lui, était le tout du spectacle, une affaire aussi importante que, pour un courtisan du XVIIe siècle, le lever ou le coucher de Louis XIV. Dans toute société il y a ceux qui ont le secret, et ceux qui ne l’ont pas ; la majorité n’a pas le secret, l’abonné l’a. Il sait le pourquoi du pourquoi ; étoiles, premiers sujets, coryphées, ont chacune leur histoire, un ou plusieurs romans. — Mlle X… a mal dansé ce soir, tandis que X… s’est surpassée. D’où vient le collier en diamans de T… ? Eh quoi ! Un ministre influent, un diplomate étranger se disputent cette charmante M…. ! Que vont dire les autres membres de son syndicat d’amour ? — Bref tout est spectacle à l’abonné, tout lui devient matière à réflexions, à anecdotes.

Il régnait d’ailleurs des différences de mœurs assez sensibles entre les habitués. « Les uns, remarque Véron, sont les amis de toutes ces dames, les embrassent toutes en pères de famille ou en frères ; de là des groupes assez pittoresques et assez osés… Ces bons papas du corps de ballet le comblent de petits présens et de bonbons, et paient souvent des leçons particulières. L’un d’eux me dit un jour : « Croiriez-vous que je ne me tire jamais des étrennes de ces dames à moins de 15 ou 20 000 francs. C’est pour moi une occupation de quinze jours que de leur chercher des cadeaux variés, et qui cependant, par leur prix, ne fassent pas de jalouses. » La tendresse banale de ces assidus de coulisses invente souvent des sobriquets pour chacune ; par leur générosité, leur galanterie, et par leurs soins de tous les jours, ce sont les amis de la maison. D’autres habitués ont des mœurs toutes différentes : à toutes les représentations, vous les trouvez causant avec la même figurante et, le plus souvent, à la même place, loin du bruit, du regard et des lumières ; il s’improvise ainsi de petits boudoirs dont on respecte le mystère… Pendant les représentations, il se célèbre souvent de petites fêtes intimes dans les loges des chœurs ou du corps de ballet ; un de ces amis de la maison fait les frais du gai festin ; tantôt ce sont des marrons et du cidre, plus souvent des glaces, du punch et des gâteaux ; c’est ainsi que les demoiselles de l’Opéra ne manquent jamais de célébrer dans plusieurs loges la Sainte-Catherine… Il est même des habitués privilégiés qui, pendant la représentation, et après le lever du rideau, prolongent toute la soirée sur le théâtre… »

Jadis, les premières loges avaient des titulaires portant des noms illustres : marquise de Gontaut-Biron, Mmes de Vatry, Schickler, James de Rothschild, les duchesses de la Rochefoucauld, d’Istrie, de Trévise, d’Albuféra, de Dino, etc. La grande avant-scène de gauche formait la loge royale, celle d’en face appartenait à la marquise Aguado, toujours entourée des plus jolies femmes de la colonie espagnole. La grande baignoire de gauche du rez-de-chaussée était dite « Loge infernale, » parce que ses abonnés, membres importans du Jockey-Club, déchaînaient à leur gré bravos ou sifflets sur les artistes ; c’était, sous Louis-Philippe, MM. d’Albon, de Gontaut-Biron, Frédéric de Lagrange, Achille Bouchez, Lherbette, Auguste Lupin, Paul Daru. En 1837, lorsqu’on apprit le départ de Taglioni, ses partisans projetèrent une grande manifestation où l’on réclamerait la tête de Duponchel, l’affreux directeur qui… Une tête d’homme coupée, — en carton, — serait jetée sur la scène par les lions de la loge infernale. La salle était comble, les Elssleristes triomphaient bruyamment, la famille royale assistait à la représentation d’adieux de Taglioni. Une clameur part de l’orchestre : « La tête de Duponchel ! La tête de Duponchel ! » Avant que les lions aient eu le temps de faire le geste symbolique, un aide de camp du Roi, le général X…, entre dans leur loge, les supplie, au nom de la Reine, de renoncer à leur macabre plaisanterie. Le régicide Meunier devant être exécuté à ce moment même, Marie-Amélie s’épouvantait à l’idée de voir un simulacre de tête tranchée bondir sur la scène, les lions s’empressèrent de déférer à son vœu, et le lendemain le Roi signait la grâce de Meunier.

Nestor Roqueplan affirme qu’il n’y eut jamais de loge infernale à l’Opéra ; sauf la loge de l’Empereur et la loge voisine, réservée pour la Maison de celui-ci, sauf les deux loges en face, et les deux avant-scènes du rez-de-chaussée, toutes les loges d’avant-scène, prétend Roqueplan, étaient occupées par des hommes, et organisées en omnibus, c’est-à-dire partagées entre plusieurs souscripteurs, dont un seul était titulaire de la location. « On n’y a jamais tenu de conciliabules infernaux… J’ai compté, il est vrai, parmi les abonnés d’une de ces loges ; on y put remarquer souvent, au nombre des plus assidus et des plus voyans, Balzac, naïvement heureux de montrer au public la pomme de sa fameuse canne. C’était la mode alors de chuter les mauvaises danseuses et les mauvais chanteurs. Mais l’infernalité n’était propre ni à notre loge ni à d’autres ; le public n’était pas plus patient que nous. » L’écrivain brouille ici les dates et les époques : il a raison pour le second Empire, son amour du paradoxe l’égaré pour l’époque antérieure.

« Au foyer de l’Opéra, nous dit Arsène Houssaye, savez-vous quels sont ceux qui font les beaux dans le cortège du duc d’Orléans ? Le comte de Morny, le marquis de Lavalette, le baron Thiers et le baron Mignet, le duc Decazes et l’inévitable M. Vatout, le plus inévitable M. Viennet qui parle de mettre ses tragédies en opéras, M. de Rémusat qui prend le bras du philosophe Cousin pour l’empêcher de trop platoniser, le baron Vigier qui conjugue de la Seine à la scène, les deux Roqueplan, M. Liadières qui, comme M. Ancelot, se croit l’amant de sa femme, quelques jeunes doctrinaires sans nom comme M. de Guizard. Enfin, pour le bouquet de rhétorique, M. Saint-Marc Girardin, l’homme-période, qui se croit à la Sorbonne quand il la Sorbonne quand il chante à l’Opéra, et qui se croit à l’Opéra quand il danse à la Sorbonne. J’allais oublier M. Gonzalès et son Gentilhomme. Et ce nouveau venu, M. Albéric Second, poète aujourd’hui, romancier demain, que son père a dépêché pour l’Ecole de Droit, et qui croit fermement que l’école de l’Opéra le fera un jour premier président… »

Dans ces temps, déjà anciens, le marquis de Barbentane, le commandeur de Férettes, réalisent le type de l’abonné idéal. Le marquis avait tapissé de portraits des plus jolies actrices et danseuses le salon de sa loge, il y recevait nombreuse et brillante compagnie, logeait près de son théâtre favori, tandis que sa femme et ses enfans demeuraient ailleurs. Qu’on juge de sa popularité auprès du corps de ballet d’après ce simple trait : un jour, chacune de ces dames reçut un élégant cachemire renfermé dans un riche coffret. Quant au commandeur de Férettes, très riche, membre du corps diplomatique en qualité de chargé d’affaires de l’ordre de Malte et du grand-duc de Bade, il était, à juste titre, réputé l’homme le mieux au fait des choses opéradiques.

À côté d’eux, après eux, d’autres, abonnés ou non, firent grande figure d’élégans, de causeurs, au foyer de la danse. Parmi ceux que je n’ai pas encore cités, voici : lord Hertford, Tuliakin, Jules Janin, Théophile Gautier, Méry, Roger de Beauvoir, Rolle, Altaroche, Bazancourt, les Rothschild. Adam, Léon Gozlan, Dreux-Brézé, Lautour-Mézeray, Berlioz, Gavarni, Chaix d’Est-Ange, d’Alton-Shée, Escudier, Isabey, Eugène Lamy, les Batta, Charles Bocher. Ce dernier aurait pu célébrer ses noces de diamant avec l’Opéra dont il fut un des fidèles pendant plus de soixante ans. Et pour les habitués du second Empire : Demidoff, Modène, Delamarre, Tolstoï, Paskiewitch, Massa, Gramont-Caderousse, Saint-Priest, Blount, Gaux, les Montreuil, Duperré, Fitz-James, les Poniatowski, Davillier, Toulongeon, Persigny, Fleury, maréchal Bosquet, Arese, Mérimée, Lepic, La Redorte, La Bourdonnaye, Bernis, Narischkine, Gouy, Hamilton, Saint-Vallier, A. de Vogüé, Scépeaux, Delahante, Magnan, les Fould, etc.

Cherubini, Méhul, Bouilly, furent les premiers parrains d’Auber ; grâce à eux, on joua sa première pièce, le Séjour militaire, qui ne valait pas grand’chose ; Bouilly écrit à ce propos : « Ils déclarèrent que la partition du Séjour militaire n’était à la vérité qu’un ballon d’essai, mais qu’il renfermait un gaz qui ne demandait qu’à se développer. » Là-dessus Bouilly adresse au néophyte ce discours digne du ballon d’essai : « N’oubliez jamais que le moyen le plus sûr de vous faire un nom, c’est de vous livrer avant tout à la vérité du chant. Laissez vos rivaux, sacrifiant au goût du jour, mettre la statue dans l’orchestre ; placez-la toujours hors de l’orchestre, c’est-à-dire dans la bouche de vos acteurs ! »

Un fidèle ami d’Auber, Charles Bocher, parle de lui en ces termes : « Quoique très aimable, Auber ne faisait pas de frais pour tout le monde. Avant tout, il n’aimait pas se gêner. Augmenter ses relations aurait compliqué sa vie, qu’il sut arranger au mieux de son bonheur. Il menait grand train. À certains de ses fins dîners de la rue Saint-Georges, je me suis trouvé avec Mlles Dameron, Hamakers et Poinsot de l’Opéra, et aussi avec des sociétaires de la Comédie-Française. Chez lui tout était minutieusement réglé : témoin l’emploi d’une de ses journées que je connaissais par cœur. Promenade à cheval, séance au Conservatoire, dîner à six heures exactement (l’été un tour au Bois), puis l’Opéra ou les Italiens (très souvent avec ses amis Mocquard et Aguado). Notre intimité était devenue telle, que, tombé malade pendant la Commune, il ne voulut que moi pour le soigner ; je l’ai assisté jusqu’à la fin. » Un égoïste sans manies, cela ne se conçoit guère ; en effet, Auber, qui goûtait fort la société des femmes, souffrait de rester découvert devant elles ; nulle part, pas même chez lui, il ne se sentait aussi à son aise qu’à la synagogue ; il composait, il prenait ses repas avec son chapeau, et, pour pouvoir le garder, se mettait toujours au théâtre dans une loge. Autre habitude ; allant à l’Opéra ou à l’Opéra-Comique presque tous les soirs, il y dormait régulièrement une heure ou deux. « Mes artistes, disait-il, je ne les dorlote pas, et je ne les mets pas dans du coton comme Meyerbeer, qui, du reste, est absolument logique et a, lui, mille fois raison de faire ce qu’il fait. Des Nourrit, des Levasseur, des Viardot Garcia et des Roger, on n’en trouve pas au coin des rues ; mais moi, qu’on m’amène le premier gamin venu, pourvu d’une intelligence honnête et d’une voix idem, je me fais fort de le mettre à même, en six mois, de chanter le rôle le plus difficile que j’aie jamais écrit, sauf toutefois celui de Masaniello. Mes opéras sont comme une sorte de bassinoire pour les grands musiciens… Hé ! c’est bien déjà quelque chose d’être une bonne bassinoire ! »

L’entrée d’Auber, du petit père Auber, au foyer, produisait toujours un contentement général, non seulement parmi les causeurs, mais parmi les cantatrices et ballerines qui révéraient en lui le directeur du Conservatoire, le musicien influent, capable de leur confier un rôle, ou de les mener souper en cabinet particulier, ce qui lui arrivait souvent ; l’une d’elles l’en pria, non pour l’amour, mais pour la gloire. Il avait tant d’esprit, ce disciple de Montaigne et de Brillat-Savarin, qui fait songer aussi à Saint-Evremond et à Fontenelle, il possédait si bien le talent du bonheur, l’art de s’adapter aux goûts du public, de produire sans effort, presque en se cachant de travailler, il parfumait si adroitement de grâce son égoïsme épicurien, que partout sa venue semblait un rayon de joie et d’espérance. Les femmes lui savaient gré de sa galanterie universelle, ses élèves du Conservatoire raffolaient de lui, et les vrais Parisiens l’aimaient encore d’aimer si fort ce Paris qu’il ne quitta jamais, même pendant la guerre de 1870 et la Commune, le Paris qui va du boulevard des Italiens à la Porte Sainte-Martin ; il abandonnait le reste du monde à l’indiscrète curiosité des géographes. On lui faisait donc grande fête au foyer de la danse, on l’entourait, on provoquait ses mots, et on ne le quittait jamais sans avoir entendu deux ou trois traits qui faisaient sourire, quelquefois réfléchir. Il y aurait de quoi composer un gros ana avec tous ceux qui s’échappèrent des lèvres de l’auteur de la Muette de Portici et du Domino noir.

Ayant, un peu à contre-cœur, accepté d’entendre une jeune pianiste, et s’étant endormi pendant la cruelle audition, il dit en s’éveillant : « C’est très bien, mademoiselle ; mais vous avez joué la première partie avec beaucoup plus de brio et de force que la seconde. » Et comme le père de la tapageuse faisait mine de protester : « Mon Dieu, cela s’explique, reprit Auber, conciliant ; elle était bien plus jeune pendant la première partie. » Une Madame Cardinal lui demande quelles sont les formalités à remplir pour entrer au Conservatoire. « Etre jolie, d’abord, » répond-il. Une débutante jouait mollement dans une scène d’amour. « Mais enfin, mademoiselle, interroge Auber visiblement énervé, vous n’avez donc jamais aimé personne ? — Jamais, monsieur, soupire en rougissant l’infante. — Eh bien ! mon enfant, faites-moi le plaisir d’aimer quelqu’un, et nous reprendrons après cette scène-là… »

Ludovic Halévy rapporte qu’un soir, au foyer de la danse, un jeune peintre se vantait de ne connaître pas de femme impossible. « Je n’en connais pas ! — Vraiment ? sourit Auber, — Tenez, il y a huit jours, j’aperçois, dans une baignoire des Variétés, une femme délicieuse, et du monde, du meilleur monde. Je ne lui avais jamais adressé la parole. Je passe toute la soirée à la regarder d’une certaine manière… Ah ! évidemment d’une certaine manière… tout est là. Il faut savoir regarder les femmes !… Le lendemain… entendez-vous bien… le lendemain, elle montait mon escalier, émue, voilée, tremblante… — Etait-ce bien la même ? » interrogea doucement Auber. Il fallait aussi l’entendre conter ses querelles avec sa vieille gouvernante ; elle se plaignait de travaillera quatre-vingts ans, « Quatre-vingts ans, riposta Auber, la belle affaire ! Moi, j’ai quatre-vingt-cinq ans, et cependant, vous le voyez, je travaille. — Ah ! monsieur, quelle différence ! Vous travaillez assis, vous ! » Une autre fois, elle l’ennuyait si fort de ses jérémiades et de sa présence, qu’il finit par la menacer : « Taisez-vous,… ne m’ennuyez pas… Vous ne savez pas ce qui arrivera. — Qu’est-ce qui arrivera ? — Je ferai un coup de tête. — Quel coup de tête ? — Je m’engagerai ! » Auber, vis-à-vis de sa gouvernante, c’est Silvestre Bonnard, le vieux savant, dans un chef-d’œuvre d’Anatole France.

Il revenait volontiers sur le passé : « Ah ! le Directoire, soupirait-il, les fêtes du Directoire !… On sortait de ce cauchemar de la Terreur. C’était comme une rage de plaisir et de gaieté… Je me résignerais bien à une seconde Terreur, si je pouvais avoir encore dix-huit ans sous un second Directoire… Mais voilà la difficulté… Je reverrai peut-être la Terreur… Je ne reverrai pas mes dix-huit ans ! » Il revit une seconde Terreur, il mourut à Paris, pendant cette seconde Terreur, en mai 1871, âgé de quatre-vingt-neuf ans ; on l’enterra le 15 juillet 1871.

Si les mémoires des contemporains et les témoignages oraux ne mentionnent pas souvent les conversations d’Hector Berlioz derrière la scène de l’Opéra, on ne laissait pas de parler beaucoup de lui, au foyer, un peu partout. Ce novateur hardi, capable d’inventer son art, Victor Hugo et Delacroix musical, notre Wagner français et en tout cas notre musicien le plus puissamment original, étonnait, inquiétait le public, les gens de métier, par ses qualités et ses défauts. On ne le comprenait guère, car la musique italienne avait alors la vogue, et il la détestait ; les maîtres célèbres, Cherubini, Rossini, Meyerbeer, Halévy, Boieldieu, admirés, prônés, cent fois acclamés, ne se souciaient guère d’ouvrir les portes de la bergerie à ce loup dévorant qui rudoyait, blessait ceux qu’il n’achevait pas. Ils sentaient fort bien que cet homme était leur adversaire, et l’auraient volontiers traité de Caliban : or il ne faisait rien pour les apprivoiser, rien ou si peu ; souvent au contraire il leur rompait a visière, nullement impressionné par l’âge ou la réputation, hautain, absolu, sarcastique, prime-sautier, bon écrivain, mais terriblement ironiste, aussi prompt aux larmes qu’à la colère, au désespoir qu’à l’exaltation, aimant follement, détestant de même, avide de bataille, de domination. Point de savoir-faire ; comme Greuze n’ayant pas de plus dangereux ennemi que lui-même, trouvant facilement les mots qui s’enfoncent dans la vanité de la victime et font de mortelles blessures. Avec cela intéressant les gens de théâtre et les gens du monde (n’a-t-il pas épousé deux artistes, éprouvé cent caprices, des passions échevelées, réalisé mieux que tout autre, Musset excepté, le type du romantique ? ) Mais telle est sa volonté, tels sa foi en lui-même et son magnétisme, que, malgré tous les obstacles, à travers bien des échecs, il conquiert des admirateurs, des partisans, qui s’appellent Paganini, Liszt, Ernst, Reyer, Saint-Saëns : il a son cénacle, lui aussi, attache son nom aux festivals publiés depuis le Directoire, dirige des orchestres monstres, est joué en Allemagne, en Russie, en Angleterre, entre à l’Institut ; princes et rois lui font fête, le décorent à l’envi. La Damnation de Faust tombe de son vivant, mais, depuis 1877, quelle revanche, quelle apothéose !


Le foyer des artistes aux Variétés eut sa belle époque à peu près en même temps que celui de l’Opéra. Les auteurs en vogue y affluaient chaque soir, et la causerie, avec tout son cortège sentimental, railleur ou enthousiaste, allait si grand train qu’elle se prolongeait souvent, après la fermeture, au café, sur le boulevard, que les noctambules se reconduisaient indéfiniment les uns chez les autres, comme dans une farce connue. Dumersan, Mélesville, Brunswick, Dumanoir, Bayard, Gabriel, Rochefort, Dupin, avaient une grosse clientèle d’écouteurs ; comédiens et comédiennes du théâtre ne manquaient pas, entre deux scènes, de renforcer la compagnie. Certains jours, les orateurs, monologueurs, premiers sujets, étaient si nombreux, si ardens au combat des paroles, que l’on aurait pu leur adresser le conseil d’un académicien du XVIIIe siècle à ses confrères pendant une discussion : « Messieurs, si nous ne parlions que quatre à la fois ! »

Brunswick amusait fort l’assemblée en lui contant ses débuts dramatiques, longtemps entravés par son père, qui tenait boutique de bijoux, d’objets d’art, rue Vivienne, et trouvait que tout n’était qu’utopie dans l’ambition de son fils. Celui-ci tenait bon, et, un beau jour, il obtint que la famille se réunirait pour entendre un vaudeville sur lequel il fondait les plus Hères espérances. Les autres membres du clan applaudissent, seul le père ne bronche pas, et le dialogue suivant s’engage, mimé à merveille par l’auteur : « Eh bien, mon père, qu’en pensez-vous ? Eh pien, oui ! ta bièce ne baraît bas trop mal, mais il s’agit maintenant de la faire recefoir par un tircedeur. » Quelques jours après, Brunswick annonce triomphalement qu’elle est reçue. « À la bonne heure, mais quand la rébélera-d-on ? — Bientôt, je l’espère ; je dois la lire aux acteurs la semaine prochaine. — C’est très pien, mais quand sera-t-elle chouée ? — Dans un mois, au plus tard. — Oui, mais aura-t-elle tu succès ? — Je l’espère. — Oh ! c’est une pelle chose que l’esbérance, mais ça n’emblit pas la pourse. » Un mois plus tard. « Eh bien ! mon père, ma pièce a obtenu du succès. — Oui, je sais, mais fera-t-elle de l’archent maintenant ? — Les recettes sont très agréables. — Oui, mais cela turera-t-il longtemps ? — Dame, je ne sais pas. — Eh bien, j’en suis pour ce gue chai lit, le métier t’audeur est scapreux, tandis que la pichouterie, c’est pien blus certain. » Enfin, ayant appris ce que rapportaient les droits d’auteur à son héritier, papa Brunswick dit : « Mon garçon, je vois que tu as pien fait de gontinuer ; c’est un pon métier, tu cagnes blus d’archent que moi, mais bense à mettre de godé, on ne sait bas ce qui beut arriver. »

Autres grands hommes du foyer des Variétés : Odry, Brunet, Gentil, Henry Monnier, Du vert, Lauzanne, Bomieu, Lepeintre aîné, plus tard Baron, Lassouche, Lhérilier. Odry avait une telle verve, qu’on eût pu le comparer au fameux abbé De Bois-Robert, l’amuseur du cardinal de Richelieu ; on disait de lui : « Si vous avez le spleen, prenez quelques doses d’eau de riz (d’Odry), et vous êtes certain de votre guérison. « Je vois encore, conte Bouffé, l’auteur des Bons Gendarmes dans son rôle de cureur d’égouts de la Canaille où, par parenthèse, il était moins que canaille, tout en étant vrai. Il me semble aussi l’entendre chanter l’air de Guido et Ginevra. Rien de plus grotesque et de plus comique à la fois, qu’Odry se promenant devant la rampe pendant la ritournelle ; lorsque, de sa voix harmonieuse, il entamait ce morceau, si joliment interprété par l’adorable chanteur de l’Opéra, les rires éclataient de toutes parts, et le public ne manquait jamais de bisser cette bouffonnerie. Alors Odry s’avançait au bord de la scène, et, la main sur son cœur, disait au public d’une voix émue : « Ne le dites pas à Duprez, surtout ; ça lui ferait de la peine. » Ceci valut un jour une brillante ovation à Duprez que l’on avait reconnu parmi les spectateurs de l’orchestre. Odry était de ces rares artistes qui firent dire à Perpignan : « Je ne les aime pas ; ce sont des faux monnayeurs : ils font passer trop de mauvaises pièces. »

Vers la fin de sa vie, Odry avait eu deux terribles crises de fièvre typhoïde ; un matin, il entre au foyer, frais, pimpant, épanoui : « Eh bien, père Bilboquet, comment ça va-t-il, interroge un camarade ? — Mais très bien, répond-il ; j’ai trouvé le truc : — je fais chaque année une maladie mortelle, — c’est es sain. »

Romieu, le premier mystificateur de l’époque, s’il n’eût rencontré Henry Monnier devant lequel il dut baisser pavillon, Romieu apportait au foyer ses charges énormes, comme celle des Deux Magots, parfois aussi un écho de certaines causeries mondaines. On parla dans un salon d’un bal d’artistes qui devait être donné aux Variétés. « Dans la salle des Variétés ? demanda quelqu’un. — Non, pas dans la salle, reprit une autre personne ; on ne dansera que dans le foyer, à cause du carême. — Ah ! fit la duchesse de M… le foyer est maigre ? » Et cet incomparable Henry Monnier ! Quelle joie de l’entendre jouer la première entrevue avec Romieu qui avait vainement tenté de le prendre pour dupe ! En terminant, Henry Monnier, imitant la voix de son immortel Joseph Prudhomme, ajoutait : « Voilà, Mesdames et Messieurs, comment un jour, ou plutôt une nuit néfaste, ce magistrat irréprochable, ce préfet modèle, ce bourreau des hannetons, ce sauveur de l’agriculture française, ce grand citoyen qui a si bien mérité de la patrie, est devenu l’une des attaches les plus précieuses de mon cœur d’homme !

Avec Gentil, la conversation prenait un autre tour ; il était fort caustique et la bosse de la vénération lui manquait totalement. C’est lui qui donna à Racine l’épithète de « polisson, » sans doute pour rester au diapason du romantique qui émit cette maxime : « Shakspeare est un chêne, Racine est un pieu. » Un très médiocre auteur des Variétés, furieux de ses mordantes critiques, lui demande : « Et vous, qu’est-ce que vous avez fait ? Rien. — C’est un grand avantage que j’ai sur vous ; je ne voudrais pas avoir écrit vos ouvrages. » On riait, on lui passait tout, même de dire à son interlocuteur : « Il est temps que vous sachiez que vous êtes un imbécile ! » Et au régisseur qui lui reprochait sa vie décousue, tout en convenant que les gens d’esprit font souvent des sottises : « Oui, riposte Gentil, mais ce sont les sots qui les disent ; pardon de l’application. » Une demoiselle au camélia, ayant dévalisé un boyard sur les grands chemins de l’amour, se faisait appeler partout Madame. Gentil osa lui demander : « Je voudrais bien savoir quel est le pion qui vous a fait aller à dame. » Ce mot, que rapporte le vaudevilliste Rochefort, a été plus d’une fois démarqué, et appliqué à maint universitaire galant, sous cette forme : « C’est un pion qui va à dame. »

Le père Dupin, doyen des auteurs dramatiques, était sans contredit le plus fidèle habitué du foyer des Variétés, et parce qu’il n’aimait que le théâtre et les boulevards, et parce qu’il exécrait la campagne. Songez qu’il débuta en 1808, composa quelque deux cents pièces, et écrivait encore en 1871. Il est vrai que Paisiello fit 170 opéras ; que reste-t-il de l’un et de l’autre ? Ce délicieux Ludovic Halévy, qui fait revivre la physionomie un peu falote de Dupin, le montre en 1871, sémillant, coquet, tiré à quatre épingles, redingote noisette, badine à la main, cravate de couleur tendre, bouton de rose à la boutonnière. Il ne se rappelait pas le nom du tsar Alexandre, et Napoléon Ier, qu’il vit cent fois, lui laissa le souvenir « d’un petit gros qui avait l’air commun » (l’Empereur n’aimait ni les chansons ni le vaudeville). En revanche Brunet, l’acteur, restait pour lui le grand Brunet, et une foule d’incidens de sa jeunesse restaient gravés dans sa mémoire, ceux surtout qui avaient trait à ses pièces. « Le père Dupin n’a que des souvenirs de théâtre : 1815 n’est pas pour lui l’année de la restauration des Bourbons, c’est l’année de la première représentation le l’Écharpe blanche ou le Retour à Paris, une pièce de lui. 1830 n’est pas l’année de l’avènement du roi Louis-Philippe, c’est l’année de la première représentation de M. de la Jobardière ou la Révolution impromptue, une autre pièce de lui. Chacune de nos crises politiques a été pour le père Dupin l’occasion d’un vaudeville de circonstance avec couplets, rondeaux et pots-pourris. Il ne sait de l’histoire que ce qu’il a pu mettre en chansons… » Le père Dupin ne tarissait pas sur Désaugiers et Scribe : « Ah ! Désaugiers ! Quel homme ! Quel chansonnier !… Le Panorama de Momus ! Toute la troupe (des Variétés) jouait dans cette pièce. Et quelle troupe ! Cazot, Joly, Brunet et Mme Cuizot, et Mme Mengozzi… Et Scribe ! S’il y avait un Scribe aujourd’hui, le théâtre ne serait pas où il en est. Il n’avait qu’un défaut : il aimait la campagne ! Il avait acheté un château, il avait des fermes, des poules, des vaches… Et il m’emmenait quelquefois, de force, chez lui, à Séricourt… Au bout de vingt-quatre heures, je me sauvais. Je n’ai jamais pu vivre que sur le boulevard, entre les Variétés et le théâtre Feydeau… Et je disais à Scribe : « C’est mal à vous d’aimer la campagne… Un auteur dramatique n’a pas le droit d’aimer la campagne. Voyez Auber, il n’a jamais voulu sortir de Paris. » L. Halévy rencontre un jour, place Clichy, Dupin qui lui dit : « C’est ici que j’ai tué mon premier lièvre. — Ici, votre premier lièvre ? — Oui ; j’avais dix-huit ans ; on ouvrait ici la chasse sous l’Empire (en 1805). » — Le père Dupin, qui fît jouer environ cinquante vaudevilles aux Variétés, était naturellement fort bien accueilli au foyer : un soir cependant, comme il se répandait en propos réactionnaires, Baron l’interpella brutalement : « Toi, tu sais, nous t’avons oublié en 1793, mais la prochaine fois nous ne te manquerons pas ! »


La Montansier, qui fonda le théâtre du Palais-Royal, eut comme on sait, pendant les premières années de la Révolution, un salon assez brillant où fréquentaient députés, auteurs, comédiens. La République une fois proclamée, le théâtre de Montansier prend le nom de Théâtre de la Montagne, le salon est remplacé par un foyer où se retrouvent Girondins, Montagnards, et les rivalités politiques se compliquent de rivalités amoureuses.

Plus tard, beaucoup plus tard, Grassot fut le héros d’une histoire qui égaya tous les foyers. Cela se passait sous la présidence de Louis-Napoléon : on avait fait venir à Plombières la troupe du Palais-Royal, et le directeur avait prié ses artistes d’être en habit après le spectacle, car le prince devait se les faire présenter. Dormeuil redoubla ses instances avec Grassot, dont il connaissait de longue date les excentricités. « Pour la distinction du langage, sois tranquille, mon bon lapin, affirma l’acteur ; quant à l’habit, je n’en ai pas. — Je te prêterai le mien, dit Dormeuil. — Il sera un peu ample, mon petit trognon ; mais j’y ferai un pli. — As-tu une chemise de soirée, avec jabot, manchettes ? — Enfant, bannis toute crainte puérile ; je ne voyage jamais sans une lingerie destinée aux réceptions officielles. » Après le spectacle, Louis Napoléon se fait présenter les artistes, dit un mot aimable à chacun, et, tout d’un coup, remarque. « Mais je ne vois pas M. Grassot ? — Coucou ! le voilà, mon prince ! » Tout le monde se retourna, et Dormeuil faillit tomber à la renverse. « Grassot, vêtu d’un habit dans lequel il dansait, d’un pantalon trop long et trop large, dont chaque jambe était relevée, chaussé d’escarpins à boucles, le cou emprisonné dans une cravate immense, nouée sur une chemise de couleur, dont les dessins représentaient des motifs de chasse, Grassot s’avançait vers le prince avec un gracieux sourire, agitant, en guise d’éventail, un immense chapeau de paille. » Suffoqué de colère, Dormeuil arrache le chapeau des mains de Grassot, qui à son tour se précipite à la poursuite de son chapeau, plantant là le prince et criant à tue-tête : « Mon panama ! Mon panama ! C’est pas des blagues à faire ! » Le prince crut à propos de s’éclipser avec sa suite, et Persigny consola le cérémonieux directeur en l’assurant que rarement son maître avait ri de si bon cœur.

« L’acteur Grassot, conte Banville, a été un des plus étonnans bouffons qui aient jamais nagé dans l’absurde, comme un cygne dans l’eau pure d’un lac. Maigre, émacié, ridé, strié, vénérable, absurde, ayant au cou plus de cordes qu’il n’y en a dans la boutique d’un cordier, il disait des calembredaines avec sa bouche fendue jusqu’aux oreilles, et de ses petits yeux perçait les âmes comme avec des vrilles, tandis que, lancé dans l’air étonné, son grand bras simiesque menaçait le vide, décrochait les étoiles et ameutait les dieux, et que son doigt tendu comptait l’un après l’autre des objets absens, en les désignant chacun d’un claquement de langue. Le Gnouf ! gnouf ! gnouf ! de Grassot, interjection dénuée de sens, et à laquelle on ne trouverait point d’analogue, si ce n’est dans les idiomes antiques, a été aussi célèbre que le : « Soldats, je suis content de vous ! » de Napoléon. » Au foyer, dans les salons, le rire prenait des proportions épiques, quand il déclamait le récit de Théramène, « en y intercalant, sans détruire le mouvement du morceau et le rythme du vers, un tas de réflexions en prose, ébouriffantes et cocasses, qui ressemblaient alors à de tranquilles passans emportés malgré eux dans la furie d’une danse héroïque. Il accompagnait les hémistiches de parenthèses comme : Je ne lui fais pas dire ! ou bien : qu’on le remarque ! ou bien, quand le poète nous montre Hippolyte devenu un corps défiguré : Ah ! Mes enfans, quelle gadoue !… Aussi fantasque à la ville qu’au théâtre, le divin farceur charma si bien ses contemporains que, pendant plusieurs années, ce fut une mode universelle de singer sa voix, ses tics, ses gestes, et que la vie se passait à imiter Grassot. On vit des philosophes, des hommes politiques sérieux, les savans, des attachés d’ambassade, se livrer à ce passe-temps qui faisait fureur, et les artistes eux-mêmes ne le dédaignèrent pas, ni les chanteurs et comédiens… »

On demandait à Grassot ce qu’il pensait d’un nouvel acteur qui contrefaisait, assez tristement, le geste, la grimace et l’intonation de Sainville : « Il me fait l’effet du bout de l’an de Sainville, » répondit Grassot.


Le Vaudeville eut maint domicile ; d’abord rue de Chartres, puis boulevard Bonne-Nouvelle, ensuite place de la Bourse, enfin a l’angle de la Chaussée-d’Antin. Avant l’incendie de 1838, le théâtre et le foyer florissaient, avec des pièces amusantes, un directeur habile, Étienne Arago, des acteurs tels que Lafont, Brindeau, Lepeintre aîné, Lepeintre jeune, la ganache des ganaches, Arnal, « ce titan du ridicule et de la jovialité, » qui débuta sous Louis XVIII, finit sous Napoléon III, fit éclore le rire inextinguible des dieux homériques sur les lèvres de trois générations de spectateurs, et finit par mourir dans la mélancolie. Puis encore, Hippolyte, Émile Taigny, Balard, Bardou dont les naïvetés et les truculences faisaient la joie de tous ; il avait surtout au début un formidable accent ; certain soir, il entre au foyer du Vaudeville, et, se frottant les mains : « Je suis satisfaite, je viensse de rencontrera Ancelote, qui m’a fait complimente, en disant que je perdais mon assent. »

Du côté des femmes, Suzanne Brohan, Anaïs Fargueil, Louise Mayer, Hortense Balthazar, Louise Figeac, Eugénie Plunekett qui épousa Doche et créa la Dame aux Camélias. La blonde Louise Mayer était, paraît-il, la femme la plus fêtée, en vers, par les rhétoriciens des lycées de Paris ; la brune Fargueil était chère aux amateurs de comédie de paravent et de petite musique. « Étienne Arago s’arrangeait le plus possible, remarque Ph. Audebrand, pour leur donner des rôles dans la même pièce, ce qui faisait dire à mon ami le poète Berthaud « Il trouve le moyen de faire jouer ensemble le Jour et la Nuit. » Assurément on les fêtait toutes les deux d’une manier égale, mais il est juste de dire qu’autour de Mlle Fargueil s’était formée une espèce de cour. Cinq ou six auteurs dramatiques, autant de journalistes, de ceux qui papillonnent partout, voilà de quoi se composait ce cercle. Lorsque la jeune actrice descendait de sa loge, que ce fût en costume à effet ou en habit de ville, elle prenait place au fond du foyer, sur une banquette de velours, et l’on savait d’avance qu’elle s’assiérait là. Tout aussitôt ses hommes-liges arrivaient comme par enchantement, les uns avec des bouquets, les autres avec de petits sacs de bonbons. Comme cette Catherine II de petit format était aussi spirituelle que jolie, l’empressement était cent fois justifié. J’ai entendu alors voltiger ce mot du père Dumersan, un vieil auteur, qui doit naturellement trouver place ici : « Anaïs ? Eh ! c’est Sophie Arnould honnête femme. »

Parmi les écrivains habitués de ce foyer, je retrouve Altaroche, rédacteur en chef du Charivari, Marie Aycard, Gavarni Eugène Briffault, Duvert et Lauzanne, le comte Albert de Calvimont, légitimiste à tous crins, qui, après avoir violemment attaqué le gouvernement de Juillet pendant quinze ans, se rallia publiquement, fut nommé par Louis-Philippe sous-préfet de Nontron, devint préfet et conseiller d’État du second Empire ; Berthaud déjà nommé. Celui-ci, après avoir été presque célèbre comme poète satirique à Lyon, mourait de faim, ou peu s’en faut, à Paris, et prenant les altitudes de Chatterton ou d’Antony, répétait tous les soirs son lugubre refrain : « Voilà qui est bien décidé, je me tuerai demain ! — Eh bien ! c’est ça, appuyait Fargueil, n’oubliez pas de remettre toujours la chose à demain. » Un soir, fatiguée d’entendre cette sempiternelle antienne dans ce foyer où pétillaient d’ordinaire les joyeux propos, elle feignit d’abonder dans le même sens, et encouragea son admirateur à se tuer, mais à se tuer d’une manière éclatante : « À votre place, conclut-elle, je le ferais ici, dans ce foyer, ce soir même. — Oui, dit-il, mais où trouver un pistolet ? » Calvimont, qui était dans le complot, reprit : « Un pistolet ! Comme je rentre tard chez moi, j’en ai toujours un dans ma poche. » Berthaud demande l’arme, le royaliste invoque les principes chrétiens, se fait un cas de conscience de faciliter le suicide d’un ami. Nouvelles instances du poète ; l’autre ouvre sa redingote, et, affectant de détourner la tête, tend le pistolet au désespéré, qui pâle, mais résolu, porte le canon à sa bouche et appuie le doigt sur la gâchette. Rien ne partit, qu’un éclat de rire ; le pistolet était en chocolat ; Berthaud renonça au suicide et se décida à attendre la mort naturelle qui arriva huit ans après, trop tôt peut-être à son gré.

Béranger venait souvent au foyer du Vaudeville avec le vaudevilliste Rochefort ; un auteur ayant vidé sa poche à fiel contre une foule de confrères, Rochefort, quand il fut parti, remarquait : « Tudieu, voilà un petit camarade qui vous a bientôt fait dix imbéciles. — C’est neuf de plus que n’en a fait son père, » ajouta Béranger.

Le foyer du Gymnase a presque toujours été à la mode : beaucoup de jolies actrices, d’auteurs, de mondains lettrés, qui se recherchent, s’attirent et se retrouvent avec plaisir, un tel assemblage doit forcément produire ce résultat : le charme de la conversation, avec ses dépendances et ramifications à l’infini. Ce foyer avait ses fidèles, ce qu’on pourrait appeler ses immeubles par destination, ou, comme on disait au XVIIIe siècle, ses pagodes : à côté de ceux-ci une foule de nomades qui faisaient la navette entre le Gymnase, le Vaudeville, les Variétés, l’Odéon. Citons quelques noms parmi les anciens, ceux qui font figure avant 1860. Aude qui fut le créateur des exhilarans Cadet-Roussel et des Madame Angot, comme Dorvigny fut le père des Jocrisses : on sait, que les Cadet-Roussel et les Jocrisses commencèrent la réputation de Brunet ; — Brazier, étonnant fabricant de couplets (il en ajustait quarante par jour), ex-apprenti bijoutier, ignorant comme une autruche, mais plein de verve et d’esprit naturel, surnommé par des amis complaisans : le La Fontaine de la Chanson. Pour augmenter sa modeste prébende dramatique, il rédigeait les petits malheurs de Paris dans un journal, à raison de trois francs par malheur. Un soir, Rochefort le voit entrer au foyer des Variétés avec un air rayonnant, et, supposant qu’il a une pièce nouvelle reçue, le complimente d’avance : « Ce n’est pas cela, répond Brazier, ma joie a une autre origine ; j’avais promis à ma femme de la conduire demain à la campagne, mais je n’avais pour cette dépense que dix-huit francs à ma disposition : ce n’était pas assez. La Providence me conduit par hasard sur la place du Palais de Justice ; là j’apprends qu’un individu, en descendant le grand escalier du Palais, venait de se casser la jambe ; j’enregistre ce fait. Je me rends ensuite, par les quais, vers la rue Dauphine, je vois un groupe de monde ; j’ai le bonheur de savoir qu’une femme venait d’être renversée et meurtrie par une voiture chargée de pierre. Je cours soudain porter ces deux malheurs à mon journal, je complète vingt-quatre francs, et j’ai le plaisir d’annoncer à ma femme qu’elle ira demain à la campagne. » Brazier fit d’excellens rôles pour Potier, comique célèbre, mort en 1828, qui mérita son épitaphe : « Les admirateurs de son talent étaient aussi nombreux que ses imitateurs seront rares. » Qui encore ? Moreau, Martinville, Francis d’Allarde, Gosse, Ancelot, Chazet, Poirson, Rougemont, Joseph Pain, Désaugiers, Sewrin, F. Laloue, Villeneuve, Gouffé, Théaulon, Georges Duval, Merle, Picard, Waflard, Augustin Hapdé, Bayard, Dieulafoi, etc. Moreau était aussi détesté pour son esprit satirique que Désaugiers était aimé pour sa bonté ; si bien qu’on afficha un jour ces mots au foyer du Vaudeville : « Récompense honnête à qui trouvera un ennemi à Désaugiers, et un ami à Moreau. »

Voici Dumersan, l’auteur des immortels Saltimbanques. Les jeunes auteurs qui se désespèrent parce que la société ne leur offre pas 10 000 francs de rente sur un plat d’or, et que les directeurs se font tirer l’oreille pour jouer leurs chefs-d’œuvre, savent-ils que Dumersan eut 22 pièces refusées avant d’être joué ? Quelle leçon de persévérance ! « Dumersan, quand il venait au foyer des Variétés, conte Rochefort, était gai, bavard comme une cuisinière de bonne maison. L’art d’observer la rue et les loges des portiers n’était point sa science unique, il en possédait une autre qui faisait une grande disparate avec la première : il était employé supérieur au Cabinet des Médailles et très instruit dans la numismatique. À ce sujet, lorsque le Cabinet fut en partie dévalisé par d’adroits filous, qu’on les eut arrêtés, et qu’ils comparurent devant la justice, Dumersan, à qui le président demandait quel était son état, répondit naïvement : « Conservateur des médailles. » Un éclat de rire fusa aussitôt ; il gagna même les voleurs. »


Vers 1848, Auguste Villemot, alors secrétaire du théâtre de la Porte Saint-Martin, réunissait dans une des salles du fond quelques habitués, pour causer de toutes choses connues, à connaître, et de quelques autres encore : or ces habitués s’appelaient Siraudin, d’Ennery, Félix Arvers, l’homme au sonnet, qui fit aussi des comédies agréables, les deux Cogniard, Marc Fournier, Plouvier, Barrière, Victor Séjour, Méry, Fiorentino. Qui encore ? Les frères Bourgeois, Paulin Ménier toujours prêt à plastronner ses effets pour les prochains rôles, devant un tel cénacle dont il faisait la joie ; Choquart, le légendaire Choquart, ancien garde du corps de Charles X, provoquant à tort et à travers les gens dont la mine lui déplaisait, se croyant la meilleure lame de France, illusion qu’il garda jusqu’à la fin, malgré les coups d’épée qu’il emboursait régulièrement à chaque nouvelle tentative. Ce capitaine Fracasse, brave, sincère et gongorique, s’imaginait aussi qu’il avait collaboré à un vaudeville célèbre, Monsieur Jovial ou l’Huissier chansonnier, et qu’il avait été au mieux mieux avec une illustre comédienne. Il redisait pour la centième fois ses exploits à rebours, et pour la centième fois il amusait la compagnie, parce qu’il avait la manière, restant à mi-chemin entre le ridicule et le sublime. Son répertoire était assez varié, et, comme on l’aimait, tout en se moquant un peu de lui, chaque fois qu’un nouveau était admis au foyer, on demandait à Choquart de faire le récit de la bataille épique des gardes du corps avec les cochers de Saint-Cloud. Il commençait ainsi : « Nous prenions nos repas à la tête-Noire ; un jour, pendant que nous achevions de déjeuner avec quelques gardes du corps de Sa Majesté, nous vîmes entrer dans notre salle un cocher. Nous le priâmes de sortir ; il s’y refusa, nous disant des injures. Je le pris par la peau du dos, et le jetai par la fenêtre. Il remonta, je le jetai de nouveau par la même fenêtre. Alors tous les cochers montèrent à leur tour, et, à mesure qu’ils pénétraient dans la salle, on les précipitait par les fenêtres, si bien que les gens qui passaient dans la rue, disaient en étendant la main : « Ah çà ! Que se passe-t-il donc ? Il n’est jamais tombé tant de cochers que cela à Saint-Cloud ! » Choquart aurait pu inspirer quelques pages à Cervantes de Sanvedra.

Parmi ces gens si spirituels, Auguste Villemot était un des plus spirituels, et peut-être le plus gai, de cette gaieté débordante qui ne grimace ni ne mord, mais au contraire fait jaillir le rire, la sympathie et l’optimisme. Tel causeur, tel chroniqueur ; il ne cherchait pas le trait, il avait presque toujours l’esprit de situation, le plus rare de tous, et le naturel dans la finesse. Avec cela beaucoup de simplicité et de modestie : « C’est dans le Journal des Débats que j’ai, disait-il, appris à lire couramment : » contant à ravir, excellant à piquer la curiosité et à l’entretenir, sachant toujours s’arrêter au point précis où la satiété commencerait, écouté avec autant de plaisir par les causeurs du foyer que par la foule, nul mieux que lui ne détachait d’une situation piteuse ce qu’elle a de comique et d’un fait burlesque ce qu’il cache de touchant. Il vous laissait ainsi le double bénéfice du cœur et de l’esprit. Comme il détaillait l’historiette de la petite débutante à laquelle Méry avait accordé la faveur de dire quelques mots à la fin du premier acte dans une de ses comédies ! La jeune perruche supplia Méry de lui permettre de moduler ces trois mots : « Merci, mon Dieu ! » en se jetant à genoux. L’auteur refusa, allégua sagement que ce geste serait absurde, puisqu’il s’agissait de constater que la soupe était servie. — Monsieur Méry, ça ne fait rien ; je vous en prie, laissez-moi dire : « Merci, mon Dieu !… » Méry hausse les épaules en guise de refus ; trois jours après, il voit entrer chez lui un gentleman de haute mine qui, après les complimens préliminaires, lui dit : « Monsieur Méry, j’ai de la fortune, du crédit, un château ; veuillez considérer que tout cela est à votre disposition. Moi, je suis déjà votre obligé, en ma qualité de protecteur de M"0 Coralie… Voyons, monsieur, complétez votre bienfait, rendez à cette enfant un grand service ; permettez-lui de se jeter à genoux en s’écriant : « Merci, mon Dieu ! » L’enfant a fait une étude spéciale de cette exclamation. Hier elle s’est jetée à genoux dans un salon, devant quinze connaisseurs, et je vous assure qu’elle a eu le plus grand succès. » Méry reproduit son objection, le protecteur se retire, un peu mortifié. — Arrive la première, Méry, manuscrit en main, suit la marche de la pièce ; on annonce la soupe, Coralie se jette à genoux en lançant le fameux : « Merci, mon Dieu ! » Méry s’effondre dans les bras du régisseur qui, triomphant, le rassure. En effet Coralie récoltait trois salves de bravos pour : merci, mon Dieu ! Et à son tour, Méry, convaincu, admirant la routine du public, répéta les trois mots fatidiques. Peut-être le protecteur avait-il soudoyé à prix d’or une foule enthousiaste : chi lo sa ?

Méry, ce Christ des Singes, selon le mot de Gautier, ce tsar du paradoxe, improvisateur, monologuiste étourdissant (mais il ne fallait ni l’interrompre, ni le contredire), dont on lit encore Héva, la Floride et la Guerre du Nizam, écrivait aussi vite en vers qu’en prose, et griffonnait une pièce en cinq actes comme d’autres cisèlent un quatrain. Seulement, il n’eut pas le génie de ses dons, et sa paresse l’empêcha aussi de composer des chefs-d’œuvre. Il était doux, bienveillant, incapable d’envie ; toutefois, il traitait avec une sorte de férocité Racine, Meyerbeer et Scribe, l’Académie, les piétinait, n’était jamais à court d’épigrammes sur eux : et, au fond, il eût été enchanté de faire partie des Quarante. Par exemple, il adora Rossini, et il écrivit : « Quiconque n’admire pas Sémiramis, ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, n’est pas un honnête homme. » Sa mémoire, ses dons prime-sautiers tenaient du miracle. Alphonse Karr raconte fort sérieusement que, dans un salon où il avait été prié de dire des poésies de Lamartine, Méry, ayant hésité un instant, improvisa trente vers, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé le texte du poète ; la compagnie ne s’aperçut de rien. Il paraît aussi, Banville du moins l’affirme, que Méry savait par cœur tous les auteurs latins, et pouvait les réciter en commençant par le dernier mot d’un chapitre pour finir par le premier, ou bien encore en sautant un mot sur deux, ou en sautant des mots en zigzag, » en losange. Mme de Girardin ne pouvait se passer de lui, et, dans son enthousiasme, répétait souvent : « Qu’on enlève le piano de mon salon, que Sivori ne joue pas du violon, que Duprez ne chante pas ; que je n’aie plus la ressource de servir du thé. Tout ce que vous voudrez. Peu m’importe, pourvu qu’on me laisse Méry. » Pendant un dîner chez elle, Balzac s’étant amusé à nommer un petit animal, qui n’existait que dans son imagination, Méry seul ne s’étonne pas, et aussitôt, avec force citations de Pline, Buffon, Cuvier, il conte les mœurs, la physiologie, l’histoire du susdit. C’était un prodigieux cours d’histoire naturelle, que les convives écoutaient bouche bée. Quand on se leva de table, Balzac dit tout bas à Méry : « Ah çà ! il existe donc ? — Pourquoi pas ? sourit Méry : Rastignac et de Marsay existent bien. » Un soir Méry rencontre dans les coulisses un pauvre diable d’acteur naïf qui s’enivrait de poésie classique en déclamant le trop fameux récit de Théramène. « Tiens ! vous dites encore le récit de Théramène de cette façon-là ? — Mais, monsieur, est-ce qu’il y a une autre façon de le dire ? — Quoi ! mon cher enfant, l’ignorez-vous ? Au fond Racine détestait Louis XIV, et il ne négligeait jamais l’occasion de dire au Roi-Soleil de dures vérités, témoin ces vers de Britannicus où il lui reproche ses goûts de cabotin et de cocher ; car c’est évidemment à lui qu’il pensait lorsqu’il accusait Néron d’aimer à se donner lui-même en spectacle aux Romains. Aussi le récit de Théramène, tel qu’il l’avait écrit, était une amère satire du règne : pour n’être pas emprisonné ou chassé, il fallait détourner les chiens. Que fit Racine ? Il retourna sa tirade comme un gant, la commençant par le dernier mot et la finissant par le premier : de la sorte Louis XIV et ses courtisans n’y virent que du feu. Mais nous, pour la retrouver dans son intégrité, nous devons exécuter le travail contraire, et c’est à quoi les bons comédiens ne manquent pas, maintenant que nous avons secoué le joug de la tyrannie. — Quoi ! Se peut-il ? — Jugez-en vous-même ! » Et Méry se met à déclamer, en le retournant de la queue à la tête, le récit de Théramène qui, écorché par lui de la sorte, semblait avoir un sens, tant le poète savait communiquer même aux choses absurdes la flamme intense qu’il portait en lui. L’acteur remercie, suit le conseil, et huit jours après, il allait déclamer le récit à l’envers sur la scène, lorsque Méry intervint : « Mon cher enfant, c’est parfait ainsi, mais le moment n’est pas venu, et cette fois encore il faut dire le récit comme à l’ordinaire, à la vieille mode. — Pourquoi cela ? — Voilà. À la veille des élections, le gouvernement craint des émeutes, et il a eu vent d’une conspiration organisée dans l’ombre. Certes, le récit que vous vouliez dire est le bon,… mais il faut tenir compte des circonstances, et, en vous obstinant à rétablir le vrai texte, vous pourriez faire verser des flots de sang. » L’acteur obéit, non sans regret.

Admiré, célébré, aimé par les meilleurs écrivains, charmant toutes les compagnies, gourmet, donnant d’excellens dîners, ne faisant de mal qu’à lui-même avec cette fureur de jeu qui dévorait le plus clair de ses gains, Méry était acclamé, entouré, choyé, écouté avec délices, sitôt qu’il mettait le pied dans un foyer de théâtre.

Léon Gozlan, surnommé, très faussement, le Benvenuto Cellini du style, l’auteur du Médecin du Pecq, humoriste, frondeur, toujours en bataille, était aussi fort goûté dans les foyers de théâtres, quand il venait y passer une heure. Comme il avait tenté de faire fortune par le cabotage, on répandit le bruit qu’il s’était livré à la traite des noirs, et une actrice très brune lui demanda quelle impression il en avait rapportée : « Une vive admiration pour les blondes, » dit-il. On l’accuse d’avoir été pirate, d’avoir fomenté une révolte à bord, et tué son capitaine : « Rien de plus exact, répond Gozlan ; on oublie seulement d’ajouter que je l’ai mangé. » Louis-Philippe, paraît-il, lui gardant rancune d’avoir écrit La Main droite et la Main gauche, effaçait régulièrement son nom sur chaque liste des décorations proposées. Roger de Beauvoir rencontre Gozlan dans une antichambre ministérielle : « Que fais-tu là ? — Je fais les stations de la croix. » Enfin Mme de Girardin insista tellement auprès de Salvandy, que le nom ne fut plus biffé.

Ces exemples suffiraient, j’imagine, à prouver que, n’y eût-il plus de salons mondains et littéraires, représentatifs de l’esprit français (et, Dieu merci, nous n’en avons jamais manqué depuis quatre cents ans), cet esprit aurait trouvé un asile dans les théâtres et les foyers d’artistes. On a surtout noté dans cette étude l’esprit de la scène, celui qui a pour objet le théâtre, qui a pour créateur et pour interprètes les auteurs, les comédiens. L’esprit en France, est un Protée, il revêt mille déguisemens, mille parures, il a les sources les plus diverses : souvent, pas toujours, serviteur de la raison et du courage, il est, souvent aussi, le paradoxe, la satire, quelquefois même la parure de la méchanceté et du vice. L’esprit de théâtre, l’esprit des gens de théâtre a-t-il une physionomie particulière ? Certes, dans les foyers, il porte plus volontiers le veston que l’habit noir, et, la Comédie-Française exceptée, il s’y tient des propos qui feraient rougir précieuses ou jansénistes du grand siècle. N’exagérons rien toutefois. Au foyer, l’esprit se montre plus hardi, parce que c’est là un salon composé d’hommes du monde qui viennent pour la galanterie et la conversation, d’auteurs auxquels on ne demande guère que du talent, de comédiens qui ne sont pas nés sur les genoux des duchesses, d’actrices qui connaissent l’amour, l’amour-péché ou l’amour-devoir : elles en parlent sans cesse sur la scène, on leur en parle sans cesse pour le bon, et surtout pour le mauvais motif ; au fond, elles n’ont besoin que d’être jolies pour paraître séduisantes et même spirituelles. Un correctif des audaces de langage dans les foyers, c’est que ce ne sont pas des écoles normales de puritanisme, et que la pudeur des paroles est, d’ordinaire, en raison inverse de celle des actes. D’autre part, les salons mondains ont leurs enfans terribles, leurs enfans gâtés auxquels on passe de singulières excentricités : il y a là, dès le XVIe siècle, deux courans, deux types, avec une zone frontière où l’on se rejoint par instans : les salons sévères, les salons au contraire où l’on admet certaines infractions aux règles d’une étiquette raffinée. Au XVIe siècle, au XVIIe siècle, Brantôme, Saint-Simon, la Palatine, Mmes Deshouïières, de Sévigné, etc., signalent mille délits contre la courtoisie et la décence du langage, tant à la Cour que chez les plus grandes dames. Tallemant des Réaux, parlant de la marquise de Rambouillet qu’il admire profondément, ne lui adresse qu’une critique : de ne pas souffrir qu’on emploie devant elle le mot dont se sert Molière pour qualifier les maris trompés : « Cela va dans l’excès, » dit-il. Au XVIIIe siècle, on entend des conversations à faire tonner, et, au XIXe, les progrès de l’américanisme, l’abus de l’argot, la diminution de l’idée de respect, la fausse démocratie, le laisser aller universel, ont eu des conséquences que les pessimistes déplorent amèrement. Il n’existe donc pas un abîme entre les foyers d’artistes et les salons mondains, seulement quelques nuances qui, je l’espère, ne s’effaceront pas.


VICTOR DU BLED.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1911.
  2. L’Opéra, au temps de Véron, avait un foyer de chant, où les artistes et choristes commençaient, achevaient les études des partitions d’opéra.
  3. Toutefois, à l’ancien Opéra, on pouvait s’asseoir sur une banquette recouverte d’un velours rouge usé.