Fontaine aux Perles/7. Le souper

Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 48-54).
VII
LE SOUPER


La salle à manger du château de Presmes était une énorme pièce carrée, à quatre fenêtres, dont deux donnaient sur la cour et deux sur les jardins.

Du côté de la cour, la vue était bornée par le sommet de la colline, dont le revers descendait à la Vanvre ; du côté du jardin, l’horizon s’élargissait, montrant à perte de vue la chaîne festonnée de ces microscopiques montagnes qui abondent dans le pays de Rennes.

Tout ce qu’on voyait de cette fenêtre, les immenses jardins, le vaste parc, les bois, les prairies, tout appartenait à M. de Presmes.

Le chevalier de Briant qui était arrivé le premier au salon, s’accouda sur l’appui d’une fenêtre, et se prit à contempler le paysage.

Il eut un sourire content et attendri. On ne pouvait dire pourtant que M. le chevalier de Briant eût un fort poétique amour pour les beautés de la nature pittoresque. Ce qui mettait cette émotion douce dans son sourire, c’était l’idée que tant de bois, tant de prés, tant de moissons, devaient former un des plus charmants revenus qu’un gentilhomme, sachant vivre, pût réclamer de son étoile.

Le chevalier avait entre autres qualités celle de calculer avec précision et prestesse. — Il partagea le paysage en deux et fit les comptes de sa moitié.

C’était une occupation agréable et intéressante au degré suprême. — Malheureusement le son de la cloche avait appelé les convives qui arrivèrent par groupes et garnirent le large vide de la salle.

La comtesse Anne de Landal et mademoiselle Lucienne de Presmes avaient réparé le désordre de leur toilette. La comtesse, poudrée et parée comme pour une fête, prit place au centre de la table.

C’était encore une très-jeune femme dont la beauté souriante et fière avait un éblouissant éclat. Ses cheveux abondants se crêpaient au-dessus d’un front peu développé, mais harmonieux, que relevaient les rayons vifs de grands yeux noirs aux longs cils recourbés. Elle avait un beau teint de brune, des traits dessinés avec finesse. Quelque chose de joli et de mutin plaisait parmi la vivacité de ses mouvements.

Sa taille était riche et cambrée hardiment. La toilette lui allait à ravir, c’était une de ces beautés mondaines qui semblent faites pour la parure et qu’on ne se représente point sans rêver or, diamants et velours.

Lucienne était plus grande que sa sœur ; elle lui ressemblait par la coupe du visage et le dessin des traits, mais sa beauté avait d’autres séductions.

C’était une grâce pensive et qu’inclinait le mystérieux fardeau de la rêverie. — Ses longs cheveux, vierges de poudre et dont la nuance obscure avait de chauds reflets, semblaient humides encore de pluie, et tombaient en boucles affaissées sur ses épaules chastement couvertes.

Elle avait de grands yeux bleus, tendres et doux, dont la prunelle baignée perlait de mélancoliques regrets.

Ses mouvements ondulaient balancés. Tout en elle était charme, bonté, douceur, — et quand le sourire descendait sur ses lèvres pures et qui semblaient ignorer la gaieté vulgaire, tout ce charmant visage de vierge, inopinément éclairé, prenait une auréole angélique.

Elle n’avait pas encore vingt ans. — Elle était vêtue d’une simple robe blanche, dont les plis, rattachés par une agrafe de perles, ne voilaient qu’à demi les contours délicats de sa gorge.

Parmi le monde brillant de la noblesse bretonne, assemblé dans la ville des états, une seule femme avait pu quelquefois l’emporter en beauté sur les deux filles de M. de Presmes. C’était Laure de Carhoat.

Laure était une enchanteresse dont la seule approche écrasait ses rivales. Les fêtes splendides de M. de Flesselles, l’intendant royal, les bals de la présidence et ceux de M. le duc d’Aiguillon, lieutenant général, n’avaient point connu d’autre reine durant plusieurs années. — Mais maintenant Laure de Carhoat s’appelait la Topaze ; les salons de M. le duc, ceux de l’intendant et ceux du président du parlement fermaient leurs portes devant elle.

Un seul seigneur avait osé la mêler, dans une fête, à la foule superbe des dames nobles de la province qui n’avaient point failli, — ou dont la chute, du moins, s’était discrètement étouffée sur le tapis épais de leur boudoir.

Cet homme était le lieutenant de roi, M. le marquis de Coët-Logon, dont la famille tenait cette charge de père en fils, par survivance. — Et depuis le jour où il avait ouvert son hôtel à la Topaze, qui était sa maîtresse, ses salons étaient restés déserts.

Laure était tombée. — Elle restait l’idole de la jeune noblesse, mais de ces idoles qu’on adore le matin et qui n’ont plus d’autel en ces solennités du monde où trônent l’élégante courtoisie et les chevaleresques respects.

À cette époque, les dames de Rennes n’avaient point une réputation de puritanisme absolument farouche ; mais Laure avait audacieusement franchi les limites au delà desquelles est le commun anathème. Ce n’était plus une rivale.

Les deux filles de M. de Presmes se partageaient en quelque sorte la succession d’hommages que mademoiselle de Carhoat avait laissée après elle.

Anne était veuve depuis un an de M. le comte de Landal, gentilhomme des frontières de l’Anjou. Son douaire était une fortune. — Lucienne n’avait que les biens paternels, mais son père était l’un des plus riches propriétaires de Bretagne.

On doit penser quêtant d’opulence unie à tant de beauté devait attirer autour des deux sœurs un véritable essaim de prétendants.

Il en était ainsi, mais la comtese Anne finissait à peine sa première année de deuil. Elle ne paraissait point extrêmement pressée de contracter une nouvelle union. — Quant à Lucienne, elle avait refusé jusque-là, sans choix et comme de parti pris, tous ceux qui s’étaient présentés pour obtenir sa main.

Un candidat-époux est ce qu’il y a, dit-on, de plus difficile à décourager au monde. Aussi, dès que Lucienne et sa sœur se rendaient à Rennes, elles étaient bientôt assiégées, circonvenues, pressées par un bataillon de jeunes gentilshommes, amoureux ou non, qui les importunaient avec une constance digne d’un meilleur sort.

Mais à Presmes, il en était autrement : les deux sœurs avaient mis des bornes à l’hospitalité prodigue de leur père. À part les officiers de la capitainerie, les vieux amis de M. de Presmes et quelques voisins qu’on ne pouvait exclure, le château avait peu de visiteurs.

Il faut dire que, malgré ces réserves, la table de M. de Presmes n’en gardait pas moins une vingtaine de convives.

Le baron Hugues de Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays étaient deux voisins qui usaient et abusaient de leurs privilèges.

Ils possédaient tous les deux une campagnarde aisance. Ils avaient leurs noms à l’armoriai. — Ils étaient laids, contents d’eux-mêmes, encroûtés, gauches, absurdes et les meilleures âmes de la terre.

Penchou s’assit auprès de la comtesse Anne, Corentin Jaunin se glissa aux côtés de Lucienne.

M. le chevalier de Briant avait rendu ses devoirs aux deux dames avec une grâce exquise qui mettait bien bas le lourd empressement des pauvres hobereaux.

Mais sa grâce n’avait point eu plus de succès que leur pesanteur.

M. de Presmes avait accueilli les compliments du chevalier avec une réserve froide ; et, comme s’il eût voulu éviter de l’avoir pour voisin de table, il s’était hâté d’appeler auprès de lui deux autres convives.

Mais ce n’était pas là, paraîtrait-il, le compte du chevalier qui coupa la route à son compétiteur le plus naturellement du monde et prit place, sans façon, entre Lucienne et son père.

— Monsieur mon ami, dit-il avec un cordial sourire, — nous allons causer ici plus à notre aise que tout à l’heure.

M. de Presmes, au lieu de répondre, fit signe à un vieux prêtre qui s’asseyait au bas bout de la table, et celui-ci prononça les versets latins du Benedicite.

Pendant les quelques minutes qui suivirent, tout le monde attaqua vaillamment tous les mets substantiels étalés sur la table.

C’était un digne repas pour des chasseurs et des voyageurs. Les étables, la bergerie et la basse-cour y étaient copieusement représentées. Le cidre moussait dans des bouteilles de grès dépoli, au ventre informe et bosselé ; — çà et là le goulot élancé d’un flacon de bordeaux se dressait au milieu des bouteilles trapues comme un peuplier svelte parmi des chênes rabougris.

On ne méprisait point le vin de Gironde, mais toutes les préférences, il faut bien le dire, étaient pour le cidre généreux dont le gaz impatient lançait les bouchons au plafond.

Au bout de dix minutes environ, les deux hobereaux commencèrent à soupirer à l’envi l’un de l’autre. Penchou se pencha à l’oreille de la comtesse Anne pour lui parler de l’orage.

Corentin Jaunin de la Baguenaudays poussa la témérité jusqu’à dire à Lucienne qu’après une journée de chasse, le potage est quelque chose d’excellent.

Le chevalier de Briant fut plus longtemps à prendre la parole. Il venait de loin et, de Paris à Rennes en ce temps, les auberges étaient plus abominables encore qu’aujourd’hui.

Cependant il n’attendit point au dessert. Lorsqu’il eut mangé une tranche de bœuf et deux de mouton, une aile de poulet, une cuisse de canard avec quelques menus accessoires, il but un grand verre de bordeaux et donna trêve à sa fourchette.

— Cousinez-vous avec M. Honoré du Fouilloux, conseiller au nouveau parlement, monsieur mon ami ? demanda-t-il ex abrupto.

Monsieur de Presmes tourna vers lui un regard moitié défiant, moitié curieux.

— Je n’ai jamais entendu parler de lui, répondit-il.

— Ah ! fit le chevalier.

Il se versa un verre de vin et reprit :

— Je croyais… mais ce dont je suis bien sûr, c’est d’avoir causé de vous, deux heures durant, avec le colonel d’Yauville… un charmant cavalier qui se dit votre parent.

— M. d’Yauville, répéta le bonhomme, en rougissant de plaisir. — Le fils du premier veneur !

— Son propre fils, monsieur mon ami.

— Il se réclame de notre parenté ?

— Comme un diable, monsieur mon ami ! Je crus devoir lui dire que vous ne m’aviez fait part…

— Mais si fait, mais si fait ! s’écria le capitaine des chasses, — d’Yauville est notre parent… Voici, vis-à-vis de vous, le portrait de monsieur son père. Ah ! c’était un homme que ce premier veneur ! Mais pour en revenir à cet Honoré du Fouilloux… Est-ce qu’il descendrait vraiment de l’illustre auteur de la Vénerie ?

— En directe ligne, répondit le chevalier.

M. de Presmes avait déjà perdu les trois quarts de sa froideur. Le sujet abordé par Kérizat était pour lui le plus cher entre tous. Pour en parler à son aise, il eût fait volontiers trêve à un ennemi mortel.

Le chevalier emplit son verre et celui du bonhomme jusqu’au bord.

— Monsieur mon ami, dit-il, je vous propose la santé du colonel d’Yauville, — votre cousin, — qui a le plus grand désir de faire votre connaissance.

— En vérité ! s’écria monsieur de Presmes ; mais volontiers, Kérizat, mais très-volontiers…

Les deux verres se choquèrent, et le vieux capitaine se frotta les mains après avoir remis le sien sur la table.

— Du reste, monsieur mon ami, reprit Kérizat, d’Yauville n’est pas le seul qui m’ait donné le plaisir d’entendre parler de vous. On connaît vos façons de chasser à la cour.

— Ah bah ! fit le bonhomme.

— Pourquoi vous étonner ainsi ? Ne savez-vous pas bien que vous valez pour le moins nos veneurs de Paris ? Avez-vous votre pareil pour détourner le cerf sans jamais le méjuger au pied ni aux fumées ? Sait-on mieux que vous décider du laisser-courre, frapper aux brisées, attaquer, garder ferme la voie ? Qui parle aux chiens comme vous, monsieur mon ami ? Vous sonnez comme monsieur de Dampierre, vous forhuez comme feu Stentor !

Le chevalier s’échauffait. — Il s’interrompit tout à coup pour ajouter froidement :

— Je ne fais que répéter ici, monsieur de Presmes, ce qu’on a dit à chaque laisser-courre des équipages et meutes de Sa Majesté.

Le vieux Presmes était rouge d’orgueil et de plaisir.

C’était une honnête figure de bonhomme, ronde, pleine, fortement colorée, où l’intelligence ne débordait point, mais qui avait de la noblesse et une franchise digne. — Vous rencontreriez encore par la Bretagne de ces vieux gentilshommes dont les cheveux blanchis encadrent un sourire d’enfant, et dont le front sait se relever, superbe, dès qu’il s’agit de l’honneur attaqué…

M. de Presmes était fier de sa science en vénerie presque autant que de ses filles. — Il n’y avait guère de cerfs dans sa varenne de Liffré, mais chaque année, il menait un laisser-courre à Paimpont ou au Pertre, et c’est alors qu’il déployait ses hautes qualités de veneur.

Dans la forêt de Rennes, il attaquait le sanglier et le loup, sans dédaigner de temps à autre la chasse du chevreuil, — qui est comme la poésie fugitive de la vénerie.

M. de Presmes ne crut pouvoir moins faire que d’emplir lui-même cette fois le verre du chevalier.

— Comment, Kérizat, dit-il d’un air tout amical, — on parle de moi là-bas à Versailles ?

— Et à Fontainebleau, monsieur mon ami…

— Et à Rambouillet ?

— Et à Saint-Germain, morbleu ! On vous cite… On vous prône. Tenez, Saint-Florentin m’a dit le mois dernier que vous étiez le premier veneur du siècle.

— Saint-Florentin… répéta M. de Presmes ; — un parent de Son Excellence ?

— Son Excellence elle-même, pardieu ! le comte de Saint-Florentin, ministre secrétaire d’État. Nous sommes ensemble dans de très-aimables termes…

Le sourire de monsieur de Presmes s’effaça pour un instant. Il regarda le chevalier avec un sérieux où il y avait du respect.

— Je bois à votre santé, Kérizat, dit-il ; — vous êtes donc en cour, maintenant ?

— Monsieur mon ami, répliqua le chevalier, — je saisis cette occasion de vous rappeler que je m’appelle M. de Briant, tout bonnement.

— Mille pardons… commença le bonhomme.

— Du tout… Vous ne l’oublierez plus. Quant à être en cour, ma foi oui… pas mal, mon vieux camarade… assez… très-bien même, s’il faut le dire.

En achevant ces mots, le chevalier, brisant l’entretien avec brusquerie, se tourna vers Lucienne, sa voisine, et lui débita de passables galanteries.

Lucienne de Presmes n’était point une demoiselle de campagne qui rougit, balbutie et s’indigne, non pas contre les compliments, mais contre sa propre sottise. Elle savait le monde, et sa belle pureté se parait de grâces aisées.

Néanmoins, ce fut avec une excessive froideur, mêlée d’embarras, que Lucienne de Presmes répondit aux compliments du chevalier. — Elle avait tant aimé Laure de Carhoat, la sœur de Martel !

Repoussés de ce côté, les empressements du chevalier traversèrent la table, et allèrent s’adresser à la comtesse Anne.

Celle-ci connaissait le chevalier mieux encore que sa sœur. Avant son mariage avec feu le comte de Landal, elle avait été courtisée par Kérizat et attaquée vivement.

Kérizat était, nous le savons, un fort séduisant cavalier : Anne de Presmes avait été tout près de lui donner son amour. — C’était, assurément, une raison de haine.

Mais il y avait un grand fonds de coquetterie dans la nature de la belle veuve. — Elle était légère, étourdie et vaine. — Le bon cœur que l’on peut avoir ne remédie point à ces défauts-là.

Ce fut entre elle et le chevalier une lutte de paroles vives et spirituelles. Le baron de Penchou écoutait, ébahi, le flux de phrases faciles qui tombait des lèvres du chevalier. — Corentin Jaunin de la Baguenaudays, qui avait beaucoup de peine à mettre trois mots ensemble, était positivement renversé.

Le vieux Presmes et les officiers de la capitainerie faisaient silence eux-mêmes et demeuraient subjugués.

Kérizat unissait en effet la vivacité celtique à l’urbanité parisienne ; il était éloquent et il était piquant ; il était délicat, rapide, spirituel.

Lucienne était peut-être la seule, parmi tous les convives, qui gardât son esprit contre l’aimable faconde du chevalier. — Mais l’esprit de Lucienne était ailleurs. Au milieu de ce cliquetis de paroles croisées avec les rires, Lucienne restait sérieuse. L’azur foncé de ses grands yeux bleus rêvait tristement.

Parfois, sa paupière retombait ; son beau sein soulevait les plis blancs de sa robe ; un incarnat fugitif montait à sa joue.

C’est que bien loin, bien loin, — dans ce grand Paris dont elle se représentait vaguement les splendeurs ignorées, elle voyait passer une figure pâle et fière dont le regard rêvait comme le sien et dont le front large se couronnait de cheveux blonds.

C’était un beau jeune homme à l’uniforme brillant de dorures, et Lucienne se demandait :

— Pense-t-il à moi ? m’aime-t-il encore ?… Reviendra-t-il ?

Car, depuis trois ans, Lucienne recevait bien rarement des nouvelles de Martel, et ces nouvelles qui lui arrivaient indirectement n’avaient garde de parler d’amour.

Son dernier souvenir datait de cette soirée où Martel s’était mis à genoux sous les grands arbres du parc de Presmes et lui avait dit : Je pars.

Ce soir-là Lucienne avait promis à Martel de l’attendre fidèlement. Et depuis lors, que de jeunes gentilshommes beaux, brillants, riches, repoussés pour l’amour de lui !

Le cœur de Lucienne était de ceux qui ne savent point oublier.

L’amour admire sans cesse et s’exagère les qualités de l’objet aimé.

Lucienne savait l’histoire de la maison de Carhoat ; elle savait ce qu’était la sœur de Martel ; elle savait ce qu’étaient son père et ses frères.

Mais elle se disait :

— Il est si noble ! il est si brave ! la gloire épure. Quand il reviendra, son nom sera trop haut pour que puisse l’atteindre cette infamie qui n’est pas la sienne…