CHAPITRE XXII


Nous prions le lecteur de se souvenir d’un certain lit de bois de citronnier, à pieds d’ivoire et à rideaux de cachemire blanc, qui se trouve vers le commencement de ce bienheureux volume ; qu’il y ajoute mentalement un second oreiller garni de point d’Angleterre, et qu’il fasse ruisseler sur la toile de Flandre les longs cheveux noirs de Fortunio avec les boucles blondes de Musidora, comme deux fleuves qui coulent ensemble sans se mêler, et le tableau sera complet.

Nous n’entreprendrons pas de raconter, jour par jour, heure par heure, la vie que menaient nos deux amants. Quel langage humain serait assez suave pour rendre ces adorables riens, ces ravissants enfantillages dont se compose l’amour ? Comment dire en humble prose ces belles nuits plus blanches que le jour, ces longues extases, ces ravissements profonds, cette volupté poussée jusqu’à la frénésie, ― ce désir infatigable renaissant de ses cendres, comme le phénix, toujours plus avide et plus ardent, sans tomber dans le pathos et dans le galimatias ?

Fortunio s’était laissé pénétrer par la passion de Musidora. L’amour véritable est contagieux comme la peste. Tout railleur et tout sceptique qu’il parût, il n’avait pas cette sécheresse de cœur qu’amènent les jouissances trop précoces et trop faciles. ― Il haïssait plus que la mort les grimaces de la sensibilité, et ne se laissait nullement séduire par les minauderies ; l’hypocrisie d’amour était celle qui le révoltait le plus, cependant il était touché du moindre signe d’affection vraie, et il n’eût pas rudoyé une chiffonnière ou un chien galeux qui l’eussent aimé réellement. Quoique ses immenses richesses lui facilitassent l’accès et la possession de toutes les réalités éclatantes et splendides, la petite fleur bleue de l’amour naïf s’épanouissait doucement dans un coin de son cœur ; un sérail de deux cents femmes et les faveurs de toutes les belles courtisanes du monde ne l’avaient aucunement blasé. Il était plus roué qu’un diplomate octogénaire, et plus candide que Chérubin aux pieds de sa marraine, Il avait mené la vie de don Juan, et se serait promené avec une pensionnaire en veste de satin vert-pomme sur les bords du Lignon. Il s’abandonnait tranquillement aux contradictions les plus étranges, et ne se souciait pas le moins du monde d’être logique. Ses passions le menaient où elles voulaient, sans qu’il essayât jamais de résister ; il était bon le matin et méchant le soir, plus souvent bon que méchant, car il se portait bien ; il était beau et riche, et penchait naturellement à trouver le monde assez bien ordonné ; mais à coup sûr, quelle que fût son humeur, il était ce qu’il paraissait être. — Il concevait très bien les choses les plus diverses ; il aimait également l’écarlate et le bleu de ciel, mais il détestait les phrases de roman et le jargon à la mode, et ce qui l’avait charmé principalement dans Musidora, c’est qu’elle s’était donnée à lui sans le connaître et sans lui rien dire.

Il n’était bruit de par le monde que de la victoire remportée par Musidora sur le Fortunio introuvable et sauvage, qui s’était singulièrement apprivoisé ; la petite chatte parisienne aux yeux verts avait dompté le tigre indien ; elle le tenait en cage dans son amour, dont les imperceptibles barreaux était plus solides que des grilles de fer ; elle paraissait l’avoir complètement fasciné, et la pauvre Soudji-Sari devait être bien négligée ; sa beauté était vaincue par la gentillesse de Musidora. — Fortunio se conduisait avec elle plus européennement qu’avec toutes les autres femmes qu’il avait eues depuis son arrivée en France : il l’allait voir presque tous les jours et toutes les nuits, et passait quelquefois des semaines entières sans la quitter. ― Le sultan Fortunio avait pris des façons d’Amadis ; on n’eût pas montré à une princesse des adorations plus ferventes et des respects plus humbles. Cependant il lui prenait quelquefois des retours de férocité asiatique très prononcés ; les griffes du tigre sortaient, acérées et menaçantes, du velours de ses pattes.

Une nuit qu’il était couché à côté d’elle, je ne sais quelle idée saugrenue lui passa par là cervelle ; il se leva, s’habilla, prit la lampe, qu’il approcha des franges de rideaux, et y mit le feu avec un grand sang-froid, puis il entra dans la pièce voisine, et fit la même opération.

Les larges langues de la flamme noircissaient déjà le plafond ; cette éblouissante clarté pénétra à travers les yeux assoupis de Musidora ; elle se réveilla, et, voyant la chambre pleine de flammes et de fumée, elle poussa un cri d’effroi.

« Fortunio, Fortunio, cria-t-elle, sauvez-moi ! »

Fortunio était debout, appuyé fort tranquillement contre la cheminée, et regardait les progrès de l’incendie d’un air de satisfaction.

« J’étouffe ! dit Musidora en se jetant à bas du lit et en courant vers la porte ; mais que faites-vous donc, Fortunio, et pourquoi n’appelez-vous pas au secours ?

― Il n’est plus temps, » répondit Fortunio. Et, prenant Musidora comme un petit enfant qu’on va emmailloter, il la roula dans une couverture et l’emporta.

Une chaleur insupportable et suffocante rendait le passage à travers l’enfilade de pièces qui composaient l’appartement difficile et périlleux pour un homme moins leste et moins vigoureux que Fortunio.

En quelques bonds il eut franchi la dernière porte ; il descendit l’escalier avec la légèreté d’un oiseau, ouvrit lui-même, ― il eût été trop long d’éveiller le suisse enseveli sous les doubles pavots de l’ivresse et du sommeil, ― et monta avec son précieux fardeau dans une voiture qui paraissait l’attendre. Après s’être assis, il posa Musidora sur ses genoux, et la voiture partit.

Les flammes avaient crevé les fenêtres et sortaient en noires colonnes ; toute la maison s’était enfin réveillée, et le cri : « Au feu ! au feu ! » répété sur tous les tons, courait d’un bout à l’autre de la rue.

Les étincelles voltigeaient et scintillaient en paillettes d’or sur le fond rouge de l’incendie. On eût dit une magnifique aurore boréale.

« Je parie que Jack ne se réveillera que lorsqu’il sera tout à fait cuit, » dit Fortunio en riant.

Musidora ne répondit pas. ― Elle était évanouie.