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CHAPITRE PREMIER


George donnait à souper à ses amis, non pas à tous, car il en avait bien deux ou trois mille, mais seulement à quelques lions et à quelques tigres de sa ménagerie intime.

Les soupers de George avaient une célébrité d’élégance joyeuse et de sensualité délicate qui faisait regarder comme une bonne fortune d’y être invité ; mais cette faveur était difficilement accordée, et bien peu de noms pouvaient se vanter d’être inscrits habituellement sur la bienheureuse liste. Il fallait être grand clerc en fait de belle vie, éprouvé au feu et à l’eau, pour être admis dans le sanctuaire.

Quant aux femmes, les conditions étaient encore plus exorbitantes : la beauté la plus parfaite, la corruption la plus exquise, et vingt ans tout au plus. On pense bien qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes au souper de George, quoique au premier coup d’œil la seconde des conditions semble assez facile à remplir ; cependant il y en avait quatre ce soir-là, quatre superbes créatures, quatre pur-sang, des anges doublés de démons, des cœurs d’acier dans des poitrines de marbre, des Cléopâtres et des Imperias au petit pied, les monstres les plus charmants que l’on puisse imaginer.

Malgré toutes les raisons du monde qu’avait le souper d’être fort gai, il était peu animé : bons compagnons, chère transcendante, vins très vieux, femmes très jeunes, des bougies à faire pâlir le soleil plein midi, tous les éléments avec quoi se fabrique ordinairement la joie humaine se trouvaient réunis à un degré bien rare à rencontrer ; pourtant un crêpe de grise langueur s’étendait sur tous les fronts. George lui-même dissimulait mal une contrariété et une inquiétude visibles que le reste des convives semblait partager.

On s’était mis à table à la sortie des Bouffes, c’est-à-dire sur le minuit. Une heure allait sonner à une magnifique pendule de Boule, posée sur un piédouche incrusté d’écaille, et l’on ne venait que de prendre place.

Un siège vide indiquait un absent qui avait manqué de parole.

Le souper avait donc commencé sous l’impression désagréable d’une attente trompée et de mets qui n’étaient plus aussi à point ; car il est en cuisine comme en amour une minute qui ne revient pas et qui est extrêmement difficile à saisir. Il fallait assurément que ce délinquant fût un personnage très vénéré parmi la bande, car George, gourmand à la manière d’Apicius, n’aurait pas attendu deux princes un quart d’heure.

Musidora, la plus piquante des quatre déesses, poussa un délicieux soupir, semblable au roucoulement d’une colombe malade, qui voulait dire : « Je vais passer une nuit funèbre et m’ennuyer horriblement ; cette fête débute mal, et ces jeunes gens ont l’air de croque-morts.

― Que Dieu me foudroie ! fit George en brisant dans ses doigts un verre de Venise de la plus grande richesse, épanoui comme une clochette sur son pied tourné en vrille et traversé de spirales laiteuses. La clochette rompue répandit sur la nappe, au lieu de rosée, quelques larmes d’un vieux vin du Rhin plus précieuses que des perles d’Orient. ― Une heure, et ce damné de Fortunio qui ne vient pas ! »

La belle enfant se trouvait assise à côté du siège vacant destiné à Fortunio, ce qui l’isolait complètement de ce côté.

On avait réservé cette place à Fortunio, comme, une place d’honneur, car Musidora appartenait au plus haut rang de l’aristocratie de beauté ; et assurément, pour être reine, il ne lui manquait qu’un sceptre ; elle l’aurait peut-être obtenu dans un siècle de poésie, dans ce temps fabuleux où les rois épousaient des bergères. Il n’est pas sûr d’ailleurs que Musidora eût accepté un roi constitutionnel. Elle paraissait s’amuser fort peu ; elle avait même bâillé une ou deux fois assez ostensiblement : personne ne lui convenait parmi les convives, et, sa coquetterie n’étant pas intéressée, elle restait froide et morne comme si elle eût été entièrement seule.

En attendant que Fortunio vienne, jetons un coup d’œil sur la salle et les convives qu’elle renferme.

La salle est d’un aspect riche et noble ; des boiseries de chêne relevées d’arabesques d’or mat revêtent les parois du mur ; une corniche précieusement sculptée, soutenue par des enfants et des chimères, règne tout autour de la salle ; le plafond est traversé par des poutres brodées d’ornements et de ciselures qui forment des caissons où l’on a dessiné des figures de femmes, sur fond d’or, dans le goût gothique, mais avec un pinceau plus souple et plus libre. Dans les entre-deux des fenêtres sont posés des crédences et des buffets de brèche antique portés par des dauphins d’argent aux yeux et aux nageoires d’or, dont les queues entortillées forment de capricieuses volutes. Tous ces buffets sont chargés de vaisselle armoriée et de flacons de formes étranges contenant des liqueurs inconnues ; d’amples et puissants rideaux de velours nacarat doublés de moire blanche, frangés de crépine d’or, retombent sur les fenêtres à vitrage de couleur, garnies de triples volets qui empêchent aucun bruit de transpirer du dehors au dedans et du dedans au dehors ; une grande cheminée, aussi de bois sculpté, occupe le fond de la pièce ; deux cariatides à la gorge aiguë, aux hanches onduleuses, aux grands cheveux échappés par nappes, deux figures vivantes, dignes du ciseau de Jean Goujon ou de Germain Pilon, remplacent les chambranles et soulèvent sur leurs épaules un linteau transversal délicatement ouvré et couvert de feuillages d’un fini précieux. Au-dessus, une glace de Venise taillée à biseau, très étroite et placée dans le sens de la largeur, scintille entourée d’une bordure magnifique. Une forêt entière flambe dans la gueule de cette vaste cheminée, garnie à l’intérieur de marbre blanc, où deux grands dragons de bronze, avec des ailes onglées, font l’office des chenets ordinaires. Trois lustres de cristal de roche, chargés de bougies, pendent du plafond comme les grappes gigantesques d’une vigne miraculeuse ; douze torchères de bronze doré représentant des bras d’esclaves jaillissent de la boiserie, tenant chacun au poing un bouquet de fleurs bizarres d’où les jets blancs de la bougie s’élancent comme des pistils enflammés ; et, pour suprême magnificence, en guise de dessus de portes, quatre Titiens fabuleusement beaux, dans tout leur éclat passionné, dans toute l’opulence de leur chaude couleur d’ambre, des Vénus et des maîtresses de prince étendues fièrement dans leur divine nudité sous l’ombre rouge des courtines et souriant avec la satisfaction de femmes sûres d’être éternellement belles.

Le comte George y tenait extrêmement, et il aurait donné vingt salles à manger comme celle que nous venons de décrire plutôt qu’un seul de ses cadres ; dans la misère, si la misère eût pu atteindre le comte George, il aurait mis en gage le portrait de son père, la bague de sa mère, avant de vendre ses chers Titiens. C’était la seule chose qu’il possédât, dont il eût été orgueilleux.

Au milieu de cette grande salle, imaginez une grande table couverte d’une nappe damassée où le blason du comte George est tissé dans la trame avec la couronne et la devise de la maison ; un surtout ciselé, figurant des chasses au tigre et au crocodile par des Indiens montés sur des éléphants, occupe le milieu ; des assiettes du Japon et de vieux sèvres, des verres de toutes formes, des couteaux de vermeil et tout l’attirail nécessaire à manger et à boire délicatement et longtemps, remplissent le reste de l’espace. Placés autour de cette table, quatre anges damnés, Musidora, Arabelle, Phébé et Cinthie, délicieuses filles paternellement dressées par le grand George lui-même, et nommées les incomparables ; le tout entremêlé de six jeunes gens dont aucun n’était vieux, contre l’usage habituel, et dont les visages, lisses et reposés, exprimaient l’indolente sécurité et l’aplomb praticien de gens qui ont deux ou trois cent mille livres de rentes et les plus beaux noms de France.

George, en qualité de maître de la maison, se prélasse sur un grand fauteuil de cuir de Cordoue ; les autres ont des chaises plus petites, de la forme dite aujourd’hui mazarine, en ébène et revêtues de lampas cerise et blanc d’une exquise rareté.

Le service est fait par de petits nègres tout nus, à l’exception d’une trousse bouffante de soie ponceau, avec des colliers de verroterie et des cercles d’or aux bras et aux jambes, comme l’on en voit dans les scènes de Paul Véronèse. Ces négrillons circulent autour de la table avec une agilité de singe et versent aux convives les vins les plus précieux de France, de Hongrie, d’Espagne et d’Italie, contenus non dans d’ignobles bouteilles de verre, mais dans de beaux vases florentins d’argent ou de vermeil, d’un travail admirable, et, malgré leur prestesse, ils ont peine à suffire à leur service.

Pour rehausser cette élégance et ce luxe tout royal, faites tomber sur ces cristaux, ces bronzes, ces dorures, une neige de lumière d’une si vive blancheur que le moindre détail s’illumine et flamboie étrangement, un torrent de clarté mate qui ne laisse à l’ombre d’autre place que le dessous de la table, une atmosphère éblouissante traversée d’iris et de rayons prismatiques, à éteindre des yeux et des diamants moins beaux que ceux des incomparables Musidora, Arabelle, Phébé et Cinthie.

À droite de George, à côté de la chaise vide de Fortunio, est placée Musidora, la belle aux yeux vert de mer : elle a dix-huit ans tout au plus. Jamais l’imagination n’a rêvé un idéal plus suave et plus chaste ; on la prendrait pour une vignette animée des Amours des anges, par Thomas Moore, tant elle est limpide et diaphane. La lumière semble sortir d’elle, et elle a plutôt l’air d’éclairer que d’être éclairée elle-même ; ses cheveux, d’un blond si pâle qu’ils se fondent avec les tons transparents de sa peau, se tournent sur ses épaules en spirales lustrées ; un simple cercle de perles, tenant de la ferronnière et du diadème, empêche les deux flots dorés qui coulent de chaque côté du front de s’éparpiller et de se réunir ; ils sont si fins et si soyeux, que le moindre souffle les soulève et les fait palpiter.

Une robe d’un vert très pâle, brochée d’argent, rehausse la blancheur idéale de sa poitrine et de ses bras nus, autour desquels s’enroulent, en forme de bracelets, deux serpents d’émeraudes avec des yeux de diamant d’une vérité inquiétante. C’est là toute sa parure.

Son visage pâle, où brille dans son printemps une indicible jeunesse, est le type suprême de la beauté anglaise : un duvet léger en adoucit encore les moelleux contours, comme la fleur sur le fruit, et la chair en est si délicate que le jour la pénètre et l’illumine intérieurement.

Cet ovale d’une pâleur divine, accompagné de ses deux grappes de cheveux blonds, avec ses yeux noyés de vaporeuse langueur, et sa petite bouche enfantine que lustre un reflet humide, a un air de mélancolie pudique et de plaintive résignation bien singulière à pareille fête ; en voyant Musidora, l’on dirait une statue de la Pudeur placée par hasard dans un mauvais lieu.

Cependant, à l’observer attentivement, on finit par découvrir certains tours d’yeux un peu moins angéliques, et par voir frétiller au coin de cette bouche si tendrement rosée le bout de queue du dragon ; des fibrilles fauves rayent le fond de ces prunelles limpides, comme font les veines d’or dans un marbre antique, et donnent au regard quelque chose de doucereusement cruel qui sent la courtisane et la chatte ; quelquefois les sourcils ont un mouvement d’ondulation fébrile qui trahit une ardeur profonde et contenue, et la nacre de l’œil est trempée de moites lueurs comme par une larme qui se répand sans déborder.

La belle enfant est là, un bras pendant, l’autre étendu sur la table, la bouche à demi ouverte, son verre plein devant elle, le regard errant ; elle s’ennuie de cet ennui incommensurable que connaissent seuls les gens qui de bonne heure ont abusé de tout, et il n’y a plus guère de nouveau pour Musidora que la vertu.

« Allons, Musidora, dit George, tu ne bois pas ; » et, prenant le verre qu’elle n’avait pas encore touché, il le lui porta à la bouche, et, appuyant le bord contre ses dents, il lui infiltra la liqueur goutte à goutte.

Musidora le laissa faire avec la plus profonde insensibilité.

« Ne la tourmentez pas, George, dit Phébé en se levant à demi ; quand elle est dans ses tristesses, il n’y a pas moyen d’en tirer un mot.

― Pardieu ! répondit George en reposant le verre, puisqu’elle ne veut ni boire ni parler, pour l’empêcher de devenir tout à fait insociable je m’en vais l’embrasser. »

Musidora détourna la tête si vivement, que les lèvres de George n’effleurèrent que sa boucle d’oreille.

« Ah ! fit George, Musidora devient d’une vertu monstrueuse, elle ne se laissera bientôt plus embrasser que par son amant ; je lui avais pourtant inculqué les meilleurs principes. Musidora vertueuse, Fortunio absent : voilà un piteux souper ! »

Puisque ce Fortunio tant désiré n’est pas encore arrivé, et que sans lui nous ne pouvons commencer notre histoire, nous demanderons au lecteur la permission de lui esquisser les portraits des compagnes de Musidora, à peu près comme on remet un livre d’images ou un album plein de croquis à quelqu’un qu’on est obligé de faire attendre. Fortunio, qui sera, s’il vous plaît, le héros de ce roman, est un jeune homme habituellement fort exact, et il faut quelque motif grave qui l’ait empêché et retenu chez lui.

Phébé ressemble à la sœur d’Apollon, à la chasteté près, et c’est pour cela qu’elle en a pris le nom, qui est pour elle un madrigal et une ironie.

Elle est d’un taille haute et souple, et elle a dans son habitude de corps la désinvolture guerrière de la chasseresse antique ; son nez mince, coupé de narines roses et passionnées, se joint à son front presque sans sinuosité ; ses longs sourcils effilés, ses paupières étroites, sa bouche ronde et pure, son menton légèrement relevé, ses cheveux aux ondes crespelées, la font tout à fait ressembler à une médaille grecque.

Elle porte un costume d’une originalité piquante : une robe de brocart d’argent taillée en forme de tunique et retenue aux épaules par de larges camées, des bas de soie de la plus vaporeuse finesse, rosés par la transparence de la chair, et des souliers de satin blanc dont les bandelettes entrelacées simulent on ne peut mieux le cothurne ; un croissant de diamant placé sur des cheveux noirs comme la Nuit, et un collier d’étoiles complètent cette élégante et bizarre parure.

Phébé est l’amie, ou, si l’on veut, l’ennemie intime de Musidora.

Cinthie, qui trône au bout de la table entre deux beaux jeunes gens, dont l’un est son amant passé, et l’autre son amant futur, est une véritable Romaine d’une beauté sérieuse et royale ; elle n’a rien de la grâce sémillante et de la coquetterie, toujours au vent, des Parisiennes ; elle est belle, elle le sait, et se repose tranquillement dans la conscience de ses charmes tout-puissants, comme un guerrier qui n’a jamais été vaincu.

Elle respire lentement et régulièrement, et son souffle a quelque chose du souffle d’un enfant endormi ; ses gestes sont d’une sobriété extrême, ses mouvements rares et cadencés.

En ce moment-ci, elle tient son menton appuyé sur le dos de sa main, d’une forme et d’une blancheur incomparable ; son petit doigt, capricieusement relevé, le pli de son poignet, la pose de son bras, rappellent ces grandes tournures maniérées qu’on admire aux tableaux des vieux maîtres ; des cheveux de jais, où frissonnent des reflets bleuâtres, séparés en bandeaux tout simples, laissent à nu des oreilles petites, blanches, vierges de piqûres et un peu écartées de la tête comme celles des statues grecques.

Des tons chaudement bistrés adoucissent la transition du noir violent de sa chevelure à la riche pâleur de son front ; quelques légers poils follets couchés sur ses tempes modèrent la précision de ses sourcils sévèrement arqués, et des teintes blondes, qui redoublent d’intensité à mesure qu’elles montent vers la nuque, dorent harmonieusement le derrière de son cou, où se dessinent grassement, dans une chair souple et drue, les trois beaux plis du collier de Vénus. Ses épaules, fermes et mates, ont l’air de ces marbres que Canova lavait avec une eau saturée d’oxyde de fer pour en atténuer la crudité éclatante et leur ôter le lustre criard du poli.

Le ciseau de Cléomène n’a rien produit de plus parfait, et les plus suaves contours que l’art ait caressés ne sont rien auprès de cette réalité magnifique.

Quand elle veut regarder de côté, elle le fait sans tourner la tête, en coulant la prunelle dans le coin de son œil, de façon que le cristallin bleuâtre, lustré par un plus large éclair, s’illumine d’un éclat onctueux dont l’effet est inexprimable ; puis, quand elle a vu, elle ramène lentement ses prunelles fauves à leur place, sans déranger l’immobilité de son masque de marbre.

Dans l’orgueil de sa beauté, Cinthie repousse toute toilette comme un artifice indigne ; elle n’a que deux robes : une robe de velours noir et une autre de moire blanche ; elle ne porte jamais ni collier ni boucles d’oreilles, pas même une simple bague. Quelle bague, quel collier pourraient valoir la place qu’ils couvriraient ? Un jour elle répondit avec une fierté toute cornélienne à une femme qui l’avait priée de lui montrer ses chiffons et ses bijoux, et qui, étonnée de cette simplicité excessive, lui demandait comment elle faisait les jours de gala et de cérémonie :

« J’ôte ma robe, et je défais mon peigne. »

Ce soir-là, elle avait sa robe de velours noir posée sur la peau sans chemise et sans corset : elle était en demi-toilette.

Pour Arabelle, je ne sais trop qu’en dire, sinon que c’était une charmante femme. Une grâce souveraine arrondissait tous ses mouvements, et ses gestes étaient si doux, si harmonieusement filés, qu’ils avaient quelque chose de rythmique et de musical.

C’était la Parisienne par excellence : on ne pouvait pas dire qu’elle fût précisément belle, et cependant elle avait dans toute sa personne un ragoût si irritant et si hautement épicé de minauderies et de façons particulières, que ses amants eux-mêmes eussent soutenu qu’il n’y avait pas au monde une femme d’une beauté plus parfaite.

Un nez un peu capricieux, des yeux d’une grandeur médiocre, mais étincelants d’esprit ; une bouche légèrement sensuelle, des joues d’un rose timide encadrées dans des touffes soyeuses de cheveux châtains, lui faisaient le minois le plus adorablement mutin qu’on puisse imaginer. Pour le reste, petit pied, mains frêles, les reins bien cambrés, la cheville fine et sèche, le poignet mince ; tous les signes de bonne race.

Je vous épargnerai la description de son costume. Contentez-vous de savoir qu’elle était habillée à la mode de demain.

« Ah çà ! décidément Fortunio nous fausse compagnie, s’écria l’amphitryon en avalant une consciencieuse rasade de vin de Constance. J’ai envie, quand je le rencontrerai, de lui proposer de se couper un peu la gorge avec moi.

― Je suis de votre avis, dit Arabelle, mais il n’est pas aisé de rencontrer le seigneur Fortunio ; il n’y a que le hasard qui soit assez adroit pour cela. ― J’avais affaire à lui, non pas pour lui couper la gorge, au contraire, et je n’ai jamais pu le trouver, quoique je l’aie cherché d’abord dans tous les endroits où il pouvait être, ensuite dans ceux où il ne pouvait pas être : je suis allée au Bois, aux Bouffes, à l’Opéra, que sais-je ! à l’église ! pas plus de Fortunio que s’il n’eût jamais existé. Fortunio, c’est un rêve, ce n’est pas un homme.

― Qu’avais-tu donc de si pressé à lui demander ? fit Musidora en laissant tomber sur Arabelle un regard indolent.

― Les pantoufles authentiques d’une princesse chinoise qui a été sa maîtresse, à ce qu’il m’a conté un matin qu’il était un peu gris, et dont il avait promis de me faire cadeau après m’avoir baisé le pied, parce que, disait-il, j’étais la seule femme de France qui les pourrait chausser.

― Pourquoi ne pas le relancer chez lui ? dit Alfred, l’amant en expectative de Cinthie.

― Chez lui ? C’est bien aisé à dire et malaisé à faire.

― En effet, il doit sortir beaucoup ; c’est un homme très répandu, ajouta l’amant réformé.

― Vous ne m’avez pas comprise ; pour aller chez lui, il faudrait savoir d’abord où il demeure, répliqua Arabelle.

― Il doit cependant demeurer quelque part, à moins qu’il ne perche, ce qui est encore possible, dit George ; quelqu’une de vous, adorables princesses, sait peut-être sur la branche de quel arbre miraculeux le bel oiseau a fait son nid ?

― Si je le savais, messer Georgio, je ne serais pas ici, je vous le jure, et vous pouvez m’en croire, dit la silencieuse Romaine.

― Bah ! dit Alfred, est-ce que l’on a besoin de logis ? les dames du temps entendent l’hospitalité d’une si large manière.

― Laquelle de vous, mesdames, sert de maison à Fortunio ?

― Ce que tu dis n’a pas le sens commun ; et où mettrait-il ses habits et ses bottes ? reprit George gravement ; il faut toujours bien un hôtel pour loger ses bottes. ― Du reste, nous avons soupé chez Fortunio, il n’y a pas longtemps ; tu y étais, si je ne me trompe.

― C’est vrai, dit Alfred ; à quoi songeais-je donc ?

― J’y étais aussi, reprit Arabelle ; et même son souper valait beaucoup mieux que le vôtre, George, quoique vous vous piquiez d’être un adepte en haute cuisine ; mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que Fortunio est le plus mystérieux des mortels ?

― Il n’y a rien de mystérieux à donner à souper à vingt personnes.

― Assurément non ; mais voici où le mystérieux commence : je me suis fait conduire à l’hôtel où Fortunio nous a reçus, et personne n’a eu l’air de savoir ce que je voulais dire ; Fortunio était parfaitement inconnu. Je fis prendre des informations, qui furent d’abord infructueuses, mais enfin je finis par découvrir qu’un jeune homme, dont on ignorait le nom et dont le signalement se rapproche parfaitement à celui de Fortunio, avait acheté l’hôtel deux cent mille francs qu’il avait payés comptant en billets de banque, et qu’aussitôt le marché conclu, une nuée de tapissiers et d’ouvriers de toute sorte avaient envahi la maison et l’avaient mise dans l’état où vous l’avez vue, avec une rapidité qui tenait de l’enchantement. De nombreux domestiques en grande livrée, un chef de cuisine suivi d’une légion d’aides et d’officiers de bouche, portant dans de grandes mannes couvertes de quoi ravitailler une armée, étaient arrivés, on ne sait d’où, le soir même du souper. ― Le matin, tout disparut ; les domestiques s’en allèrent comme ils étaient venus : Fortunio sortit et ne revint pas ; il ne resta dans l’hôtel que le vieux concierge pour ouvrir de temps en temps les fenêtres et donner de l’air aux appartements.

― Si Arabelle n’avait bu que de l’eau pendant le repas, je pourrais peut-être croire ce qu’elle dit, interrompit Phébé ; mais tout ceci m’a l’air aussi fou, aussi désordonné que les globules de vin de Champagne qui montent à la surface de mon verre ; elle nous prend pour des enfants et nous débite des contes de fées avec un sérieux déplorable.

― Vraiment, lunatique Phébé, c’est là votre avis ? reprit Arabelle avec ce petit ton sec que les femmes seules savent prendre entre elles ; mon conte est pourtant une histoire beaucoup plus vraie que d’autres.

― Laissez dire Phébé, Arabelle, et continuez, interrompit Musidora, dont la curiosité s’était à la fin éveillée.

― J’ai essayé par tous les moyens, c’est-à-dire par le seul moyen avec lequel on puisse corrompre quelqu’un ou quelque chose, de corrompre le vertueux dragon de ce château enchanté. Je lui donnai beaucoup d’argent ; mais cette consciencieuse canaille, qui avait peut-être peur que je ne lui reprisse ses louis, ne put cependant rien me dire, attendu qu’il ne savait rien ; excellente raison d’être discret. Au reste, ce digne homme, profondément affligé de n’avoir aucun secret à trahir, m’offrit obligeamment de me faire voir l’intérieur de la maison, espérant que j’y trouverais peut-être quelque indice. J’acceptai. Précédée du vieillard, qui m’ouvrit les recoins les plus occultes, je visitai tout avec un soin extrême ; je ne vis rien qui pût m’éclairer dans mes doutes ; pas le moindre chiffon de papier, pas un mot, pas un chiffre. J’allai chez le marchand qui avait vendu les meubles, et qui est un des plus célèbres ouvriers de Paris ; il n’avait pas vu Fortunio ; c’était un homme entre deux âges, avec une figure d’intendant et un moral d’usurier, qui avait fait toutes les emplettes ; il ne le connaissait d’ailleurs aucunement. Nous avons tous été les dupes d’une hallucination, et nous avons cru sérieusement souper chez Fortunio.

― Ceci est étrange, fort étrange, excessivement étrange ! marmotta l’élégant Alfred, qui depuis longtemps n’avait plus besoin de miroir pour y voir double. Ha ! ha ! voilà des créanciers qui doivent être bien attrapés !

― Bah ! c’est qu’il aura déménagé ou qu’il sera allé à la campagne ; il n’y a rien de mystérieux là-dedans, fit George.

― Qu’est-ce que Fortunio ? dit Phébé.

― Pardieu, c’est Fortunio, interrompit Alfred ; que t’importe ?

― Un excellent gentilhomme ; il est tout ce qu’il y a de plus marquis au monde ; mon père a beaucoup connu le sien ― il a des armoiries à ne déparer les panneaux d’aucune voiture, ajouta George par manière de réflexion.

― Il est très beau, dit la Cinthie, aussi beau que le Saint Michel du Guide à Rome, dont j’ai été amoureuse étant petite fille.

― Personne n’a de meilleures manières, et de plus il est spirituel comme Mercutio, continua Arabelle.

― On le dit éperdument riche, plus riche que tous les Rotschild ensemble, et généreux comme le Magnifique du conte de la Fontaine, reprit Phébé.

― Quelle est donc la maîtresse de cet heureux personnage, qui paraît avoir eu une fée pour marraine ? dit Musidora.

― On ne sait ; car à toutes ces vertus Fortunio joint une discrétion parfaite ; mais ce n’est assurément aucune de vous, car elle l’aurait crié sur les toits, répondit George. Ce sera toi si tu le veux, ou si tu le peux, car le Fortunio paraît solidement cuirassé contre les flèches de l’Amour, et les rayons de tes yeux de chatte, si aigus et si brûlants qu’ils soient, ne me paraissent pas de force à entamer son armure.

― Un jeune pair d’Angleterre, qui avait six cent mille livres de rentes, s’est brûlé la cervelle pour moi, fit dédaigneusement la Musidora.

― Oui, mais tu te jetteras par-dessus le pont pour Fortunio, avec ta plus belle robe et un chapeau tout neuf.

― C’est donc un démon, votre Fortunio ? N’importe, je parie le rendre amoureux de moi à en perdre la tête, et cela avant six semaines.

― Si ce n’est qu’un démon, ce serait peu de chose, et tu en viendrais aisément à bout ; tromper le diable n’est qu’un jeu pour une femme.

― C’est donc un ange !

― Pas davantage ; au surplus tu vas juger toi-même, car on vient d’ouvrir la porte de l’hôtel, et j’entends le bruit d’une voiture dans la cour. Ce ne peut être que lui. Je parie mon attelage de chevaux gris pommelé contre une de tes papillotes que tu ne trouves pas une petite porte grande comme un trou de souris pour te glisser dans le cœur de Fortunio.

― J’irai donc à Longchamp dans une calèche attelée à la d’Aumont, dit la petite en frappant joyeusement dans les mains.

― Monsieur Fortunio ! » cria, d’une voix glapissante qui domina un moment le bruit des conversations et le cliquetis de la vaisselle, un grand mulâtre bizarrement vêtu.

Toutes les têtes se tournèrent subitement de ce côté, les fourchettes qui étaient en l’air n’achevèrent pas leur chemin : le repas fut suspendu.

Fortunio s’avança vers le fauteuil de George d’un pas ferme et vif, et lui donna une poignée de main.

« Ha ! ha ! bonjour, Fortunio ! ― Pourquoi diable es-tu venu si tard ?

― Vous m’excuserez, mesdames, j’arrive de Venise, où j’étais invité à un bal masqué très brillant chez la princesse Fiamma ; j’avais oublié de le dire à George lorsqu’il m’a rencontré à l’Opéra et m’a prié de venir à son sabbat. J’ai eu à peine le temps de changer d’habit.

― Ah ! si tu vas au bal à Venise, il n’y a plus rien à dire : mais je crois, ô Fortunio, t’avoir aperçu au boulevard de Gand il n’y a pas huit jours. Vous mentez comme une épitaphe ou comme un journal officiel, mon jeune ami.

― En effet, j’étais au boulevard de Gand avec de Marcilly ; qu’y a-t-il là d’étonnant ?

― Oh ! rien ; ― à moins de posséder le manteau voyageur de Faust, d’avoir trouvé le moyen de diriger les ballons ou de chevaucher sur des aigles, cette ubiquité me paraît peu probable.

― Bah ! dit Fortunio en faisant sauter sa bourse avec un geste plein d’insouciance, à cheval sur ceci on fait plus de chemin que si l’on avait l’hippogriffe entre les jambes. Çà, je voudrais bien boire un coup, ma langue me pèle faute d’humidité. — Mercure, apporte-moi la coupe d’Hercule ! »

La coupe d’Hercule était un grand vase ciselé aussi vaste que la mer d’airain, supportée par douze bœufs, dont il est parlé dans l’Écriture, et que les plus rudes buveurs ne soulevaient qu’avec appréhension.

« Mercure, verse-moi dans ce dé à coudre une goutte d’un liquide quelconque, car la soif m’étrangle comme une cravate trop serrée. »

Mercure lui versa de haut, comme les pages des tableaux de Terburg, le contenu d’une urne antique magnifiquement travaillée et dont les anses étaient formées par deux amours cherchant à s’embrasser.

Le jeune Fortunio empoigna la lourde coupe d’une main ferme et la vida d’un seul trait. Ce beau fait d’armes lui valut l’admiration universelle.

« Oh ! Mercure, ne reste-t-il pas encore un peu de cette piquette dans la cave de ton maître ? Je voudrais bien en boire une autre gorgée. »

Mercure, atterré, hésita un instant, regardant les yeux de George pour savoir s’il devait obéir ; mais les yeux de George, enveloppés d’un nuageux brouillard d’ivresse, ne disaient exactement rien.

« Eh bien ! brute, faut-il te répéter deux fois les choses ? Si j’étais ton maître, je te ferais corroyer tout vif et pendre un peu par les pieds, en attendant mieux. »

Le nègre Mercure courut vite prendre un autre vase sur un autre buffet, le renversa au-dessus de la coupe, puis se retira d’un air craintif et se tint à quelque distance, debout sur un pied, comme un héron dans un marais, attendant l’événement avec une sorte d’anxiété respectueuse.

Le brave Fortunio tarit l’immense cratère avec une facilité qui prouvait de longues et patientes études sur la manière de humer le piot, comme dirait maître Alcofribas Nasier.

« Maintenant, messieurs, je suis au pair ; j’ai rattrapé le temps perdu, et nous pouvons souper tranquillement. Vous aurez peut-être cru que j’étais venu tard de peur de boire, et vous aurez conçu sur mes mœurs les plus horribles soupçons. Maintenant je dois être dans votre esprit aussi pur qu’un agneau de trois mois ou qu’une pensionnaire qui va faire sa première communion.

― Oh ! oui, dit Alfred, innocent et vertueux comme un voleur qu’on mène pendre. »

La prétention que Fortunio avait étalée de souper tranquillement était vraiment exorbitante, et rien au monde n’était plus impossible assurément. Jupiter serait descendu par le plafond avec son aigle et ses carreaux, que l’on n’y aurait fait aucune attention.

Musidora est à peu près la seule qui ait sa raison ; la présence de Fortunio l’a fait sortir de sa torpeur de marmotte ; elle est maintenant aussi éveillée qu’une couleuvre que l’on aurait longtemps agacée avec un brin de paille ; ses prunelles vertes scintillent singulièrement ; les narines de son petit nez se gonflent, les coins malicieux de sa bouche se relèvent, son dos ne s’appuie plus au coussin du fauteuil ; elle se tient droite en arrêt, comme un cavalier debout sur ses étriers, qui s’apprête à frapper et qui assure son coup. L’attelage gris pommelé de George lui trotte et lui piaffe dans la cervelle, et elle se voit déjà couchée sur les coussins de la calèche et faisant voler sous les roues tourbillonnantes la poussière fashionable du bois de Boulogne.

D’ailleurs Fortunio seul lui plaît bien autant que les quatre chevaux de George, et l’attelage n’est plus que d’une importance secondaire dans la périlleuse conquête qu’elle tente. Elle cherche au fond de son arsenal l’œillade la plus assassine, le sourire le plus amoureusement vainqueur pour le lui décocher et lui percer le cœur d’outre en outre ; en attendant qu’elle porte le coup décisif, elle observe Fortunio avec une attention profonde, voilée sous des façons badines ; elle guette tous ses mouvements ; elle l’entoure de lignes de circonvallation et tâche de l’enfermer dans un réseau de coquetteries ; car Fortunio est un type vivant de cet idéal viril rêvé par les femmes et que nous avons le tort de réaliser si rarement, aimant mieux abuser outre mesure de la permission qu’on nous a accordée d’être laids.

Fortunio paraît avoir vingt-quatre ans tout au plus ; il est de taille moyenne, bien cambré, fin et robuste, l’air doux et résolu, l’épaule large, les extrémités minces, un mélange de grâce et de force d’un effet irrésistible ; ses mouvements sont veloutés comme ceux d’un jeune jaguar, et sous leur nonchalante lenteur on sent une vivacité et une prestesse prodigieuses.

Sa tête offre le type le plus pur de la beauté méridionale ; son caractère est plutôt espagnol que français, plutôt arabe qu’espagnol. Le pinceau ne tracerait pas un ovale plus parfait que celui de sa figure ; son nez mince, légèrement aquilin, d’une arête brusque et comme coupée au ciseau, relève la pureté toute féminine des autres traits du visage et lui donne quelque chose de fier et d’héroïque ; des sourcils d’un noir velouté, se fondant en teintes bleuâtres vers les extrémités, se dessinent fermement au-dessus de longues paupières, qu’à leur couleur bistrée on pourrait croire teintes de k’hol à la manière orientale. Par une bizarrerie charmante, les prunelles de ses yeux étincelants sont d’un bleu céleste, aussi limpide que l’azur d’un lac dans les montagnes ; un imperceptible cercle brun les entoure et fait ressortir leur éclat diamanté ; la bouche a cette rougeur humide et vivace qui accuse une beauté de sang de plus en plus rare. La lèvre inférieure, un peu large, respire toutes les ardeurs de la volupté ; la supérieure, plus fine, plus serrée, arquée en dedans à ses coins, avec une expression de dédain humoristique tempérée par la bienveillance du reste de la physionomie, indique de la résolution et une grande puissance de volonté. Une moustache, qui ne semble pas avoir été coupée beaucoup de fois, estompe les angles de cette bouche de ses ombres douces et soyeuses. Le menton, délicatement bombé, frappé au milieu d’une mignonne fossette, s’unit par une ligne d’une rondeur puissante à un col athlétique, à un col de jeune taureau vierge du joug. Pour le front, sans avoir l’élévation prodigieuse et les proportions triomphales d’un front de poète à la mode, il est large et noble, les tempes pleines sans le plus léger pli, et des lueurs satinées sur les portions habituellement recouvertes par les cheveux ; le ton du front est beaucoup plus blanc que celui du reste de la face, où un soleil plus ardent que le nôtre a déposé des couches successives d’un hâle blond et doré, sous lesquelles pointent des demi-teintes rosées et bleuâtres qui ravivent de leur fraîcheur la sécheresse un peu fauve de cette belle nuance chaude si chérie des artistes. Des cheveux noirs comme l’aile vernie du corbeau, longs et faiblement bouclés, retombent autour de ce masque pâle dans le plus savant désordre. L’oreille est petite, incolore, et semble avoir été anciennement percée.

Autant que le hideux costume moderne peut permettre de l’apercevoir, ses formes sont admirablement proportionnées, rondes et vigoureuses à la fois : des muscles d’acier sous une peau de velours ; quelque chose dans le goût du Bacchus indien que l’on voit au Musée des Antiques, et qui peut lutter de perfection harmonieuse avec la Vénus de Milo elle-même ; car rien au monde n’est plus beau que la grâce mariée à la force. ― Sous l’éblouissante blancheur de son linge l’on devine une poitrine large et profonde, solide et polie comme du marbre, où il doit être bien charmant pour une femme de reposer sa tête ; des bras aussi bien modelés que ceux de l’Antinoüs, terminés par des mains d’une perfection inimitable, se font parfaitement deviner à travers une manche fort juste.

Quant au reste du costume, nous ne le décrirons pas ; la description d’un gilet, d’un habit et d’un pantalon modernes ferait reculer d’horreur de plus hardis que nous. Vous pouvez seulement vous imaginer ce qu’il devait être en pensant aux chefs-d’œuvre des plus lyriques tailleurs de Paris, que vous avez admirés sur le dos de quelque merveilleux au concert, à la promenade ou ailleurs ; seulement, ajoutez-y mentalement une élégance divine, je ne sais quel laisser-aller aristocratique et nonchalant, une modestie pleine de sécurité et d’aplomb, une grâce distraite, des manières que vous n’avez certainement vues chez aucun merveilleux ; de plus, à l’index de la main gauche, un diamant d’une grosseur énorme, d’une eau à rivaliser avec le Régent et le Sancy, et qui lançait à droite et à gauche de folles bluettes de lumière.

Musidora était en proie à la plus violente émotion, quoiqu’elle eût l’apparence d’une grande liberté d’esprit.

Un instinct délicat, un sentiment profond de la beauté l’avait jusqu’alors préservée d’aimer. À travers la folle vie de courtisane, elle avait conservé une ignorance complète de la passion. Ses sens, excités de trop bonne heure, ne lui disaient rien ou peu de chose, et toutes les liaisons qu’elle nouait et dénouait si facilement n’étaient que d’intérêt ou de pur caprice. ― Comme à toutes les femmes qui en ont beaucoup vu, les hommes lui inspiraient un dégoût profond. — Une courtisane connaît mieux un homme en une nuit qu’une honnête femme ne le connaît en dix ans ; car l’on n’est vrai qu’avec elles. ― À quoi bon se gêner ? Aussi l’être qui résiste à ce terrible laisser-aller et qui paraît aimable encore dans ce déshabillé complet est-il prodigieusement et frénétiquement aimé.

La petite Musidora trouvait les hommes profondément méprisables, et de plus fort laids. Le dehors de la boîte ne lui plaisait guère plus que le dedans. Ces figures insignifiantes ou difformes, terreuses ou apoplectiques, infiltrées de fiel ou martelées de rouge, bleuies par la barbe, sillonnées de plis profonds, ces cheveux rudes et sauvages, ces bras noueux et velus la ravissaient médiocrement. La délicatesse excessive de son organisation lui rendait ces défauts beaucoup plus sensibles ; un homme, qui n’était qu’un homme pour la robuste Cinthia, lui semblait un sanglier. Musidora, quoiqu’elle eût dix-huit ans, n’était réellement pas une femme, ce n’était pas même une jeune fille, c’était un enfant ; un enfant, il est vrai, aussi corrompu qu’un colonel de dragons, et logeant sous sa frêle enveloppe une malice hyperdiabolique ; avec son air candide, elle aurait dupé des cardinaux et joué sous jambe M. le prince de Talleyrand. Elle avait donc de merveilleux avantages sur toutes ses rivales ; car son indifférence et sa froideur bien connues lui faisaient comme une espèce de virginité que chacun eût été glorieux de lui ravir. Au milieu de sa prostitution, elle avait tout le piquant d’une jeune fille sévèrement gardée ; courtisane, elle avait eu l’art de créer un obstacle et de mettre, pour l’irriter, une barrière au-devant du désir. Cependant elle fut moins heureuse cette fois dans ses tentatives de séduction : malgré toutes ses chatteries et ses gentillesses, Fortunio ne s’occupa d’elle que comme tout homme bien né s’occupe d’une femme placée à côté de lui : il avait toutes ces petites attentions demi-familières que l’on a pour une jolie femme et qui ne tirent point à conséquence.

Musidora faisait tous ses efforts pour l’attirer dans une sphère plus intime et lui arracher quelques-unes de ces phrases de galanterie un peu ardente auxquelles on peut à la rigueur donner le sens d’un aveu et d’une déclaration tacite. Mais Fortunio, en poisson rusé, jouait prudemment à l’entour de la nasse et n’y entrait pas ; il répondait évasivement aux questions insidieuses de Musidora, et, au moment où elle croyait le tenir, il lui échappait par une brusque plaisanterie.

Musidora tenta toute espèce de moyens : elle lui fit de fausses confidences pour en obtenir de vraies ; elle l’interrogea sur ses voyages, sur sa vie, sur ses goûts. Fortunio buvait, mangeait, riait, disait un oui ou un non, et lui fuyait entre les doigts, plus fluide et plus mobile que du vif-argent.

« Vraiment, George, dit Musidora en se penchant de son côté, cet homme est comme un hérisson ; on ne sait par où le prendre.

― Prends garde d’embrocher ton cœur à l’un de ses piquants, ma petite reine, répondit George.

― Quelle vie a-t-il donc menée et de quelle argile est-il donc pétri ? fit Musidora inquiète.

― Le diable seul le sait, répliqua George en faisant un geste d’épaules intraduisible.

― Fortunio, Fortunio, s’écria Arabelle en se dressant à l’autre bout de la table, et les pantoufles de ta princesse chinoise, quand me les donneras-tu ?

― Ma belle dame, elles sont chez vous, délicatement posées au pied de votre lit sur la peau de tigre qui vous sert de tapis.

― Vous riez, Fortunio ; jamais vous n’êtes entré dans ma chambre à coucher, et hier soir il n’y avait assurément pas de pantoufles au pied de mon lit.

― Vous n’avez sans doute pas bien regardé, car je vous assure qu’elles y sont, » dit Fortunio en avalant une magnifique rasade.

Arabelle sourit d’un air incrédule.

« Est-ce vrai, dit Musidora avec un accent de coquetterie jalouse, que ces pantoufles vous viennent d’une princesse chinoise ?

― Je crois que oui, répondit Fortunio. ― Elle s’appelait Yeu-Tseu. ― Une charmante fille ! Elle avait un anneau d’argent dans le nez et le front couvert de plaques d’or. Je lui faisais des madrigaux où je lui disais qu’elle avait la peau comme du jade et les yeux comme des feuilles de saule.

― Était-elle plus jolie que moi ? interrompit Musidora en tournant sa figure du côté de Fortunio, comme pour lui faciliter la comparaison.

― C’est selon. Elle avait de petits yeux bridés, retroussés par les coins, le nez épaté et les dents rouges.

― Oh ! le monstre ! — Elle devait être hideuse.

― Point du tout ; elle passait pour une beauté incomparable ; — tous les mandarins en raffolaient.

― Et vous l’aimiez ? dit Musidora d’un ton piqué.

― Elle m’adorait, et je la laissais faire.

― Savez-vous, monsieur Fortunio, que vous êtes prodigieusement fat ?… ou bien vous vous moquez de nous. Vous avez acheté ces babouches sur le quai Voltaire, chez quelque marchand de curiosités.

― Moi, nullement, je vous le jure ; vous m’interrogez, je vous réponds ; quant aux pantoufles, elles n’ont pas été achetées ; qui est-ce qui n’est pas allé un peu en Chine ? Voulez-vous que je vous fasse servir un doigt de vin de Xérès ? il est fort bon.

― Ce n’est pas la peine, dit Musidora avec le plus gracieux sourire, passez-moi votre verre. »

Fortunio le lui tendit sans paraître étonné d’une si formelle faveur. Musidora le porta à ses lèvres par le côté qu’avait effleuré la bouche de Fortunio.

Quand Musidora eut bu, Fortunio remplit le verre et le vida avec simplicité, comme si une jeune et charmante femme ne venait pas d’y tremper familièrement son petit bec rose de colombe.

Musidora ne se rebuta pas, et, par un mouvement d’une combinaison supérieure, fit sauter son soulier de satin et posa son pied sur celui de Fortunio ; un bas de soie plus aérien qu’une toile d’araignée permettait de sentir toute la perfection et le poli d’ivoire de ce pied de Cendrillon.

« Croyez-vous, Fortunio, que je ne chausserais pas la pantoufle de votre princesse ? dit Musidora, les joues allumées du rose le plus vif, en pressant légèrement avec son pied le pied de Fortunio.

― Elle serait trop large pour vous, » répondit tranquillement Fortunio, et il se remit à boire sans plus de façons.

Ceci eût pu passer pour un compliment sans la mine indolente de Fortunio ; aussi Musidora n’en tira aucun augure favorable, et, voyant que tous ses efforts n’aboutissaient à rien, elle changea de batteries et se mit à jouer l’indifférence (sans toutefois retirer son pied) et ne causa plus qu’avec George. La froideur n’y fit pas plus que la galanterie : Fortunio ne lui adressait la parole que de loin en loin et par manière d’acquit. Cependant Musidora crut s’apercevoir que Fortunio serrait imperceptiblement son genou, mais elle reconnut bientôt son erreur.

Pendant toute cette stratégie, il n’est pas besoin de dire que le reste de l’assemblée buvait considérablement et se livrait à la plus triomphante bacchanale que l’on puisse imaginer. Le fashionable Alfred demandait la tête des tyrans et l’abolition de la traite des noirs, au grand ébahissement des négrillons, étonnés d’une philanthropie si subite.

Deux compagnons avaient précieusement glissé de leur chaise sous la table et ronflaient comme des chantres à vêpres ; — les autres gloussaient et piaulaient je ne sais quelle chanson sur un ton lamentable et funèbre, occupation agréable qu’ils interrompaient de temps en temps pour se raconter à eux-mêmes leurs bonnes fortunes, car personne n’était dans le cas d’écouter.

Les femmes, qui avaient résisté plus longtemps, se laissaient enfin entraîner au tourbillon général ; Arabelle même était si grise, qu’elle oubliait d’être coquette.

Phébé, les deux coudes appuyés sur la nappe, regardait avec une fixité stupide une des figures du surtout, qu’elle ne voyait pas.

Quant à la Romaine, elle était admirable de quiétude heureuse : elle dodelinait doucement de la tête et semblait marquer la mesure d’une musique entendue d’elle seule ; un sourire nonchalant voltigeait sur sa bouche entr’ouverte comme un oiseau autour d’une rose, et les longs cils noirs de ses yeux demi-fermés jetaient une ombre de velours sur les pommettes de ses joues colorées d’une imperceptible vapeur rose ; elle avait ses deux mains posées l’une sur l’autre, comme les mains de la Romaine dans le magnifique portrait de M. Ingres, et contrastait singulièrement par son calme parfait avec la turbulence générale.

Pour Musidora, la gorgée de vin de xéres qu’elle avait bue commençait à lui porter à la tête ; une légère sueur lui perlait au front ; la fatigue l’envahissait en dépit d’elle ; quelques grains du sable d’or du sommeil commençaient à lui rouler dans les yeux ; elle s’endormait comme un petit oiseau qui a chaud dans le duvet de son nid : de temps en temps elle soulevait ses paupières alourdies pour contempler Fortunio, dont le magnifique profil se découpait fièrement sur un fond d’éblouissante lumière, puis elle les refermait sans cesser pour cela de le voir ; car les commencements de rêve qu’elle ébauchait étaient tout pleins de Fortunio. Enfin, elle laissa pencher sa tête comme une fleur trop chargée de pluie, ramena machinalement devant ses yeux deux ou trois boucles de ses beaux cheveux blonds, comme pour s’en faire des rideaux, et s’endormit tout à fait.

« Ah ! fit George, voilà Musidora qui a mis la tête sous son aile. Regarde quel adorable petit museau ; elle dormirait au milieu d’un concerto de tambours ; c’est une fort jolie fille, mais je préfère mes Titiens. Entre nous, vois-tu, Fortunio, je n’ai jamais aimé que cette belle fille qui est là-haut couchée au-dessus de cette porte, dans son lit de velours rouge ; vois cette main, ce bras, cette épaule : quel admirable dessin ! quelle puissance de vie et de couleur ! ― Ah ! si tu pouvais ouvrir une heure ces beaux bras et me presser sur cette poitrine qui semble palpiter, je jetterais avec plaisir toutes mes maîtresses par la fenêtre. Pardieu, je me sens une envie du diable de décrocher le tableau et de le faire porter dans mon lit.

― Là, là, Georgio carissimo, piano, piano, vous me faites de la peine, vous allez gagner une pleurésie à vous échauffer ainsi dans votre harnois ; conservez-vous à vos respectables parents, qui veulent faire de vous un pair de France et un ministre. ― Vous avez tort de médire de la nature, qui a bien son prix ; ― tu parles de l’épaule de cette femme peinte ; voilà là-bas Cinthie, qui ne dit rien et laisse errer ses yeux au plafond, en pensant peut-être à son premier amour et à sa petite maison de briques du quartier des Transteverins, et qui a de plus belles épaules que tous les Titiens de Venise et d’Espagne. Approche, approche, Cinthie, montre-nous ta poitrine et ton dos, et fais voir à ce faquin de George que le bon Dieu n’est pas aussi maladroit qu’il veut bien le dire. »

La belle Romaine se leva, défit gravement l’agrafe de sa robe, qui glissa jusque sur sa taille cambrée, et laissa voir un sein d’une pureté de contour admirable, des épaules et des bras à faire descendre un dieu du ciel pour les baiser.

« Je te conseille fort, mon ami George, de lui donner la place que tu destinais tout à l’heure à ton tableau ; il ne lui manque que le cadre. » En disant cela, Fortunio promenait la main sur le dos de la Cinthia, mais avec le même sang-froid que s’il eût touché un marbre. On eût dit un sculpteur qui passe le pouce sur les contours d’une statue pour s’assurer de leur correction.

« Remonte ta robe, nous t’avons assez vue. »

La Romaine fut lentement se rasseoir à sa place.

Quant à George, il répétait toujours : « J’aime mieux mes Titiens. »

Les bougies tiraient à leur fin ; les nègres, harassés de fatigue, dormaient debout, en s’appuyant le dos contre les murs ; la table, si bien servie, était dans le plus affreux désordre, tachée de vin, ruisselante de débris ; les élégants édifices de sucrerie croulaient de toutes parts, largement éventrés ; let ; merveilles du dessert, les fruits, les ananas, les fraises du Chili, les assiettes montées avec un soin si curieux, tout cela était détruit, renversé et gaspillé ; la nappe avait l’air d’un champ de bataille. Cependant quelques convives acharnés luttaient encore avec le désespoir du courage malheureux, et s’efforçaient de vaincre l’ivresse et le sommeil, mais ils avaient perdu toute leur verve et leur entrain ; ils pouvaient à peine faire du bruit et n’avaient plus la force de casser les porcelaines et les cristaux, moyens violents usités pour ranimer une orgie languissante.

George lui-même verdissait d’une manière sensible et venait d’entrer dans cette période malsaine de l’ivresse où l’on se met à parler morale et à célébrer les charmes de la vertu. ― Fortunio seul, toujours frais, l’œil limpide, la lèvre rouge, l’air calme et reposé d’une dévote qui va faire ses pâques, l’esprit aussi libre que lorsqu’il était entré, jouait nonchalamment avec son couteau de vermeil et paraissait tout prêt à recommencer.

« Eh bien ! dit Fortunio, l’on ne boit donc plus ? Quelle maigre hospitalité ! J’ai soif comme le sable quand il n’a pas plu de quinze jours. »

On apporta une immense jatte de punch d’arack, tout allumé ; les jolies flammes dansaient à la surface, en agitant joyeusement leurs basquines d’or ; c’était comme un bal de feux follets.

George remplit son verre et celui de Fortunio, sans éteindre la liqueur enflammée, puis il saisit le bol avec son trépied et le jeta sur le plancher, et dit avec un geste d’ineffable mépris : « Il vaut mieux le jeter que de le profaner en le versant à de pareilles brutes. Faisons-les rôtir, puisqu’elles ne veulent pas boire ; nous le pouvons en toute sûreté de conscience, ce sont des oies. »

La liqueur se répandit sur le parquet toute flambante, et les petites langues bleues de la flamme commencèrent à lécher les pieds des dormeurs et à mordre les bords de la nappe. La lueur de ce petit incendie improvisé pénétra sur-le-champ à travers les paupières le plus invinciblement fermées, et tout le monde fut bien vite debout, même les deux respectables convives coulés à fond dès le commencement de la tempête, et qui eussent été cuits infailliblement tout vifs, si Mercure le nègre et Jupiter le mulâtre ne les eussent aidés à sortir des lieux souterrains et ténébreux où ils gisaient.

« Où est Fortunio ? demanda Musidora en écartant ses cheveux.

― Fortunio ? dit George, il était là tout à l’heure.

― Il est parti, dit respectueusement Jupiter.

― Qui sait quand on le reverra ? Il est peut-être allé déjeuner avec le Grand Mogol ou le Prêtre Jean. ― Ma petite reine, j’ai bien peur que tu ne sois obligée d’aller à pied ou en carrosse de louage, comme une fille vertueuse. ― Si tu le trouves, tu seras bien habile.

― Bah ! dit Musidora, en tirant à demi de son sein un petit portefeuille à coins d’or ; j’ai son portefeuille.

― Ah çà ! tu es donc un vrai diable en jupons ? Voilà une fille bien élevée ; ― jamais des parents ordinaires n’auraient l’idée de vous faire apprendre à voler ! »