Fontranges au Niagara/Partie II

Éditions des cahiers libres (p. 20-55).

Jérôme était sorti, pour tâcher de ramener le médecin de l’hôpital qui était venu le matin, et il avait confié le malade à Fontranges. Fontranges n’avait jamais bien distingué les vivants des malades, ni les malades des mourants. Une proportion favorable de morts subites lui avait épargné dans sa famille la vie commune avec des êtres alités et geignants ; tous les souvenirs que pouvait éveiller en lui le petit corps souffrant, c’était plutôt ceux du gibier blessé et abattu, attendant le coup de grâce. Cette fois, en regardant ce charmant visage mordu par tous les chiens de la fièvre, c’était le chasseur qui ne comprenait pas très bien. Cette pitié, doublée de logique pratique, qui forçait Fontranges à épargner la chevrette pour réserver le coup au chevreuil, il était impossible que le chasseur d’enfants ne l’eût pas éprouvée, devant ce corps qui semblait modèle, cette arcade sourcilière unique, bref ce spécimen qui devait être indispensable pour la reproduction des enfants futurs, et ne se fût pas rabattu sur quelque garçon au nez relevé et aux yeux chassieux… L’enfant maintenant parlait dans son délire mais en anglais, langue incompréhensible pour Fontranges, et qui faisait pour lui de la maladie un pays plus incompréhensible encore. Il semblait questionner, par ces longues phrases qui provoquent dans les tragédies anglaises des réponses pessimistes et ambiguës sur la vie ou l’essence de l’être, et Fontranges répondait par ces monosyllabes qui affirment la volonté d’optimisme dans les familles françaises, — seule vraie réponse d’ailleurs à Hamlet et au roi Lear : — Tout va bien, mon petit ! — C’est cela, c’est cela. — Oui, oui, c’est parfait… Il s’attachait surtout à ramener les couvertures sur le haut de ce corps dont il ne connaissait que le buste, satisfait quand la tête seule émergeait, et alors aussi tranquille que lorsqu’il voyait sur ses étangs le flotteur bien en place et sage. Il s’agissait seulement d’écarter cette tête des courants, des terribles courants. Il y arriva une ou deux fois, se servant de ses mains mêmes. C’était une tête sur les joues de laquelle s’étalait ce qui correspond pour les enfants à la barbe non rasée sur les joues des malades adultes, une pâleur double ou triple, une crème de mort. Une tête dont les yeux continuaient à ne pas s’ouvrir : Fontranges, habitué à ne regarder son prochain que dans les yeux se sentait regardé par tout ce petit corps aveugle et devenait contraint devant tant de curiosité.

Such a noise ! Such a noise ! répétait l’enfant comme un refrain entre chacune de ces phrases… Quel soulagement ne lui aurait pas apporté celui qui aurait connu le sens du mot noise. Mais dans les livres de Jérôme pas de dictionnaire.

On téléphona. Fontranges n’aurait pas répondu à un coup de sonnette, mais cette plainte d’une pauvre force électrique l’émut. Il eut pitié du téléphone. La sonnerie appelait à mi-voix, mais sans arrêt. On eût dit qu’elle pensait le petit malade tout seul, que la communication était pour lui seul secrète ; pour une fois un appel téléphonique avait vraiment l’air d’un appel. Fontranges trouva l’appareil après l’avoir cherché à tâtons, d’abord du côté de la sonnerie, puis du côté du silence, et après avoir heurté des objets dont le contact n’était pas un appel moins pressant, un petit béret, un petit pardessus.

Excuse me. Your son going to die ? demanda quelqu’un.

— Je ne comprends pas, dit Fontranges.

We want to know if your son is going to die. Harold office.

— Je ne comprends pas.

Fontranges répondait humblement, honteux d’être embarrassé par un problème aussi futile que celui de la différence des langues. Tout à l’heure, près de ce petit enfant, il avait l’impression de tout pressentir, de tout prévoir, de tout deviner, — à part le mot noise, il est vrai… Il avait compté sans les téléphones américains.

French you are ?

Cette fois il comprenait. Mais l’idée de décliner une qualité aussi précise et aussi vitale que celle de Français devant un petit être sans nom et sans épithète lui déplut. Il ne répondit pas.

Wait a minute. Here our french agent.

L’homme en effet parlait en français maintenant. Mais comme Fontranges se fût mieux entendu avec quelqu’un qui ne parlât pas sa langue, qu’il n’eût pas compris et qui ne l’eût pas compris. Comme toutes ces questions précises juraient avec cet espéranto qu’est la mort. Discuter de funérailles dans une langue qui n’était pas celle du défunt, semblait d’ailleurs à Fontranges un sacrilège. Il décida de donner à ces gens une leçon.

— Pardonnez. Votre fils est mort, je crois… demandait la voix.

— Mais pas du tout, répondait Fontranges.

— Mille excuses. On nous prévient. Toutes nos condoléances.

— Je ne les accepte pas, répondait Fontranges. Il n’est pas mort. Il n’a pas envie de mourir.

Évidemment il mentait. Jamais le mot envie de mourir n’avait mieux convenu qu’à ce désir passionné qui soulevait sous ses draps le petit malade. Mais Fontranges n’était pas disposé à céder à l’homme du Harold office. Plusieurs minutes ils luttèrent ainsi, et bientôt, du côté de l’entreprise funéraire, avec assez d’âpreté, au point que ces gens-là semblaient savoir, non seulement l’état grave du petit Jack, mais la mort du vrai fils de Fontranges, voilà quinze ans. Pas une de leurs affirmations de mort qui ne parût s’appliquer à ce fils-là, qui ne rajeunit une douleur qui n’avait que faire de cette jeunesse. On eût dit que les services publics de la ville tenaient à humilier ce Fontranges qui prétendait n’avoir pas perdu son unique descendant, et Fontranges peu à peu s’embrouillait dans une révolte et des mensonges qui bientôt concernaient moins le malade étendu à ses côtés que l’autre, l’aîné des deux. Qu’avait besoin ce club de savoir et de dire que Fontranges était désormais sans descendant mâle ! Indigné, il en arriva à soutenir dans son esprit la survivance du vrai petit Fontranges. Sa mort à la guerre, mensonge ! Cette blessure, cette balle qui avait suivi tout le parcours d’une artère, comme le fil d’un paratonnerre, qui aboutissait, hélas, au cœur, mensonge ! Le cousin de Fontranges ne mettait pas moins de cœur à soutenir devant le tiers l’innocence de sa femme que lui-même avait surprise. C’était la première fois que l’entreprise funéraire trouvait pareille résistance à la réalité du côté de la famille du mort. Elle raccrocha, et Fontranges revint reconnaissant vers ce pauvre malade qui lui avait permis, grâce à ce tiers de souffle qui l’agitait encore, de lutter sans mentir pour la cause de la vie immortelle chez les fils. Si l’on avait pu le sauver, pour compléter la preuve ? Mais par quel remède ?

Such a noise ! répéta l’enfant.

Les remèdes qu’imaginait Fontranges étaient toujours appropriés aux circonstances, c’est-à-dire bien peu appropriés aux hommes. Alors qu’il savait les potions, les tours et les trucs ancestraux pour les fluxions des chevaux et les éventrements des chiens, la souffrance humaine lui paraissait tellement liée à la belle entreprise humaine, tellement tenir de la guerre et du duel, que c’était une arme et non un remède qu’il avait envie de tendre à chaque malade luttant pour sa vie. Une arme surtout convenait au petit combattant qui se débattait avec tant de courage dans ce pays d’Indiens et de protestants. Fontranges le devina tout de suite. Il se leva, chercha de l’eau, de l’eau pure. On ne baptisait à Fontranges qu’avec l’eau du Jourdain… Il fallait bien se contenter ici de l’eau du Niagara… Il ouvrit le robinet, approcha trois doigts du jet faisant refluer sur toutes les masses et les cascades de l’Érié la vertu lustrale, récita les prières, à la fois régisseur de Dieu et de l’enfant, évitant de commettre la faute de français que font tous les livres de messe. — Je crois en lui au lieu de J’y crois, faute qu’il était obligé de signaler à tous les nouveaux desservants de Fontranges — ; donna à ce filleul un nom, un nom secret qui jamais ne devait servir à l’enfant entre le prénom donné par M. Deane et celui choisi par les parents, mais d’où abonderait en lui plus tard une vigueur dont il ne soupçonnerait jamais les origines, et, satisfait de savoir enfin le nom de cet enfant, toucha le front de ses doigts mouillés… Sous le bienfait les yeux s’ouvrirent et donnèrent à Fontranges la vérité sur la couleur de cet être… Mais la plainte continuait.

Such a noise.

Et soudain Fontranges comprit ! Comment n’avait-il pas compris déjà ! Il avait lui-même depuis son entrée ici, les oreilles assourdies d’un vacarme incompréhensible… Noise voulait dire bruit… L’enfant se plaignait du bruit, de ce grondement, de ce vagissement qui montait d’à côté, et qui était en effet intolérable. On eût dit une fuite de gaz, une fuite d’eau. Il vérifia le robinet, le compteur. Venu d’Albany au domicile de Jérôme dans une automobile de l’Agence, Fontranges n’avait aucune idée de la ville où il était et de la nature de ce tonnerre silencieux qui résonnait jusque dans la maison. Il trouvait seulement assez léger, de la part d’une municipalité, que les habitants fussent privés de leur sommeil par des fracas illégitimes. Bientôt il n’y tint plus, car l’enfant continuait à se plaindre. Il décida d’arrêter le bruit coûte que coûte. Une scierie voisine, peut-être. Il arriverait jusqu’au directeur ; personne pour comprendre le cœur comme ceux qui ont une spécialité dans les arts mécaniques ; on avait vu des commandants de transatlantique arrêter une minute leur navire pour donner à une actrice une minute de répit dans son mal de mer. Le temps d’arrêter ce bourdonnement sinistre, et il revenait… C’est ainsi que Fontranges descendit, pour arrêter le Niagara.

Il fut surpris du calme de la rue. Le sifflement y était plus terrible encore que dans la chambre. Il était, à l’échelle de toute une ville, ce qu’est le sifflement, pour celui qui veut se suicider, du tuyau tranché du gaz. Il y avait sur tout le quartier la menace d’un suicide, d’un accident géant.

Mais, surprise non moins effrayante, personne ne semblait s’en soucier. Aucune fenêtre ouverte, aucun volet battant, pas une seule de ces apparitions subites, — d’une femme à demi nue ou d’un homme en pyjama entre le cadre des croisées, — que provoquerait le moindre bolide dans le ciel ou la moindre inondation dans la rue. C’était tout au moins là une ville de sourds. Des gens passèrent, qui revenaient de danser. Ils avaient des masques qui ne pouvaient servir contre les gaz asphyxiants, des masques de bal, de pierrot, et de reine Élisabeth. Ils ne comprirent pas Fontranges, ils indiquèrent du doigt leurs oreilles, sourirent, et disparurent, À l’entrée de la promenade, des agents faisaient les cent pas de cet air résigné et fataliste qu’avaient les agents parisiens pendant les raids d’avions allemands. Aucune surprise en tout cas sur leur visage à part celle qu’y fit naître, une minute, l’arrivée de Fontranges… Il y avait au contraire, épars sur leur face, comme sur toute la cité, un air de quiétude suprême que n’ont jamais les gardiens ou les agents d’une cité, comme si tous les méfaits, tous les crimes, toutes les catastrophes nocturnes au lieu de s’accomplir une à une dans les chambres dispersées étaient liquidées, là-bas, dans un faubourg, pour la félicité et la sainteté de la ville, par une opération bruyante et matérielle. Sans tirer leurs mains de leurs poches, car le froid était un de ces froids record dans lesquels l’eau partie des pompes arrive en lances de glace sur les maisons incendiées, ils indiquèrent du nez à Fontranges un poteau lui-même indicateur, sur lequel était peinte une flèche. Tous les cent mètres, un poteau semblable le maintenait dans sa route ; il avançait étonné d’entendre ses oreilles bourdonner davantage à chaque pas, et soudain, débouchant des sapins de Prospekt Park, il se trouva face aux cataractes.

L’hiver et l’heure nocturne avaient vraiment détaché du monde ce spectacle qui s’y rattachait le jour par le vol des oiseaux-mouches ou des insectes. Sous la lune qui l’accablait d’un éclat curieux et morne, ceint par la chaîne des becs électriques qui délimitait dans la terre sensible et commune cette excroissance géniale, le spectacle avait la grandeur et l’inutilité des spectacles qui ne sont pas tournés vers les hommes. Fontranges l’examina longuement de profil. Les grandes démonstrations de la nature avaient cet effet sur Fontranges qu’au lieu de l’amener à des réflexions sur son sort et la petitesse de l’être, elles lui faisaient sentir au contraire en lui, aussi nettes et délimitées que des défauts, ses qualités ou ses vertus. Au milieu de cette blancheur accumulée de neige et de lune, il y eut tout à coup pour le spectateur suprême, une indication de rose ; c’était Fontranges qui rougissait, conscient soudain de sa loyauté, de son innocence. Devant les Pyramides, il avait ressenti, avec honte, sa générosité… Sa modestie se débattait devant le gouffre et le tumulte que cernait un silence inconnu à Fontranges, car il n’était déjà plus celui de la neige mais de la glace. Non seulement les parois des deux rives étaient glacées, mais les courants se sentaient saisir soudain d’une sorte de mort par leur surface même, et une force plus fatale que les dérivements des usines diminuait déjà le débit des cascades. Devant Fontranges, il ne restait déjà plus rien de la masse des eaux mortes, toutes prises, et il ne voyait que les eaux du courant central, vives et sacrées, terriblement claires aujourd’hui, car la poussière en devenait glace avant de monter en fumée. Le souvenir de l’enfant assourdi, de sa mission présente, lui revint, mais il n’insista pas. Il suffisait d’une indication beaucoup plus faible des voies de la Providence pour amener Fontranges à se résigner à la réalité. La forme du refus divin était d’ailleurs si parfaite qu’elle avait une valeur moins de tyrannie que d’absolution. Fontranges revint vers la maison, prêt à accepter son nouveau deuil. Devant les animaux souffrants, mourants, il avait le sentiment d’une injustice, d’une duperie. Dans le combat que l’homme, ou l’enfant, livre à la mort, il voyait au contraire un duel précis, d’où l’homme doit de toute façon sortir victorieux, par la défaite ou par le triomphe, alors qu’il n’est peut-être pas très légitime d’avoir convié chevaux, chiens et chevreuils à s’offrir dans un sacrifice pour eux-mêmes inutiles. Fontranges était quelque peu hérétique sur ce point. Envers toutes ces petites vies animales qui s’éteignaient pour gonfler une éternité dont elles ne profiteraient point, le procédé vraiment n’était qu’à demi loyal, et la vraie justice eût été l’homme mortel au milieu des faisans et des cerfs immortels. Pendant la guerre aussi, malgré le déchirement que lui causaient les morts des Français, il éprouvait un peu de ce remords et de cette humiliation quand c’étaient les Anglais, ou les Portugais, ou les Italiens que l’on chargeait cette fois de l’attaque meurtrière, la lumière de la mort lui montrant tout ce que ces peuples avaient encore de mortel et de commun avec le gibier non sacré, et, parmi les Français mêmes, il ressentait moins de scrupule à voir tomber ses pairs que les ouvriers et les paysans : si bien que la seule mort qu’il admettait comme vraiment justifiée, était celle qui avait brisé sa vie, la mort de son fils, en un mot la sienne… Cet enfant là-haut dans son lit lui tenait déjà assez au cœur, pour que sa mort lui parût assez conforme aux vraies conventions, et il quitta consentant la cataracte.

… C’est pourtant cette nuit que le Niagara gela tout entier, et à l’aube l’enfant put s’endormir.