Foyers de théâtre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 173-207).
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FOYER DE THÉÂTRES

I
LA COMÉDIE-FRANÇAISE


I.

On a dit que l’Académie Française est le premier salon de France : rien de plus vrai ; ce salon, aux avantages de l’esprit, du talent, et de l’éloquence, au prestige de la courtoisie, joint le privilège de l’ancienneté : lui seul existe depuis deux cent soixante-seize ans. Sous ce vocable de salons, je suis tenté de placer les foyers des artistes dans les théâtres. La société qu’on y rencontre semble plus mêlée sans doute, moins affinée que celle de l’Académie ou des salons proprement dits ; leurs habitans ordinaires, comédiens, auteurs, vieux habitués, commettent parfois de lourdes fautes de goût. Mais ils possèdent une qualité précieuse entre toutes : la vie. Rien ne leur est étranger : ils agitent ou effleurent tous les problèmes, et l’écho des passions politiques elles-mêmes y répond aux pures vibrations de l’idéal. Amour, musique, drame, gloire et gloriole, vanités, jalousies, succès de la journée et de l’acte qu’on vient de jouer, passent, repassent dans la causerie. Là, tous les grands sujets ont été causés, peut-être avec plus de franchise qu’ailleurs, avec moins de souci d’offenser les rites et les étiquettes. Les indigens de la pensée y font des remontes d’idées, les millionnaires s’enrichissent par des visions soudaines qui découvrent la scène à faire, le dénouement du roman projeté ; un mot, comme un éclair, fait ruisseler une cascade de traits brillans. C’est là, sans doute, que les sols sont le mieux bafoués, que l’esprit est roi, que les prétentions ridicules se voient rabrouées sans pitié ; là encore que le flirt, la coquetterie et leurs variétés s’épanouissent avec des séductions infinies, préparant les capitulations rapides où le victorieux est parfois le conquis ; là enfin que beaucoup d’énigmes deviennent des secrets de Polichinelle, car on y habille et déshabille le prochain plus que la morale et la charité ne le permettent, en oubliant qu’on ne saurait trop s’occuper des choses et trop peu des personnes.

Il n’est donc pas inutile de butiner à travers les innombrables ouvrages où s’agitent les questions de théâtre, toujours à la mode en France. D’ailleurs, beaucoup de nos contemporains sont des dictionnaires vivans : ils ont fréquenté ces fameux foyers, ces coulisses et loges d’acteurs qui en forment le prolongement, et leur esprit fournit une ample moisson d’anecdotes qu’ils égrènent volontiers, quand on les interroge avec discrétion, et qu’on sait les écouter. Ainsi se dressent, dans ma mémoire, des histoires charmantes, des mots-médailles presque ignorés ; ils ont cependant amusé une compagnie d’élite pendant quelques instans ; et c’est beaucoup à Paris de plaire une heure, ou même cinq minutes. Que n’ai-je, chaque jour, depuis trente ans, noté les conversations ou plutôt les monologues de tant d’hommes célèbres rencontrés sur ma route ! Mais, à Paris, le travail présent dévore les heures qu’il faudrait consacrer au travail de l’avenir ; on se fie à sa mémoire, et, plus tard, hélas ! on s’aperçoit qu’elle laisse passer, comme un crible, beaucoup de bon grain, une foule de détails qui s’embrument dans le passé, et qu’il devient impossible d’évoquer avec précision.

La plupart des théâtres un peu importans ont leurs foyers d’artistes : selon les temps, le succès, les hôtes et les visiteurs, ces foyers traversent des périodes d’engouement ou d’abandon. Le plus célèbre, assurément, est celui de cette Comédie-Française. Ce foyer est le plus ancien, le mieux habité, le seul qui reflète plusieurs siècles d’histoire théâtrale et artistique : il regorge de portraits, de bustes, d’autographes précieux, tant et si bien qu’on ne peut plus loger les nouvelles acquisitions, qu’on est obligé de les reléguer un peu partout, et qu’il faudra bientôt, si cela continue, créer un musée de la Comédie-Française. Encore, si les nouveaux venus trouvaient place au Foyer de travestissement, maintenant réservé aux artistes femmes qui, là, changent de costume, pour ne point remonter dans leurs loges particulières : c’était autrefois la loge de Rachel que Gérôme nous montre drapée de vêtemens rouges ; et le tableau a reçu, je ne sais pourquoi, le surnom de parapluie ; on se donne rendez-vous, on cause sous le parapluie. Dans le grand foyer, voici Molière, Champmeslé, Adrienne Lecouvreur, Duclos, Baron, Jeanne Samary, Céline Montaland, Régnier, Lekain, Vestris, Molé, Baptiste, Delaunay, Georges, Clairon, Dangeville, Préville, Provost, Samson, les sociétaires de la Comédie en 1840 et en 1864, etc. Et voulez-vous savoir quels étaient leurs peintres, leurs sculpteurs ? Mignard, Largillière, Le Noir, Edmond Geffroy, Drolling, Lagrenée fils, Le Moyne, Feuchère, Crauk, Carolus Duran, Boldini, Edouard Dubufe… Quant au foyer du public, il est assez connu, et je ne le nommerais même pas si je ne voulais citer ce trait conté par M. Jules Claretie. Houdon, auteur de la statue de Voltaire, vivait encore en 1823, et venait souvent voir son chef-d’œuvre. Certain soir, un nouveau contrôleur lui demande son nom, ajoutant : « Vous avez vos entrées ? — Oui, répond Houdon, et désignant la statue : « Je suis le père de ce Voltaire. » Le contrôleur salue et dit : « Laissez passer M. Voltaire père ! » Le mot eut grand succès au foyer.

De 1780 à 1792, sous le Directoire, le Consulat et le premier Empire, le foyer est fort brillant. Bouilly, qui le définit « une cour plénière d’urbanité, de grâce et de bon ton, » ajoute dans son style un peu emphatique, qu’il aurait besoin, pour le peindre, « d’emprunter les crayons de l’Albane et de Callot. On eût dit le greffe général de l’Empire d’Amour. Ce foyer formait un grand salon, parfaitement éclairé, pouvant contenir trente à quarante personnes, dont chacune trouvait un siège commode ; sur chaque côté était un long canapé qu’on réservait ordinairement aux dames ; c’était sur celui du fond, en face de la porte d’entrée, que venait s’asseoir Mlle Contat, après avoir joué Célimène, Madame Evrard ou Madame Patin. »

Point ou peu de contrainte : chacun a pleine licence, pourvu qu’il amuse et ne critique pas tout haut le pouvoir ; dix tournois de causerie en même temps, tandis que passent et repassent, comme dans une redoute, les acteurs, costumés, grimés, prêts à entrer en scène, à recevoir les complimens de leurs amis. On commente gaiement le scandale d’hier, les cancans de Coppet, la pièce de ce soir, les ridicules de celui-ci, l’infidélité de celle-là, les concours académiques, les excentricités verbales du cardinal Maury, les amours de Mlle X…, les boutades de certains émigrés, le caprice de l’Empereur pour une belle tragédienne. Pauvre Georges ! Après un entretien des plus tendres, elle a cru flatter César en lui demandant son portrait : il va vers un secrétaire, prend un double napoléon, et l’offre gravement à Georges : « Le voilà, dit-il, on prétend qu’il me ressemble. » Au contraire, Devienne n’a qu’à se louer du grand homme. On venait de jouer au château de Saint-Cloud, — le souper des comédiens se faisait attendre, elle s’en plaignait un peu, quand l’Empereur vint à passer. On crut qu’il n’avait rien entendu, mais cinq minutes après il reparut, et dit gracieusement à l’actrice : « Vous êtes servis. » Napoléon ne laissait pas de se complaire aux infiniment petits : peut-être lui parut-il piquant de témoigner des égards à la Comédie dans la personne de Devienne, bourgeoise ayant pignon sur rue ; peut-être aussi ne faut-il pas chercher de grandes causes à de minimes actions. S’il rembarrait ses favorites, à plus forte raison Napoléon n’épargnait-il pas celles dont il croyait avoir à se plaindre, et l’on fit des gorges chaudes au sujet de cette jolie Bourgoin que le Tsar commençait à distinguer : l’Empereur le calma soudain en servant à son bon frère une médisance ou une calomnie. L’actrice se vengeait à son tour, en affichant, sous la Restauration, un royalisme fougueux : elle parut sur la scène avec des rubans blancs, des fleurs de lys, et captiva un instant le Duc de Berry : elle avait le goût des grandeurs.

Les groupes se joignent, se séparent, se reforment, gravitent d’instinct vers la beauté, vers les causeurs professionnels ; Louise Contat, Arnault, Lemercier, Gabriel Legouvé, Andrieux, Ségur sans cérémonie, Desfaucherets, Vigée, Ducis, Picard, Demoustier, Michot, etc. Plus d’un auditeur remportera demain un succès de salon avec les anecdotes qu’il aura récoltées la veille au foyer.

Quant à Raucourt, Legouvé racontait d’elle une exclamation qui fit les délices des habitués du foyer, égaya même les hôtes des Tuileries. Elle se déshabillait dans sa loge après avoir joué ; il ne lui restait que sa chemise ; quelqu’un frappe à la porte : « N’entrez pas ! s’écrie-t-elle. — Pardon ! fait le visiteur, dont elle reconnaît la voix. — Oh ! c’est vous, Legouvé, entrez ; j’ai cru que c’était une femme. » Et Vanhove, Simon, Mars, Desgarcins, Mézeray, de tendre l’oreille, de se détacher du groupe que forment Colin d’Harleville, Vigée, Ducis, Baour-Lormian, Hoffmann, André Murville, Alexandre Duval, autour du marquis de Ximenès. Aide de camp de Maurice de Saxe à Fontenoy, ancien ami de Voltaire et de Mme Denis, cette exubérante nièce du patriarche qui demandait aux hôtes de Ferney d’admirer le grand homme pendant le jour, et de l’aimer, elle, le reste du temps, — auteur de trois médiocres tragédies, Epicharis, Don Carlos, Amalazonte, Ximenès s’appela lui-même, pendant la Révolution, doyen des poètes sans culottes et poète des théophilanthropes. Ses manies, ses excentricités divertissaient le foyer, non moins que ses coups de langue et la désinvolture avec laquelle il rabrouait les acteurs. Ayant vu Lekain, Clairon, Préville, Dumesnil, il possédait à merveille les traditions théâtrales. Lafon, après avoir rempli le rôle d’Orosmane, s’approche du marquis dans l’espoir de recevoir un compliment : « Vous venez de jouer Orosmane comme Lekain ne l’a jamais joué. — Ah ! monsieur le marquis ! — Non, Lekain ne le jouait pas comme cela ; il s’en serait bien gardé. » Ximenès n’aimait pas les littérateurs nouveaux, ne leur épargnait ni sarcasmes, ni complimens ironiques. Après les premières représentations de l’Abbé de l’Épée, il dit à Bouilly : « Vous laissez derrière vous Diderot, Saurin et Mercier. — Tout ainsi, riposte Bouilly, que vous faites oublier Voltaire et Crébillon. » Ximenès ne fut pas tenté de recommencer l’épreuve. Sa malpropreté allait si loin, qu’un jour qu’il cherchait comment il ferait mourir un de ses héros tragiques, le comte de Thiard prophétisa : « Je sais bien, moi ; vous l’empoisonnerez. » Les comédiennes l’avaient ruiné, et il se vengeait des anciennes en satirisant parfois et poursuivant les jeunes de propos graveleux. Doué d’ailleurs d’une mémoire étonnante, récitant à ses auditeurs force versiculets de Dorat, Boufflers et consorts, on pouvait le consulter comme un dictionnaire du XVIIIe siècle, anacréontique et épigrammatique.

Pour avoir l’émotion facile, l’écriture peu artiste et abuser avec cela du pathos, Bouilly, qui fut le Berquin des gens du monde, et qu’on avait surnommé Frère pleurnichard, ou Lacrymal, ne manquait ni de finesse, ni d’observation, ni de gaieté : Bon compagnon, franc rieur, il adorait les histoires salées ; et puis il possédait, lui aussi, une excellente mémoire, qui lui permit de noter force traits. C’est dans ses Récapitulations que je relève le mot de Demoustier à la jolie Lange qui, décolletée, attendait le moment d’entrer en scène : « Dites-nous, Lange, qu’avez-vous fait de vos ailes ? » Legouvé poussait si loin la crainte de la critique, qu’il comblait de bons procédés les moindres avortons de lettres ; et comme Bouilly le lui reprochait doucement : « Que voulez-vous ? répondit-il ; il faut toujours traiter les sots comme un ennemi supérieur en nombre. » Mlle Bourgoin était l’enfant terrible du foyer, dont elle faisait les délices, parfois aux dépens de ceux qui excitaient sa verve. Un auteur tragique, qui comptait plus de chutes que de succès, marquait une prédilection singulière pour les femmes maigres et sèches : « C’est un malheureux naufragé, lança Bourgoin, qui se sauve de planche en planche. » Un comte D…, vieux et prétentieux, lui faisait une cour discrète, s’enivrant du bonheur de la contempler, essayant de frôler sa robe, d’obtenir un sourire. Agacée de ce manège, Bourgoin résolut d’y couper court ; s’arrêtant devant l’amoureux transi, elle jeta une pièce de cinq francs dans son chapeau, et dit du ton recueilli d’une dame qui fait la charité : « Dieu vous assiste, mon pauvre homme ! Voilà tout ce que je puis faire pour vous. » Le soupirant s’enfuit du foyer, et ne reparut plus.

Bouilly lui-même remarqua plaisamment, un jour qu’Arnault, avec sa grosse voix sépulcrale, récitait une de ses fables : « Lorsque Arnault lit ses poésies légères, il me semble voir un bœuf broutant des violettes. » La première représentation de Pierre le Grand venait d’avoir lieu : Mme Dugazon, qui avait grandement contribué au succès, rentre dans sa loge, toute haletante et couverte de sueur, permet à Bouilly de l’embrasser, mais elle veut s’essuyer d’abord : Bouilly ne lui en laisse pas le temps, se jette à son cou, l’embrasse à plusieurs reprises, et s’écrie : « Oh ! que c’est bon la sueur de l’actrice à qui l’on doit un succès ! — Allons, allons, dit Grétry, souriant ; c’est un gourmet, cela promet pour l’avenir. » Bouilly épousa plus tard la fille de Grétry. Ses amis, Méhul, Legouvé, et le public, lui ayant fait sentir qu’il avait quelque talent, il devint à son tour un des conteurs du foyer ; ses auditeurs applaudirent au récit d’une soirée chez Mme Récamier. Garat, l’Orphée des salons, atteint d’une extinction de voix, fait annoncer qu’il ne pourra chanter dans l’oratorio d’Haydn. « Comment, s’étonne un grand seigneur de l’ancien régime, Garat ne chante pas ! Eh ! que vient-il donc faire ici ? — M’amuser des sots, monsieur le duc, » repart Garat furieux. M. le duc rapporte la réplique à la maîtresse de céans : « Avez-vous entendu comme, chez vous, le chanteur s’émancipe ! — Il est ici chez lui, » répond Mme Récamier. Un des principaux lieutenans de Napoléon, fils d’un aubergiste de village, mécontent, et de l’indifférence que lui témoignait Juliette, et des égards qu’elle accordait aux gens de lettres, s’exclama brutalement : « Si j’étais l’Empereur, je ne voudrais pas qu’un homme de lettres eût au-delà de douze cents francs de rente, et demeurât plus bas que le quatrième. » Cette sortie étonne la compagnie, on se tait, on se regarde en silence ; enfin un littérateur, célèbre et respecté de tous, prend la parole. « Vous ne voulez pas, général, que nous demeurions plus bas que le quatrième ? — Non. — Serait-ce pour nous tenir éloignés de l’écurie où vous avez fait vos premières armes ?… Quant aux douze, cents livres de rente, nous n’y souscrirons, mes confrères et moi, qu’à la condition expresse qu’au champ d’honneur, les aides de camp de Napoléon n’auront que la paye de grenadier, et l’eau-de-vie à discrétion pour aller au feu. »Le général pâlit de colère, ‘et d’un ton menaçant : « La paye de grenadier n’a rien d’humiliant ; mais l’eau-de-vie à discrétion est un peu dure à digérer. » Des amis s’interposent entre les deux champions, s’efforcent de les calmer ; l’homme de lettres, cependant, s’avance et, avec force : « Général, je n’ai rien pu trouver qui vous exprimât mieux mon juste ressentiment : je tâcherai de mettre, une autre fois, plus d’énergie à défendre mes camarades. » Surpris, touché de cette attitude, comprenant enfin qu’il n’avait pas le beau rôle, l’autre répondit : « Je ne crois pas être soupçonné de vouloir éviter une affaire d’honneur ; mais je suis forcé d’avouer que j’ai eu tort. — Tout est oublié, général ; et vous me forcez moi-même au repentir. — Touchez là, monsieur ; je suis enchanté de trouver en vous un brave. — Moi, général ! Je ne suis qu’un homme de lettres. »

Vivant dans l’intimité de Grétry, Douilly savait par lui beaucoup de détails, et par exemple, l’amitié de son futur beau-père pour Sedaine dont l’élection à l’Académie française avait irrité les infatués de noblesse. Songez donc ! un homme qu’on avait vu, dans Paris, taillant la pierre ! « C’est justement pour cela, repartait Grétry, qu’il est habile dans ses charpentes dramatiques. » Un jour même, il fit la leçon à plusieurs académiciens qui répétaient le même couplet : « Allons, allons, messieurs, un peu plus d’indulgence pour un auteur devenu le soutien de notre scène lyrique ! Eh bien ! quand, en passant, vous auriez admis parmi vous un homme de génie… cela ne saurait tirer à conséquence. »

Après un déjeuner aux Tuileries, sous le Consulat, Joséphine interroge Bouilly : « Eh bien ! que pensez-vous de Bonaparte ? — Je pense qu’il essaie la couronne de France avant de la poser sur sa tête et sur la vôtre. » Bouilly, plus tard, ne fut pas moins bien inspiré lorsqu’il fit à Louis XVIII, qui se plaignait de ses jambes, la réponse d’Ausone à l’empereur Valentinien : « Non pedes, sed caput, faciunt regem. Ce ne sont pas les pieds qui font un roi ; c’est la tête. » Et la conversation de Méhul avec l’Empereur ! Méhul remarquait avec peine que, dans les concerts du palais des Tuileries, Napoléon donnât le pas à la musique italienne sur la musique française ; il s’avisa de soutenir avec vivacité que celle-ci l’emportait sur les autres par la vérité du chant et l’expression dramatique. Le maître le rembarra durement : « C’est comme vous, Méhul, vous avez une haute réputation, mais votre musique m’ennuie. — Eh ! qu’est-ce que cela prouve ? » réplique Méhul. L’Empereur reste stupéfait ; Méhul s’enfuit, court tout ému chez Bouilly, lui dit sa crainte que cette riposte ne lui coûte sa place au Conservatoire. Bouilly le rassure : point de destitution ; seulement, le compositeur pendant plusieurs mois n’est pas invité aux concerts de la Cour. « On me boude, soupirait-il. — Mais on t’estime, affirmait Bouilly ; j’achèterais ta réplique d’une pinte de mon sang, si elle était à vendre. » Cependant les deux auteurs donnèrent Une Folie qui réussit brillamment ; l’Empereur voulut l’entendre avec l’Impératrice ; Méhul fut de nouveau invité aux Tuileries, puis décoré de la Légion d’honneur. Napoléon, en lui remettant la croix, dit avec beaucoup de grâce : « Enfin, Méhul, nous nous revoyons ! »

L’Empereur tolérait une certaine liberté dans les conversations du foyer, pourvu, bien entendu, qu’on ne critiquât point sa politique : de la sorte il donnait aux gens d’esprit l’illusion d’une indépendance relative, détournait leur attention de l’examen des questions graves, et s’amusait lui-même au récit des historiettes qui partaient de là, que Georges et d’autres lui rapportaient fidèlement ; car il était le plus grand questionneur du monde, et s’intéressait fort aux mille riens du monde théâtral, du monde sans épithète : du reste ces deux mondes se sont de tout temps coudoyés, pénétrés même, grâce à la causerie, à la comédie de société, à l’amour, et aux innombrables dérivés du sentiment.

L’académicien Arnault fut, avec Lemercier, un des oracles du foyer sous le Consulat et l’Empire. On a oublié ses tragédies, on se souvient encore de ses Mémoires, de quelques-unes de ses fables : les contemporains appréciaient, redoutaient même un peu sa parole ; car il était irritable et sensible, très franc, incapable de retenir un bon mot, il avait au plus haut point la reconnaissance des mauvais et des bons procédés, la repartie rapide, acérée. Il excellait aussi à condenser une sentence dans une vive image. Arnault plut à Bonaparte, qui lui confia diverses missions, un poste important dans l’Université. Aussi l’aimait-il fort, tandis qu’il disait assez cavalièrement de Louis XVIII, son ancien maître, qui le bannit en 1815 : « Monsieur, à tout prendre, était un garçon d’esprit, mais il le prouvait, moins par des mots qui lui fussent propres, que par l’emploi qu’il faisait des mots d’autrui. » Et, réellement, le Comte de Provence se laissait attribuer une comédie d’Arnault, ainsi que le joli quatrain de Lemierre pour l’éventail d’une dame :


Dans le temps des chaleurs extrêmes,
Heureux d’amuser vos loisirs,
Je saurai près de vous amener les zéphyrs ;
Les Amours y viendront d’eux-mêmes.


Au temps où il était royaliste (avant 1789), Arnault vint demander à David des dessins pour les décors d’une tragédie ; et le peintre accueillit fort mal le poète, parce que son gilet et ses gants étaient semés de fleurs de lis : « Monsieur David, riposte Arnault, nous ne rougissons pas de ces marques-là dans notre parti ; nous aimons même à les montrer, tandis que, dans le vôtre, les gens qui les portent, — et il y en a plus d’un, — se gardent bien de s’en vanter, et pour cause. » Pendant le Directoire, certains politiques ne sortaient pas sans avoir la perruque brune dans une poche, et la boîte à poudre dans l’autre, pour pouvoir se coiffer, avant d’entrer, de l’opinion qui régnait dans la maison. De là ce quatrain, qui fit la joie du foyer :


Au gré de l’intérêt passant du blanc au noir,
Le matin royaliste, et jacobin le soir,
Ce qu’il blâmait hier, demain prêt à l’absoudre,
Il prit, quitta, reprit la perruque et la poudre.


Lorsque Lebrun mourut, contait encore Arnault, le secrétaire perpétuel de l’Académie demanda quels étaient ceux de ses confrères qui voulaient assister à ses obsèques. Silence universel d’abord ; puis, dans un élan de charité chrétienne, le cardinal Maury répond : « Moi, quoiqu’il ait fait des épigrammes contre moi. — Et moi aussi, malgré cela, dirent successivement plusieurs immortels. — Et moi aussi, à cause de cela, » conclut Arnault.

Quatrains, fables, chansons, épigrammes se succèdent dans cette causerie, très goûtés de tous et surtout des comédiennes, qui espèrent que du flot des souvenirs surgira quelque compliment à leur adresse.

Et d’applaudir aussi à cette épigramme d’Hoffmann :


J’aime l’esprit, j’aime les qualités,
Les grands talens, les vertus, la science,
Et les plaisirs, enfans de l’abondance ;
J’aime l’honneur, j’aime les dignités ;
J’aime un ami presque autant que moi-même,
J’aime une amante un siècle et par delà !
Mais, dites-moi, combien faut-il que j’aime
Ce maudit or qui donne tout cela ?


Ce même Hoffmann invita en ces termes un de ses amis pour la première représentation des Rendez-vous bourgeois : « Viens donc avec moi, ce soir, voir une pièce qui sera sifflée… trois cents fois de suite. »

Voici Mercier, qui s’appelait le premier livrier de France, un de ces talens incomplets, capables de larges conceptions, ivres de pensées et de projets qui s’entre-croisent, s’engendrent et se détruisent dans un tourbillon perpétuel, prenant pour des éclairs de génie les libertinages de leur imagination, gens rebelles à tout frein moral, à toute discipline littéraire, excentriques toujours, spirituels parfois, avec un coin d’aventurier et de bohème dans leur style ; au demeurant, des remueurs d’idées, vaniteux jusqu’au délire, natures riches jusqu’à l’exubérance, mais mal équilibrées, auxquelles manquent le jugement, la patience et le bon goût : tels un Restif de la Bretonne, un Fourier, un comte de Saint-Simon. Sans parler d’une foule d’autres ouvrages, Mercier a écrit force pièces de théâtre : avant de publier ses idées, il aimait à les essayer sur ses auditeurs. C’est lui, par exemple, qui définit le monde : « un vaste théâtre dont les hommes sont les comédiens ; le hasard compose la pièce, la fortune distribue les rôles, les femmes accordent des rafraîchissemens aux acteurs, et les malheureux font rouler les décorations, portent et mouchent les chandelles ; » lui qui établit cette distinction plaisante : « L’honneur d’une fille est à elle, elle y regarde à deux fois ; l’honneur d’une femme est à son mari, elle y regarde moins. » De lui aussi ce vers qui dut charmer les belles actrices de la Comédie :


Le cœur qui n’aima point fut le premier athée !


Lebrun- Pindare excelle dans l’épi gramme, mais il a rencontré un rival digne de lui. Ayant lancé à Baour-Lormian ce lardon :


Sottise entretient la santé :
Baour s’est toujours bien porté,


Ce dernier le fait quinaud avec cette riposte :


Lebrun de gloire se nourrit ;
Aussi voyez comme il maigrit !


Et, à la grande joie de la galerie, quatrains, sixains, tombent comme grêle sur Lebrun, lorsqu’il s’avise d’épouser sa servante, mettons sa gouvernante.


Qui pourrait s’empêcher de rire
En voyant de Lebrun le vol audacieux
Se précipiter vers les deux,
Et tomber dans la poêle à frire ?


Encouragé par les bravos, Baour redouble et venge ceux que la verve satirique de Lebrun a flagellés :


Connaissez-vous ce vieux barbon,
Devant lui sans cesse en extase ?
Son goût est pur, son cœur est bon ;
Il a Marat pour Apollon,
La Montagne pour Hélicon,
Et sa servante pour Pégase.


Demoustier, lorsqu’il entre au foyer, est bientôt entouré par les jeunes artistes : il a toujours un compliment, une pétoffe, une saillie aimable à leur service ; il rappelle Malézieu, l’organisateur des fêtes de la duchesse du Maine ; il aurait pu servir de modèle à Musset lorsqu’il imagina le rôle de Minuccio dans Carmosine. Un soir Lange et Mézerai, ne pouvant s’entendre sur la fidélité, sur le mot et la chose, demandent une définition à Demoustier ; elle ne tarda pas, mais on ne dit point si elle mit d’accord les disputeuses :


Elle dure si peu, qu’on n’a pas le temps même
De la nommer fidélité :
Si bien que c’est en vérité
Un enfant qui meurt sans baptême.


Une autre fois, c’est Lebrun-Pindare que ces dames interrogent sur les femmes qui se mêlent de versifier : il ne pouvait les sentir, elles lui semblaient des usurpatrices, et il l’expliqua assez joliment :


Sitôt que la beauté compose,
Vous voyez se ternir ses grâces, ses attraits :
Elle parle sans art une si douce prose !
L’encre sied mal aux doigts de rose :
L’amour n’y trempe point ses traits


Nommons encore Népomucène Lemercier. Au plus fort de la Terreur, il suivait les séances de la Convention nationale, placé à côté des tricoteuses, et comme il ne disait jamais rien, elles l’avaient surnommé l’Idiot. Or, cet idiot, dès l’âge de quinze ans, étonnait les acteurs de la Comédie-Française, le public et la Cour par sa tragédie de Méléagre, et, faisant de l’opposition contre lui-même, retirait sa pièce après la première représentation, parce qu’il jugeait ce succès de mauvais aloi ; l’Idiot, pendant la Révolution, donna Clarisse Harlowe, le Lévite d’Ephraïm, le Tartuffe révolutionnaire, Pinto, Agamemnon ; l’Idiot avait la sympathie et l’estime du Premier Consul, de Talleyrand qui le proclama le causeur le plus brillant de Paris. Lemercier eut le génie de l’invention, il lui manqua le génie de la forme qui, seul, achève les grands écrivains et les recommande à l’avenir. La sobriété, le goût, la proportion, lui font défaut ; son caractère, bien plus que son talent, le sauve de l’oubli. Admirez cependant les enthousiasmes des contemporains et les dédains de la postérité ! Agamemnon, si oublié aujourd’hui, fut, en 1797, un triomphe ; le public, et, ce qui est plus rare, tous les confrères de Lemercier le proclamèrent un maître. La même remarque peut s’appliquer à Ducis, à Gabriel Legouvé, à beaucoup d’autres qui, avec du talent, connurent les joies des succès, les enivremens et les illusions de la célébrité. L’histoire littéraire a ses cimetières comme l’histoire politique.

Au lendemain de la première d’Agamemnon, on contait au foyer la lecture de Méléagre devant le Comité, l’étonnement des membres en voyant entrer un jeune homme, presque un enfant, infirme d’un pied et d’une main, accompagné de son précepteur. E. Legouvé a recueilli l’anecdote, et je vais la résumer. Louise Contat, Molé, Préville, s’imaginent que c’est un fils de grande maison ; le précepteur a fait la tragédie, l’élève en aura l’honneur ; rien de plus vraisemblable, l’auteur étant fort recommandé par la Cour. Il lit, l’ouvrage plaît, il est reçu à l’unanimité. « Je vais bien en avoir le cœur net, dit Mlle Contat tout bas à Molé ; et, s’adressant à l’auteur : « Monsieur, nous sommes tous charmés de ce que nous avons entendu. Pourtant, j’ai remarqué, au second acte, une scène où quelques changemens seraient nécessaires. — Lesquels, madame ? Voulez-vous m’expliquer ce que vous désirez ? » Mlle Contat les lui explique. « Vos critiques sont très justes, madame, répond l’enfant avec le même calme, et, dans deux ou trois jours, je vous rapporterai la scène corrigée. — Deux ou trois jours ! répond Mlle Contat. C’est trop long pour notre impatience et pour votre talent, monsieur. Une ou deux heures vous suffiront, j’en suis sûre !… Et si vous vouliez exécuter ces légers changemens tout de suite… — Tout de suite, reprend vivement le précepteur ; impossible ! M. Lemercier est fatigué de la lecture. — Moi, répond l’enfant, je ne suis pas fatigué du tout. Madame, vous aurez la scène dès ce soir. — Pourquoi ce soir ? reprit Mlle Contat. Pourquoi pas tout de suite ? Je meurs d’envie de voir cette scène refaite. Notre régisseur sera très heureux de vous prêter son cabinet. Vous y serez très tranquille, tout seul ; car nous gardons monsieur, ajouta-t-elle avec toutes sortes de grâces, en se tournant vers le précepteur… et dès que vous aurez fini… — Je ne demande pas mieux, madame, répondit l’enfant ; qu’on me conduise dans le cabinet du régisseur. » Une heure après, il revenait avec la scène refaite et améliorée. Pour le coup, il fallut bien se rendre. Un jour, au Théâtre-Français, un officier vient se planter devant Lemercier, qui le prie de se ranger. L’officier, un géant, toise le poète et ne bouge. « Monsieur, reprend Lemercier, je vous ai dit que vous m’empêchiez de voir, et je vous ordonne de vous retirer de devant moi. — Vous m’ordonnez ! Savez-vous à qui vous parlez ? A un homme qui a rapporté les drapeaux de l’armée d’Italie. — C’est possible : un âne a bien porté Jésus-Christ. » Un duel s’ensuivit, et l’officier eut le bras cassé. Voilà pour le courage ; et, quant au sang-froid, il suffit de rappeler le mot à cet ami qui se fâchait parce qu’on sifflait une pièce de lui, Lemercier : « Calmez-vous ; tout à l’heure vous en entendrez bien d’autres. » Il donnait à Talma des leçons de difformité, montrant, par son exemple, comment l’élégance et la grâce peuvent se combiner avec l’infirmité du corps. Le jour où il eut une attaque de paralysie, il lisait une de ses comédies dans une séance particulière de l’Académie française : « Excusez-moi, messieurs, dit-il tranquillement, je ne puis achever, je viens de perdre la vue. »

La physionomie du foyer ne se modifie pas sensiblement sous la Restauration et la monarchie de Juillet : acteurs et littérateurs en forment toujours le fonds habituel, agrémenté parfois de visites princières, politiques et autres. La liberté parlementaire, la liberté de la conversation et la liberté des salons ont pour le foyer un double effet contraire : d’une part, on peut dire ce qu’on veut, et, à certaines heures, la critique en tout genre s’épanouit avec une ampleur, une verve extraordinaires qu’aucune nécessité de prudence ne contient ; d’autre part, les virtuoses de la causerie, n’ayant plus à redouter la prison ou l’exil, parlent partout, dans la rue, au café, au salon, à la tribune, les réunions se multiplient, enlèvent aux foyers une partie de leur brillante clientèle. Et puis, vers le milieu de la monarchie de Juillet, la mode s’accentue d’aller retrouver acteurs et actrices dans leurs loges ; autant de petits salons nouveaux, de petits foyers d’esprit, sans parler des coulisses qui, de tout temps, ont abrité force commerces intellectuels… et autres. Qu’on ne s’étonne donc pas si le foyer des artistes a parfois ses crises ou plutôt ses soirées et ses périodes de langueur, suivies de brillans retours. C’est à celles-là que font allusion des écrivains qui sans doute y ont fréquenté d’une manière intermittente et accidentelle.

En 1843, Félix Pyat reconnaît que le foyer de la Comédie tient des siècles passés « je ne sais quel air de grand seigneur. » A l’entendre, on n’y voit cependant que trois ou quatre bons sociétaires qui se chauffent tranquillement les jambes en jouant aux dames. Plus tard, Théodore de Banville constate que les sociétaires Maubant, Provost, Delaunay, Barré y jouent aux échecs. Le bilboquet eut aussi ses beaux soirs au foyer de la Comédie : on y renonça, par respect pour Scribe qui, prétend Banville, croyait y voir une censure indirecte de ses procédés littéraires. Ces critiques, pour la plupart, me rappellent le mot d’un cadet de Gascogne qui, ayant perdu son argent au jeu de la Cour, s’écriait en se retirant : « Le diable emporte la fichue baraque ! — Monsieur le garde, lui dit Louis XV qui l’entendit, comment sont donc faits les châteaux de votre pays ? » Il y a mieux : Banville réfutant Banville, à propos de ce même foyer de la Comédie. « Les comédiennes, confesse-t-il, y sont des grandes dames de l’art, qui savent faire les honneurs d’un salon. Bien de pareil à ce qui a lieu à l’Odéon, où j’ai vu de mes yeux Mlle B…, mariée depuis, manger du ragoût de mouton pendant la lecture d’une comédie (sous prétexte de déjeuner), et Mlle X…, qui est un peu de la maison, raccommoder le soir, au foyer, ses torchons et ses bas. » C’est l’éternel raisonnement du penseur qui juge l’humanité d’après cent ou deux cents personnes qu’il croit connaître, et qu’il n’a étudiées que de guingois. J’ai entendu des conversations admirables au foyer de la Comédie, des conversations conduites par Alexandre Dumas, Pailleron, Labiche, Lavoix, auxquelles s’associaient le clairon de Coquelin aîné, Got, Féraudy, Truffier, Mmes Bartet, Lecomte ; même en l’absence des chefs d’emploi, les doubles exécutaient encore d’excellentes symphonies parlées. Il est permis de conclure que Félix Pyat et Banville n’étaient pas là aux heures fatidiques.

Voici par exemple un croquis du foyer en l’an de grâce 1824, par Laferrière, alors que, élève de Choron, il venait faire sa partie dans les chœurs d’Athalie : mais il convient de remarquer que, Roger et Got exceptés, les comédiens n’ont que la moindre part aux Mémoires publiés sous leur nom : presque toujours un homme de lettres fait la toilette du livre et le met au point, quand il ne le compose pas entièrement, d’après la correspondance ou des notes informes de l’artiste… « Toute personne étrangère au théâtre ne pouvait être présentée que par un sociétaire ou par un des gentilshommes de la Chambre du Roi. Les artistes, soit qu’ils jouassent dans la soirée, soit qu’ils vinssent simplement passer un instant dans le foyer, soit qu’ils fussent en costume ou en habit de ville, étaient chez eux, et se saluaient avec une politesse et des formes dont l’élégance ne se démentait jamais… Ma grande préoccupation, durant ces soirées mémorables pour moi, était de parvenir, par toutes sortes de ruses, de marches et de contremarches, à jeter un coup d’œil furtif dans ce vaste salon qui représentait, à mes yeux, tout ce que l’esprit peut rêver de magnificence : les personnages assis là-dedans, les uns causant, les autres jouant aux cartes, quelques femmes même brodant, me donnaient comme une vague idée de l’assemblée des dieux ; les costumes ajoutaient au prestige… »

Puis, le débutant s’extasie dans la contemplation des actrices « toutes baignées de parfums exquis, dont le sourire éclairait des visages maquillés et mouchetés avec un art qui eût désespéré Vanloo lui-même… Et puis, il y avait autour d’elles MM. les gentilshommes du Roi, en gilet blanc, avec des jabots de malines rousses, que fermaient des solitaires du plus grand prix ; il y avait tout l’esprit de Paris, représenté par l’aristocratie de la fortune, du nom ou des lettres : le duc de Duras, Briffaut, Andrieux, Bouilly, Delrieu, Viennet, Alfred de Vigny, Alexandre Duval, Pigault-Lebrun, Etienne, Jouy, Coupigny… Et puis, quoi ?… Il y avait aussi ma jeunesse… »

Qu’aurait-il dit, le néophyte, s’il avait alors assisté à quelque tournoi entre ces personnages célèbres alors, aujourd’hui presque inconnus, sauf Alfred de Vigny ? Quelle joie aussi d’entendre le duc de Duras évoquer ses prédécesseurs d’avant 1789, avec des historiettes comme celle-ci ! Les premiers gentilshommes de la Chambre gouvernaient le tripot comique, de même que les ministres le gouvernent aujourd’hui ; leur autocratie s’exerçait parfois d’une manière assez plaisante dans la forme, ainsi que l’atteste ce trait de Richelieu, reproduit plus tard par Mme de Bawr : « Le maréchal de Richelieu était devenu un peu sourd dans sa vieillesse, mais il exagérait cette infirmité bien au-delà de ce qu’elle était chez lui, quand il lui plaisait de ne pas entendre. En sa qualité de premier gentilhomme de la Chambre, il avait sous sa dépendance les trois grands théâtres de Paris. Toutefois, comme il n’aimait pas qu’on pût dire qu’il exerçait un despotisme nuisible aux intérêts des acteurs sociétaires, il prenait soin d’obtenir l’agrément des comédiens à ses volontés. Sachant que l’Opéra-Comique allait renvoyer une débutante qui n’annonçait aucun talent, mais à laquelle il s’intéressait, il manda les deux semainiers et fit prier Grétry de venir chez lui à la même heure. Tout le monde réuni, le maréchal prit la parole : « Je vous ai prié de venir, mon cher Grétry, dit-il, afin que vous énonciez à ces messieurs votre opinion sur la jeune débutante. — Je pense, monsieur le maréchal, qu’elle ne donne aucune espérance pour l’avenir, répondit Grétry. — Vous l’entendez, messieurs, elle donne des espérances pour l’avenir. — Ensuite, reprit plus haut Grétry, elle n’a pas la voix juste. — Vous voyez que M. Grétry lui trouve la voix juste. Ainsi, messieurs, vous la recevrez. »

Ces habitués du foyer avaient beaucoup d’esprit, plus d’un allait jusqu’au talent, et donnait libre carrière à ses goûts d’opposition, toutefois en les tempérant de courtoisie. L’un d’eux raconte la réponse d’un député de la majorité à un libéral qui veut l’empêcher de monter à la tribune pour soutenir le projet du ministère. « A quoi bon ? Vous avez une superbe sinécure, vos enfans, vos proches sont bien placés ! — Oui, mais ma femme est grosse. » Le trait n’a pas vieilli. Et j’imagine que les ministériels ne restaient nullement à court de malices sur l’opposition. Quant aux actrices, alors comme auparavant et comme plus tard, leur politique, c’est l’homme qui leur plaît, ou l’homme qui leur déplaît.

Quinze ou seize ans après, les gentilshommes de la Chambre ont été balayés par la Révolution de 1830, la mort a resserré les rangs, le talent a comblé les vides, les acteurs maîtres du foyer sont Mars, Firmin, Joanny. Geoffroy ; Samson, Bocage marchent sur leurs traces, Rachel pointe. Parmi les auteurs dramatiques, Victor Hugo ne va guère au foyer, Vigny n’y va plus, Scribe, qui bat son plein, y retrouve de vieux confrères, Bayard, Viennet, Ancelot (ces deux derniers se disputent toujours la palme de la vanité) ; et puis les jeunes, les nouveaux qui montent à l’assaut du succès, Ernest Legouvé, Mazères, bientôt Ponsard, Mallefille, Léon Laya. E. Scribe, naturellement, était le roi du foyer quand il daignait s’y montrer, et ceux qui, tout bas, critiquaient son mauvais style, l’absence de types, de caractères fortement dessinés dans son théâtre, admiraient comme il convient son invention, son imagination, sa prodigieuse habileté, cet art de jeter sur la scène tout le mouvement de la vie réelle, d’amuser et d’émouvoir le public, tous les publics, ceux de la Comédie et du Vaudeville, du Gymnase et de l’Opéra. On faisait cercle autour de lui, sa causerie apprenait toujours quelque chose aux commençans, même aux vieux routiers ; savoir écouter ce grand charpentier dramatique, mettait sur le chemin des sujets de pièces, et, qui sait ? pouvait conduire à une collaboration précieuse entre toutes. Quelle leçon de persévérance dans ce ressouvenir pénible des débuts ! « Savez-vous par où j’ai commencé ? Par quatorze chutes ! Oui ! quatorze ! C’était bien mérité. Oh ! mes amis ! Quelles galettes ! Pourtant je réclame pour une. Elle a été trop sifflée. Elle n’était pas si mauvaise que les autres. Vrai, c’était injuste. Vous riez, et moi aussi. Mais je ne riais pas dans ce temps-là. Après chaque chute, nous nous en allions, Germain et moi, tout le long du boulevard, désespérés, furieux, et je lui disais : Quel métier ! C’est fini. J’y renonce. Après les quatre ou cinq plans que nous avons encore, je n’en fais plus ! »

Et (j’anticipe un peu) la visite de Scribe à Claremont en 1850 ! Louis-Philippe goûtait son talent, et bien qu’il ait, dans un accès d’impartialité littéraire, nommé Victor Hugo pair de France, je gagerais qu’il dut sourire en apprenant qu’à la première représentation d’Hernani, Scribe osa rire aux éclats ouvertement. « Savez-vous, monsieur Scribe, dit le Roi, que j’ai l’honneur d’être votre confrère ! — Vous, Sire ? — Oui vraiment. Vous venez à Londres pour un opéra ; eh bien, moi aussi, j’ai fait un opéra dans ma jeunesse, et je vous jure qu’il n’était pas mal. — Je le crois, Sire, vous avez fait des choses plus difficiles. — Plus difficiles pour vous peut-être, mais pour moi, non ! J’avais pris pour sujet les Cavaliers et les Têtes rondes. — Beau sujet ! — Voulez-vous que je vous le raconte ? Le hasard m’a fait retrouver ces jours-ci mon manuscrit. Je serais curieux d’avoir votre sentiment. — Je suis à vos ordres, Sire. » Louis-Philippe explique son premier acte, l’auteur écoute d’abord en silence, mais, le naturel d’auteur dramatique reprenant le dessus, Scribe oublie la personne royale, fait des objections, taille, rogne, ajoute, si bien que les rôles sont intervertis, et les voilà tous deux qui reconstruisent la pièce. Cependant l’heure du départ sonne, on attend Scribe à Londres, le Roi lui fait promettre de revenir déjeuner le lendemain pour terminer ; Scribe revient le lendemain, les jours suivans, et la reine Marie-Amélie le remercie avec émotion d’avoir rendu le rire et l’appétit pendant toute une semaine à son mari.

Un instantané du foyer, le 12 juillet 1845, dans le Journal d’Edmond Got : « Là, tous les soirs, se réunissent, avec les personnages de la pièce qu’on joue, Harpagon, Dorine ou Scapin, quelques habitués qui fréquentent les coulisses, des amis ou des auteurs : Emile Augier, Decourcelle, Desnoyers, Latour… Quatre ou cinq sont dans un coin autour d’un jeu de trictrac. Les autres, çà et là, en costume de velours et de satin, causent avec de simples mortels crottés du Palais-Royal et de la rue Vivienne. On s’entretient de l’événement du jour, des chemins de fer ou des sources du Nil. L’Algérie, surtout, occupe dans le discours une place fort distinguée. — Ah ! vieux Molière, et vous, Préville, Molé, Fleury, si quelque jour vous descendiez de vos toiles dans ce foyer si bien doré, ne seriez-vous pas un peu surpris de ce que vos successeurs y font maintenant ? Vous qui portiez l’épée et la boucle à l’œil, ne conserviez-vous pas parmi vous vos façons galantes et vos airs de gentilhomme ?… Vous couchiez-vous donc aussi sur les banquettes, assis sur le dos et la jambe dans les mains ? Donniez-vous donc si haut et si ferme votre avis sur tout ? Parliez-vous aux femmes presque le chapeau sur la tête ?… Dites, mes vieux maîtres, Voltaire et Marmontel sentaient-ils la pipe culottée, Carle Vernet était-il aussi sans gêne que M. Ravergie, et Lekain jurait-il des « nom de Dieu ? » Ce soir, à ce même foyer, on racontait avec stupéfaction la fuite de Mlle Plessy à Saint-Pétersbourg… »

Got était lettré, bon observateur, un peu paysan du Danube, d’une nature morale élevée, travailleur acharné, non moins consciencieux dans son répertoire que dans sa vie privée : aussi, après les années de noviciat, après avoir fait partie de ce qu’on appelait la troupe de fer-blanc, les doubles, parvint-il assez rapidement au sociétariat et au rang de chef d’emploi. On a dit que son art sobre, concentré, rappelle les maîtres flamands les plus parfaits, les maîtres français de l’école de Chardin, et c’est exact. Il eut pour amis Emile Augier, Léon Laya, Mallefille, E. Pailleron, Léon Gérôme, Edmond About. Son Journal, qui va de 1841 à 1893, abonde en détails sur le Conservatoire, la Comédie, les camarades, directeurs, auteurs, les coulisses et le public.

Il conte agréablement, et nous sert mainte anecdote : « Aux Français, une fois, au Verre d’eau, j’avais devant moi deux femmes que je ne connaissais point, et qui ne se connaissaient pas non plus. Après le troisième acte, l’une dit à l’autre : « Quelle belle pièce ! — Oui, Mlle Plessy est joliment jolie, et celui qui fait le ministre est joliment bon ! — Oui, Bolingbroke… Vous trouvez, n’est-ce pas ? — Oh ! oui, comme il envoie bien tout cela ! — Oui. Eh bien ! savez-vous ce qu’il a mangé à dîner ?… Du veau aux petits pois… C’est moi qui suis sa cuisinière. »

Un autre écho du foyer. Agé de vingt ans à peine, et ayant déjà son franc parler, du moins dans son Journal, Got cite avec délices un jugement dédaigneux sur celui qu’il appelle : le bellâtre M. Brindeau. « Après avoir joué tellement quellement quatre ou cinq fois, il demande tout net une dernière épreuve pour être sociétaire. Or c’est le Chevalier à la mode qu’il a choisi. Et à ce propos, un des vieux amateurs qui, comme le baron de Lamothe-Langon, assidus aux représentations, me témoignent personnellement une très aimable bienveillance, et me font volontiers asseoir à côté d’eux, M. le marquis de Sainte-Aulaire, l’académicien, l’ex-ambassadeur à Londres, me dit, après le troisième acte, du haut de sa tête, en levant le siège : « Ça, le Chevalier à la mode ! Le bœuf à la mode ! » On répète une pièce d’A. Dumas père, la Fille du régent, qui fut sifflée très bien. Après six semaines, l’auteur se décide enfin à assister à une répétition. « Et comme sa personnalité gouailleuse et crépue éclate dans notre pénombre à demi-officielle. « Diable ! diable ! Mon cher Fonta, s’écriait-il du fond de l’orchestre, en interrompant une scène ; c’est froid comme glace. Je vous allumerai pour la première fois une veilleuse dans votre culotte. » Et, après la répétition, devant tout le monde, à Mme de Seigneville, complaisante ordinaire de Mmes X… et Z… : « Mille grâces pour vos conseils, ma chère, mais ne parlons pas théâtre. Si vous voulez, parlons… amour. » J’ai changé le dernier mot.

Avant 1848, Augustine Brohan donna des soirées de causerie dans sa loge qui se composait de deux pièces : un buffet de Cocagne ou de Gamache soutenait le corps, après que l’esprit avait festoyé. Et il y eut aussi des bals au foyer, un pianiste composant tout l’orchestre, portraits, statues, costumes, gestes et paroles faisant une précieuse harmonie. « On commençait gaiement les quadrilles, conte Banville : quand le moment venait qu’un des danseurs entrât en scène, l’avertisseur lui faisait un signe ; il partait sans rien dire et sans s’excuser, et, silencieusement aussi, sans transition, un des assistans prenait sa place. Délicieuse fantaisie à la Shakspeare ! On voit, enflammés par les beaux discours de son prédécesseur, les yeux de la danseuse dont on tient la main, et tout de suite, de verve, on continue comme on peut le discours présumé. Souvent on bénéficie de l’effet produit par celui qui vient de partir, souvent aussi on lui prépare un triomphe pour le moment où il reviendra, l’âme encore tout exaltée par les admirables paroles qu’il vient de débiter sur la scène aux pieds de Silvia ou d’Agnès. Quel malheur que ces jolis bals soient tombés en désuétude ! Comme ils étaient naturellement féconds en contrastes piquans et en antithèses amusantes ! Scapin dansant avec Iphigénie, le farouche Hippolyte menant le cotillon avec Zerbinette, Tartuffe emportant doña Sol dans une valse enivrée, ce tohu-bohu de tous les masques poétiques, cette comédie dans la comédie, ces grands seigneurs de tous les temps se réjouissant dans le palais de la Muse, n’était-ce pas délirant et divin ? »

1848. La crise politique se complique d’une crise financière et sociale ; le plaisir théâtral, ce superflu par excellence, ne semble plus aussi nécessaire ; cinq directeurs se succèdent en moins d’un an. Devant les émeutes qui ensanglantent Paris, et font le tour de l’Europe, on aurait pu répondre avec Ducis auquel un ami conseillait de faire une tragédie en 1792 : « Que parles-tu de tragédie ? La tragédie court les rues. » Résultat : langueur des spectacles, recettes plus que médiocres ; seul le nom de Rachel sur l’affiche opère le miracle d’ouvrir les bourses récalcitrantes, mais on n’était plus au temps où ce nom valait une lettre de change de six mille francs tirée sur le public. Même après l’élection de Louis Napoléon à la présidence de la République, la situation ne s’améliore guère, et, certain soir, la recette ne dépasse pas cent soixante francs. La Comédie petit à petit s’est érigée en Convention ; plus de directeurs, les chefs d’emploi gouvernent, et gouvernent fort mal, fondent une société d’admiration mutuelle, se passent, se repassent la rhubarbe et le séné, jouent leurs propres pièces, celles de leurs amis : Samson, Beauvallet, Régnier, Brohan, font des comédies, et naturellement protègent les auteurs de même acabit, Viennet, Liadières, Wailly, Empis, Mazères, etc. ; et naturellement encore, plus ils se soutiennent, plus ils écartent ou ajournent les vrais talens, plus ils éloignent le public, le monstre, comme l’appelait Gozlan, un monstre qui veut qu’on lui plaise et fait vivre ceux qui lui plaisent.

Arsène Houssaye affirme que le foyer de la Comédie est un des trois ou quatre salons où l’homme le moins timide n’entre pas sans émotion, parce que chaque arrivant se sent dévisagé d’un œil d’acier : « Dans un salon ordinaire, il y a au moins le maître et la maîtresse de la maison qui vous font bon accueil ; mais, dans ce salon extraordinaire, pas un signe de bonne grâce : le silence si on s’approche, la mousqueterie railleuse si on s’éloigne. Aussi beaucoup de mondains curieux ne s’y risquent pas deux fois ; du moins c’était ainsi pendant les années de ma direction. Les étrangers qui tenaient bon étaient, pour ainsi dire, du bâtiment ; comme par exemple Roqueplan, directeur de l’Opéra et amant de Delphine Marquet, dont la belle chevelure lui inspira une page rayonnante sur les blondes. Alfred Arago était un des fervens, sans être attaché à celle-ci plutôt qu’à celle-là… Ponsard et Augier se retrouvaient souvent au foyer. Alfred de Musset y faisait une pause, mais il aimait mieux mon cabinet, tout aussi bien peuplé. Quelques amoureux de ces dames, plus ou moins princes, ministres ou ambassadeurs, les accompagnaient au foyer, ou les y attendaient retour des coulisses. On y voyait aussi quelques critiques, comme le duc de Rovigo, Paul de Saint-Victor, Edouard Houssaye, Xavier Aubryet, Albéric Second, Limayrac, Octave Lacroix… On avait dit, pour symboliser les intrigues du foyer, que c’était un foyer d’incendie et un foyer d’intrigues ; la vérité, c’est qu’on n’y jetait pas le feu à pleines mains, et qu’on n’y méditait pas la mort de son prochain. Le plus souvent, on se serait cru au foyer de Pénélope, tant on y filait de la laine. Pendant un temps aussi, on le surnomma : le foyer des petits ménages, parce que chaque actrice y chuchotait avec son acteur. »

La vérité aussi, c’est que, dès son début, Arsène Houssaye avait ouvert les coulisses et le foyer aux peintres, aux poètes, aux Jeune-France, aux rédacteurs de l’Artiste, à tous ceux qui portaient un nom dans les lettres et dans les arts. Ricourt, Gaiffe, Faustin Besson, Chaplin, Dumaresq, Banville, Philoxène Boyer, etc., contribuèrent à l’agrément du foyer. Et il faut convenir que le cabinet directorial de cet aimable homme fit une sérieuse concurrence au foyer : sa bonne grâce, ses allures de gentilhomme de lettres, une certaine désinvolture, et cette coquetterie spéciale qui veut avoir l’air de flâner tout en travaillant beaucoup, firent merveille. Littérateurs, gens à la mode, reprirent le chemin de la Comédie en passant par le cabinet et la loge d’Arsène Houssaye ; ils firent l’opinion et ramenèrent la foule. Rachel avait emporté de haute lutte cette nomination, par son crédit auprès du prince Jérôme Napoléon ; les burgraves de la Comédie luttèrent en vain, à coups de papier timbré, même ils élevèrent autel contre autel, nommèrent un directeur à eux, remuèrent ciel et terre ; ils avaient beaucoup d’amis haut placés ! Il fallut enfin baisser pavillon : Houssaye l’emporta, et légitima le choix du président de la République par ses succès. Mais aussi quels amis, quelles camaraderies littéraires et mondaines ! Victor Hugo, d’Orsay, Morny, Romieu, Musset, Augier, Albéric Second, Léon Gozlan, Théophile Gautier, Ponsard, Paul de Saint-Victor, Dumas, Persigny, Roger de Beauvoir, Méry, Delacroix, Diaz, vingt autres ! Et les femmes fréquentaient aussi ce cabinet ensoleillé, tout tendu de tapisseries des Gobelins, avec des meubles de Boulle, des portraits, d’admirables bustes : on y vit, sans compter les dames de la maison, l’escadron volant, George Sand, Mme de Girardin, Mme Roger de Beauvoir. Et puis Houssaye se paya le luxe de quatre secrétaires, les Quatre Mousquetaires, les Quatre fils Aymon, Verteuil, Adolphe Gaiffe, Armand Barthet, Destroyes ; mais le premier seul travaillait utilement, la jeunesse, la gaieté des trois autres ne compensaient point leur paresse et leurs excentricités : le directeur les garda aussi longtemps qu’il put ; le souvenir du Moineau de Lesbie, joué par Rachel, protégeait cet original Armand Barthet.

Dès le début, Arsène Houssaye souligne son dessein de ne plus jouer que les maîtres aimés du public ; il fait fête à Scribe, à Legouvé, demande une tragédie à Ponsard, des comédies à Dumas, Emile Augier, Musset, Léon Gozlan, Mallefille, Jules Sandeau, décide Rachel à jouer Hugo, Dumas, met au pas certains fats envahisseurs, parque dans un coin du théâtre les affreuses mères d’actrices. Il essaie d’engager Frédérick-Lemaître, se débarrasse des mauvais comédiens, nomme chef d’orchestre de la Comédie Offenbach, favorise les jeunes talens : Got, Monrose, Delaunay, Madeleine Brohan, reprend à la Russie Mlle Plessy et Bressant. Qui l’eût deviné ? Cet homme doux et souriant tiendra tête à plusieurs ministres qui favorisaient des abus représentés par des amies ou des auteurs épuisés ; il se montre très résolu à ne flatter que le bon plaisir d’un seul ami : le public, offre plusieurs fois sa démission, infuse un sang vivace aux veines appauvries du vieil Eson. « Il a fait gagner beaucoup d’argent au théâtre, remarque Th. Gautier (1850), mais en dépit des saines doctrines : aussi MM. les comédiens rédigent un mémoire contre l’administration de M. Arsène Houssaye, pareils à cet apothicaire de Monsieur de Pourceaugnac, qui aime mieux être tué dans les formes que guérir d’une façon irrégulière. » Et, ajoute Pierre Malitourne, savez-vous le reproche que font aujourd’hui leurs ennemis à Houssaye et à Roqueplan ? « Il réussit trop. » Houssaye réussit pendant six ans et plus.

En 1850, il osa faire jouer Charlotte Corday : la chose n’allait pas toute seule, tant s’en faut ; le comité de lecture, les républicains avancés, le gouvernement lui-même mettaient des bâtons dans les roues, ou ne témoignaient qu’une bienveillance pleine de méfiance. La pièce passa néanmoins, et obtint un véritable triomphe. Alfred de Musset déclara en plein foyer : « Pareil langage ne s’est pas entendu depuis Corneille. » Et comme les critiques se rebellaient, il insista : « Oui, messieurs, on n’a rien fait de plus grand, vous entendez, de plus grand, je maintiens le mot. »

Que n’a-t-on pas dit, dans les deux foyers de la Comédie, sous le proconsulat élégant de Houssaye ? Lui-même a pris soin de noter plusieurs de ces belles causeries, et l’on ne saurait mieux faire que de répéter quelques traits consignés par un homme que sa situation et son esprit devaient si richement documenter.

« Au foyer du Théâtre-Français un gamin littéraire, vrai gamin de Paris, trouva du bel air de se jeter sur un canapé à côté d’une femme qui comptait trois ou quatre entr’actes dans la comédie de sa vertu. Il ne la connaissait pas du tout ; il osa lui dire à brûle-pourpoint, se croyant ferré sur le talon rouge : « Eh bien, ma belle amie, avec qui êtes-vous maintenant ? » La dame se leva de l’air le plus hautement dédaigneux : « Avec un homme fort mal élevé, monsieur. »

« Madeleine Brohan ne fut point, comme on l’a prétendu, la reine de la Comédie-Française pendant vingt-cinq ans, mais elle fut, un quart de siècle durant, la reine du foyer : Judith, Allan, Fix, pâlissaient devant elle ; Plessy elle-même était désarçonnée. Quand elle épousa Mario Uchard, une bonne camarade lui dit d’un air entendu. « Ton futur mari, je le connais ! c’est mon futur passé. — Oh ! riposta Madeleine, je n’espérais point trouver un homme qui ne vous connût pas. »

« Une actrice disait au foyer : « Je n’aime pas les hommes qui sont trop maîtres d’eux-mêmes. » Son amant lui répondit : « Et moi je n’aime pas les femmes qui sont trop maîtresses des autres. » « Une de nos jeunes comédiennes, qui ne quitte jamais Paris, est surnommée au foyer la Comédienne inamovible. On n’en dit pas autant de son cœur, qui a beaucoup voyagé : c’est la femme la plus spirituelle, non pas du monde, mais du demi-monde. On disait hier devant elle que M. X… était, comme l’enfer, tout pavé de bonnes intentions. « ne me parlez pas des hommes à bonnes intentions ! s’écria-t-elle ; je les ai toujours vus si maladroits et si malheureux, que je me suis depuis longtemps entourée d’hommes à mauvaises intentions. »

« En ce temps-là, un fils de ministre, cousin sans doute de celui qui s’étonnait qu’on jouât au Théâtre-Français de mauvaises pièces comme le Médecin malgré lui, entra comme une bourrasque dans mon cabinet : « Monsieur Arsène Houssaye, il me semble qu’on se croise les bras au Théâtre-Français. » Jamais Napoléon n’avait parlé avec un si grand air à un officier battu. « Vous vous trompez, répondis-je, on répète La critique de l’École des Femmes. — La critique de l’Ecole des Femmes, qu’est-ce que cela ? On n’a pas encore, que je sache, envoyé le manuscrit à la Censure ! »

Il y eut alors un troisième foyer, en quelque sorte un troisième salon de la Comédie. Arsène Houssaye pria Faustin Besson de peindre un cénacle des poètes et des artistes dans l’entrée de la loge directoriale (avant-scène de droite au rez-de-chaussée). « Je ne sais trop ce que j’y ai peint, écrit Besson, tout cela doit avoir disparu (non, cela n’a pas encore disparu) ; mais ce que je sais bien, c’est que, pendant ces six mois, tout le Paris de l’aristocratie littéraire, artistique et mondaine, s’est disputé une place dans ce petit coin. J’avais la clef qui donnait sur la scène, et, sitôt libres pour un instant, ces dames et ces messieurs, en grand costume, descendaient près de nous. Rachel, les Brohan, Allan, Favart, Provost, Geffroy, Got, venaient s’y asseoir et causer tour à tour avec le roi Jérôme, le prince Napoléon, quelques princesses, tous les dignitaires de la cour impériale, tous les auteurs en renom. Musset, Gozlan, Sandeau, Murger et cent autres étaient les habitués, les familiers de ce cercle intime. J’y ai vu tellement de monde, et les places étaient à ce point recherchées, qu’un soir, Alfred de Musset, Augier et Théophile Gautier s’estimèrent fort heureux d’y trouver place… assis sur le tapis. »

Une épigramme qui plut beaucoup au foyer, c’est celle de Royer de Beauvoir à Mirés, quand celui-ci maria sa fille au prince de Polignac :


LE SANG POUR TROIS ET LE TROIS POUR CENT


A certain prince qui voulait
S’encanailler dans la finance,
Son futur beau-père disait :
« De l’honneur de votre alliance
Je suis vraiment très satisfait.
Mais votre faubourg est sévère,
Et notre famille est d’un sang
Que chez vous l’on n’estime guère. —
Ce scrupule est une misère !
Dit le prince en se rengorgeant.
J’ai du sang pour trois, cher beau-père ! —
Alors terminons cette affaire,
Mon prince ; j’ai du trois pour cent ! »


Arsène Houssaye, qui a crayonné tant d’originaux plaisans, potentats, amis, grands et petits collaborateurs de la Comédie, a cependant omis ce Giovanni qui eut les honneurs d’une causerie au foyer, où il pénétrait parfois, lorsqu’il ne trouvait pas ses cliens dans leurs loges ou dans les coulisses. Ligier qui le découvrit à Bordeaux, le fit attacher à la Comédie, où ses talens d’artiste capillaire furent appréciés, en même temps que sa folie de vanité amusait acteurs et habitués, car elle dépassa celle des grands coiffeurs de l’ancien régime, un Champagne, un Dagé, un Le Gros, un Léonard. Provost lui reprochant d’être resté au-dessous de lui-même dans la confection d’une perruque : « Que voulez-vous, monsu Provost, Molière lui-même… il n’a pas fait que des cé-d’œuvre ! » Giovanni, ayant achevé sa première perruque pour Delaunay qui venait d’être reçu sociétaire, dit en la présentant : « Voilà, monsu Delaunay, oune véritable parruque di sociétaire. Zouez à présent, vous êtes sour de votre affaire ! » Comme il était en retard pour livrer une perruque à Paul Leroux : « Patience, dit-il, car ze vous fais quelque sose qui vous flattera ! Et tenez ! hier ze l’avais posée dans mon magasin sour ma tête à parruque… Voilà monsu Derval qu’il entre ce moi ; il regarde… et il crie : Diou ! c’est Leroux ! » On le complimente sur une perruque à la Louis XIV : « Ça, ce n’est rien ! Ça ! Vous verrez plous tard, car ze n’ai pas encore fait mon Misanthrope ! »

D’ailleurs, il n’attendait pas les éloges, et se les décernait avec une candeur touchante. Il disait à Régnier : « Ah ! monsu Régnier ! ze ne sais pas où ze m’arrêterai… zai fait bien des cé-dœuvre…, mais cette parruque-ci, c’est un rayon. » Les ambitions de Victor-Emmanuel le troublaient si amèrement, qu’il ne put s’empêcher de confesser son inquiétude : Ah ! monsu Bressant, si le roi dou Piémont et di Savoie devient zamais roi d’Italie, moi que ze souis Lombard, ze deviendrai donc Zavoyard ? »

Et cette Mme Laurent, concierge du théâtre, puis préposée à la location, femme de caractère et de dévouement, spirituelle, aimant la Comédie comme on aime sa maison et ses enfans, qui tenait tête, sous Louis-Philippe, à un gros d’émeutiers venus pour prendre les armes du théâtre et tirer par les fenêtres. Quelque temps après, on la présenta au Roi qui voulut lui donner de l’argent, mais elle refusa, et demanda un objet quelconque ayant passé par les mains du Roi. Il lui fit remettre une simple bourse doublée en peau, mais elle avait été brodée par la princesse Marie, et le Roi s’en servait constamment. Mme Laurent la garda comme une relique et reporta sur le donateur son admiration passionnée pour Napoléon Ier. Les meilleurs artistes, Mars, Talma, Baptiste aîné, Samson, venaient s’asseoir dans sa loge et causer longuement avec elle : elle savait se tenir à sa place, et personne ne s’étonnait de l’entendre dire : Notre maison, nos amis. Après l’avoir quittée, les comédiens allaient bien vite raconter au foyer les saynètes qui se jouaient entre Mme Laurent, qui n’était pas toujours très endurante, et le public payant. Un Anglais se présente ; « Madame, quelles sont les places réservées pour l’aristocratie ? » Mme Laurent, qui n’aimait guère les Anglais, bourreaux, d’après elle, du grand homme, répond un peu froidement : « — Il n’y en a pas, monsieur ; les gens riches prennent ordinairement les plus chères, qui sont les avant-scènes, les premières loges, le balcon et l’orchestre ; mais le bourgeois, le marchand, qui ont le moyen de payer le prix, ont le droit de s’asseoir à côté d’un prince et d’un duc. — Aoh ! cela était étonnant, cette manière française ! — Mais vous pouvez éviter cet inconvénient en prenant une loge fermée pour vous seul : par ce moyen, vous ne risquez pas de frôler la bourgeoisie. — Et ce soir, est-ce les bons acteurs qui jouent ? — Monsieur, il n’y a que de bons acteurs à la Comédie-Française : — Et les pièces sont-elles ?… (Il n’eut pas le temps d’achever). — Toutes les pièces sont belles à notre théâtre. » Là-dessus elle lui fit prendre une loge de six places, et, quand il fut parti, elle murmura : « Tu as payé ta morgue, mon gentleman, et voilà cinquante francs de plus pour la recette de ce soir. »

Oui, Alfred de Musset venait assez souvent à la Comédie, tantôt pour le spectacle ou pour Mme Allan, cette jolie futaille qui ne pouvait s’empêcher d’adorer le poète des Nuits, tantôt pour Houssaye, les amis et les amies du foyer : et, hélas ! il se montra quelquefois en plein état d’ivresse à la Comédie, ce qui lui arrivait aussi dans plusieurs salons. En mars 1850, il fut ajourné à l’Académie Française : le soir même, au foyer, il poursuivait Ancelot, un de ses juges du matin, en vociférant d’une voix pâteuse : « Tenez, voilà cent sous ! C’est un bon prix pour votre vote ; vous me le donnerez la prochaine fois. » Un autre jour, après avoir contemplé longuement le portrait de Mlle Fix par Landelle, il dit à Got : « Vous allez beaucoup dans les ateliers ; quel est le peintre de votre connaissance qui voudrait faire mon portrait ? — Tous. — Lequel me conseilleriez-vous ! — : Gérôme, Cabanel, Amaury-Duval, Hébert, G. Moreau, Chassériau. — Mais celui qui a fait cela, Mlle Fix ? — Landelle ? Je le connais…, il sera ravi. Seulement est-il de la force des autres ? — C’est égal ! voulez-vous lui en parler ? — Très volontiers. » Got s’acquitte de la commission, et un mois plus tard, Landelle l’invite à venir voir le portrait dans son atelier de Chaillot. Le lendemain, Musset, l’œil un peu vague, dit à l’acteur : « Vous êtes allé voir mon portrait. Comment le trouvez-vous ? — Très bien… Peut-être un peu embellâtré, mais très bien ! — Oui, vous n’aimez pas cette peinture-là… vous !… Eh bien, c’est comme cela que je veux être vu, moi ! » Est-ce dans les heures bachiques que Musset fit cette réponse à une comédienne qui lui demandait : « Est-il vrai que vous vous soyez vanté d’avoir été mon amant ? — Je me suis toujours vanté du contraire. »

Ne croyez pas d’ailleurs que les portraits de tant d’acteurs célèbres empêchaient toujours les vivans de lâcher des mots poissards ou empruntés à l’argot. Qui sait d’ailleurs si les défunts n’eurent pas eux aussi leurs défaillances de langage et de tenue ? Nous les voyons toujours à distance, en grand costume, transfigurés par le temps, les préjugés et le besoin de juger en gros. Les plaisanteries au gros sel ne se débitent pas seulement sur la scène ; entre celle-ci et le foyer il n’y a que trente ou quarante pas, de même qu’entre le moi comédien et le moi privé les limites semblent parfois bien indécises. Mme Allan rentrant à la Comédie en 1847, après un long séjour en Russie, Mlle Mante sa doyenne, mécontente de ses grands airs, lui dit : « Eh bien ! Louise, tu ne daignes pas me reconnaître ? T’imagines-tu donc être de race, pour avoir la gueule doublée en taffetas noir ? » Coulisses et foyers en ont entendu bien d’autres ; histoires de maris minotaurisés, d’amans remplacés, repris ou cumulés, histoires que les moqués, à défaut des moqueurs, racontaient parfois eux-mêmes aux familiers du lieu. Un vieil abonné, qui passait volontiers une partie de ses soirées au foyer, arrive tout bouleversé : la veille, il avait surpris sa femme en flagrantes délices, se lamentait d’être le mari le plus trompé de France et de Navarre. « Pas de fol orgueil ! rectifia Labiche. Mais qu’avez-vous fait ? — Je suis allé de suite chez mon avoué ; après m’avoir écouté, il m’a interrogé : « Qui de vous deux a la fortune ? — C’est elle. — Alors ne plaidez pas ; vous serez ridicule. — Que faire alors ? — Rentrez chez vous, comme si de rien n’était, emmenez votre femme dîner au restaurant, puis au théâtre. — Mais je ne peux pas : ils m’ont vu ! » Un autre habitué du foyer, qui avait pour amie une demi-mondaine fort jalouse, rencontrant son ami le duc de G…, lui conte son ennui : « — Donne-moi un conseil. Quand la petite va savoir que ma femme est dans un état intéressant, comment ferai-je ? — Dis-lui que c’est de moi ! » répond l’ami.

Voici un des excentriques du foyer, Bâche, le Sosie du grand Debureau, engagé à la Comédie par Houssaye sur la recommandation de Banville et de Jules Sandeau, acteur médiocre sur les planches, comédien et mystificateur étonnant dans la vie privée. Dieu était son ennemi personnel, et, en plein foyer, il lui adressait des discours fantaisistes, le traitant comme on fait un cabotin de vingtième ordre. On riait en général de ses turlupinades : un jour cependant Beauvallet, furieux, le jeta à terre et le força de demeurer agenouillé jusqu’à ce qu’il eût demandé grâce par un signe de croix. « Il arrivait en tenue de soirée, habit noir et cravate blanche, s’inclinait très bas devant les dames en leur faisant un salut qu’on eût pu croire réglé par Vestris, — mais en même temps leur murmurait à l’oreille des madrigaux à étonner le hussard de la chanson, celui-là même qui fit un grand boucan chez un apothicaire. Stupéfaites de s’entendre dire des choses que la grosse Margot de Villon eût trouvées légères, les comédiennes avaient envie de crier, de hurler ; mais tout de suite réfléchissant que, de loin, l’attitude agenouillée du détestable plaisant devait sembler correcte et parfaitement respectueuse, elles aimaient mieux ne pas avouer qu’elles avaient subi des plaisanteries si grossières, et en enrageant gardaient le silence. »

Donc, on dit, on répète tout, et si on ne fait pas tout, on prépare, on convient de tout au foyer. Plus d’une actrice se souvint avec à-propos du conseil de Mme de Tencin : « Dans les liaisons d’amour et d’amitié, il faut dénouer quelquefois, ne jamais rompre. » J’en sais une qui faisait le coup de l’album aux auteurs ; ceux-ci s’exécutaient en rechignant in petto ; quelques-uns s’en tiraient malicieusement par une sentence latine ; un autre inscrivit ce distique qui n’est pas neuf, mais peu connu ; et puis la comédienne, en ce moment même, jouait un rôle très pur dans une pièce :


Il est beau d’enseigner la vertu sur la scène,
Plus doux de l’oublier au fond de ton boudoir.


Un second se contenta de démarquer cet adage :


Ayez toujours de l’esprit dans vos poches,
On ne sait pas ce qui peut arriver.


Edmond Gondinet usa du même procédé.


La raison du plus faible est toujours la meilleure,
Madame : vous venez de le prouver sur l’heure.


Quelqu’un parlait du mariage annoncé d’une cantatrice, Judith s’écria : « Je n’y croirai que le jour où elle plaidera en séparation. » On sait que Judith continua la tradition des actrices qui se plaisent aux jeux de la politique ou plutôt des hommes d’État : ses Mémoires, assez amusans, sont prodigieux d’infatuation ; elle a tout su, tout connu, tout fait ; encore ne s’est-elle peinte qu’en buste.

Mme de Talmont, croyant avoir à se plaindre du duc de C… qui était fort laid, lança ce trait : « Je me venge en le regardant. » E. Perrin se rencontra un jour avec la grande dame : une comédienne, qui avait plus de talent que d’esprit, lui avait fait une scène violente dans son cabinet, et, comme on lui demandait quelle était son altitude pendant ce débordement d’injures : « Je la regardais vieillir, » répondit Perrin.

Th. de Banville, dans l’Ame de Paris, a décrit certain clan d’habitués de la Comédie, qui, par leur influence, formaient, eux aussi, une sorte de Loge infernale, mais leurs arrêts se manifestaient tout autrement. « Aux époques les plus illustres de la Comédie-Française, il y avait, à ce premier théâtre du monde, un groupe de spectateurs quotidiens, dont quelques-uns persistaient encore pendant une partie du règne de Louis-Philippe. Ces vieillards, — ils avaient toujours été des vieillards ! — qu’on nommait des Habitués, et qui étaient assis sur le devant de l’orchestre, à droite, étaient l’encouragement, le recours et la terreur des comédiens, qui les consultaient respectueusement, et les craignaient comme le feu. Mille fois plus redoutés que les critiques de profession, ils étaient la loi inéluctable. En effet, ils avaient vu tous les comédiens d’autrefois, savaient toutes les traditions, pouvaient réciter par cœur toutes les tragédies et toutes les comédies du répertoire…, et n’auraient pas laissé passer un effet empirique, ni une intonation douteuse. Assurément, ils ne protestaient ni de la voix, ni du geste ; leur mécontentement se trahissait à peine par un clin d’œil ou par une contraction du visage ; mais ces signes de leur blâme, si discrets en apparence, suffisaient pour que la faute fût irrévocablement corrigée à la représentation suivante. De même que les Habitués étaient infaillibles en tout ce qui concerne l’art de l’acteur, ils étaient aussi extrêmement savans dans l’art de la versification, telle qu’elle fut comprise au XVIIe et au XVIIIe siècle, et toute infraction à l’Art poétique de Boileau était sévèrement réprimée par leur désapprobation tacite. Ce furent eux qui faillirent faire mourir de chagrin le poète tragique Guillard, grand-père, je crois, du Guillard que nous avons connu, parce qu’il avait écrit cendre, au singulier, dans une tirade où le sens demandait cendres au pluriel, avec un s… »

N’était-ce pas le précurseur, peut-être même l’ancêtre direct des Habitués, ce Martin, surnommé le Cynique, homme sans naissance, presque sans fortune, sans place, sans talent, qui, par son goût exquis en littérature et en musique, devint sous Louis XVI l’oracle de tous les amateurs de spectacles. Sévère jusqu’à la rudesse, mais toujours impartial, il était la terreur des artistes médiocres, refusait toutes les invitations et gardait son franc parler avec les princes aussi bien qu’avec les simples mortels. Au foyer de la Comédie, au café Foy, on s’empressait autour d’un homme qui d’un mot pouvait faire une réputation : « Vous étiez hier à la pièce nouvelle, interrogeait l’un. On dit que vous avez paru content ? — Oui, quand on a baissé le rideau, répondait-il brusquement. — Vous ne pensez donc pas que cela aille loin ? — Quatre représentations, salle vide. » Et l’arrêt était porté, et rarement le public cassait la décision. Le comte de Clermont d’Amboise, en grande tenue, chamarré d’ordres, attendait qu’on vînt lui ouvrir l’orchestre des Français ; apercevant Martin, il s’avance vers lui. « Etes-vous l’ouvreur, mon cher ? — Non, et vous ? » Un prince du sang, dont Martin n’avait pas voulu accepter une pension, s’intéressait à une débutante, et vantait sa voix : « Cela tient, selon toute apparence, à ce que Monseigneur n’a point la voix juste. — Elle est jolie comme les amours. — Il est vrai, mais elle a les cordes hautes détestables. — Enfin, mon cher Martin, je voudrais lui être utile, et j’ai compté sur vous afin de savoir ce que je puis faire pour elle. — Que Votre Altesse lui fasse la rente qu’elle a eu la bonté de m’offrir, et la retire du théâtre, car je veux perdre mon nom si jamais elle parvient à corriger ses cordes hautes. » Le prince n’insista plus. Ce raffiné de lettres et de musique détesta la Révolution qui le troublait dans ses habitudes. « Vendez vos rentes, conseillait-il à Grétry ; tâchons que ces gens-là n’aient plus rien à nous prendre que nos têtes. » C’est alors aussi qu’il dit à Ducis ce mot tant de fois répété : « Je vis par curiosité. »

Le foyer de la Comédie vit encore de belles causeries après 1870 ; sans parler des comédiens eux-mêmes, il suffirait de citer les hommes célèbres qui ont fréquenté ce salon, ou qui l’ont seulement abordé de loin en loin, pour être assuré que la causerie n’y chôma jamais. Alexandre Dumas, Labiche, Edouard Pailleron, d’Ennery, Victorien Sardou, bien d’autres me serviraient ici de cautions, et leurs paroles improvisées, si on avait le loisir de les reproduire, sembleraient aussi rares que leurs paroles méditées et imprimées. On ne saurait trop se répéter que dix minutes de causerie de certains hommes représentent plus d’esprit, d’imagination, de puissance créatrice, que six mois de bavardages béotiens de toute une foule : c’est dans ces dix minutes que jaillissent les mois tombés du ciel, les conseils qui illuminent une situation dramatique, les traits qui peignent ou sculptent les âmes. Les bonnes fortunes littéraires du foyer ne se comptent plus de 1870 à 1895, je puis, à mon tour, en témoigner. Combien de souvenirs aussi précieux, dans leur genre, que celui de la visite de Gounod, le 5 mai 1887 ! Après avoir entendu la Nuit d’Octobre, il se rend au foyer des artistes avec Denormandie, ce conteur extraordinaire qui mimait, jouait ses récits de manière si plaisante : j’en appelle à ceux qui l’ont connu, l’arrivée de M. » Thiers dans sa bonne ville de Paris ne formait-elle pas une saynète digne d’Henry Monnier, de nos comiques les plus spirituels ? On supplie Gounod de se mettre au piano, il accepte, et propose de chanter la ballade de La Glu de Jean Richepin, dont il avait composé la musique. Et de dire l’aventure du pauvre gas qui aimait celle qui ne l’aimait pas : elle lui commande d’apporter le cœur de sa mère pour son chien ; il va chez sa mère, la tue, mais se presse tellement pour obéir à l’aimée, qu’il tombe.


Et pendant que l’cœur roulait,
Entendit l’cœur qui parlait…
Et l’cœur disait en pleurant,
Et lon lon laire,
Et lon lon la,
Et l’cœur disait en pleurant :
T’es-tu fait mal, mon enfant ?


C’était si beau que chacun avait les larmes aux yeux. « Encore ! encore ! dit-on. — Je veux bien, mais quoi ? » Quelqu’un suggéra : Du Mozart. Mounet-Sully insistait pour Beethoven ; mais Gounod tenait pour l’auteur de Don Juan ; et il évoqua divinement cette divine musique. L’émotion était à son comble, et Mounet-Sully se déclara converti au sentiment de Gounod. Celui-ci compléta son triomphe, en contant quelques souvenirs (car, lui aussi était un rare causeur, et sa parole avait presque le charme de sa musique) : il rappela sa boutade sur un opéra nouveau qu’il entendait pour la première fois, en compagnie d’une belle dame : « C’est de la musique octogone. — J’allais le dire, » approuva la dame. » Et il continua quelque temps, mais soudain l’avertisseur implacable vint crier à la porte du foyer : « En scène pour le deux ! (Le deuxième acte du Barbier de Séville.) Il fallut se séparer ; tous emportaient un souvenir de grâce, d’esprit et de grand art. Quand Gounod venait au foyer, raconte Febvre, « on manquait toutes les entrées ; s’il se mettait au piano, les entr’actes duraient plus que les actes. » Il demanda un jour à Rossini s’il avait connu quel homme était Beethoven : « Je l’ai connu. C’était un homme… qui n’aimait pas ma mousique ! Il était vieux, pauvre, complètement sourd, et habitait un faubourg de Vienne ; je fus le voir ; il me reçut mal… il n’aimait pas ma mousique !… Ah ! quel homme ! Le premier mousicien ! Le premier ! — Et Mozart ? — Oh ! celui-là… c’est le seul ! » affirma Rossini. Gounod avait fait sienne cette formule.

Mais, pour le présent, pour les quinze ou seize dernières années, il faut s’incliner devant l’opinion de M. Jules Claretie. « Le foyer, remarque-t-il, a beaucoup changé d’aspect. On cause moins au foyer de la Comédie ; le foyer a subi l’atteinte qui frappe les salons eux-mêmes. J’ai vu, un soir, — et j’ai dû faire prier le visiteur de se retirer, — un hôte du foyer en costume de bicycliste. Je n’en ai pas encore vu en vêtement de chauffeur… Si l’on jouait encore au foyer de la Comédie, l’on y jouerait au bridge. Des dames au bridge, c’est le progrès ou c’est la mode. Mais non, on ne joue plus au foyer de la Comédie, et l’on n’y cause presque plus. On y passe. A mesure que les tableaux s’y font plus nombreux, la conversation s’y fait plus rare. On n’écoute plus, on regarde… Il y a beaucoup de comédiennes qui, comme Mlle Contat ou Mme Brohan, tiendraient encore aujourd’hui l’emploi difficile de reine du foyer. Mais les mœurs ont changé. On reçoit plus volontiers dans sa loge qu’au foyer même. Les élèves du Conservatoire, autrefois relégués officiellement dans les galeries supérieures, se glissent au foyer où M. Got nous contait que, même les pensionnaires de la maison n’osaient point se risquer au temps des parties d’échecs de M. Samson… » Oui, les vieux habitués se montrent moins fidèles ; oui, l’on ne cause plus d’une manière permanente, et la permanence, la fidélité, sont les premières conditions du succès pour un salon ; celui-ci eut très longtemps ses immeubles par destination, ses pagodes, comme disait Horace Walpole, dont la présence attirait des curieux de toute sorte. Oui, la mode se retire de cet éclatant foyer, mais il a toujours ses causeurs intermittens, ses passans, et par eux des bonheurs inattendus. Il en va de même pour les salons mondains ou littéraires ; ils ont leurs éclipses et leurs résurrections. Une maîtresse de maison, qui recevait tous les soirs, est souvent forcée de ne garder plus qu’un jour par semaine : le printemps et l’été ont fait le saut par la fenêtre, l’automne frappe à la porte, les intimes illustres ont disparu… Mais il arrive parfois que cette maîtresse de maison recrute de nouvelles célébrités, et le jour hebdomadaire redevient quotidien, et les infidèles, les indifférens, les égoïstes rapprennent le chemin oublié ! Depuis quelque temps le foyer de la Comédie n’est plus à la mode ; la mode lui reviendra tôt ou tard, parce que l’essence même du génie français est de multiplier les endroits où il peut s’épanouir.


VICTOR DU BLED