Force ennemie/Première partie

La Plume (p. 3-95).

Pour mon cher B. Moussier.

PREMIÈRE PARTIE


I

Quel étrange réveil ! Certes, je connais cette chambre, mais il me semble bien qu’il y a des mois, peut-être des années que je ne l’ai vue !

Ces parois de planches jaunes, cirées, m’ont été jadis assez familières ; mais pourquoi les avoir capitonnées depuis le parquet jusqu’à hauteur d’homme avec d’épais, d’énormes matelas recouverts de drap gris, — de « drap de wagon » ?

La lumière dorée du matin flue par une large fenêtre grillée aux barreaux médiocrement serrés.

Voyons : en me levant, en allant regarder par une vitre, je suis sûr que je vais apercevoir un grand bâtiment blanc, luisant, comme stuqué, un vaste jardin raidement dessiné par un sous-Lenôtre contemporain et une sorte de tour en bois[1] toute plissée de lamelles de jalousies.

Eh oui ! c’est bien cela ! Et je reconnais, là-bas, cette colline frisée de bosquets ; plus près, ce petit clocher frêle d’un gris doux que rosit un peu la verdure ; et, sur cette butte rougeâtre, l’orme solitaire qui paraît géant. Comment tout ce paysage peut-il m’affecter à la même minute — et comme un spectacle habituel et comme une vision perdue dans le vague des temps ? Singulière contradiction qui me trouble d’une bizarre inquiétude : serais-je devenu très vieux sans le savoir ? Aurais-je sommeillé des lustres ou un siècle ? Suis-je une espèce de très ridicule, de très vilain « Beau au bois dormant » ?

Ces sottes idées m’écrasent d’une si lourde tristesse, d’une si oppressante « pesadumbre », — diraient les Espagnols, — que je veux tout oublier, de nouveau.

Je me recouche, laisse tomber ma tête sur l’oreiller et ferme les yeux… À moi les bons menteurs de songes ou la divine inconscience !

Cllaccfffrrr… Ce bruit dur, — autoritaire et menaçant, dirait-on, — me terrifie au point de me paralyser. C’est à peine si j’ose entr’ouvrir les paupières et ce que j’aperçois ne me rassure nullement : un guichet bée dans la boiserie, au-dessus de ma tête ; deux yeux bleus très pâles me dévisagent, — avec férocité, me figuré-je. Mais bientôt j’ai honte de ma couardise, je me dresse sur mon séant et crie d’une voix aussi formidable que possible :

— Qu’est-ce que vous f…ichez là ? Voulez-vous bien me laisser dormir et aller espionner ailleurs !

L’ouverture du guichet est de belles dimensions. Une tête en sort qui fait une grimace de pitié, — une tête trouée des étranges yeux pâles, — ornée d’un mince nez en bec de perroquet et de longues moustaches tombantes, plus jaunes que la paroi. Elle ouvre une bouche que tord un assez laid rictus exhibant une dentition mordorée, — à petits créneaux — et profère des sons :

— Y a pas d’offense de ma part et je suis heureux de voir que ça va mieux « de la vôtre ». Si « Monsieur » veut « kekchose », je vais « vous » le sercher.

— Donnez-moi à manger… n’importe quoi ! Mais auparavant… pourriez-vous me dire ce que je fais ici ?

— Dans un estant… je vais vous ezpliquer…

L’homme referme son « guignol » et le voilà parti.

Dix minutes plus tard j’entends des grincements de verrous et le lourd clapotis d’une grosse serrure.

Le possesseur des yeux pâles et de la moustache jaune entre, agite des clefs géantes, repousse la porte et s’approche de mon lit, un plateau à la main.

— Voilà l’artique demandé.

— Merci. Mais, maintenant, allez-vous répondre à ma question de tout-à-l’heure ?

— Tout de suite… D’abord, que « Monsieur » mange.

— Bon, je ne demande pas mieux… Voyez ! Parlez à présent ! où m’a-t-on fourré ? Je vois que je ne suis pas en prison : il y a bien les verrous, mais…

— Non ! « Monsieur » n’est pas « dans la honte ». Il s’est trouvé « dans le malheur » tout simplement. « Vous » avez été malade, très malade…

— Alors je suis dans… un hôpital ?

— C’est ça, sans l’être…

— Enfin, quoi ?

— C’est une maison pour les personnes souffrantes… comme Monsieur.

— Une maison de… santé ?

— On appelle ça comme ça, des fois, — si on veut.

J’ai un frisson si violent que j’en éprouve comme une douleur dans la nuque, puis tout le long de la colonne vertébrale :

— Vous ne voulez pas dire que je me trouve dans un asile d’aliénés !…

— Oh ! vous « ezpliquez » les choses d’une façon !… Et puis il ne faut pas vous frapper, c’est pas une de ces baraques à bonnes sœurs où on déniche des erquésiastiques dans tous les placards… Ici c’est libre : ça n’appartient ni à l’État ni aux « Cléricaux » ; c’est l’établissement du docteur Froin.

— Et ça se trouve ?

— À Vassetot, donc ! Vous savez bien !

— Mais, j’ai des parents par ici !

— Parbleu ! c’est M’sieur vot’ cousin qui vous a « apporté » l’autre jour ! il a dit comme ça que vous vous étiez trouvé souffrant en promenade à Dieppe et qu’y savait plus quoi fiche avec vous. Le dites pas « que je vous ai dit qui » ! C’est défendu ici ; mais je vous vois si tranquille, si « plaisant »…

— Ah ! si Roffieux est dans l’affaire, je ne suis plus surpris ! En tout cas, vous avez raison ; je suis très calme et n’éprouve pas la moindre colère contre… cet… individu. Mais vous dites : « l’autre jour » ? Il y a donc peu de temps que j’ai été… mis au frais dans cette chambre ?…

— Après-demain il y aura deux semaines.

— Vous êtes sûr que je n’étais jamais venu ici… autrefois ? Il me paraît que j’ai déjà vécu entre ces quatre murs mais qu’il y a des siècles de cela…

— Oui, on dit que ça produit de ces effets-là. C’est des idées que vous avez, car moi « qu’y a dix ans que je reste dans la maison », j’ai pas jamais vu le « pareil de Monsieur ». Je peux lever la main de ça ! Mais, vous savez, voilà comment ça peut s’arriver : on « apporte » une personne ici, en voiture, « par exemple » ; on la présente au Directeur qui l’admet. Ça fait qu’alors on a tout d’un coup besoin de faire une visite à kékun qui demeure à côté ; le directeur aussi ; et c’est pas la peine que la personne apportée se dérange ; c’est une visite embêtante « et ci et l’autre » ; la « personne » attendra en se reposant : Alle est un peu fatiguée. Étant indisposée, alle a eu de l’egzitation ; ça va mieux mais faut la ménager. Seulement alle s’ennuierait dans le cabinet du Directeur qui est pas une pièce « avantageuse » : « Ça fait qu’alors » on va l’acconduire dans un endroit où qu’y a une bien belle vue et des journaux illuscrés. — Ça va bien pour une petite domieure : La « personne » regarde par la fenêtre, raffûte dans l’appartement, alle trouve tout ça « gentil et comme-il-faut ». Mais après ça, alle s’impatiente et quand çui-ci ou çui-là lui egzplique qu’on n’a pas pu revenir la sercher et que le Directeur l’invite, « sensé » par amitié, à passer la nuit dans l’établissement, la personne veut s’en aller, on l’empêche : « Ça fait qu’alors » elle se fâche, a… une attaque de nerfs ; on la couche — et elle reste des dix ou douze jours tantôt dans l’egzitation, tantôt dans le sommeil. Quand alle est guérie a’ se souvient d’un peu de ce qu’alle a vu l’promier jour ; mais ça lui semble « loin de loin ». Y a rien comme l’egzitation pour faire paraître le temps long… après ; parce que « durant » c’est pas ça qui gêne.

L’homme au bec de perroquet n’est pas aussi absolument idiot qu’on pourrait le croire en le regardant tout d’abord… et en entendant certaines de ses phrases. Il vient, je le vois, de me raconter à sa manière, tantôt fort stupidement et maladroitement, tantôt avec des précautions assez heureuses, l’histoire de mon entrée dans l’établissement du Dr  Froin. Çà et là, au cours de son bref récit et surtout en son explication finale, il s’est peut-être même montré capable de sécréter une certaine dose de psychologie rudimentaire.

Eh non ! c’est un crétin, — puisqu’il m’a permis de savoir que j’avais été fou pendant une dizaine de jours. Il aurait dû s’arranger pour me laisser ignorer cela… longtemps. J’aurais pu croire… quoi ?… qu’aurais-je pu croire ?…

Au fait, c’est moi le crétin ! Que vais-je demander là à un pauvre diable abruti par ce milieu, après une première éducation reçue, sans doute possible, sur un fumier de campagne !

Quoi qu’il en soit, puisqu’il compatit évidemment à mon malheur, j’aurais bien tort de l’indisposer contre moi ; il a la langue longue, il peut donc m’être utile quand j’aurai besoin d’être renseigné…


On dirait que la mémoire me revient un peu : oui, les façons mystérieuses de Roffieux, Dieppe, la voiture, l’arrivée dans l’ « Établissement », le départ du cousin pour la fausse visite, voire même ma colère, — je me souviens « brumeusement » de tout cela. Mais il est indispensable que j’ « alimente » la conversation si je tiens à demeurer dans les bonnes grâces de mon gardien. Les individus de son espèce détestent par-dessus tout le mutisme des « gens fiers », des « mufes bourgeois » ; (je dois lui faire l’effet d’un bourgeois, hélas !) Je lui pose donc la première question venue :

— Et Roffieux ? mon cousin ? A-t-on reçu des nouvelles de lui depuis qu’il m’a voituré jusqu’ici ?

— Ah ! il est venu il y a cinq jours, lundi dernier, il est parti une domieure (demi-heure) après, très contrarié : il disait comme ça qu’il avait bien de l’ennui que Monsieur voulait pas le reconnaître et qu’il reviendrait peut-être l’autre lundi, après-demain.

Voici qu’une nouvelle idée me traverse le cerveau : une idée de fou, certainement. Je me rappelle, à présent, avoir parlé au Directeur, mais il me semble qu’à peu de minutes d’intervalle il a subi une métamorphose complète : d’abord grand, gros, peut-être sexagénaire, il est devenu tout à coup jeune, de taille et d’embonpoint plus que médiocres, son poil grisonnant a pris des teintes d’un fauve roux. La voix seule ne changeait pas. Je confie ma singulière impression à mon gardien, tout en prenant soin de la « traduire » de manière aussi peu démente que possible.

— Non, non ! me répond l’homme aux moustaches éplorées. Notre maison n’a pas deux directeurs. Voilà ce qu’il y a : le Patron, le Dr  Froin, le seul patron, a amené, comme adjoint, qu’y disent, de son pays, de Franche-Comté, — une espèce de petit singe de médecin qui a le même agzent que lui, qui imite son parler, ses espressions et toutes ses magnières, — un « bas du dos » si enragé de montrer qu’il est quelque chose ici qu’il arrive toujours sur les talons de son chef quand il y a « de l’entrée ». Ça serait un petit malade de quatorze ans qu’y ferait le même fourbi pour l’épater et se rendre important. Dès que le père Froin a le dos tourné c’est lui qui joue au directeur, qui chahute, qui fait de la mousse. Il imite plus personne alors ! Si Monsieur était fatigué du voyage y se sera « confusionné » et n’aura plus su à quel moment « le petit s’est détaché du gros » pour continuer la conversation sur le même ton que le Patron, mais avec moins d’arménité. Moi qui suis habitué, je reconnais leurs voix l’une de l’autre, les yeux fermés. Celle du petit, du Dr  Bid’homme, c’est bien plus râpeux, plus essolent, tandis que le père Froin c’est que magistueux. Mais des « nouvelles gens » comme vous, ça sait-y, la première fois ?

— C’est un brave homme, le Dr  Froin ?

— Il est bien avenant, bien « parlant ». On dit qu’il est « scientifique comme un musée ». En tout cas, il est bon pour les « malades ». Il les embête pas, pas même assez que raconte « par derrière lui » son second. Oui, le Dr  Bid’homme, il est toujours à chanter qu’y a pas de descipline ici, que les « malades » les moins récarcitrants se promènent trop à leur aise dans les jardins, qu’on en a vu parler aux femmes, près de l’autre bâtiment ; qu’ailleurs, dans le Doubs, il a été employé dans une maison où c’était sérieux, où les presque guéris eux-mêmes ne bougeaient pas de leurs sections, tantôt casernés dans les salles, tantôt en récriation dans des cours dont les portes s’ouvraient que pour le gros monde

— Vous ne l’aimez guère, ce Bid’homme…

— Comme la bronchique et les engelures… Sitôt que le père Froin est sorti il tarabuste tout le bazar « de la tête aux pieds ». Les infirmières de l’aut’bâtiment crèvent de coliques quand elles le voient sans son « employeur ». Nous autres, on est plus d’attaque, mais c’est eugal, des fois on se sent tournibulé tout de même.

— C’est tout à fait un mauvais diable ?…

— ’coutez : je vais vous répondre comme je le ferais à personne, passque, réellement, vous êtes « un malade » bien convenabe et « raisonnant »…

Un nouveau frisson me parcourt, qui n’a rien de délicieux…

— Oui, je vais vous parler, je pourrais dire comme sous le siau de la confession, si j’étais un clérical, mais ne répétez jamais ce que je vous confie là ; c’est grave !

La figure de mon « gardien » prend une expression mystérieuse, alarmée. Il se penche vers moi et c’est presque à mon oreille qu’il murmure d’une voix éteinte :

— Le Dr  Bid’homme, vous voulez que je vous donne mon « opinion de jugement », eh bien, c’est un « nom de Dieu » !

Cette qualification blasphématoire a, sans doute, pour lui, un sens terrible ; ces trois mots doivent contenir des océans d’horreur, constituer la suprême injure, flétrir à jamais ; car l’homme aux yeux pâles tire frénétiquement sa moustache jaune et sa physionomie angoissée me révèle qu’il se repent déjà de s’être si dangereusement compromis.

— Je vous assure, conclut-il, que j’aime mieux ne plus revenir là-dessus, jamais, jamais. D’ailleurs pourquoi ? À présent vous savez tout et je vous demande le silence le plus abzolu.

Son émotion me gagne. Pour détourner le cours de ses inquiétudes, je le prie de bien vouloir débarrasser mon lit de deux assiettes qui me gênent ; l’une contient encore une tranche de viande froide, l’autre un fort morceau de gruyère. Mon gardien dépose la première dans le tiroir de la table de nuit, met la seconde — sous clef — à un étage quelconque de la commode avec une tasse vide, un couteau et une fourchette et se retourne vers moi, déjà soulagé par la satisfaction du devoir accompli. Il pontifie un peu :

— ’faut avoir de l’ordre : c’est pas un bon système de tout laisser traîner à la valdrague, on retrouve plus rien après ! Oh ! c’est pas que j’accuserais Monsieur de s’approprier la vaisselle de l’établissement, mais un agzident s’est si vite arrivé !

Il regarde sa montre et change de ton :

— ’c’est pas tout ça : voilà sept heures. Vous allez pas tarder à recevoir la visite de Bid’homme. Quand le service est pas désorganisé y commence toujours par cette aile-ci, l’aile des à part. J’aime autant le rencontrer dans le couloir qu’ailleurs. ’y a du champ et Bid’homme a la patte leste.

Là-dessus il fait une belle sortie sur les pointes gigantesques de ses pieds, en m’adressant une quantité de gestes avertisseurs qui me recommandent, sans doute, la discrétion, la prudence, une circonspection extrême dans mes rapports avec le terrible petit médecin.

II

Il a dû survenir quelque accident qui aura désorganisé le service car voici deux heures qu’on n’a fait jouer les ferrailles de ma porte quand j’entends une voix à la fois joyeuse et dure que je reconnais !

— Léonard ! cochon ! barbouillé ! Où traîne-t-il ses sales espadrilles ? Ah ! vous voilà, espèce de loupe ! Débarricadez-moi cet antre un peu lestement ou bien…

Nouvelle musique de serrures et de verrous !

L’huis massif reçoit une impatiente poussée et m’apparaît, tout botté, un petit bonhomme de noir vêtu, redingoté, paré (?) d’une cravate blanche un peu jaunie, mais coiffé d’un bonnet de boyard, portant éperons aux talons et cravache à la main.

Il a des yeux d’une méchanceté allègre, des sourcils fauves, — en brosses à dents, — une grosse moustache plus rousse, — en brosse à ongles, — une barbe panachée de roux et de fauve, taillée en deux pointes très écartées. Le nez court et droit, — mais droit dans le sens horizontal, — semble viser des canons de ses narines, un objet ou un être placé à quinze mètres de son possesseur ; et bien qu’embroussaillée de poils, la mâchoire se révèle terriblement saillante, simiesque, trop volumineuse pour les proportions de la tête.

Il se détourne pour jeter sa cravache sur une chaise.

Son buste relativement haut et large, aux épaules remontantes, est absolument plat de profil et rigide comme une plaque de cuirassé. Les jambes épaisses et courtes pourraient appartenir à un enfant de douze ans assez « développé. »

Il souffle avec bruit en marchant et dégage un composite parfum de cigares, de drogues et de balayures d’écurie. À le voir se frotter les mains, cligner de l’œil, glousser de petits rires comme distraits, tout en faisant claquer sa mâchoire, sa féroce mâchoire, et en fronçant ses vilains sourcils hérissés, je n’ai pas grands efforts à faire, surtout après la recommandation de Léonard, — puisque c’est Léonard, — pour deviner en lui le parfait « mufle » qui joue au bon garçon, pour la minute :

— Crebleu ! crebleu ! On m’y repincera, à cheval, un jour de boue !

Il s’adresse au mur, à la fenêtre, aux arbres de la cour. Selon toute apparence je n’existe pas pour lui, — bien que je l’aie vu me regarder très fixement quand il est entré. Il s’approche d’une table, bouscule des livres qui s’y trouvent, a l’air de chercher quelque chose, examine le marbre de la commode… Intrigué, je ne perds pas un de ses gestes… Mais sa petite comédie, — si c’est une comédie, — ne dure qu’un instant.

Brusquement il pivote sur les talons, s’approche à grands pas de mon lit ; le voici à moins d’un mètre de moi. Il me plante ses yeux dans les yeux et part d’un éclat de rire :

— Ah ça ! je vous parais donc énormément drôle, que vous écarquillez les paupières comme cela !

Sa voix très gutturale et très sonore semble insistante ; il prolonge certaines syllabes comme pour bien affirmer qu’elles sont d’une extrême importance et qu’il ne les a pas employées au hasard.

Je ne puis m’empêcher de lui faire cette réponse bête :

— Drôle, peut-être, mais nullement surprenant, assez banal au contraire. Avant de vous parler dans le cabinet du Directeur, je vous avais déjà rencontré dans les Contes d’Hoffmann et d’autres bouquins de ce genre.

Ses sourcils dessinent deux brosses circonflexes et l’on dirait qu’ils vont pointer en avant, pour attaquer.

— Allons ! vous n’êtes pas aussi bien réveillé que je le croyais !… Et vous ne vous souvenez pas de m’avoir vu depuis le moment où je vous ai adressé la parole dans le Cabinet di-rec-to-rial ?

Ces deux derniers mots avec amertume. Je l’ai blessé en lui rappelant qu’il n’est que le second dans la maison.

— Non, je ne m’en souviens pas…

— Tant pis ! — Mais c’est exactement ce que je croyais. Et comment vous trouvez-vous ce matin ?

— Plutôt bien.

— Avez-vous mangé ?

— Avec appétit.

— Ce n’est pas trop tôt, car, ces derniers jours, ce qu’on a pu vous obliger à prendre n’a pas été grand’chose.

Je me préoccupe bien de cela ! C’est du passé ! Ce qui m’inquiète, c’est l’avenir immédiat. Je lui demande avec impatience :

— Et combien de temps pensez-vous me garder encore ici, je vous prie ? Si j’ai été fou, je ne le suis plus ; je suis encore un peu faible et voilà tout. Pourriez-vous me renseigner à ce sujet ?

Les sourcils de Bid’homme se hérissent de plus en plus :

— Il vous serait facile de me parler sur un ton moins impoli ; mais je vais vous répondre catégoriquement : Vous sortirez de cette maison dès que je… dès que l’on jugera à propos de vous en laisser sortir.

— Me voilà bien avancé ! Enfin vous n’avez pas l’intention de me conserver ici sous clef indéfiniment. Je suis absolument raisonnable et ne puis être un danger pour personne.

— Vous êtes encore très excitable et très nerveux, comme tous ceux qui se sont mis dans votre cas.

— Que voulez-vous dire ?

— J’entends, comme tous les alcooliques.

— Ah ça ! êtes-vous venu ici pour m’insulter ?

— Eh ! vous commencez à m’échauffer les oreilles ! Et vous me tapez sur les nerfs ! Est-ce qu’on insulte un ivrogne, un soûlaud, en lui disant qu’il est un soûlaud ?

Je fais tous mes efforts pour demeurer de sang-froid et réplique très posément :

— Je veux bien admettre que j’aie certains excès à me reprocher. J’ai été jusqu’à ces temps derniers, malgré mon apparence, un homme de très forte constitution, gros mangeur et grand buveur. Pourtant je vous assure que je n’ai jamais souffert de mon « intempérance » avant d’avoir éprouvé de cruels ennuis récents. En tout cas, il me semble que le rôle d’un médecin est de soigner et non d’injurier. Quand je quitterai cet établissement vous pourrez m’adresser des recommandations… aussi courtoises que possible. Là s’arrête votre droit.

— Vous me tapez sur les nerfs ! Je vais, peut-être, prendre des gants !…

— Bon ! supposons pour un instant que vous agissiez admirablement en me parlant comme vous le faites ; mais pourrai-je vous demander qui vous a si bien mis au courant de mes habitudes ?

— Vous allez me poser des questions, encore ! Mais c’est le monde renversé !

— En effet ! C’est vous qui auriez dû me poser quelques questions avant de prendre pour argent comptant tout ce qu’il a plu à M. Elzéar Roffieux, mon illustre cousin, de vous débiter sur mon compte. Je me souviens très bien que c’est lui qui m’a amené.

— Mais vous m’embêtez à la fin ! Vous me retapez sur les nerfs ! Si vous savez qui, pourquoi m’interrogez-vous ? Et puisque vous me faites « sortir de mon caractère », je vous dirai une bonne fois que, quand un « malade » est dans votre situation, sa façon d’envisager les choses importe fort peu. Surtout quand il s’agit d’un malade qui se croit « pohâte », qui « rimaille » depuis des années, auquel on a mis cent métiers dans la main et qui en est toujours revenu à son grattage de papier ! L’opinion de la famille a seule du poids.

Il trouve un argument, — selon lui décisif ; — et cette découverte le remplit d’une telle joie, d’une telle estime pour lui-même, qu’il se redresse comme un petit coq de Cayenne et me parle de très haut, si j’ose m’exprimer ainsi quand il s’agit d’un pareil gnome.

(Cette détestable plaisanterie est de Léonard qui, malgré sa crainte du petit médecin, a eu la curiosité d’entrer deux ou trois fois dans la chambre, pendant la visite, pour les besoins du service, affirme-t-il).

Les sourcils de Bid’homme pointent obliquement vers le ciel ou plutôt vers le plafond de la chambre et sa voix clangore, triomphale :

— Et puis est-ce vous qui vous êtes confié à nous pour le traitement ? Non, monsieur Philippe Veuly, c’est une autre personne qui vous a remis entre nos mains. Alors je ne dois d’explications qu’à cette personne.

Il exulte. Il n’y a vraiment pas de quoi, mais il exulte.

— Monsieur le docteur Bid’homme, je suis trop poli pour vous dire ce que je pense d’un pareil raisonnement.

— Pensez ce que vous voudrez : « C’est comme ça » ! Du reste, je perds mon temps ici : je vais aller voir des malades un peu moins insolents et butés que vous. Toutefois je ne veux pas être venu pour rien dans votre tanière. Vous êtes très « excité » ; (serai-je toujours poursuivi par cet affreux mot ?) « Léonard vous aura donné du vin ou du café à boire ce matin, nous allons supprimer tout cela : rien que de l’eau rougie et de la tisane ! Ah ! si j’étais tout à fait le maître ici !… Il y a, est-ce à Vienne, est-ce à Bruxelles, est-ce à Copenhague ? un excellent hôpital pour les gens de votre espèce. On n’y boit jamais que de l’eau claire, de l’eau, de l’eau et encore de l’eau ! — Et je voudrais, moi, que ce fût de l’eau qui, bien que saine, eût un goût atroce, un goût… de… saloperie ! — Ça embêterait les sales poivrots ! Mais on est encore trop sentimental en Europe !

J’ai le tort de me laisser, de nouveau, gagner par l’impatience et de crier au Bid’homme :

— Quand donc y aura-t-il des hôpitaux pour les médecins aliénistes ? Si j’en connaissais un je vous donnerais immédiatement une lettre de recommandation pour son directeur ! Car vous avez besoin de soins, vous aussi, puisque vous appelez cela des soins !

Bid’homme se fâche pour de bon et oublie radicalement qu’il a reçu mission de soigner.

— Ah ! cochon ! vous me tapez sur les nerfs ! J’ai vu bien des ivrognes dans ma vie, mais jamais un aussi infect et révoltant soûlaud que vous !

Puis, satisfait de « ne me l’avoir pas envoyé dire », il se dirige noblement vers la sortie. Il cueille, en passant, sa cravache et s’en sert pour épousseter ses bottes avec une exaspérante désinvolture. J’écume, littéralement. Il ouvre la porte, son « beau corps » disparaît… quand… je ne sais vraiment de quelle façon la chose s’est passée ! — quand l’assiette si pieusement déposée par Léonard dans le tiroir de la table de nuit — se pulvérise avec fracas contre l’épaisse masse de chêne qui tourne encore sur ses gonds. Le tiroir est ouvert et je me retrouve, pieds nus, en chemise, au milieu de la pièce, tout secoué de l’accès de rage qui m’a fait sauter du lit.

Bid’homme hulule :

— Léonard ! cochon ! barbouillé ! ici tout de suite !

Mon « gardien » n’était pas loin. Le voici, épouvanté, ses yeux pâles tout ronds, sa longue moustache plus éplorée que jamais. Il entre, suivi de Bid’homme qui le pousse devant lui et jure comme un défroqué : « Sacré nom de »… toutes sortes de choses ! Il y en a bien pour deux minutes de ces sacrés noms plus profanes que sacrés, car j’entends surtout parler d’enfants de femmes plutôt immodestes, d’hôtelleries où ces mères d’une triste progéniture prennent pension sous l’œil tolérant de la police, de hauts pontifes certainement peu délicats dans leurs goûts, d’insectes, de poissons, d’… anciennes génisses, etc. etc…

Il est couleur de prune de monsieur, — Bid’homme ! Le flot de sa coléreuse éloquence finit par se filtrer de jurons et il vocifère, le nabot :

— Ce sagouin-là ! Vous m’entendez, Léonard ! Vous allez me le coller dans une baignoire… Et pas d’eau chaude !… l’autre robinet ! D’abord il « pue ! » (J’espère que cette assertion est gratuite). « Oui, il pue, le cochon ! Et vous m’aérerez la porcherie où il couche ! Quand il sera calmé et désinfecté, vous me l’emmènerez dans les cours et dans les « terrains » (puisque c’est l’habitude ici !) pour le fatiguer, l’éreinter un peu. Vous le ferez marcher au moins trois heures et vous aurez soin de lui montrer le coin des « Agités » où on le f… ourrera s’il recommence !

Le bain froid n’a rien pour me déplaire ; mais j’affecte d’être indigné de la tyrannie du gnomique docteur. Je veux qu’il me croie aussi épouvanté que furibond. Comme cela, il se décidera, sans doute, à me « châtier » toujours désormais en m’infligeant le « supplice de l’eau » il ne doit pas aimer les bains, lui, Bid’homme, si j’en puis juger par la teinte grise de son cou et je n’ai qu’à crier un peu fort pour qu’il éprouve des joies d’inquisiteur à me faire immerger le plus souvent possible.

Je hurle :

— « Pas de bains froids ! Sacré nom ! (à mon tour). Ça me tuera ! Ça me donne des coliques de Miserere ! (Ce nom de bizarre affection est lancé au hasard, je ne sais pas ce que c’est, au juste). Au secours ! À l’assassin ! »

Mes vœux sont comblés. Le « féroce tourmenteur » exécute une série de ricanantes et diaboliques grimaces avant de prévenir Léonard de ses intentions dans les termes suivants :

— Et puis, c’est tous les jours que vous me le dessalerez, ce m…hareng-là ! Et quand il m’aura em…bêté, ce sera deux trempettes. Ah ! je le tiens, à présent, le sale bougre ! Et nous essaierons de la douche s’il me tape trop sur les nerfs !

Il sort dans un état de jubilation que je ne saurais décrire.

III

J’ai pris un bain délicieux, trop court, à mon gré, mais Léonard a pensé devoir l’abréger « pour c’te raison qu’y faut pas que le sang s’éluge. » Il bafouille encore quelque chose au sujet des eztrimités, des congections cérébrales, tout en m’aidant à me rhabiller. N’ayant jamais eu de valet de chambre je suis plutôt gêné par cette collaboration. Enfin la toilette est achevée : allons visiter les cours et les « terrains ».

Léonard me fait sortir par une autre issue du « pavillon des bains ». Nous suivons une sorte de couloir à ciel ouvert, entre deux constructions blanches et basses, pareilles à tels bâtiments scolaires.

Nous voici arrêtés devant une porte d’aspect moyen-âgeux, bardée de fer, ornée d’une serrure grosse comme quatre dictionnaires de Quicherat. Mais mon gardien promène un trousseau de clefs de dimensions, sans doute, inconnues jadis à la Bastille. Il en choisit une avec laquelle on briserait des pavés et l’obstacle cède presque sans bruit.

Nous sommes dans une grande cour plantée de hauts arbres épais, entourée de préaux au sol bitumé. Au milieu bombe une petite pelouse que bordent comme d’une chaîne de médaillons ovales des corbeilles de fleurs d’une jolie diaprure.

Autour de la pelouse et sous les préaux circulent par groupes de trois ou quatre, comme des collégiens en récréation, des gens d’apparence, en général, paisible, de mise propre, qui semblent converser avec douceur ou réfléchir profondément entre deux phrases prononcées ou écoutées. Ces promeneurs ne font aucune attention à nous. Ils paraissent « supérieurs » aux soucis ordinaires de la vie, préoccupés uniquement de suivre le cours de certaines pensées qu’ils peuvent se communiquer entre eux, — au besoin, — pas toujours, — mais qui seraient incomprises ou tout au moins faussées par le médiocre intellect d’auditeurs appartenant à un milieu plus vulgaire. Ils ont, par instants, des sérénités de fakirs hindous.

— Ah ! ceuze-là ! me confie Léonard, c’est la crême de la crême ! C’est bien rare si on a du chambard avec eusse. Ou alors c’est qu’on a été les sercher, les porvoquer ! Je dis pas qu’y y a pas des fois !… Mais pour ce qui est « du général » y en a pas de plus distingués. C’est au point que Monsieur qui est bien moins abruti qu’eusse, bien plus gentil, bien plus vivant, y serait pas une bonne société pour ces personnes-là ; y leur donnerait, des jours, de son egzitation. » (Encore !) Le seul malheur avec des gens « si bien » c’est que, pour certains, tout d’un coup ça sange et c’est alors des intervalles de maladie noire. Oh ! quand ces accès-là les prennent, y a plus, y a plus ! ’Y sont salement enquiquinants !… Rarement méchants, par exemple. C’est pas comme les maladies noires que je vous montrerai dans une autre section. Là y a pas de mal plus dangeaireux. ’Y en a que je vois pas actuellement, qui sont de la bonne catégorie mais moins satisfaits et qui n’aiment pas les autres. Ils viennent rarement par ici, bien qu’ils appartiennent à la cour. Ils préfèrent un petit jardin de moins d’espace qu’est là-bas derrière et qui « communique » avec une belle pièce qui leur sert comme de clubre, de cerque, comme on dit. ’Y sont que cinq en tout. Nous les appelons les Philosophes vu qu’y en a un qui a été médecin « reçu et de pratique » ; deux étaient avocats ; un autre « a fait » l’ « agteur de théâtre » et le dernier, le plus embêtant, on dit qu’il écrivait des « feuilletons de pouésie » et aussi d’histoires d’aventures pour les journaux et autres

— Tiens, un confrère !

— … C’est-y que vous voulez les voir ? ’Y a pas à sanger de quartier.

Certainement, je veux les voir ! Je crois que je sympathiserai plus facilement avec ceux-là qu’avec les Mahatmas timbrés pour lesquels je suis trop egzitè.

Cette fois pas de portes closes, pas de serrures. Une grande salle s’ouvre sur l’un des préaux. Nous la traversons, médiocrement charmés par des senteurs aigres ou fades qui m’écœurent même un peu. C’est le réfectoire des « bons apôtres » de la première division. Mais une bouffée d’héliotrope et de réséda chasse le malaise. Nous marchons sur le gravier très fin d’une allée cernée de deux rangées de frais arbustes ; d’étroites plates-bandes embaument. Vingt pas à faire, une marche à monter et nous entrons dans une pièce qui me paraît moins belle qu’à Léonard. Elle est assez propre mais, bien que très vaste, ne contient qu’une table et quelques chaises.

Cinq messieurs des plus « comme-il-faut », ainsi que mon gardien me le fait observer, se lèvent avec une affectation d’extraordinaire politesse. Je réponds à cinq saluts et serre cinq mains — tendues de façon assez noble.

Quatre de ces gentlemen se rasseoient aussitôt, en me priant, en chœur, de les imiter et reprennent des poses dignes bien qu’un peu accablées. Mais le cinquième reste debout et, passant son bras sous le mien, me contraint doucement d’accomplir le périple de la chambre, comme désireux de me faire les honneurs des murs nus, de la natte passablement éraillée et des sièges semés çà et là.

Quand il juge que je me suis bien familiarisé avec les craquelures du stuc des parois il me mène vers une chaise qu’il a soin d’épousseter avec son mouchoir et me supplie — en propres termes — d’y prendre place. Il en choisit alors une autre, s’installe auprès de moi et se met à causer en hôte désireux de rompre la glace, — de mettre le nouveau venu complètement à son aise :

— J’espère, Monsieur, que vous n’êtes qu’en visite dans cette maison, — du reste bien tenue et suffisamment agréable. Je regretterais que vous y fussiez en résidence — et pour les mêmes raisons que ces Messieurs et moi.

Je lui réponds que je crains bien que mon séjour chez le Dr  Froin ne se prolonge au moins de quelques semaines.

— Vous m’en voyez, Monsieur, très peiné. Je redoute pour vous des journées assez dures à passer. D’autant plus que vous êtes, j’en suis sûr, très légèrement atteint. Je suis médecin, le « docteur Magne… » (Il salue)… et connais la marche de la plupart des affections qui rendent l’internement nécessaire. J’ai pu faire diverses observations sur mes amis ici présents et sur moi-même, ce qui n’a rien de gai. Eh bien ! je suis désolé que mon collègue Froin vous ait retenu ici car il est rare qu’il se trompe… Quelquefois cependant…

Il a un sourire singulier, un clin d’œil mystérieux que je prends pour des symptômes de son état mental…

Je lui demande, un peu malgré moi :

— Alors vous avez conscience que tout ne… se passe pas régulièrement en vous ?

— Assurément ; bien qu’il y ait une puérile exagération dans les propos du médicastre Bid’homme quand il affirme que les cinq individus que vous voyez devant vous sont fous à lier ; (et je me permettrai de vous faire remarquer que ce n’est guère là le langage d’un médecin s’adressant à des patients). — Il est trop certain que le fonctionnement de nos cerveaux n’est pas toujours normal ; n’est-il pas vrai, mes chers amis ?

Ses quatre compagnons ont un hochement de tête éloquent.

— … Nous avons, par exemple, constaté le phénomène suivant — et les uns chez les autres — et chacun de nous en lui-même : il nous arrive souvent, contre notre vouloir, en dépit de nos réels efforts pour nous contraindre au silence et à l’immobilité, — de prononcer telles paroles, de commettre telle action qui prouvent surabondamment que le parleur, que l’être agissant est dans une période de très légère insanité. Voici un fait entre mille : dernièrement le fâcheux Dr  Bid’homme nous fit l’immense plaisir, — je le dis sans la moindre charité, — mais tant pis ! — nous fit l’incommensurable plaisir de contracter une fièvre peu dangereuse mais qui le retint quelques jours dans son lit. Nous étions donc momentanément débarrassés des visites de ce polisson mal embouché, capricieux et méchant. Nous éprouvâmes tous cinq une impression de temporaire délivrance positivement exquise mais gâtée pour moi par une affreuse obsession : je comprenais le mieux du monde, moi-même, que c’était ridicule, invraisemblable, imbécile, mais — n’étais-je pas poursuivi par l’idée fixe que, si Bid’homme venait à se trouver en danger de mort, il importait que ce fût moi, moi seul qui lui adressasse les dernières paroles de consolation. Notez bien qu’il ne m’entra jamais dans la tête que j’eusse reçu les ordres et que les ornements sacerdotaux pussent me seoir mieux qu’une ceinture de sauvetage à un squale !… Mais dès que faiblissait ma volonté de reporter ma pensée sur d’autres sujets de préoccupation, j’étais horriblement tourmenté par le retour de cette vision grotesque : un Magne toujours aussi barbu et porteur du complet d’étoffe anglaise dont vous avez peut-être déjà — en vous-même — approuvé la coupe élégante et la nuance discrète, mais revêtu d’un transparent surplis qui laissait voir ce veston ventre-de-biche et cette cravate mauve et vert-de-gris, — un Magne dont les gestes de prédicateur et les filandreuses homélies stupéfiaient puis attendrissaient un petit bout d’homme simiesque roulé en boule dans ses couvertures. Le pis est qu’avec la plus ferme résolution d’épargner à mes compagnons habituels le spectacle de mon exécrable égarement, je me surpris bientôt à jouer toute la scène devant ces bons camarades indulgents mais faiblement ravis. Je voyais Bid’homme comme je vous vois, j’imitais même ses grimaces d’abord féroces puis béatement pieuses ; je l’exhortais avec un zèle toujours croissant et voulais obliger mes amis à déclarer que le hideux petit docteur était bien sous nos yeux… En même temps j’avais honte de mon rôle et me disais que j’étais comme ces enfants qui, jouant au soldat ou au marin, assistent presque réellement à la déroute d’ennemis imaginaires ou à la capture d’un vaisseau de pure fantaisie. Et il y avait un malheureux texte latin absolument indispensable à ma « prédication », — un texte dont je ne pouvais jamais retrouver que les deux premiers mots : Et nuncet nuncet nunc !… L’infructueuse recherche des autres vocables disparus de ma mémoire me causait une irritation des plus cocasses. Je ne me guéris de ma funèbre manie que le jour où mons Bid’homme, remis sur pied et plus courtois que jamais, me gratifia, lors d’une rencontre matinale, des agréables mais mystérieuses épithètes de : « grand dardaillon » et de « margouillard ». À propos, il faut que je vous fasse voir une caricature de ce Bid’homme, un dessin assez médiocre mais divertissant qui est mon œuvre. Je vais vous chercher ce « crayon ».

Le Dr  Magne sort après avoir adressé à ses compagnons, à moi, aux murs, — surtout aux murs, — un superbe salut circulaire. Aussitôt l’un de ses amis se lève et vient occuper sa chaise. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, glabre, un peu grisonnant ; sa figure d’une pâleur luisante semble poncée. Il a deux poches sous les yeux, — de gros yeux bombés que recouvrent à demi leurs paupières en forme de coquilles de clovisses. Son nez est formidable, d’une courbe si ample et si hardie que je ne puis le comparer qu’à certains promontoires. Il tient continuellement à la main une sorte de casquette d’officier de marine avec laquelle il s’évente de temps à autre. Sa politesse est exquise, plus familière, toutefois, que celle du Dr  Magne :

— Ami, — me dit il, vous êtes nouveau dans cette maison heureuse à la fois et contristée de vous avoir accueilli. Vous semblez plein de sagesse et de pénétration mais il est bon qu’un vieux pilote pratique de ces parages « cirés et frottés mais non dépourvus d’écueils » vous mette au courant de quelques particularités. Vous savez déjà ce que nous pensons du sieur Bid’homme : c’est un monstre à face « tout juste humaine » ; mais il est ici d’autres dangers que ceux qui proviennent de la fréquentation de gredins de cette espèce. Certains périls vous menacent et « j’ai la persuasion que vous ne les ignorez pas » (??)… Mais vous-même pouvez devenir redoutable à telles belles intelligences un instant obscurcies »…

… Léonard a raison. Je dois être bien dangereux pour que ce bon monsieur s’en aperçoive ainsi après moins d’un quart d’heure de fréquentation…

— … Soyez toujours plein de tact et de mesure dans vos rapports avec… disons, par exemple, avec notre cher Dr  Magne. Vous le voyez : nous tâchons de lui complaire en tout ; nous confirmons tout ce qu’il lui prend fantaisie d’avancer. Le Dr  Magne, ami, est un homme de la plus haute valeur, mais il a trop travaillé, — trop certes, — au point de s’anémier le cerveau et il est actuellement « sous un nuage » comme disent les compatriotes de mes défunts amis Richard-Cœur-de-Lion, porte-couronne, et Jerry Nastyswine, bookmaker. Il est « malade » et le sait. Malheureusement il veut à toute force que nous quatre, — victimes d’erreurs ou de machinations familiales, — soyons dans le même état que lui. Comme c’est l’être le meilleur et le plus noble du monde entier, nous jouons une pieuse comédie pour ne pas l’affliger ; mais vous saurez désormais que lui seul, dans ce petit groupe de cinq compagnons de misère, est réellement un peu frappé de ce que je me refuse à nommer et vous le ménagerez en conséquence, n’est-ce pas ? Si vous avez, ami, quelque observation à faire sur son compte, prenez-moi à part et transmettez-la-moi, à moi, monsieur A. Desbosquets, artiste dramatique, créateur, — comme vous ne pouvez l’ignorer, — du rôle de Cusenier dans les « Dangers de la distillation », ce beau drame du grand poète Noilly-Prat.

Ayant mis ainsi sa conscience en repos, M. A. Desbosquets oublie complètement ma présence et va causer avec Léonard qui est demeuré près de la porte. Il lui reproche, pêle-mêle, sa mâchoire, son accent, le peu de soin qu’il prend de son « indécente moustache », son inaptitude à marcher les pieds en dehors et lui déclare, — avec douceur, — qu’il ne fera jamais un bon « jeune premier ». — Je vous crois, Desbosquets !

La suite de la conférence m’échappe car, dès qu’il voit le bon acteur bien absorbé par le soin de cuisiner ses périodes en lesquelles le blâme s’oint de quelque bienveillance, — un autre membre du groupe, un homme encore jeune à figure de Chinois, mais de Chinois passé à la gelée de framboises, s’approche de moi avec précaution.

Son teint naturellement jaune s’égaie de capricieuses et « complémentaires » enluminures de couperose plutôt violette que rouge. Il a les cheveux rudes, le front fuyant, des pommettes saillantes, d’étroits yeux mongols dont les prunelles brunes semblent « fourbies à la peau » plutôt que vivantes, d’imperceptibles moustaches couleur feuille-morte, une petite barbe poivre et sel qu’on dirait usée comme un vieux tapis, un long cou dont la pomme d’Adam ressemble à une grosse noix restée là en route, des omoplates pareilles à celles d’un très vieux cheval très maigre — et qui jurent avec le buste épais et court et le bedon rondelet. Cagneuses, ses jambes en arcs sont embellies de genoux cocoïdes.

Il emprunte, lui aussi, la chaise du Dr  Magne, m’envoie deux bouffées de cigarette au nez et m’ « entreprend » à son tour. Son langage est moins fleuri que celui de ses prédécesseurs ; il s’exprime avec une certaine difficulté de parole que l’on peut croire due à de la timidité ; sa voix est sourde, ses gestes sont gauches. Il paraît horriblement malheureux et gêné d’être venu là ; mais il y est. Il faut qu’il marche et il y va héroïquement, la mort dans l’âme :

— Monsieur, — enfin oui !… Monsieur… je n’aime pas chiner des frangins… absolument non ! Cependant, il faut que je vous dise que Desbosquets est beaucoup plus… absolument… (oh ! je lâcherai le mot !) — beaucoup plus… absolument craqué que le copain Magne. Absolument oui !

Il a un désir d’être franc, de « s’abandonner », dont il se repent à toute seconde parce qu’il sait qu’il s’ « abandonnera » maladroitement, qu’il va prêter à la moquerie ; il se sent ridicule et souffre de se connaître trop bien ; mais il est remordu de son besoin de sincérité, de laisser-aller — et se soulage avec son argot et ses « absolument » — « absolument oui ! » « absolument non ! » — à l’aide desquels il croit pouvoir révéler le fin fond de son âme.

Il reprend :

— On vous a peut-être parlé de moi — oui ! Je sais : blim, bloum — mécanique ! absolument oui ! — Littérateur, on vous a dit, — (Ah ! c’est le confrère !) et aussi le plus embêtant du groupe, n’est-ce pas ? C’est l’expression de Léonard, — oui ! Ah ! quand je suis un peu… blim, bloum… mécanique ! enfin — mal luné, — je ne dis pas… mais pas méchant pour un clou !… Dégoûtante, cette sale difficulté de parole, mais la mécanique, vous savez, — et pour moi c’est de la mécanique, — pas moyen ! Voulez-vous… je vous dise mon nom ? Ah ! pas connu du tout, mon nom, mais ’veux pas qu’on le défigure méchamment en vous le citant : Oswald-Norbert Nigeot. Prière de ne pas entendre Nigaud, — non ! — Bien que mes vers !… Ah ! satanée mécanique !… Un crétin, un simple crétin « boulotté » par la manie maladive d’écrire — et les calomnies des anciens élèves de Polytechnique ! — Oh ! écrire ! Métier terrible pour les mal doués comme moi qui sont… blim, bloum pas mécaniques ! et fâchés avec la mécanique des mots. Cochons de Polytechniciens forgent les mots ; pour cela pauvres littérateurs ne peuvent pas s’en servir. Ah ! cela même est de la mécanique !… Et ivrogne avec cela, Desbosquets aussi, très ivrogne ! Vous voyez bien : Cusenier, Noilly-Prat, pourquoi pas Pernod ? C’est une hantise pour les gens comme lui et comme moi ! Car ici, savez, — liquides sont rares, — bien que grâce à la haine des gardiens pour Bid’homme… (ah ! chameau ! chameau !) grâce aussi au père Froin, trop bon, croit pas au mal, lui, — mais peut-on appeler cela un mal ? il existe avec le ciel des… mécaniques… des… bloum… des accommodations, non ! veux dire dements, pas dations !

M. Nigeot semble extrêmement fier d’avoir mené à bien (?) une si longue phrase étayée d’un seul « bloum » et d’un seul « mécanique ». Mais très satisfait de son succès, tourmenté par la crainte de continuer moins élégamment, il s’embrouille dans une série de propos extravagants où les Polytechniciens abhorrés et les « blim bloum » (sans parler des « absolument ») tiennent une place trop envahissante pour que le discours demeure clair.

Du reste il s’interrompt bientôt :

— Je vous… blim !… je vous laisse. Voici… mécanique !… Croyez bien que c’est le moins bête d’entre nous, absolument oui !

L’ex-médecin entre d’un air ravi ; sa grande barbe brune balaye une feuille de fort carton qu’il contemple avec un orgueil amusé :

— Tenez, Monsieur, donnez-vous la peine, je vous prie, d’examiner cette caricature sans prétention. Ne parlons pas du dessin qui est enfantin mais la pochade est drôle, très drôle, je le dis sans la moindre modestie.

Drôle ! Ah non, je ne trouve pas ! Quoique le Dr  Magne soit d’un avis contraire je me permets de trouver le dessin très habile au point de vue de l’exécution, mais drôle !

Un Bid’homme effroyablement ressemblant mais dont l’animalité, l’expression diaboliquement mauvaise, sont exagérées avec une férocité sauvage et glaçante, s’occupe à fouiller de l’un de ses bienheureux éperons le crâne d’un patient scalpé et trépané. C’est une horreur, une horreur ! Absolument oui ! comme dirait M. Oswald-Norbert Nigeot.

Je feins de considérer cette « fantaisie » comme délicieusement comique bien qu’elle me fasse peur. Nigeot, le bon cabotin Desbosquets et les deux avocats dont le silence m’a étonné s’approchent vivement pour voir, eux aussi ! Leur sourire charmé en dit long sur cette charge qui les venge en quelque sorte. Le Dr  Magne a un petit rire assez bizarre. Je ressens une nouvelle émotion, peut-être plus déplaisante que la première : serait il moins « sûr » que je n’avais cru ?

Mais voici qu’il ne rit plus, que ses yeux ont un regard plus intelligent, plus doux, plus sérieux que jamais ; on y lirait presque de l’apitoiement.

Et il parle d’une voix toute changée :

— Maintenait que nous nous sommes amusés de cette caricature, voulez-vous me permettre de vous dire qu’elle a son côté triste… Ce petit médecin si tyrannique envers ses malades, si méprisant, si brutal, — eh bien ! j’ai peur qu’il ne change de rôle — et peut-être prochainement. Vous le connaissez peu encore, bien qu’il ait dû vous jouer déjà quelques tours de sa façon ; mais moi qui l’observe depuis deux ans et de plus en plus attentivement, (c’est singulier et un peu effrayant, n’est-ce pas, ce demi-fou qui surveille l’homme chargé de le soigner ?) j’ai noté chez lui des changements significatifs. Il a toujours été méchant et désagréable ; mais au début, quand il jouissait de toutes ses facultés, (oui ! je vous surprends mais vous me devinez ; je veux bien en venir à ce que vous soupçonnez déjà), quand, dis-je, il jouissait de toutes ses facultés, ses gredineries s’enchaînaient avec quelque méthode ; aujourd’hui, il devient tout à fait incohérent. Il le deviendra davantage… Étudiez-le et vous me direz si vous n’êtes pas de mon avis…

À ce moment Léonard se débarrasse avec quelques ménagements de l’excellent Desbosquets et me rappelle que, d’après le programme du Dr  Bid’homme, je dois m’esquinter un peu dans les jardins et les « terrains ».

Je sors bientôt, accompagné de mon « surveillant », après avoir encore échangé des saluts et des poignées de main avec les trois gentlemen loquaces et les deux avocats taciturnes.

Tous se montrent encore plus cérémonieux et distingués qu’à mon arrivée. Il est clair qu’ils se complaisent infiniment aux petits manèges de la politesse la plus raffinée ; c’est pour eux une manière de sport et aussi en quelque sorte une réhabilitation. Ils veulent qu’on dise : « Ces gens-là ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. On peut être enfermé, parbleu ! — à tort ou à raison, — sans perdre pour cela une parcelle de sa dignité. Admettons que ces Messieurs soient « souffrants » — et encore ! En tout cas les petits malaises mentaux qui les affectent — à ce que l’on prétend, — ne les dégradent en rien : ce ne sont pas des « malades » ordinaires. »

IV

J’ai été si préoccupé des « idées » de mes nouveaux amis et de la singulière prédiction concernant le Dr  Bid’homme que je ne sais trop par où Léonard m’a fait passer. J’entends, comme en rêve, manœuvrer encore des serrures et des verrous et me retrouve dans une cour un peu semblable à celle des « Mahatmas », des bienheureux inconscients que mon gardien m’a prié de ne pas déranger dans leur trouble béatitude.

Un peu moins de fleurs, peut-être, et des préaux plus négligemment balayés, voilà toute la différence.

Ici encore les « internés » se promènent le plus souvent par petits groupes ; ils sont, eux aussi, convenablement vêtus, ont, en général, l’air assez paisible ; la plupart causent entre eux sans trop de gesticulations. Pourtant on commence à deviner que, dans ces nouveaux parages, « quelque chose » d’étrange et d’inquiétant doit se manifester de temps à autre ; il y a déjà çà et là des figures un peu anormales. Qu’est-ce que je disais ! Voici, trottinant prestement à nos côtés, levant très haut le pied, arrondissant la jambe, steppant comme un cheval turcoman, un vieux Monsieur sec et menu dont le visage rasé offre une trop grande ressemblance avec certaines têtes d’oiseaux ; il chantonne tout en courant un bizarre petit motif en mineur qu’il interrompt à chaque instant pour grogner des « pouac ! pouac ! » nasillards dont l’effet sur mes nerfs ne se peut décrire. Dirai-je que les « pouac ! pouac ! » semblent les râcler ? Ce sera complètement absurde ; et pourtant !…

— Oh ! celui-là, fait Léonard qui s’aperçoit de mon pénible agacement, faut pas vous en émotionner ! Quand il est méchant, c’est comme un éfant, rien de plus. On le couche quand ça dure trop longtemps et — voilà tout. C’est un ancien maire de village qui était riche et qui a trop nocé. Il s’en allait s’amuser dans toutes les foires et, au retour, quand il était émêché, il faisait monter des trois, quatre filles dans sa voiture. Vous me comprenez ! Des fois il débarquait c’telle-ci ou c’t’autre sans précaution, sur un tas de cailloux, par exemple. Mais il en ramenait toujours au moins deux chez lui. Et quand on se dit qu’il a été vingt ans chargé des affaires de sa commune ! Lorsqu’on y a repensé, il paraît qu’on a raconté qu’y y avait pour tout le moins cinq ans qu’y y était plus. Mais on était habitué à lui et « des gens » avaient intérêt à le garder comme maire. Ça fait qu’alors !… Ah ! le sacré père Marical ! Et c’était çà qui mariait le monde ! Ça fait grémir !… C’est un à part comme vous ; dans le même pavillon ; votre voisin de chambre.

Marical repasse, — en gambillant, cette fois, comme un hanneton. Il a des yeux fixes, sans aucune expression, des yeux en colle de pâte sale ; mais sa bouche grimace un sourire que l’on dirait polisson et railleur :

— Pouac ! pouac !…

Il est déjà loin.

Un autre « solitaire » nous croise à deux reprises. Celui-ci ressemble à un empereur romain retouché par Daumier. Son attitude est calme et hautaine. Il serait admirablement décoratif s’il pouvait renoncer à sa bizarre manie de mordre à belles dents un chiffon de drap qu’il extrait toutes les deux minutes de la poche de son pantalon.

Léonard barnumise :

— C’est un ancien « clérical », — enfin un mauvais « curé de vicaire », qui était plus jésuite qu’un archevêché. (Ah ! on l’a défroqué malgré lui ; ça lui change son type !) Il s’était mis dans la tête qu’il était l’Antéchrist ; Ça fait qu’alors y fumait sa pipe dans les cimequières et qu’y dansait sur les tombes en bouffant son mouchoir quand il lâchait son brûle-gueule. Ça a semblé drôle, est-ce pas ? — On a enquêté et on a trouvé qu’il avait une collection de petits esquelettes en fil de fer dans une malle. Alors qu’il a dit comme ça : En ma qualité d’Antéchrist, je révise le Jugement Dernier le 23 de chaque mois et il me faut des « macchabées » ! — Oh ! ça fit pas un pli, on l’emballa pour ici d’autant plus qu’on a su qu’un dimanche il avait poussé des cris de blaireau dans l’église tandis que le vrai curé prêchait et qu’il s’était mis à dégoiser des tas de « cochoncetés » pour empêcher son « patron » de parler ; que des fois, aussi, y s’cachait dans des derrières de portes pour faire peur aux vieilles bigotes. Ce fut moi qu’on envoya le sercher ; il était pas commode, ej’ fus forcé de l’serrer

Léonard prononce « saerraï » mais je comprends trop bien la valeur de ce verbe à terminaison turcobosniaque. C’est comme si une vilaine petite bise froide me glaçait le crâne et agitait mes cheveux. Et l’homme aux yeux pâles reprend :

— Mais ce qu’il en a boulotté, de mouchoirs, une fois chez le père Froin ; ça ruinait l’administration qui est moins généreuse que le Docteur, car le bonhomme, il est malheureusement sous la coupe de cormoranditaires arrangés en manière de Société, qu’y raconte. Ça fait qu’alors ’y a eu un gardien qui s’est avisé de coller à Marangot — l’ancien vicaire — des bouts de vieilles culottes et de gilets à mâcher. Ça lui produit le même effet et l’ « Économe » ne gouale plus. Par exemple il est méchant, çui-là, des fois, comme un gromadaire. C’est un de ceusse qu’a cette maladie noire que je vous disais. Il a trop fait le « mariolle » avec ses histoires d’Antéchrist.

— Léonard, auriez-vous habité Paris ? Vous employez parfois des expressions singulières dans la bouche d’un autochtone des environs de Dieppe : macchabées, — ça n’a pas fait un pli, — goualer, mariolle, etc. etc. Sans votre harmonieux accent du cru, je vous prendrais à certains moments pour un Bellevillois ou un Charonnais.

— Je suis été sur le point de me marier avec une gardienne de l’ « aut’bâtiment » qui était une Parisienne de… Clichy-Levallois où ses parents étaient établis, qu’elle disait, dans la peau de lapin. Les choses étaient avancées, — très avancées…

Il fait claquer sa langue et prend un air de fatuité ingénue.

— Seurement qu’elle s’est tirée des pieds avec un torcheur de vaisselle qui avait volé l’ « Économe ». Même qu’on les a jamais repincés. Et puis c’est comme un sort : chaque fois qu’y y a un Parisien ici, c’est moi qui en suis chargé. On apprend des mots, comme çà, vous savez ! Ça fait qu’alors ça vous reste. Je suis sûr que Monsieur qui est de par là aussi m’enseignera de ses « raisons » sans le vouloir et c’est pas les plus jolies que je retiendrai.

— Flatté de votre bonne opinion ; mais, bon Dieu ! qu’est-ce que c’est que celui-là ?

Un vieil homme couvert, en dépit de la chaleur, d’un gros pardessus en cheviotte, coiffé d’une espèce de fez en fourrure grisâtre, s’est approché d’une fenêtre dont il a empoigné les barreaux et se met à danser lourdement sur place comme l’ours du Jardin des Plantes, en poussant des grognements tantôt sourds, tantôt tonitruants. C’est Martin, à s’y méprendre.

— Ça c’est le père Mabire, un ancien notaire, (bien qu’il ait du mal à lever le pied).

J’espère pour la jeune personne de Clichy-Levallois que cette médiocre facétie n’est pas d’elle, — mais au moment où je vais demander à Léonard quelques renseignements complémentaires sur le père Mabire, un bruit de galop dérange mes idées. Je me retourne et aperçois un bonhomme de type vraiment ignoble — qui s’arrête court.

La nature l’a gratifié de petits yeux de goret, clignotants et féroces, d’un large nez « flaireur » dans chaque narine duquel on introduirait aisément une forte noisette, d’un teint violet mat, si l’on peut ainsi dire, et d’une grosse et répugnante moustache de phoque. Il est nimbé d’une casquette plate, vêtu d’un complet « oubli d’oie » sur lequel une blouse bleue déboutonnée du haut, toute raide et luisante d’apprêt fait cloche.

En galopant, il traînait un petit chariot-joujou au bout d’une ficelle dont une extrémité s’enroule autour d’un énorme pouce tordu et noir d’être velu. Un instant interdit quand il a vu qu’on l’observait, il se remet bientôt et repart, cette fois au pas, en donnant des secousses à la ficelle comme s’il conduisait par le bridon un cheval rétif. Tout en marchant il hurle plutôt qu’il ne chante sur un air qui rémémore à la fois l’immortel motif ; « Voilà l’raccommodeur de faïence et d’purcelai-no ! » et cette autre excellente mélodie : « Rempailleu’d’chaises ! rempailleu’d’chaises ! » — mais dont le rythme est plus accéléré : « En avant les p’tits lapins ! les choux ! les trompettes ! Mon père s’est pendu ! »

— Ah ! voici Jean Jouillon, le prophète, qui reprend sa tournée. Il en a des manies, c’tanimal-là ! Le maintenant il se figure qu’il est un sale gosse qui « rigole dans les rues avec sa petite voiture » ; le tout-à-l’heure qu’il est « ambulant en légumes », en « basse cour » ou en « bibeloterie », une autre fois qu’il est un sartimbanque « affligé de prophétie ». On m’a dit qu’il avait « professionné de » camelot, de marchand de quatre saisons et même de gymnasiarche et de « débitant de boniments » dans les foires. Le v’là qui rapplique, méfiez-vous ! Il a la sacrée maladie de vous fiche des coups de pied dans l’cul — sauf votre respect — quand on ne fait pas attention à ses manières. À moi, ça m’est arrivé ; même une fois devant une dame en visite, — que j’en étais salement humilié. Oh ! à chaque ricidive je l’ai saerraï, c’qui s’appelle saerraï. Eh bien, y r’commence quand y peut. Il prétend qu’il tient cela de son père, celui qui se serait pendu si faudrait croire sa rengaine.

Comme pour « illustrer » les paroles de Léonard, Jean Jouillon s’approche sournoisement de mon gardien et — après une feinte, — lui porte, à l’endroit désigné, une botte, par bonheur assez lestement parée.

— Attends un peu ! j’te vas régaler ! clangore Léonard.

Le prophète-saltimbanque-fruitier-ambulant-camelot, — déçu mais prudent — fait l’étonné. Sa figure revêt une expression de bonté si phénoménale, si invraisemblablement surhumaine qu’un Saint lui-même le prendrait en grippe et le reconnaîtrait du premier coup d’œil pour un incurable mauvais drôle.

Il tient absolument à nous donner le change :

— Qu’est-ce qui te prend donc, mon vieux Léonard ? fait-il avec onction. Tu croyais que j’allais t’en envoyer un ? Non ! non ! c’est plus dans mes jeux. Je voulais seulement te donner une petite séance ainsi qu’à ce Monsieur qui est ton ami. Tiens, regarde un peu ! V’là « l’transport sacré qui m’travaille.  »

Il s’étale sur le sol, puis se tortille comme un ver. Un peu de bave lui vient aux lèvres, il rauque.

— Nom de nom ! Vous le voyez-t-y le prophète, le bougre de prophète ! J’vas vous dire eul’présent, eul’passé, eul’futur et l’reste : j’vous prédis pour 1859 (nous sommes en 1897), la bataille de Sorférino, Palostro, Palikrao et tout l’tremblement. J’suis-t-y bon prophète ? Je me suis-t-y trompé ? Ça s’est-y pas passé comme j’ai dit ? Tenez : j’vas vous la faire, moi, la bataille eud’ Sorférino.

Il se relève, galope un instant autour de nous qui ne le perdons pas de l’œil. Il râle d’une voix d’alcoolique :

— J’suis Mac-Mahon, Bolivar, Garibaldi et tous les gars du Coup d’État. Devant moi y a l’Autrechien, l’Horlandais et c’te clique en général ! Derrière moi mes troupes, que c’est dressé comme du chien-caniche. À ma gauche mon artillerie, à ma droite la Glouère et l’Étoile de l’Honneur. Vivent la République et l’Empereur ! En avant les bonnets à poil et les Chass’d’Af’ ! Enlevons la tour Malakoff et le Palais d’Été ! Ça y est ! C’est pas pus long que çà, à la baïonnette ! Jamais de truqué avec nous ! Gornadiers j’suis content d’vous, tas d’veaux ! ’Core un peu d’canon et d’mitraille pour dessiper les derniers vertiges de la Cosaquerie ! Poûm !! Assez à présent. Y en a plus ! Le Français est grand et généreux, il épargne toujours les morts ! Je leur pardonne à tous et je les décore comme tous mes régiments. Sommes tous des frères, y a rien comme de se coller un coup de torchon pour s’aimer après. Maintenant y a pus d’morts ! Je vous raissuxite tous ! Amnistie ! Tous dans les bras les uns des autres ou je vous fous à l’osto ! V’là c’que c’est que la guerre, l’école du sentiment et de l’héroïsse !… Ah ! lâche Kabyle ! tu me craches un pruneau !…

Il retombe.

— Fourrez-moi çà au silo avant que j’agonise : on le fusillera après. Je meurs ! Je meurs ! Mais heureusement que v’là Badinguet qui m’apporte la Croix de l’Estruction publique enrichie de diamants, le bâton de gros-major et c’qui s’en suit — dans un grand coffret d’ouate capitonnée. Y frotte ça sur un pan de son paletot pour que ça r’luise. Y pleure ! J’ai reçu une larme d’Empereur dans la narine ! Je meurs content. Vive la France ! Couic !… Ah ! ça y est puisque j’ai dit couic !…

Jean Jouillon a mimé toute sa grotesque bataille et « c’qui s’en suit ». Il a caracolé en chargeant à la baïonnette et même en escaladant la Tour Malakoff, il a manœuvré les canons, protégé de son corps les ennemis abattus, décoré ses régiments et les Cosaques, Autrechiens et autres, embrassé tout le monde, reçu le coffret, récuré les brillants, baisé la main de l’Empereur. Il est enfin mort ! Ce n’est pas trop tôt !

Nous nous éloignons tranquillement car Jean Jouillon semble moins leste à se relever, mais nous n’avons pas fait dix pas que Léonard bondit comme lancé par une catapulte et s’empoigne le râble à deux mains :

— Le sagouin a visé juste, cette fois, beugle-t-il.

Et mon gardien se jette à la poursuite du prophète ; mais ce dernier a pris une avance considérable, et — tandis que Léonard fort piteux revient vers moi, découragé mais non pacifié, se frottant rageusement l’hémisphère contus, le fâcheux Jean Jouillon caracole de plus belle de l’autre côté de la cour. Le char-joujou danse furieusement au bout de la ficelle et l’ex-camelot, acrobate et marchand des quatre saisons, vocifère une nouvelle romance :

— Pois verts ! Rutabagas ! Guano frais ! Chiens en sucre ! V’la l’marchand d’gras double ! Mon père s’est pendu !

V

Les colères de Léonard ne sont pas éternelles. Il se contorsionne le faciès en une abominable grimace qui donne à l’un de ses yeux l’apparence d’un nombril enfantin dessiné de travers, remonte jusqu’aux cheveux le sourcil correspondant, gonfle une joue d’une chique monumentale et creuse l’autre d’une fossette….. où tiendrait un petit savon ; puis il prononce :

— Y m’payera ça plus cher que chez l’phormacien mais j’suis pas là aujord’hui pour faire la course au cocher. ’Faut d’abord obéir au Dr  Bid’homme.

Nous reprenons notre marche et allons sortir du terrain de chasse du prophète quand nous sommes accostés par un grand escogriffe d’une cinquantaine d’années, maigre et barbu, de mine importante, qui nous déclare à brûle-pourpoint qu’« il est gentil, bon garçon et tout ça » mais qu’il ne tolère pas qu’on s’offre sa tête.

— Quoi c’est encore qui vous mord, Loiseleur ? interroge Léonard.

— Vous savez où est ma femme, mon drôle, — et vous la cachez pour me la lancer aux trousses au moment le plus inopportun ; je n’aurai pas le temps de me garer et la « vilaine personne » me fera une de ces scènes où elle excelle, — pour mon malheur !…

…..Il s’interrompt, m’examine de la tête aux pieds, esquisse une moue satisfaite bien qu’un peu dédaigneuse et gratifie mon chapeau de trois ou quatre petites tapes protectrices qui me ramènent à la belle — et mélancolique — époque, vieille d’un quart de siècle, où mon crâne de galopin de neuf ans, un crâne tout rond, tondu, poli, propre « comme une assiette à dessert » selon la médiocre expression de mon grand-papa, ennemi des mérovingiennes chevelures, incitait les vieux amis de la famille, voire le Surveillant-Général du Lycée, — la bienveillante, la sombre, l’hypocrite canaille ! — à me combler de tambourinantes marques d’amitié de ce genre.

Et M. Loiseleur reprend, s’adressant à moi, cette fois :

— Vous n’êtes pas d’âge, mon petit Monsieur, à savoir ce que c’est qu’une femme. J’entends une femme légitime, une épouse, comme disent les législateurs et les égoûtiers. Eh bien ! mon petit Monsieur, c’est une cuillerée de vert-de-gris dans le plus fade, des entremets sucrés. Que dis-je ? j’en fais quelque chose de bien trop tragique. À m’entendre, ce serait un efficace, un souverain et prompt remède contre l’Amour et contre la Vie, ces deux épouvantables calamités qui procèdent l’une de l’autre et l’ « autre de l’une ». N’exagérons rien. C’est plus vulgaire et surtout plus exaspérant, parce que ça dure généralement longtemps, une femme légitime ! Cela vaut une éternelle poignée de poil à gratter dans des draps de grosse toile parfumés à la lavande, un breuvage à l’ipécacuanha qui vous démolirait un peu plus tous les jours sans vous achever, une série de morsures de fortes punaises et de fourmis rouges, une grosse de clous faiblement empoisonnés, continuellement posés la pointe en l’air sous Monsieur votre derrière !….. Ah ! jolie invention que le mariage ! Tenez, moi, j’étais dans les Ponts-et-Chaussées ; j’aimais les Chaussées ! J’aurais voulu inventer des rouleaux en velours pour les égaliser et je rêvais de les bourrer de nougat en guise de cailloux ! J’adorais les Ponts ! Au point de festonner leurs tabliers, si j’avais pu ! Mais pas de plaisanteries tintamarresques, alors qu’il s’agit de choses graves ; j’étais donc un employé modèle ! Eh bien ! mon atroce femme m’a si vilainement persécuté, m’a si bien fait prendre tout en dégoût qu’il fallait se mettre à quatre — et de forts gaillards ! — pour m’extraire des caboulots mal fréquentés où je mangeais mon bien aux dominos et où j’ai fini par me soûler à l’heure et à la journée. Je suis un homme dévoyé bien que voyer ! (Oh ! oh ! bon, celui-là !) — Je ne puis plus voir un tas de cailloux, même en peinture et si mes frères, les pochards errants, comptent sur les arches des ponts auxquels j’aurai collaboré, — pour trouver un abri nocturne après les héroïques absorptions diurnes, ils auront aussi vite fait de s’adresser à Dache, perruquier des zouaves, comme chacun sait. Dans cette belle propriété rurale — (entre nous, je n’ignore aucunement le nom de ce charmant séjour !….. Mais j’affecte volontiers de me croire en villégiature pour ne pas froisser mon distingué ami le Dr  Froin, — oh ! je me fiche absolument de ce que peut éprouver ou ne pas éprouver le sieur Bid’homme !…..) dans, — disons cette belle propriété rurale où je suis fier d’avoir été invité à passer quelques mois ou quelques années — j’ai tenté de revenir à mes premières amours. J’ai voulu, avec les rares outils et matériaux dont je puisse disposer, — un grattoir, une pelle à sel et quelques débris de bois, mon petit Monsieur, — tracer de mignonnes routes de quelques mètres, creuser de gentilles rivières artificielles dont l’existence n’avait pour prétexte que la somme de travaux d’art qu’elles nécessiteraient alors qu’elles seraient. (Déclarons tout de suite qu’un hanneton de moyenne vigueur les aurait franchies sans se rien forcer dans le bas-ventre… Mais ç’a été comme si j’eusse arrosé l’intérieur d’un violon. Je n’en f….. (pardon) — je n’en appliquais pas une claque, mon petit Monsieur ! Alors quoi ? je suis là comme un daim, capable tout au plus de manger la pâtée de l’Administration — pardon ! — de mes aimables hôtes, — de dormir sous des baldaquins aussi faiblement dorés que (peut-être) imaginaires,— de traîner de plus imaginaires guêtres dans des allées que d’autres que moi. — (des jardiniers (!!) —) dessinèrent et — le reste du temps — de faire le Jacques, suivant l’aimable expression d’une vieille dame fort distinguée, qui fut l’amie de ma grand’mère et qui avait connu Mme  de Genlis !… Oh ! si je la repince, ma légitime, je me « repaîtrai » de ses paupières et de ses narines sans le plus léger soupçon de vinaigrette ! Mais c’est elle qui me repincera, la sombre gredine ! Je vous quitte. Je n’en puis plus, je ne veux pas songer davantage à mon amère infortune conjugale !

— Et il ne parle guère que de ça ! ricane Léonard. Il y en a d’autres que lui comme ça, du reste !

Un grogrement d’ours me fait tressauter ; Mabire a lâché ses barreaux de fenêtre et se dandine devant nous. Il me regarde bien en face, me met une main sur chaque épaule et reprend sa petite danse en poussant deux ou trois horribles rauquements. Mais après cela, c’est d’une voix assez douce, au timbre triste qu’il me dit, en pleurnichant un peu :

— Lugubre spectacle, hein ? Pauvres gens parmi lesquels on a dureté me condamner vivre ! Beaucoup tourmentés, diabolique idée fixe que vous avez remarquée chez Loiseleur, ancien ami à moi. Me reconnaît plus à présent ; mais très intimes tous les deux à Saint-Valéry ; moi officier ministériel, lui emploi des Ponts-et-Chaussées. Pauvres gens ! oui, pauvres gens ! Souvent ont fait cochonneries ou ramassé trop de soulographies mais faut toujours ils s’en prennent à quelqu’un de leur famille. Si mariés, neuf fois sur dix gueulent contre leur femme. Ah ! sais bien ! systèmes nerveux toujours influencés l’un par l’autre dans mariage, colère, rage, coups de tampon, rancune ! Peux pas expliquer, moi ! Suis bazochien, pas étudié les sciences. Mais c’est magnétique….. Et puis au fond, crois-moi, qu’à la Force ennemie qui a fait de moi un ours, misérable ours, sans même « charité » me rendre tout à fait fou !….. Ah ! ma femme, si bonne !

Il s’en va en grognant et en larmoyant ; ses grosses joues velues tremblotent de façon hideuse et navrante.

Ailleurs et en présence d’un témoin autre que Léonard, ce naïf qui en sait long sur les misères de l’Espèce, j’aurais peut-être le mauvais cœur de rire du vieil ours. Ici je n’ai guère honte de me montrer un peu ému.

Mon gardien, naturellement moins impressionnable que moi — il est bronzé, parbleu ! — se contente de hausser les épaules. Puis il monologue :

— Un type, le père Mabire ! Et il aime sa femme, celui-là ! Il est, peut-être, le seul dans l’établissement qui souaîlle affligé de cette maladie. Si y saurait que c’est pas une autre que sa vieille bique — la vieille saleté ! qui l’a fait foutt’ dedans ! Car pour énoffensif il l’était, çui-là. Je suis été le sercher ; je l’sais, p’t-être ! Et sa vieille roulure qui disait comme ça qu’il était comme un yyon, comme un « tigre bancal » et qu’alle l’aurait pas acconduit ici, quand c’est qu’on lui aurait donné des sommes à se fiche toute nue devant un poste-police ! J’avais la trouille, moi, — vrai de vrai !….. Que je m’en étais fait accompagner d’un aut’gars, bon pour saërraï, mais de ce qui s’appelle un gars ! ’core aut’chose que moi, c’est pas pour dire ! Ah ! mmmalheur ! Je l’trouve à grogner bien gentiment, tout en époussetant des petits joujoux en ivoire sur une écagère ; qu’y m’demande si je viens pour la succession, ce qui était aimable, me dit de m’asseoir, me verse un verre de vin, s’ezcuse de trinquer à verre presque vide pass’que l’matin ça lui « coupait la chique » et qu’y « prenait » que l’après-midi ; et qu’y me surplie de m’ezpliquer : j’ui coule la chose en douceur : qu’il est attendu aux environs, affaire de testament, par un ami qui m’envoie avec une guimbarde à deux chevaux, à preuve que j’ai avec moi le neveu de l’ami… qu’était le gars à bicex. Y ne fait ni une ni deusse ; y demande son chapeau et ses gants : « Mais des gants, qu’y dit, yen a pas besoin d’autres que ces ceuze-ci » ; et il se colle les deux mains dans les menottes que j’avais apportées, histoire de précaution. « C’est bien, qu’il ajoute, de m’en envoyer une paire. Ça me sauvera un dégraissage ». Et le v’la qui veut embrasser sa femme, qui lui applique un baiser sur le pépin de l’œil, en lui jurant qu’y faut pas s’inquiéter, qu’elle est une bonne vieille et un tas de raisons comme ça. Et la sale vieille poison qui rognonnait tout bas en se « secouant l’œil » : « Méfiez-vous, qu’il est mauvais ; que c’est une panthère, un liotard, vous pourriez pas lui adopter une museaulière ?… » Et la seule chose méchante qu’il a dite, le Mabire — et c’était, je crois bien, en manière de farce, c’est quand, la portière fermée, il m’a commandé de fouetter le cocher. V’là dix-huit mois qu’il est ici et il en est encore à faire sa première saloperie « au monde ». Y se gratte, y danse, y beugle des fois comme un vrai ours, mais toujours en ricassant ou en chignant. Jamais de colères ; jamais de mots piants. C’est la vieille tortue, quand elle vient, qui fait des scènes, qui gueule, qui dit que le bonhomme est une arruine pour elle et qu’alle veut qu’on le soigne moins bien pour qu’y coûte moins cher. Alle observe, avec raison, c’est vrai, qu’on n’est pas ici pour son plaisir ni pour faire la grande noce. Ah ! si y saurait, l’pauvi vieux, mais y l’croirait pas si on lui raconterait !

VI

Nous entrons dans une autre cour. Léonard me donne des explications quelconques, mais je n’écoute plus. Je suis hanté par une vision bizarre qu’une expression du père Mabire a fait surgir en moi : la Force Ennemie !

L’apparition est indistincte bien qu’effrayante. Je n’entrevois guère qu’un rictus féroce et d’immenses griffes blêmes… pourtant je demeure terrifié par l’idée atroce qui a visité le cerveau du vieux tabellion changé en ours : la Force Ennemie !

N’y aurait-il pas, en effet, une puissance occulte, maléfique, hostile à l’espèce humaine, guettant infatigablement une occasion de tourmenter nos intellects bornés, perdus dans un monde mystérieux dont ils ne connaissent que quelques apparences ?

Et me voici épris de cette absurdité, « parce que j’en ai peur » !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui la Force Ennemie existe ! Elle s’empare souvent de moi, me pénètre, m’envahit, puisque je vois tout à coup des choses troubles, effroyables, dont les éléments n’étaient pas en moi et qu’aucun mot du langage humain ne peut traduire… Oh ! l’Univers vrai n’est-il que terreur et horreur !…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Allons ! ce n’était qu’une hallucination ! Léonard me parle et j’entends, — je comprends ce qu’il me dit. Mais peut-être l’horrible traîtresse ne m’a-t-elle quitté qu’un instant, — pour revenir bientôt ?!

. . . . . . . . . . . . . . . . .

— Non ! mais regardez-moi cette cour, bougonne mon gardien. Avez-vous vu quelque chose de plus sale et de plus piant ?… Ah ça ! seriez-vous… « malade » de nouveau ?

— Non, non ! ce n’est rien, Léonard, c’est déjà passé.

— À la bonne heure ! Vous aviez l’air tout drôle… Mais regardez-moi ce fumier !

L’ex-fiancé de la jeune personne de Clichy-Levallois exagère un peu. Cette très petite cour est tout simplement jonchée de feuilles qu’une demi-douzaine de « malades » très agiles, grimpés dans les arbres déjà passablement dépouillés par leurs soins, arrachent et font pleuvoir avec assiduité.

Quelques gardiens les admonestent pour la forme. Ils semblent plutôt amusés et, entre deux sommations, se communiquent leurs remarques, un rien sportives, au sujet de la performance :

— Tiens, « guette » donc, François ! V’là Anquetil qui gagne encore d’une branche. ’Y en a pas un autre qui sera aussi leuger, il est en forme, le sale bougre !

— J’dis pas, mais Dumoreau s’tient pus solide. Il est de fond.

— Et Pageot, donc ! Et il est sargé, handicarpé, comme on dit ; il en a un, de pétard !

— ’llons bon ! V’là Paillard qui va se casser la goule. ’Y en a assez cette fois ! En bas l’monde ! J’vas appeler un de ces « Messieurs-Médecins » ou le « Gordien-chèfre » !

— Descendez, tas d’enfants de guenons ! Tu sais, m’fais pas monter, Chanteburne, ou ça s’rait un malheur pour  !

— C’t’égal, r’muche-moi Beuzeboc ! C’est un rigolo, çui-là ; c’est-y pas qu’y tient la corde, à présent… Battu, Anquetil ! C’est comme le coup du baicerise, l’aut’ jour, à Dieppe, sur la prodrome[2] !

— V’lez-vous-t-y vous glisser de là-haut, nom d’un fou…dre !

— V’là l’docteur Bid’homme !

Ah ! du coup, tous les grimpeurs dégringolent à qui mieux mieux de leurs branches. C’est le gardien François qui a eu la géniale ou la malencontreuse idée de parler du croquemitaine local.

Comme le féroce petit personnage n’est en vue d’aucun côté, les malades se regardent et « pourrait y avoir du vilain ! » ainsi que le dit Léonard qui s’apprête déjà à saërraï.

Beuzeboc s’approche de François en roulant de gros et stupides yeux de grenouille, lance une lourde ruade qui n’atteint personne, s’administre une forte claque sur une cuisse, retourne sa main qu’il pose brusquement sur son bas-ventre, le petit doigt en l’air, puis relève redressée, le poing fermé, le pouce visant le Zénith et décrivant un rapide mouvement circulaire d’une élégance achevée. Alors il prononce, d’un air dignement abruti :

— Tiens ! v’là pour . T’es qu’un menteux… et j’vas cogner !

Mais, à point nommé, « jaillit » d’une porte ou du sol, — je n’ai jamais su comment ! — jaillit, comme d’une boîte à surprise, le Bid’homme, cette fois désiré, tout petit, tout grotesque, mais effrayant comme un énorme insecte :

— Qu’est-ce que c’est, sacrebleu ! Je vais vous faire danser, moi !

Les cueilleurs de feuilles prennent leurs jambes à leur cou ; on n’en voit plus. Mais, à notre grande surprise, Bid’homme se précipite sur les gardiens et les menace de sa cravache :

— Ah ! tas de « chiffouillards », de « bragouillons », de « patouillauds » ! (Toujours ses épithètes mystérieuses !) Je crois, ma parole ! que vous vous permettez de faire… suer mes meilleurs hommes, l’élite de mes mabouls, des sujets de premier ordre, incurables pour tout autre que moi ! Je vais vous assaisonner à la « sauce Robert », tas de « ribougnâfres », de « balouchards », de « fignamboucs » !

J’ai dit que nous étions surpris. Il me paraît, toutefois, que les gardiens s’émeuvent moins que moi de la conduite extraordinaire du gracieux nabot.

François se remet très vite et adresse à Bid’homme ces représentations, peut-être respectueuses :

— Mais, monsieur l’docteur, ces mauvaises pratiques sont là qui font d’la salade avec les arbres ! Nous serons des « fignaboucles » si ça peut vous être agréable. Vous êtes not’ chef et nous accepterons toujours avec « considération empressée » les raisons qui « nous atteindront par votre bouche ». Mais vous aurez « celui » de reconnaître avec nous que c’est trop cochon de voir de sales pâtissiers comme ceuze-là transformer la cour en siau aux ordures. « De vous à moi » voilà le « point de vue légal de discipline en matière de propreté ». Et puis, ’y a la santé des arbres que nous en sommes chargés comme de la celle de ces macaques.

Bid’homme semble calmé :

— Bien parlé, Rhadamante ! Je n’avais pas vu le dégât commis. Vous ne leur ficherez que de l’abondance pendant deux jours. Pas ça de vin pur ou de cidre, vous m’entendez ! Et vous leur botterez le derrière s’ils recommencent. Ah ! passer sa belle jeunesse dans la boite à Froin, avec ces « cafouillastres » ça me tape sur les nerfs !

Ça lui tape toujours sur les nerfs ! Il nous regarde encore un moment. Ses yeux pétillants de gaîté méchante clignotent, clignotent vite, vite, comme ceux des singes. Il gonfle l’une de ses joues qu’il renfonce d’un léger coup de pommeau de sa cravache, gonfle l’autre joue, répète ce petit exercice trois ou quatre fois, — puis fait entendre un sonore clappement de langue ; on dirait qu’il débouche une bonbonne vide.

À ce moment il nous aperçoit, Léonard et moi. Sa rage mal éteinte reflambe de plus belle :

— Qu’est-ce vous foutez là, mille pétards de cinquante mille barriques de… guano ! Cochon ! barbouillé ! Je vous ait dit de fatiguer, d’éreinter ce pouacre de Veuly et je le retrouve ici à faire son lézard, à se rincer l’œil du spectacle comme au Grand Théâtre de Baume-les-Dames ! Faites-le-moi transpirer, ce salaud-là, et que ça ne traîne pas !

Aurais-je contracté la maladie du « prophète » Jean Jouillon ? Léonard me retient le pied juste à temps. J’avais cassé une assiette, ce matin ; j’allais maintenant en bleuir une autre dont la mise en couleur pouvait me coûter plus cher que l’achat de tout un lot de « Vieux Rouen ». Mon gardien m’emmène le plus vite possible, noyant ma colère sous un flot de paroles. Il m’ahurit, me déroute, me « sange les idées ». Quand il me voit moins egzité il m’affirme que Bid’homme n’a rien vu, mais que sans lui, Léonard, je risquais une de ces histoires « que l’Inquisition et le mal d’oreilles étaient pas grand’ chose à côté ! » Puis il secoue la tête et prend une expression d’invraisemblable perspicacité, d’expérience désabusée, de résignation philosophique :


— Ce Bid’homme de malheur, grommelle-t-il, je l’ai toujours vu braque. Mais après ce qui vient de se passer, je mettrais bien « deux doigts su’ l’ gril » que c’ pauv’ M. Magne avait raison, tout à l’heure : Bid’homme a kekchose de pas naturel. Est-ce qu’il se soûlerait, à présent, ce cochon d’Inde enragé ? ou bien ?…

Pour chasser un instant le souvenir du distingué aliéniste, j’interroge mon gardien sur la cour que nous venons de visiter.

— Oh ! celle-là ! me répond Léonard, c’est bien la dernière. Après cela, il n’y a plus que la cellule pour les « tout à fait butés » ou « merlancoliques à mélomanie de suixide », — les « alités » de l’infirmerie et le « quartier des agités » dans le « troisième bâtiment ». Ceux de cette cour d’où nous sortons, ils ont des crises à tous les moments (il y en a de la maladie noire, par ici ! — et en grand !) Ils étaient à la rigolade tout à l’heure mais ’faudra pas les voir ce soir !… Les cellules, ça c’est pas « de spectacle » ! Vous comprenez ; les gardiens ont consigne de laisser approcher que les médecins : ça dérangerait leur « guette », est-ce pas donc ? — des gens qui viendraient flâner par là, histoire de curiosité. Faut pas de distraction ! — Chacun d’euze est assis dans un petit couloir juste assez large pour fourrer une chaise, — entre deux guichets grillés par où qu’ils surveillent deux cellules. C’est un sacré métier. Je l’ai fait six mois et j’en ai encore des grégissements dans l’estomac toute la journée, les fois que j’en ai rêvé la nuit : — Les agités, — on m’a commandé de vous y mener, mais j’aime mieux vous en montrer que deux qui sont putôt rigolos, pass’que les autres !… Ce serait pas charitable de ma part de vous les faire voir : y a de quoi « foller » du coup — pour un homme egzité. J’aurai toujours obéi à l’ordre et je vous aurai pas causé de mal. Nous passerons par les « terrains » en y allant.

Dans un nouveau corridor nous rencontrons deux inoffensifs qui circulent partout, — depuis la loge du concierge, près de la grille d’entrée, au bout des jardins, —jusqu’au « Salon-Parloir ».

— Inoffensifs, répète Léonard, oui, çui-là qui vient le premier, çui qui est « malade ». Y « folle » tout le temps mais y n’a jamais de sales crises ; l’autre qui est sain ne l’est pas, lui, inoffensif ! J’vas vous conter ça tout de suite après qu’y seront passés.

Mais le « malade » s’arrête. Il interpelle mon gardien :

— Léonard, mon vieux, c’est dégoûtant ! L’administration de cette boîte est au-dessous de tout : une incurie, un laisser-aller !… Je dirais même : une muflerie !… On sait que je suis craintif, nerveux, — et voilà une semaine qu’on laisse sans réparations le coupe-courants électriques de ma chambre : si bien que moi qui ai peur d’un enfant de six mois, je couche toutes les nuits en compagnie du tonnerre qui fait chez moi une vie de patachon.

— C’est bien, Charlemaine, on fera venir le sellurier.

— Pas de blague, n’est-ce pas, Léonard ? Et puis je voulais vous dire : il y a un grand oiseau de nuit qui fait tous les soirs des ordures dans ma cheminée ; hier, je lui ai lâché le tonnerre dessus, mais il s’en est fichu comme d’une « souricière à poux » ; il lui a flanqué un coup de bec et l’autre, pas plus brave qu’il ne faut, est revenu m’embêter. Il a déclinqué une chaise et détraqué mon baromètre. Vous m’enverrez donc, avec le serrurier, l’ébéniste et l’ingénieur-opticien : j’ai dit. Je suis caporal, vous savez !… Et si vous ne marchez pas droit, je vous colle huit jours avec un « motif arabe ». Le colonel Froin doublera la peine, vous pouvez y compter !

Ce Charlemaine a l’air très doux et très enfant. Sa grosse figure encore imberbe est toute ronde. Ronds sont ses larges yeux limpides et naïfs, ronde est sa bouche de poupard surmontée d’un petit nez charnu. Il ressemble à un bébé bien portant. Même quand ses paroles menacent — bien innocemment — sa physionomie demeure aimable, candide, étonnée. Il serre la main de Léonard et reprend son interminable promenade dans l’établissement du… « colonel Froin ». Des vastes poches de son veston il tire une raquette et une balle élastique et chemine piano, tout en jouant comme un gamin. La petite sphère de caoutchouc frappe tantôt une muraille, tantôt l’autre et revient rebondir sur la batte brandie. Tout à coup il jette ses joujoux par la fenêtre :

— Oh ! y retrouvera bien sa paûme quand l’idée lui en viendra, m’affirme indulgemment Léonard. Il a de l’ordre à sa manière, y sait toujours où qu’il envoie son fourbi.

Charlemaine fouille de nouveau dans ses vêtements d’où il extrait des toupies, une bille de billard et un pinceau à barbe qu’il lance dans le jardin par une autre croisée ouverte et retourne à ses poches, vrais magasins, qui recèlent encore une petite trompette et une gigantesque paire de lunettes noires. Il chausse les bésicles, embouche le buccin qui est — par bonheur — presque aphone et disparaît dans un autre couloir.

Le second ambulant, le sain, comme dit Léonard, avait attendu patiemment la fin du discours de Charlemaine. Il s’approche, maintenant, pour nous parler à son tour. C’est un adipeux garçon, jeune aussi — vingt-deux ou vingt-trois ans au plus — à physionomie fausse, basse et méchante. Il semble — (je vais patauger dans la contradiction) — il semble à la fois honteux et cynique. Ses yeux nous scrutent avec une impudence… inquiète. Il parle, sa voix est sourde, son accent pâteux :

— Léonard, vous savez que je hais la dénonciation. Mais je vois trop de cochonneries depuis ce matin ! — Je connais le voleur des litres de vin du réfectoire : c’est Topsent ! Il en cache deux dans sa veste chaque fois qu’il sort de table et va les boire aux cabinets. Je l’ai pincé aujourd’hui même ! — Socaux (de la seconde cour) a cassé un géranium, pour le plaisir d’abîmer… Et puis après, on dira encore que ce sont les gardiens qui détruisent les plantes pour offrir des bouquets aux infirmières, sans bourse délier.

Il a une intention en faisant cette dernière remarque. Son regard devient dur et encore plus sournois, si c’est possible, à la seconde où ses vilains yeux vrillent les prunelles pâles de Léonard, qui paraît gêné :

— Goulin, auquel il est défendu de fumer parce que ça lui donne des crises, trouve toujours le moyen de se procurer des cigares qu’il allume au feu de la cuisine. — Jollot a encore été rencontré saoul (pas du fait des alcools de la maison, — bien sûr !) — mais saoul comme une dame patronnesse — dans le parloir, au moment où les demoiselles Mortebranche sont venues vers les dix heures pour voir leur frère. — Legourd et Bucaille se sont battus derrière le gymnase ; c’est Anfry et Thieullent qui me l’ont conté. Je suis tombé juste sur Cibourrier comme il faisait la causette avec la grosse infirmière… vous savez bien, Célestine Bouffard, et une causette, je ne vous dis que ça ! Ils étaient sous la tonnelle B, la « touffue », comme on l’appelle ; et vous n’ignorez pas que Cibourrier n’a pas l’autorisation de sortir de sa cour. Ce que c’est mal tenu, ici ! (Il aura filé par la porte que le gardien Crochon a oublié de refermer quand il est revenu de prendre un ou plusieurs verres chez Lenient, sur la grand’route. Il se vante assez, Crochon, d’aller licher chez le « débitant » chaque fois qu’il s’embête.) — Colboc, le boiteux, qui l’a, lui, la « permission de jardin », a fait de sales indécences devant deux « malades-femmes » également « permissionnaires… » Ah ! vous savez, Léonard, inscrivez à mesure !… N’en subtilisez pas un seul, — des « délinquants », — parce que je me plaindrais ! Vous devez noter toutes les « infractions signalées ». Quand je « rapporte » par hasard sur ces vilains bougres, je ne veux pas qu’on en rate un ! Les sales gens !

Par hasard, ricane mon gardien, dès que le jeune poussah aux vilains yeux s’est un peu éloigné, tout en grognant comme Mabire, en steppant comme Marical, puis en caracolant comme Jean Jouillon… Par hasard ! Il restera des heures sans parler et ne retrouvera sa langue que pour débagouler sur le compte des autres !… Savez-vous pourquoi ? Pass’que Bid’homme refile des bons de tabac, de vin de « Moëllaga » ou de « phormacie » sur le guichet de l’Économe aux jean-foutres qui mouchardent. ’faudra que j’y donne la liste, à Bid’homme ! — Y a pas ! — Et je verrai demain Auzoux, — ce dégoûtant suiffeux qui vient de nous casser les… oreilles, — se parfumer l’conduit de la fumée de bonnes pipes du « Caporal » de l’Administration, ou se caresser l’gaviot avec du vin « des Îles » (??) ou de l’ « Anti-Scorbutique » (!!)

— Il a une figure abominable…

— Et qui ne trompe pas son monde. ’Y en a pas de plus « débecquetant ».

Et mon gardien me raconte très brièvement l’histoire d’Auzoux.

D’après Léonard, cet interné qui déteste ses compagnons de misère, ferait bien meilleure figure au bagne que dans un hospice d’aliénés. Il n’est pas plus « malade » qu’un « sous-sorcrétaire d’État » ou un « père capucin », que toute la « cléricaille des aristos », quoi ! C’est l’enfant bien éducationné de paysans très aisés. Mécontent de voir un sien cousin épouser une fille riche qu’il guignait, il a mis le feu à la maison des nouveaux mariés dans l’espoir de les faire rôtir. Il n’a heureusement grillé que le mobilier. Alors la famille, bien pensante, « opportunisse comme feu Troiscentsoixantetrois lui-même » a si adroitement manœuvré que le tribunal a déclaré le gros incendiaire irresponsable de ses actes et prescrit son internement dans une maison de santé, où le trop bon Dr  Froin s’est empressé de le classer dans les « inoffensifs ».

— Ça, c’est un comble ! s’exclame Léonard.

Toujours est-il que cet Auzoux ne « sait plus où il en est. » Très « gentil » avec le Dr  Froin, dans l’espoir que le brave homme finira par lui signer son « exeat » en certifiant qu’il s’est « guéri » dans l’Établissement, il imite tous les fous, les uns après les autres, devant les gardiens, afin de passer aux yeux de ces derniers, non pour un criminel, mais « pour un pauv’ petit Monsieur qu’a bien de la misère avec sa pauv’ tête ! »

— Oui, y les imite tous, les uns après les autres, les « malades », répète Léonard, qui, après un moment de réflexion, laisse tomber dédaigneusement :

— ’y sait même pas trouver kékchose d’oréginal, ce c…llon-là ! il est plat comme un chapeau mou !

— Eh bien ! Et l’autre, Léonard, le petit Charlemaine ? Vous m’aviez promis de me parler de lui…

— Ah ! le malheureux gars ! En voilà un qui appartenait à une triste famille ! Tous des gens bien « plaisants » mais retournés comme de vieilles culottes ! Voulez-vous croire que son père qui était épicier à Cany et qui avait des sous que c’en était infect, est mort ici, ’y aura bientôt cinq ans. Le samedi qu’il entrait, lui, le gosse (c’est à la suite du service militaire que ça l’a pris, on l’a trop embêté à la caserne), ce samedi-là, ça fait deux ans, sa sœur commençait à « foller » ; et je l’acconduisais à notre établissement par le rebours du courrier, comme on dit, le « lundi en quinze », à l’heure du dîner (y avait du « gros-yeux » à la vinaigrette et de l’haricot de mouton, je me rappelle bien, p’têtre) ! Il a un frère qui a été encaqué chez nous voilà dix-huit mois : ’l est en cellule, l’éfortuné ! Sa mère qui était cousine-germaine du père, paraît qu’on va la voir aussi un de ces jours : ’y a des plaintes de voisins ! C’est p’têtre seulement moi qu’irai la boucler, la pauv’bougresse ; je suis plus « soignant », plus « arrangeant » qu’un autre, on m’envoie de préférence dans ces cas-là. Comme ça Charlemaine aura toute sa famille dans la maison !… Et toute amenée par moi !

— Est-ce qu’il voit sa sœur et son frère ?

— Son frère ! Bien sûr que non ! Les « cellulards », leur faut pas de « bouzin » et comme vous avez pu vous en apercevoir, Charlemaine c’est un rigolo (!) — Sa sœur… des fois ! C’est assez doloureux à regarder. Des jours y se reconnaissent, d’autres non ! Y s’appellent alors m’sieu Digard ou m’ame Retou, mamzelle Thiel ou père Alleaume ; ou bien y n’veulent pas se causer. Y sont pas « pays » qu’y vous ezpliquent. Ça fait « grémir » ! Alle est gentille, la sœur ; on dirait une dame de Dieppe ou même de Rouen. Un peu trop maigre, mais bien élégante, toujours propre comme une boule de bleu. Et de l’inducation ! A’ sait des pouasies, des rébus, de la musique d’orgue ! de tout ! Je vous la ferai voir ; on la laisse à peu près libre, elle aussi. Pas plus de méchanceté qu’un veau de six jours !

L’histoire des Charlemaine m’a plutôt fait « froid dans le dos ». Le sort de cette famille d’épiciers est tragique, shakespearien ! Je me sens déjà sûr, trop sûr de voir bientôt la mère du pauvre garçon à figure de gros bébé. Sa destinée la pousse vers l’établissement Froin. Hélas ! j’en jurerais !

Mais Léonard me « sange » encore une fois les « idées ».

Nous nous trouvons dans le grand jardin reconnu ce matin de ma fenêtre et mon gardien qui me voit préoccupé s’écrie tout à coup :

— Eh ! m’sieur Veuly, regardez donc en l’air ; vous la reconnaissez plus, vot’ croisée !

Ah ! c’est celle-là ! Elle est encadrée d’une jolie liane de glycine que je n’avais pas vue de l’intérieur : glycine bleue, idées bleues !

Et voici l’ « aut’bâtiment » miroitant de stuc albe, du reste, absolument pareil au nôtre.

— Quand qu’on a parlé du loup… susurre finement Léonard.

Au-dessus de l’appui d’une fenêtre, entre deux barreaux, voici une figure ravissante, gaie et rêveuse tout à la fois.

— Ben, la v’là, la sœur de Charlemaine : mame Letellier, barnumise mon gardien. Alle est « plaisante » si alle est un peu osseuse !

Osseuse ! Sauvage, va ! « Mame » Letellier est souple et délicate comme telle forme de rêve fixée par un peintre préraphaëlite.

Elle a un teint rose pâle, uni, floral. Ses yeux sont noirs, des yeux comme on n’en voit pas, — même chez les plus belles mulâtresses des Antilles, — des yeux noirs qui éteignent, qui tuent tout ce qui les entoure, des yeux de nuit qui sont ardemment, paradoxalement lumineux. Ces yeux ! Je me sens devenir phalène ! Et cette sœur de l’incolore Charlemaine possède une chevelure de femme arabe ou hindoue, non plus noire, mais bleue, une de ces chevelures comme les aimait le dieu Baudelaire qui les a si magnifiquement célébrées. Sa bouche exquise est du rouge des fleurs d’hibiscus. De cette fille d’épiciers se dégage un charme affolant de princesse des Mille et une Nuits.

Nous passons tout près de sa fenêtre et je ralentis le pas, ne pouvant me rassasier de la contempler, quand elle interpelle mon gardien, décidément populaire chez le Dr  Froin. Sa voix chaude est imperceptiblement chantante et me prend, me berce comme une voluptueuse musique.

— Léonard ! Célestine m’a enfermée par erreur et j’ai oublié mon petit miroir sur un banc du jardin, contre la serre. Voulez-vous aller me le chercher ? J’en ai besoin pour une « conjuration magique »… Non ! Inutile que Monsieur aille avec vous !… Vous n’allez pas le faire courir, n’est-ce pas ? Je ne me permettrais pas de l’envoyer s’essouffler à mon service. Ce n’est pas un vieil ami comme vous !

Léonard est flatté mais inquiet. Il me regarde du coin de l’œil ; j’affecte la plus parfaite indifférence. Il dit, alors, à moitié rassuré :

— J’veux bien moi, mais c’est dangeaireux. Enfin ’faut bien dire qu’il fait une sacrée chaleur et que, d’un autre côté, j’en ai pas pour dix minutes. Je ne veux pas tuer M. Veuly, et je vas galoper ! Bid’homme, c’est pas son heure de rôder par ici… mais… éloignez-vous un peu de la fenêtre, monsieur Veuly, des fois ya des infirmières qui sont méchantes.

Je fais quelques pas vers une plate-bande, bien décidé à me rapprocher de la belle « malade » aussitôt que mon mentor ne pourra plus me voir. Bon ! il a doublé le cap du « bâtiment ». Je n’aperçois plus que l’un de ses talons, vaste et bien ferré…

Je veux regarder encore ma princesse orientale. Quel malheur qu’elle soit atteinte… Eh bien ! et moi ? Je suis à peu près raisonnable aujourd’hui ; mais dans quel état serai-je demain ou dans huit jours ? J’ai été joli, paraît-il, ces temps-ci ! Combien je me réjouis de me trouver dans un établissement aussi « mal tenu » que celui du trop bon Dr  Froin ! Ailleurs je n’aurais jamais pu rencontrer la consolation que m’offrira, de temps à autre, la vue d’une femme aussi belle.

Je reviens sur mes pas, mais déjà la ravissante « malade » à la chevelure hindoue, aux splendides yeux de nuit tropicale, m’a parlé :

— Ne restez donc pas là-bas, monsieur Veuly, puisque l’on tient à vous nommer monsieur Veuly. C’est une convention, n’est-ce pas ? Venez donc plus près. Vous êtes ici sous un déguisement, n’est-il pas vrai ?… Pour délivrer une captive… moi, peut-être ? Je vous connais. C’est pour cela que j’ai envoyé Léonard me chercher mon miroir dont je n’ai nul besoin. N’avez-vous pas ordinairement une cuirasse d’or un peu bleui, un cheval de flamme, qui vole, des éperons pareils à deux éclairs et une épée qui est un rayon de soleil ? Vous vous plaisez dans les « Niebelungen  » quand vous ne préférez pas hanter la « Jérusalem délivrée » ou le « Roland furieux ». — Je sais également que vous avez pensé aux femmes de Baudelaire quand vous m’avez aperçue et aussi à la fée Pari-Bânou, à Shahrazade et à Nour-Mâhal qui a son Tadj dans la ville d’Agrah où sont les paons de pierreries vivantes, plus beaux que ceux de Delhi qui n’étaient qu’un précieux travail d’orfèvre, dans la ville d’Agrah où les roses chantent en exhalant leurs haleines matinales et crépusculaires. Oh ! « crépusculaires » me ramène à Baudelaire ! Quels extasiants crépuscules dans ses strophes, même le sinistre, — vous savez ! celui où il y a des crapauds, — mais surtout ceux qui restent dans le mystère :

Entends, amie, entends la douce nuit qui marche !

Mais non ! Il était solaire, il était dieu ! Vous êtes surpris qu’une insignifiante princesse du Travancore, tout au sud de l’Inde, près de Ceylan, une si secondaire princesse de Firouzabad, en Perse, cette ville des jasmins, ornée de dômes bleus, ovoïdes, comme allongés vers le ciel, qu’une minable princesse des terres brûlantes et miroitantes d’épaisse verdure lustrée où s’élèvent les vieilles capitales abandonnées des premiers sultans de Java, qu’une princesse qui a vécu à Cany, dans une épicerie, avant d’épouser un effroyable magicien africain changé en châtelain bourgeois pour ses forfaits, qu’une pareille princesse puisse avoir autant de lecture. Mais ne savez-vous pas que mon père était un enchanteur, un bon enchanteur, lui ! qui transformait de viles matières à peine comestibles en or et qui ne me refusait rien. J’avais à Cany, où naquit le charmeur Louis Bouilhet et où vint le grand Flaubert, une bibliothèque enviée des filles du comte de Sauvemare et de celles du marquis de La Haye-Bolleville. Et mon père me permettait de devenir, tantôt une fée, tantôt une impératrice de Bornéo. J’ai été aussi toutes les héroïnes de Shakespeare et même cette amie de Gustave Flaubert, cette Mme  Bovary que vous avez si passionnément aimée, que vous pleurez encore….

Certaines pauvres femmes insensées peuvent-elles donc lire si bien dans le cœur d’hommes « atteints », eux aussi ?

Je n’ai rien d’héroïque. J’avouerai même que l’idée seule d’accomplir une prouesse quelconque, fût-elle absurde, ce qui serait une circonstance atténuante, me fait trépigner de furieux agacement. L’imagination de la princesse Letellier a donc ses écarts blâmables ; mais où elle s’est montrée surprenante, cette aimable princesse de toutes les zones de l’Orient, c’est quand elle a deviné qu’au moment où je l’avais regardée pour la première fois, toute l’Inde de Baudelaire et les exotiques amoureuses du Suprême Poète avaient parfumé ma mémoire.

… Et elle m’est déjà bien chère, la pauvre petite folle si adorablement jolie ! Si j’avouais ce que je ressens, on me parlerait de « coup de foudre ». Il n’y a rien eu de pareil, je n’éprouve aucune stupeur. Cela n’a été ni brusque, ni violent. Ces quelques minutes ont été délectablement longues. J’ai été enlacé peu à peu, comme par une caresse douce, douce ! Je suis enthousiasmé de l’incroyable beauté lumineusement rose, captante, de celle que j’aime à présent, car je ne songe pas à me dissimuler que je l’aime, mais cet enthousiasme ne m’a pas « embrasé ». J’en délire presque mais ce n’est pas un « feu dévorant » selon le cliché consacré. C’est en mon cœur comme une rosée florale paradisiaquement embaumée.

Et la délicieuse « princesse » :

— Approchez-vous donc ! Je tiens à bien voir la figure d’un vrai paladin. Bon ! je m’attendais à ceci : vous n’êtes pas beau du tout, du tout ! mais les gens de votre valeur n’ont que faire d’agréments physiques. Une flamme brille dans vos yeux, une flamme que je préfère aux grâces de mille bellâtres.

Mes pauvres yeux ! Est-ce l’amour seul qui les allume ? La folie n’est-elle pas pour quelque chose dans leur éclat enflammé ?

J’ai plus que jamais peur de la « force ennemie » : Si j’allais oublier que je l’aime, l’Exquise ! Oh ! si un nouvel accès de mon mal me replongeait dans l’abîme d’où je sors à peine, dans l’âpre torrent nocturne où se noierait mon seul bonheur qui est de l’aimer !

Elle reprend avec un peu d’impatience :

— Mais que vous êtes donc froid pour un héros ! Vous ne m’avez pas répondu une syllabe ! Mais, dites-moi vite que vous m’aimez ! Je veux que vous m’aimiez ! Moi, je ne puis m’engager ainsi dès la première minute, — une femme ! — Mais n’est-ce pas déjà une immense faveur que je vous fais en vous pressant de vous déclarer ! N’est-ce pas de bon augure ? Allons, vite ! Dites-moi que vous m’aimez !

— Oh ! oui ! je vous aime !

— Ah ! vous avez bien dit cela ! Aussi je change d’avis. Je veux que ce soient les seules paroles que j’aie entendues de vous à notre première entrevue…

Mais elle s’interrompt tout à coup, tout effrayée et plus jolie encore, dans son émotion :

— Vite ! sauvez-vous ! J’entends les pas de Léonard. Revenez bientôt, un soir, de préférence ! On me surveille très mal dans ce donjon !

Mon gardien me retrouve plus loin de la fenêtre qu’il ne m’avait laissé ; le dos tourné à l’ « autre bâtiment », je roule une cigarette avec des soins infinis. Quand il a remis le petit miroir de poche, il prend un air narquois, — mon gardien, — et me regarde avec une sorte de pitié amicale mais dédaigneuse :

— Ben quoi ? monsieur Veuly ! Vous avez le taff des « belles personnes » ? À votre place, moi, « habillé comme vous l’êtes », chouettement ficelé dans un complet de plus de quarante balles, j’aurais porfité de ce que c’t’imbécile de Léonard faisait le cerf au soleil, les pattes plus haut que l’ogziput pour tourner une sorte de compliment à la petite dame. Oh ! les suites, dame ! c’aurait été moins facile, — bien qu’ici où qu’y gn’a de sales bougres et bougresses que Bid’homme et deux, trois infirmières !…

— Ah ça ! Mmmmmonsieur Léonard ! Voulez-vous insinuer que l’établissement du Dr  Froin peut rivaliser avec… un mauvais lieu et que — ici ma voix s’étrangle, — ma…madame Letellier a eu des aventures, à votre connaissance !

— Par exemple ! Cré bon sens ! comme vous y allez ! Vous êtes trop dur, vrai ! Et vous n’êtes pas bien reconnaissant. J’attends que vous me traitiez de « dos vert » aussi, pendant que vous y êtes ! Vous allez peut-être m’offrir de l’argent, mais dans ce cas-là, je vous garantis que je f…icherais la galette dans le trou des lieux ! Ah ! malheur !

… Je vois qu’il est sincère ; je l’ai vraiment blessé sans le vouloir. Il est très fâché mais se radoucit, — indulgemment :

— Prenez donc les gens en estime ! Eh bien je vais tout vous avouer pour votr’honte : savez-vous pourquoi j’ai consenti à faire la commission ? Pass’que mame Letellier alle a jamais regardé personne avec intérêt, — qu’alle était douce, mais craintive comme un petit pigeon sauvage, — sauf vot’respect. À vous, alle vous a fait des yeux, mais des yeux que je me suis dit que c’était charité de la laisser se distraire un brin, — sans vilaines conséquences bien entendu ! — Qu’est-ce que vous voulez ! Tous les goûts sont dans la nature ; a’ n’est pas responsable, « cette femme » ! Si alle aurait toute sa raison, p’t’êt’ bien qu’alle en choisirait d’autres !!

Et c’est toute la vengeance de Léonard qui frise sa grande chiffe de moustache avec une fatuité voulue. Il est si facile de voir qu’il « cabotine » — et pas méchamment — que je n’ai pas le courage de lui en vouloir, malgré l’affreuse insolence du propos.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais quand veut-elle que je la revoie, ma princesse ? Me laissera-t-on jamais aussi libre qu’elle dans l’établissement ? J’admets que Léonard ferme les yeux de temps à autre ; mais ira-t-il jusqu’à oublier quelquefois, plus ou moins involontairement, de barricader ma porte, — le soir de préférence ? Sera-t-il prudent de lui en loucher deux mots, en imaginant quelque mirifique prétexte qui le trompera ou ne le trompera pas ? (simple question de forme !)

Ces doutes m’inquiètent, mais sans trop m’abattre. Je conserve une certaine dose d’espérance !

VII

Dans les jardins, voici des « malades » d’apparence pacifique et morne, — des campagnards en général, — qui, sous la surveillance de gardiens espacés, soignent des rosiers, cueillent ou déterrent des légumes, élaguent des treilles.

Plus loin, — en pleins champs, serais-je tenté de croire, — si je n’apercevais là-bas un véritable rempart de maçonnerie qui me fait penser à la Muraille de Chine, — une escouade de pensionnaires bottelle des herbes. Un dernier détachement d’internés creuse une tranchée sur laquelle Léonard me donne les explications les plus confuses et les plus incompréhensibles pour un âne comme moi. En tout cas, je crois qu’il s’agit d’irrigation… J’ai toujours eu une assez jolie intelligence des choses pratiques !

Plus loin encore, mais bien avant d’atteindre le mur, — je me sens positivement esquinté suivant le désir de l’agréable Dr  Bid’homme. Mes quelques jours d’accès m’ont brisé les jambes ; Léonard s’en aperçoit :

— En v’là assez pour aujord’hui, sans compter que l’heure du dî-îner approche. Voulez-vous-t-y rentrer ?

— En tramway, si c’était possible !

— Oh ! nous allons faire une petite pause tout à l’heure auprès des « Agités » comme l’a « commandé » le médecin-adjoint. Ça vous délassera les ressorts des jarrets. Après ça encore un leuger effort et vous vous réfectionnerez à table, dans votre chambre. Et puis nous allons prendre « pa’l’ pu court. »

Revenant sur nos pas, bientôt nous suivons une allée de genêts et de sureaux, grésil d’argent et capiteuse pluie d’or ; nous débouchons sur un vaste quadrilatère margé de verdure. Devant nous une bâtisse de briques brunâtres dresse une façade de prison. Les fenêtres sont garnies de barreaux énormes ; deux seulement, au centre, l’une à côté de l’autre, sont ouvertes derrière les grillages ; les autres sont armées de volets métalliques. Nous nous approchons des deux baies centrales qui trouent de noir la muraille comme des entrées de cavernes mal dissimulées par des troncs d’arbres grêles.

Quelque chose grouille dans l’obscurité ; nous entendons des rires affreux et des grondements et deux êtres vivants épouvantables, — que l’on prendrait. — si l’on ne savait !… — pour de très grands et hideux quadrumanes vêtus, — font leur apparition derrière les grilles. Ils sont attifés de lambeaux d’étoffes dans lesquels il est fort difficile de reconnaître des fragments de vestes, de gilets, de pantalons, de chemises ; tout cela est de la même couleur, d’un jaune sale.

L’un a un front triangulaire, des pommettes écartées l’une de l’autre — et saillantes ! — et pointues ! — et un menton aigu comme un fer de toupie qui lui dessinent une face en losange. L’autre possède une tête toute ronde, monstrueuse, pareille à un gros fromage de Hollande : tous deux feraient la joie d’Odilon Redon.

Le premier est coiffé d’une espèce d’…ancien tyrolien (?) dont les bords déchiquetés n’ont plus trois centimètres de large ; le second d’un chapeau de paille semblable à une tabatière ouverte dont le couvercle retomberait. L’agité de droite ricane d’un rire féroce qui découvre des chicots de nougat verdi, l’agité de gauche écume de rage. Le rieur se met à danser, à faire des culbutes, à redanser en singeant les gestes des ballerines de foire ; puis il saute sur place, infatigablement, en criant : hop ! hop ! et en s’esclaffant ; son rictus s’adoucit, devient satisfait, presque joyeux. Visiblement il se trouve drôle et fait le gentil ; mais tout à coup il se prend à hurler, se roule par terre, se redresse, exécute une série de sauts périlleux, toujours en hurlant, bondit, retombe sur le plancher de sa cage et se tord dans une sorte d’attaque d’épilepsie qui dure peut-être vingt secondes ; après quoi il se remet à danser sur place, tout en se grattant et en souriant d’un air absent. Le furieux, lui, grimpe le long des barreaux de la fenêtre, essaye de cracher sur nous, tente de secouer le fort grillage, beugle et râle, tandis que ses yeux semblent près de jaillir hors de sa tête. Il déchire ses loques, se griffe la… figure jusqu’au sang, brame, sanglote d’exaspération impuissante ; — ah ! ne pouvoir nous mordre, nous tordre, nous arracher la peau ! — Ses griffes nous visent ; il étouffe ; sa face devient violâtre, presque noire !

— Ah çà ! Léonard ! Mais j’en ai assez de regarder ces malheureux phénomènes ! Ils me font mal. Sans compter que notre présence leur est nuisible. Ces crises-là doivent les épuiser. Seuls, ils peuvent se terrer dans quelque coin, dormir en boule ou la tête en bas, à leur convenance, en tout cas, s’apaiser : je m’en vais, moi !

— Bon, bon ! nous nous en allons. Mais ajoute fort sérieusement mon gardien, ceuze-là sont très doux, presque « comme-il-faut ». C’est les autres que je veux pas vous montrer malgré les fantaisies de M. Bid’homme. Les autres, ah ! — c’est des bêtes de cauchemar ! S’il y a leurs pareils en dehors d’ici, on ne les trouve que dans des bocaux, — et neyés d’alcool, — encore !

À ce moment passent assez près de nous deux infirmières jeunettes et plantureuses. Les deux tristes anthropoïdes hennissent, — à la lettre, — comme des étalons, — se jettent sur leurs barreaux, — puis, arrachant encore certaines parties de leurs « vêtements »,— sont pris d’une rage exhibitionniste, — bavent et rauquent.

Les infirmières s’enfuient et Léonard consent enfin à tourner le dos à l’horrible scène, — si navrante qu’elle n’est presque pas ignoble.

Ma fatigue est devenue une véritable douleur. Il me semble que des pointes métalliques m’entrent dans les reins et que je charrie de formidables boulets de plomb pendus à mes chevilles…

Enfin, enfin !! J’aperçois mon « pavillon » : Léonard ouvre la porte ; l’escalier me parait avoir plus de cinq cents marches au lieu d’une vingtaine : Je tombe sur une chaise. Je mange, je bois, je fais tout ce que l’on veut ; j’avalerais du fumier et du vitriol pour qu’on me laissât tranquille après, — libre de me recoucher.

VIII

J’ai dormi assez longtemps. Ce n’est plus la grande flamme blonde des heures chaudes qui illumine ma chambre : un rayon de topaze faible, comme venu de très loin, joue doucement sur les boiseries vernies ; le verre commun où j’ai bu a l’éclat prismatique d’un énorme diamant voilé par une gaze très fine…

La grosse clef a dû tourner dans la serrure, un écho de ferraille bruit encore dans la pièce ! Maintenant j’entends grincer le second tour du claveau, comme dit Léonard ; je vois s’ébranler l’épaisse plaque de chêne de la porte — qui livre passage à un gentleman que je ne reconnais pas tout d’abord, à un souriant gentleman en costume de soirée, — Dieu me pardonne !

Une fausse note, toutefois ; cet élégant mondain a les jambes prises jusqu’aux genoux dans des bottes à l’écuyère munies d’éperons, — d’aveuglantes bottes qui jurent comiquement avec le gilet blanc, l’habit à queue d’hirondelle et le « claque » tenu à bout de bras par le visiteur, — comme un bouquet offert.

On prendrait ce personnage pour un patron de cirque se disposant à présenter un cheval dressé, en liberté. Le « claque » serait peut-être de trop, — mais l’effet y est.

Malgré la grâce exquise du nouveau venu, ses gestes agréablement rondouillards, ses saluts d’une courtoisie japonaise, — force m’est bien de constater que je me trouve en présence du Docteur Bid’homme, — quand… le « mondain » saute sur la table, s’y asseoit bien à son aise, les semelles de ses bottes portant sur un fauteuil et se met à fustiger ses mollets bardés de cuir avec une cravache encore inaperçue. En dépit de ces légers accrocs à la sacro-sainte tenue, la politesse de langage de mon Bid’homme battrait glorieusement la professionnelle affabilité de tel Directeur du Protocole, longtemps célèbre des Antilles françaises à Pondichéry et de Zuydcoote à l’Île Bourbon :

— Monsieur l’Amiral — (même dans la marine marchande je n’ai jamais pu dépasser le grade de passager) — monsieur l’Amiral, je suis l’heureux ambassadeur chargé de vous annoncer l’arrivée prochaine de mon excellent maître, Froin Ier, roi de cet établissement et dépendances. Il fera son entrée dans vos salons à six heures de relevée. S’il n’est point venu plus tôt vous présenter ses respects, c’est qu’une… picrocholalgie du calcaneum gauche (??) le mettait dans l’impossibilité de cheminer autrement qu’à cloche-pied. Permettez-moi de me retirer pour aller prévenir quelques autres dignitaires honorés comme vous d’une prochaine entrevue avec notre suzerain.

Il sort au petit galop, — positivement, — en brandissant sa cravache et en faisant craquer ses bottes. Je n’ai plus guère de doutes ; Bid’homme dit l’Aimable, comme Choppard, est à certains points de vue l’émule du prophète Jean Jouillon. Nous sommes en de jolies mains, nous autres, les pauvres « mabouls » de Vassetot ! Et je pense avec terreur à ma petite « princesse ! »

En tout cas le dangereux aliéniste ne s’était pas trompé quand il fit la démarche diplomatique dont on ne l’avait, sans doute, aucunement chargé. Dix minutes après sa retraite pseudo-équestre, Léonard débarricade ma porte, me regarde d’un air de complicité protectrice, allonge les lèvres comme pour souffler sur un bouillon trop chaud, étend les bras, les mains à plat, comme s’il allait essayer sur moi une série de calmantes passes magnétiques et siffle plutôt qu’il ne parle :

— Pfûûûûûit ! V’là l’grand patron !

Puis il s’efface en commençant une courbette qui n’atteindra, évidemment, sa phase de perfection que de l’autre côté de l’huis.

Et brusquement je me trouve en présence d’un grand et gros homme d’une soixantaine d’années, à figure ouverte et bonne, aux manières paternes mais franches. C’est le docteur Froin ; je le reconnais.

Il parle avec la même voix et le même accent que le gracieux Bid’homme, mais plus doucement, de façon plus sympathique ; Léonard était dans le vrai.

— Eh bien, Monsieur Veuly, j’ai appris avec plaisir, ce matin, que vous alliez mieux. J’ai regretté de ne pouvoir venir vous voir dès la réception de cette bonne nouvelle mais il m’a été impossible, aujourd’hui, de faire mes visites jusqu’à présent. J’ai eu une crise aiguë de rhumatisme qui m’a broyé le genou et le pied gauches toute la matinée et une partie de l’après-midi. Je me traîne encore avec peine, mais il y a du mieux.

Il boite en effet. Je lui approche le fauteuil dans lequel il s’assied en faisant une grimace de souffrance :

— J’espère bien que votre douleur va céder tout-à-fait, et j’ajoute machinalement : du rhumatisme ? ah ! — M. Bid’homme m’avait parlé d’une très étrange maladie à nom invraisemblable.

Le Docteur Froin ne paraît pas très surpris :

— Oh ! M. Bid’homme, M. Bid’homme !…

Un peu plus et il allait me dire quelque chose qu’il retient à temps. Je n’imite pas sa discrétion ; j’articule du ton le plus froid :

— M. Bid’homme est un fou, et un fou peut-être dangereux, comme vous vous en doutez fort probablement.

— Vous avez raison de me dire ce que vous pensez, mais ne vous laissez pas prendre aux apparences : M. Bid’homme est très, très excentrique, très braque mais c’est tout…

Cependant le Docteur Froin a eu un petit tremblement qui ne semble pas dû à une douleur rhumatismale et qui ne m’a pas échappé. Il reprend très posément, de l’air le plus détaché du monde :

— N’oubliez pas que mon confrère, — il appuie : — Mon confrère, le Docteur Bid’homme est appelé comme moi à vous donner ses soins et que vous devez avoir une confiance absolue en son expérience. Le Docteur Bid’homme aime à étonner les personnes qu’il traite… pour d’excellentes raisons… que je comprends. Son attitude et ses discours sont déterminés par une tactique à lui, ne vous y trompez pas. Mais actuellement ce n’est pas du médecin-adjoint qu’il s’agit mais bien de vous. D’après ce que je vois, vous n’avez pas dû… ressentir de… nouvelles souffrances nerveuses.

— Non, Docteur. Du reste, il me plaît d’appeler les choses par leur nom. Je crois avoir été atteint d’un accès de folie ou de fièvre chaude, — comme vous voudrez. Mais je vous assure qu’il n’en reste plus trace.

Le Docteur Froin me regarde attentivement. J’ai usé, moi aussi, d’une tactique — et elle a réussi, — ou à peu près.

La physionomie du médecin exprime clairement de l’inquiétude, une contrariété de brave homme tourmenté d’un cas de conscience. Je devine très bien qu’il se dit : « Pourtant ! Si je m’étais trompé ? Si ce patient, mis sous les verrous et en puissance de gardien, n’avait éprouvé que des désordres momentanés ! S’il n’y avait là qu’un cas de fièvre chaude promptement guéri, de quel droit retiendrais-je ici un homme aussi sain d’esprit que moi-même ? Il a parlé sans ambages d’un accès de folie possible. Un fou raisonnant aurait eu peur de donner barre sur lui rien qu’en prononçant ce mot de folie. Que faire ?… Et s’il redevenait dangereux hors de mon établissement ? Il y a des cas si bizarres ! »

Je suis sûr que j’ai parfaitement bien lu en lui, — encore plus sûr quand il dit, sans préambule aucun, comme s’il avait parlé ce qu’il s’est contenté de penser :

— …D’ailleurs un de ses… pardon ! un de vos parents viendra Lundi, — après demain. Nous causerons avec lui et il peut se faire, mon Dieu ! oui ! il peut se faire que votre traitement dure un peu moins longtemps que je ne craignais… Vous ne vous sentez plus irrité ou angoissé ? Vous ne vous surprenez plus à concevoir de violentes antipathies contre personne, contre Léonard ou contre moi, par exemple ? Vous voyez bien que je vous parle comme à un homme guéri, comme à un homme qui n’a, sans doute, jamais été malade d’autre chose que de très légers troubles nerveux, déjà et pour toujours dissipés ; comme à un homme qui n’a plus besoin de ménagements !… — Non ? Rien contre Léonard, contre moi ou contre d’autres individus ?

— Contre vous, Docteur ! Comment pourrais-je vous prendre en grippe alors que vous me parlez avec tant de bonté ? Contre l’infortuné Léonard qui fait tout ce qu’il peut pour que je ne me monte pas la tête, pour que je prenne tout aussi bien que possible ?… Contre d’autres personnes ? Ah ! ça, c’est une autre affaire ! Je dois vous avouer que je ne puis souffrir le médicastre Bid’homme. J’ai certes pour lui la compassion que commande son triste état, mais je m’exaspère quand je vois ce misérable fou auquel j’aurais le droit de mettre la camisole de force, cet aliéné ridicule faire trembler tout le monde ici, se conduire en tyran, crier, tempêter, injurier des gens dont le premier devoir serait de le doucher à jets niagariens, dût-il en crever, ce qui ne serait pas un grand malheur pour l’espèce ! Bid’homme ! Ah ! celui-là, oui ! Je l’abomine ! Cet être-là est un péril continuel pour les « malades » auxquels il ne comprend rien, qu’il peut tuer par méchanceté imbécile ! Ne vous déciderez-vous pas, Docteur, à enfermer ce fâcheux lunatique — ou ce qui serait plus charitable, à le renvoyer en Franche-Comté, dans sa famille, si cette famille consent à se charger d’un pareil démoniaque et à le tenir ligotté vingt-quatre heures par jour ?

Ah ! qu’ai-je dit là ! Le Docteur Froin change de figure ; il hausse tristement les épaules. Je le vois, — sa conviction est faite, maintenant : je suis un dément monomane atteint du délire de la persécution. Toutes mes idées, toutes mes préoccupations, toutes mes colères se concentrent sur Bid’homme ; je tiens absolument à ce qu’il soit fou ; je n’admettrai jamais qu’il ne poursuive pas d’une haine farouche les malades confiés à sa garde, — moi tout le premier !

Ses vagues craintes au sujet de son médecin-adjoint sont peut-être même détruites par mon acharnement ; ma folie l’aura suggestionné, doit-il songer.

Éperdu, je cherche à me « rattraper », à me sauver dans son opinion. Comment m’y prendre ? Quelles paroles employer ? Ne serai-je pas plus habile en lui avouant tout ce que je pense, — si maladroitement que ce soit ? Je criele moins fort possible :

— Docteur ! Non ! ne me condamnez pas ainsi d’un geste ! Je sais ce que vous vous figurez ; vous me croyez victime d’une idée fixe ! Ne dites pas non : j’en suis sûr ! — Mais il n’en est rien ! Pour vous montrer que je ne divague pas le moins du monde, je me hâte d’ajouter à ce que j’avançais, un peu violemment, il y a une minute, que — tout en ayant en horreur votre confrère Bid’homme, tout en le considérant comme dangereux et néfaste pour vos pensionnaires, je puis parfaitement détourner ma pensée de lui, que j’ai songé aujourd’hui à mille choses auxquelles il était étranger. Voulez-vous que je vous parle de mon réveil, ce matin, ici, dans cette chambre ? Que je vous raconte ce qui s’est passé dans ma tête, — en vous faisant distinguer, très lucidement, les idées saines conçues alors, de celles où se retrouvait l’influence de mes troubles mentaux déjà en voie de guérison ? — Voulez-vous être certain que je ne suis ni sournois, ni vindicatif comme le sont la plupart des aliénés ? Eh bien ! vous m’avez dit tout à l’heure qu’un de mes parents viendrait Lundi et vous ne l’avez pas nommé, craignant sans doute une explosion de colère. Je vais vous le nommer, moi : c’est Roffieux, — celui qui m’a amené ici. Je vous jure que je n’ai aucun mauvais dessein contre lui. Je n’aurai pas l’hypocrisie de vous dire que je le porte dans mon cœur, mais si je sors de Vassetot, rien de fâcheux, j’en réponds, ne lui arrivera par ma faute. Je ferai ce qu’un brave homme doit faire dans ces cas-là. Je m’éloignerai le plus possible de lui, très dégoûté de sa personne et peu désireux de retomber sous sa coupe, mais l’idée de lui jouer quelque vilain tour ne me viendra même pas !

Mes paroles ont produit une certaine impression sur le Docteur Froin. Cependant il lui reste peut-être un doute : les fous sont si dissimulés ! Mais l’impression s’accentue à mesure qu’il pèse les termes de mon plaidoyer. Je le vois qui hoche presque imperceptiblement la tête. Il lui vient un bon sourire qu’il réprime très mal. Il se lève, — assez difficilement, — me donne une poignée de main et conclut :

— Allons, allons ! Tout me paraît décidément en excellente voie ; cela n’aura été rien. Vous aurez fait une petite villégiature et ce sera tout. Mangez bien, promenez-vous sans trop vous fatiguer dans les jardins, — avec ou sans Léonard, — je le préviendrai, — lisez des choses gaies, de l’Alphonse Allais, du Shoomard, du Courteline, du Franc Nohain, des traductions de Mark Twain, — je vous en enverrai dès ce soir, — couchez vous de bonne heure, ne vous levez pas trop tôt — et la villégiature ne se prolongera guère.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Et c’est ce moment que choisit je ne sais quel obscur ennemi tapi en moi — depuis quand ? — pour me tordre et me secouer les nerfs, pour m’obliger à manifester une fureur que je ne ressens pas, que je ne veux pas ressentir, pour me faire clamer, danser, puis me convulser comme les deux agités du pavillon de briques brunes !

J’avais parlé avec une pleine sincérité, dit tout ce que je pensais sans restriction ni addition, — et maintenant ce n’est plus vrai ! Je hais Bid’homme et Roffieux ! J’ai hâte de les saigner, de les crever — et je le crie en propres termes ! Et je ne veux pas les haïr et je ne veux pas crier — et je clangore plus terriblement que jamais !…

… Je suis bien sûr que me hante un être affreusement hostile, un être cruel qui s’est installé en moi, un être effrayant qui me torture pour me forcer à beugler, à me contorsionner comme un possédé…

Je profite d’un moment de demi-calme pour pousser un cri d’imploration navrant dans son imbécile absurdité !

— Docteur ! docteur ! À moi ! Sauvez-moi, je suis habité comme un fruit véreux !

  1. J’ai su plus tard que c’était un séchoir !
  2. L’hippodrome.