Chapitre I  ►


PRÉFACE



Depuis bien longtemps l’on se récrie sur l’inutilité des préfaces, — et pourtant l’on fait toujours des préfaces. Il est bien convenu que les lecteurs (pluriel ambitieux) les passent avec soin, ce qui paraîtrait une raison valable de n’en pas écrire ; mais cependant que diriez-vous de quelqu’un qui vous arrêterait au coin d’une rue et, sans vous saluer préalablement, s’accrocherait au bouton de votre habit pour vous raconter tout au long ses affaires intimes : la maladie de sa femme, les succès de son petit garçon fort en thème, la mort de son petit chien, le renvoi de sa servante et la perte de son procès ?

En homme bien élevé, l’on doit saluer son public et lui demander au moins pardon de la liberté grande que l’on prend de l’interrompre dans ses plaisirs ou ses ennuis pour lui débiter des histoires plus ou moins saugrenues. — Faisons donc la révérence au public, personnage éminemment respectable dont on a abusé de tant de manières.

Nous pourrions bâtir une théorie dans laquelle nous démontrerions que notre roman est le plus beau du monde et qu’il ne se peut rien voir de mieux conduit et de plus intéressant. Il est plus facile de faire les règles sur l’œuvre que l’œuvre sur les règles, et bien des grands hommes prennent ce parti ; — mais nous préférons ne parler ni d’Aristote, ni d’Horace, ni de Schlegel, et laisser en repos l’Architectonique, l’Esthétique et l’Ésotérique, et toutes les majestueuses désinences en ique qui donnent une physionomie si rébarbative aux préfaces du jour.

Assurément bien des esprits chagrins, embusqués au tournant de quelque feuilleton, demanderont quel est le sens et le but de ce livre. — Il ne manque pas, en ce siècle de chiffres, de mathématiciens qui diraient, après avoir entendu Athalie : « Qu’est-ce que cela prouve ? » — Question beaucoup plus légitime après la lecture de Fortunio.

Hélas ! Fortunio ne prouve rien, — si ce n’est qu’il vaut mieux être riche que pauvre, quoi qu’en puissent dire M. Casimir Bonjour et tous les poètes qui font des antithèses sur les charmes de la médiocrité.

Fortunio est un hymne à la beauté, à la richesse, au bonheur, les trois seules divinités que nous reconnaissions. — On y célèbre l’or, le marbre et la pourpre. Du reste, nous en prévenons les femmes de chambre sensibles, l’on y trouve peu de doléances sur les âmes dépareillées, la perte des illusions, les mélancolies du cœur et autres platitudes prétentieuses qui, reproduites à satiété, énervent et amollissent la jeunesse d’aujourd’hui. — Il est temps d’en finir avec les maladies littéraires. Le règne des phtisiques est passé. — Le spiritualisme est une belle chose sans doute ; mais nous dirons avec le bonhomme Chrysale, dont nous estimons fort la bourgeoise raison :

Guenille si l’on veut ; ma guenille m’est chère.

Beaucoup de gens pourront crier à l’invraisemblance et à l’impossibilité ; mais ces gens-là courront le risque de se tromper souvent : le roman de Fortunio est beaucoup plus vrai que bien des histoires. — Si quelques magnificences semblent exorbitantes et fabuleuses aux esprits économes de l’époque, nous pourrions au besoin désigner les endroits, et le masque qui couvre la figure des personnages n’est pas tellement impénétrable qu’il ne laisse transparaître les physionomies.

Selon notre habitude, nous avons copié sur nature les appartements, les meubles, les costumes, les femmes et les chevaux, avec curiosité, scrupule et conscience, nous avons très peu arrangé et seulement quand les nécessités de la narration l’exigeaient impérieusement. Tout cela ne veut pas dire que Fortunio soit un bon livre, ni même un livre amusant ; mais au moins toutes les formes extérieures y sont étudiées de près, et rien n’y est peint de convention.

L’on peut voir par ce peu de lignes la maigre sympathie que nous avons pour les romans à grandes prétentions.

Si cependant l’on voulait à toute force donner un sens mythique à Fortunio, Musidora, dont la curiosité cause indirectement la mort, ne serait-elle pas une Psyché moderne, moins la pureté virginale et la chaste ignorance ? Nous avons fait Fortunio assez beau, assez comblé de perfections pour représenter convenablement l’Amour ; et d’ailleurs tout le monde en cette vie n’est-il pas à la poursuite d’un Eldorado introuvable ?

Les saint-simoniens seraient bien maîtres d’y voir la réunion symbolique de l’Orient et de l’Occident, depuis longtemps préconisée ; mais, comme dit Fortunio : « Quel gaz remplacera le soleil ? »