Fontaine aux Perles/8. La comtesse Anne

Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 55-63).
VIII
LA COMTESSE ANNE


Le vieux Presmes était joyeux comme un auteur de tragédies qui a été sifflé avec modération.

Le souvenir des paroles du chevalier, l’idée qu’on parlait de lui à Versailles, à Saint-Germain, à Rambouillet, lui mettait au cœur un contentement sans bornes.

Il se complaisait à penser qu’il y avait un monsieur d’Yauville, propre fils de l’auteur du traité illustre de la vénerie, qui avouait leur parenté et l’appelait mon cousin. Il espérait entrer en rapport avec le descendant du fameux Jacques du Fouilloux, le Théocrite de la Vénerie.

Son honnête visage reflétait bonnement toutes ses joies, tous ses espoirs.

« Quand le roi est de bonne humeur, a dit un grand poète latin, l’univers éclate de rire. » Les officiers de la capitainerie se sentaient tous guillerets à voir le contentement de leur chef. Ils buvaient tant qu’ils pouvaient, du cidre ou du vin à leur choix ; ils trinquaient ; ils entamaient avec les veneurs d’honorables discussions sur les fumées d’un daguet qui avait été vu aux gagnages dans les chaumes de la Bouëxière, — sur un change mémorable qu’avaient pris les chiens de meute au dernier laisser-courre du Pertre, — sur la rage des loups, sur la gale des chiens, et principalement sur un grand vieux sanglier retors qui avait tué les meilleurs lévriers de la capitainerie, et qui désolait tout le pays depuis Saint-Sulpice-des-Bois jusqu’à Thorigné.

Le baron de Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays commençaient à s’échauffer tout doucement ; ils levaient le coude comme il faut, et se mettaient une énorme quantité de cidre dans l’estomac.

Ceci, sans préjudice du vin qu’ils entonnaient.

Ces deux bons gentilshommes se sentaient maintenant le courage de placer leur mot dans la conversation. Seulement ils ne trouvaient pomt de mots. S’ils avaient su que dire, nous pensons qu’ils l’auraient dit et très-bien.

Il ne s’agissait donc plus que de chercher et l’on pouvait prévoir qu’ils allaient bientôt donner cours à leur éloquence.

Le vieux Presmes était désormais tout à fait revenu de sa froideur vis-à-vis de son hôte. Il le traitait avec une considération amicale et buvait à sa santé volontiers.

Cependant, lorsque Rérizat restait longtemps sans lui adresser la parole, le bonhomme réfléchissait et tombait en une sorte de perplexité triste.

Il connaissait mieux que personne le passé du chevalier, il l’avait vu toujours aux expédients et avait appris pendant une dizaine d’années à se défier de ses industries.

Ses anciennes impressions combattaient avec énergie l’impression nouvelle que les paroles du chevalier venaient de faire sur lui.

Il entrait en méfiance. — Les flatteries du chevalier sonnaient quelquefois faux à son oreille.

Et puis que signifiait ce changement de nom ?

La raison apportée par Kérizat était bien insuffisante et frivole. N’y avait-il pas apparence qu’un motif secret se cachait sous cette chose avouée ?

Insensiblement, le joyeux et débonnaire sourire de monsieur de Presmes se voilait sous une apparence soucieuse. L’effet naturel de ce changement fut de modérer la joie des officiers de la capitainerie, courtisans nés de cette petite cour.

Veneurs, piqueurs, lieutenants, fourriers, maréchaux et commandants de meute s’attristèrent. Quand on est triste, on aime à parler de choses fastidieuses et lamentables : — la politique tomba sur le tapis.

Dieu sait qu’à cette époque, en Bretagne, le sujet était vaste et fécond.

L’ancienne résistance de la province contre le vouloir royal semblait se réveiller, plus indomptable et plus vivace que jamais. — À mesure que le ministère s’obstinait à remplacer par un régime de bon plaisir les antiques franchises garanties par le pacte d’union, les trois ordres se roidissaient davantage. La noblesse et le clergé oubliaient leurs dissensions séculaires pour repousser l’arbitraire impôt, substitué violemment aux dons gratuits que devaient voter les états. Le tiers, qui comptait alors parmi ses membres une foule de personnages énergiques, dont plusieurs sont restés dans l’histoire, soutenait les deux autres ordres et n’était pas, à l’occasion, le moins ferme des trois.

Les destitutions se succédaient ; les dissolutions tombaient de Paris comme grêle, accompagnées de menaces et apportées par des traîneurs de sabre qui, trouvant trop long de biffer les arrêts séditieux, lacéraient les registres du parlement.

On était menacé du régime militaire, et la guerre civile était dans les prévisions de tous.

Le duc de Penthièvre avait remplacé monsieur le comte de Toulouse, fils de Louis XIV, dans le gouvernement de la province, mais le véritable représentant de la politique du ministère était en Bretagne, Vignerot-Duplessis-Richelieu, duc d’Aiguillon…

Celui-ci avait le titre de lieutenant général. Il était particulièrement odieux aux trois quarts de la province.

Le duc de Fitz-James et le maréchal comte de Goyon se tenaient prêts à jeter leur épée dans la balance, pour peu que cela parût plaire au ministre Saint-Florentin ou à son délégué.

La conspiration de Cellamare, dont les chefs étaient les fils de Louis XIV avait laissé dans l’ouest de la France de sourds levains de rébellion ; mais il n’est pas besoin d’aller chercher si loin les motifs de l’émotion qui fermentait alors en Bretagne.

La question des jésuites venait d’être jugée. Le parlement breton, sur les réquisitions du procureur général de La Chalotais, avait prononcé la dissolution de la société de Jésus dans le ressort de la cour. — On sait les querelles passionnées qui s’ensuivirent. M. de La Chalotais, captif, puis exilé pour une lutte de hiérarchie, eut la consolation de se poser en victime du clergé.

Il eut l’approbation de Voltaire. — Mais ces choses sont bien loin de nous pour les juger avec les formules de l’enthousiasme ou de l’amertume.

Certes, l’époque où nous vivons est suffisamment bavarde, et la quantité de prose imprimée tous les jours a de quoi défrayer les lecteurs les plus gourmands. Néanmoins, on ne peut calculer sans surprise l’énorme quantité de libelles qui tomba vers ce temps comme une noire avalanche sur la bonne ville de Rennes. Ce fut un débordement inouï. On se railla, on se mordit, on s’injuria : il y eut des pamphlets pour la France, des pamphlets pour les membres du parlement restés en exercice et pour les membres destitués, des pamphlets pour les jésuites, contre les jésuites, des pamphlets sur tout et contre tout !

L’encre coulait à flots ; les oies n’avaient pas assez de plumes. — Si bien que l’illustre procureur général La Chalotais écrivit un mémoire, fort éloquent du reste, avec un cure-dent[1].

Plus récemment encore, le contre-coup de la protestation des princes du sang contre le parlement Maupeou s’était fait ressentir en Bretagne. Des mécontents avaient pris cette occasion de s’insurger contre l’impôt. Il y avait eu un commencement de révolte dans le pays de Rennes, précisément vers l’époque où Laure de Carhoat fuyait la maison paternelle, en compagnie du chevalier de Kérizat.

Le château de Monsieur de Presmes, qui se trouvait sur la route de Paris, et dont l’intendant royal avait fait souvent une étape pour les fonds qu’il envoyait au trésor, avait notamment soutenu un véritable siège, — siège nocturne dirigé par de mystérieux soldats qui n’avaient pu vaincre, mais dont l’effort avait laissé de nombreuses traces sur les murailles du vieil édifice.

Nous avons fait remarquer au lecteur, dans l’un des précédents chapitres, ces blessures à peine cicatrisées que gardait la façade du manoir.

Les soupçons s’étaient portés, dans le temps, sur la famille de Carhoat qui, réduite à un état voisin de la misère, avait aux alentours une détestable renommée. Mais les Carhoat se tirèrent d’affaire. On pendit quelques brigands faméliques, traqués dans le souterrain de la fosse aux loups, qui avait servi si longtemps de retraite aux réfractaires de la forêt refusant l’impôt, et associés sous le nom de loups[2].

Du côté de Paris, le vent politique était à l’orage. — Le cœur du royaume n’envoyait rien de stable à ce membre lointain qui se consumait en sa fièvre… C’étaient des espoirs toujours, et toujours des craintes, jamais rien de réel.

Le roi Louis XV se faisait bien vieux…

On doit penser qu’en présence de ces événements, les causeurs politiques avaient de quoi s’étendre. On s’attendait à chaque instant à quelque changement notable. De deux choses l’une, ou la cour rappellerait ses serviteurs trop fougueux, les ducs d’Aiguillon et de Fitz-James, le maréchal comte de Goyon, l’intendant de Flesselles, etc., etc., ou la province se ferait justice elle-même, et alors la Bretagne, séparée, redeviendrait une puissance indépendante.

Il y avait alors beaucoup de partisans de cette dernière mesure, et tel était, du reste, le but de la récente révolte qui, entamée au pays de Rennes, avait manqué dans les autres diocèses.

De nos jours même, cette opinion n’est point morte complètement, et si quelque Wallace armoricain naissait aux bruyères de la Cornouaille, sa voix ferait bien surgir encore quelques champions qui sauraient mourir avec lui. Au dix-huitième siècle, c’était encore un parti nombreux et constitué qui avait, dans quelque manoir de la Basse-Bretagne, un prétendant tout prêt, le dernier des Avaugour.

Au souper de M. de Presmes, il y avait sans doute des partisans des jésuites et des partisans de La Chalotais, des fidèles du roi de France et des ennemis de l’impôt. Mais la présence du vieux capitaine des chasses, qui tenait sa charge de la cour et vivait en grande amitié avec les autorités venues de Paris, comprimait jusqu’à un certain point l’expression franche des opinions contraires.

Les seules paroles hardies furent prononcées par la comtesse Anne, qui était une Bretonne déterminée.

— Si tout le monde était comme moi, dit-elle, — on mettrait M. le lieutenant général dans une caisse avec l’intendant, le maréchal, le gouverneur de la ville et aussi monseigneur l’évêque, pour les expédier, sous cachet, à Paris, où Sa Majesté trouverait bien le moyen de les employer pour la plus grande utilité de son service.

Le vieux de Presmes éclata de rire, parce qu’il trouvait toujours charmant tout ce que disaient ses filles. — Les officiers applaudirent autant par sympathie que par instinct diplomatique.

Le baron de Penchou toussa d’une façon qui exprimait énergiquement son enthousiasme.

Corentin Jaunin de la Baguenaudays, pour ne pas imiter servilement le baron, éternua derrière sa serviette.

Contre toute attente, monsieur le chevalier de Briant accueillit très-froidement cette saillie. Il prit un air de réserve austère et mit de l’ostentation à détourner son regard de la comtesse.

— Monsieur le chevalier, dit Anne, vous qui venez de Paris, apprenez-moi donc un peu ce qui se passe… Le roi va-t-il bientôt donner congé aux commis de M. Maupeou et remettre les vrais conseillers en leur siège ?

— Madame, répondit le chevalier sèchement, — je crois savoir tout ce que l’on doit aux dames… mais il ne m’est point permis de répondre à de pareilles questions.

— Ne voyez-vous pas qu’elle raille ? dit M. de Presmes.

— Monsieur mon ami, répliqua Kérizat en mettant sur sa mine une double couche d’austérité glacée, — la plaisanterie qui s’attache à de semblables sujets change de nom, souffrez que je vous l’apprenne.

— Mais ce n’est pas une plaisanterie ! s’écria la pétulante jeune femme. — Nous avons aussi à Rennes notre parlement Maupeou… tous les gens de cœur le méprisent et le détestent… foin de ceux qui le soutiennent !

Les officiers de la capitainerie ne savaient pas trop s’ils devaient applaudir ou se taire. Leurs regards allaient du visage riant et hardi de la jolie comtesse à la figure du vieux capitaine des chasses, qui exprimait une certaine inquiétude.

La toux naguère si éloquente du baron de Penchou devenait problématique, et Corentin Jaunin de la Baguenaudays n’osa pas éternuer une seconde fois, de peur de se compromettre.

— Soutiens-moi, Lucienne, s’écria la comtesse Anne ; — les voilà tous contre moi !… N’y a-t-il en ce pays breton qu’une pauvre femme pour soutenir la Bretagne ?

Lucienne leva sur sa sœur ses grands yeux bleus qui disaient l’embarras de sa surprise et cherchaient à deviner le motif de cette interpellation.

— Tu ne me soutiendras pas, reprit la comtesse Anne, qui plaisantait encore, mais dont la voix s’animait au feu de la discussion, — tu es Française, toi, Lucienne… Depuis deux ans que je suis revenue, je t’ai vue refuser la main de vingt gentilshommes bretons, tous loyaux et nobles, et capables de faire le bonheur d’une femme… Mon père, ajouta-t-elle tout à coup, en s’adressant au vieux capitaine des chasses, — il faudra donner Lucienne à quelque soldat de Paris, portant un habit rouge ou bleu, une culotte blanche, et autant d’or sur les coutures qu’il en faudrait pour galonner la chape de monsieur le prieur de Saint-Melaine !…

Anne n’eut pas le temps de lire le reproche timide que lui envoya le regard de sa sœur ; Lucienne, en effet, baissa les yeux en rougissant et cacha sous sa paupière close une larme, tôt réprimée, qui vint se perdre dans ses longs cils.

Son cœur battait bien fort. — Sans le savoir, sa sœur venait de lui parler de Martel.

Depuis une minute, monsieur de Presmes regardait avec une inquiétude croissante le visage du chevalier.

Celui-ci, raide, froid, compassé, avait déposé sa fourchette sur la table et tenait la main sous les revers de son habit.

— Allons, comtesse ! dit le bonhomme, allons, Anne, ma chère fille, ces matières-là ne conviennent point aux dames…

— Et pourquoi cela, monsieur mon père ? s’écria la jeune femme que la contradiction échauffait davantage.

— Laissez parler madame la comtesse, monsieur mon ami, dit Kérizat avec un sourire équivoque, — les dames sont des adversaires dangereux… et dans ces temps de trahison et de troubles, il est bon de savoir au juste où sont les ennemis du roi et où sont les sujets fidèles.

La comtesse se mordit la lèvre et jeta au chevalier un regard de colère. — Sa jolie bouche s’ouvrit ; d’impétueuses paroles se pressèrent en foule sur sa lèvre, mais un coup d’œil suppliant de son père lui imposa le silence.

Les convives demeuraient muets, et l’embarras, gagnant de proche en proche, faisait le tour de la table.

Au bout de quelques minutes, la comtesse se leva et se retira.

— Allons, Kérizat, s’écria M. de Presmes, voici ce redoutable adversaire en fuite… Célébrons notre victoire et buvons à la santé du roi !

Kérizat laissa remplir son verre, puis son regard parcourut le cercle des convives pour venir se reposer sur le capitaine des chasses, qui baissa les yeux sous sa perçante sévérité.

— Qu’avez-vous donc, chevalier ? balbutia monsieur de Presmes.

— Monsieur mon ami, répliqua celui-ci avec emphase, — je veux croire que cette santé portée par vous est le cri d’un cœur loyal et non point une vaine comédie… mais je ne m’attendais pas, — il prit un accent pénétré, — je ne pouvais pas m’attendre à voir la bouche d’une fille de Presmes s’ouvrir pour prononcer de ces paroles…

— Mais je vous jure qu’elle plaisantait, voulut dire le bonhomme.

— Je vous jure, moi, monsieur mon ami, répliqua péremptoirement Kérizat, que madame la comtesse ne plaisantait pas.

Les officiers de la capitainerie écoutaient curieusement cette discussion, et la plupart d’entr’eux commençaient à regarder le chevalier avec défiance.

Quelques mots chuchotes à voix basse firent le tour de la table, et arrivèrent à l’oreille du vieux veneur.

— C’est un agent de la cour ! disait-on. C’est un espion du comte de Saint-Florentin ! un aide envoyé au duc d’Aiguillon ! un suppôt de l’évèque ! un maltôtier ! un porte-sabre qui a son uniforme dans sa valise !

Le baron de Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays, qui saisissaient au vol, çà et là, quelques-unes de ces paroles, regardaient le chevalier avec des yeux ébahis, et s’étonnaient sincèrement qu’un homme pût être tant de choses à la fois.

Cet étonnement devra sembler d’autant plus naturel à ceux qui feront réflexion que Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays, additionnés ensemble, voire multipliés l’un par l’autre, ne faisaient absolument rien du tout.

M. de Presmes, cependant, avait entendu lui-même ce qui se disait à ses côtés.

Son inquiétude tournait à l’épouvante ; car il tenait à sa charge de capitaine des chasses autant et plus qu’à ses dix manoirs entourés d’innombrables guérets.

Le chevalier, peu de temps après le départ de la comtesse Anne, repoussa son siège à son tour, et se leva.

— Monsieur mon ami, dit-il, ordonnez, je vous prie, à l’un de vos valets, de faire seller mon cheval.

— Quoi ! s’écria le vieux de Presmes, vous voulez partir ?…

— Je veux partir, répéta Kérizat.

— Mais il me semble que vous m’aviez annoncé ?…

— Assurément, assurément, répondit le chevalier, je n’ai pu passer si près de la maison d’un vieux et loyal camarade sans en franchir le seuil… et je comptais…

Kérizat s’interrompit. — Le vieux veneur l’interrogeait d’un regard crédule et soumis.

— Vous me comprenez, reprit Kérizat ; après ce qui vient d’avoir lieu…

M. de Presmes frappa ses mains l’une contre l’autre avec une colère désolée.

— Mais je vous proteste !… commença-t-il.

— À la bonne heure ! monsieur mon ami. — Mais un homme ne peut juger qu’avec ses yeux et avec ses oreilles… Tout ce que je puis faire pour vous, c’est d’oublier de mon mieux ce que je viens d’entendre dans votre maison.

Le bonhomme demeurait comme atterré.

— Et c’est une grande preuve de dévoûment que je vous donne, monsieur mon ami, poursuivit Kérizat, qui redoubla d’emphase, — car mon devoir est de me souvenir !… Veuillez ordonner, je vous le demande une seconde fois, que l’on selle sur-le-champ mon cheval.

M. de Presmes garda un instant le silence. Il ne prenait pas la peine de cacher sa détresse. Les rôles étaient bien changés. Par hasard ou par adresse, M. le chevalier de Briant avait trouvé tout d’un coup la baguette magique qui agissait sur l’esprit simple et borné du vieux veneur.

— Vous ne ferez pas cela, Kérizat ! s’écria ce dernier, en passant son bras sous celui du chevalier.

— Je vous ai dit, monsieur mon ami, que je m’appelle Briant tout court… par intérêt pour le service du roi. — Il appuya sur ces mots avec affectation. — Veuillez ne pas l’oublier.

— Pour le service du roi, répéta M. de Presmes, qui éprouva un sentiment de contrition à la pensée de ses doutes injurieux. — Ah ! monsieur le chevalier, ne me faites pas le tort de me quitter ainsi, et passez au moins une nuit sous le toit de votre vieux compagnon !…

— Je le voudrais, prononça lentement Kérizat, qui feignit de s’attendrir.

— Je vous en prie, continua le bonhomme, en l’entraînant loin de la table. — Ce n’est pas à vous que j’ai besoin de dire quel est mon dévoûment pour Sa Majesté… Au besoin, ma maison criblée de balles et les dangers que j’ai courus dans toutes les révolutions depuis cinquante ans, témoigneraient de ma fidélité inébranlable.

— C’est vrai, murmura Kérizat, comme en se parlant à lui-même, — c’est vrai… mais ceux qui vous entourent.

— Je réponds des officiers de ma capitainerie, interrompit le bonhomme — autant qu’on peut répondre de quelqu’un dans ces temps malheureux… Quand à mes filles, Lucienne adore Sa Majesté… la comtesse Anne… Mon Dieu ! Kérizat, vous savez ce que sont les femmes… inconséquentes, étourdies, faciles à se laisser entraîner par des billevesées !

— C’est que le fardeau de ma responsabilité est bien lourd, monsieur mon ami, dit Kérizat à voix basse.

Le vieux veneur eût donné son meilleur chien pour savoir quelle était la mission du chevalier.

Cette mission lui apparaissait imposante, considérable, et il se plaisait à penser que cet homme, dont il prenait le bras, avait entre les mains le destin du royaume.

Kérizat jeta de loin sur les convives qui, à l’exception de Lucienne, étaient restés à table, un regard profond et scrutateur.

Pour mettre le sceau à sa comédie, il eut bien le front de témoigner de la méfiance à l’endroit du petit baron de Penchou et du long Corentin Jaunin de la Baguenaudays.

— Qui sont ces hommes ? demanda-t-il.

— Je vous en réponds, s’empressa de répliquer le vieux veneur avec toute l’importance d’un homme d’État novice. — Je vous en réponds sur ma tête !

Kérizat garda un instant le silence, puis il prit la main du bonhomme, qu’il serra solennellement.

— Eh bien ! dit-il, monsieur mon ami, je consens à me fier à vous… je vais passer cette nuit à Presmes… Cette nuit et peut-être les jours suivants.

— Merci, chevalier, merci ! s’écria le bonhomme avec attendrissement.

— Mais ! de la prudence !… reprit Kérizat, — une discrétion à toute épreuve !… et quoique je puisse faire, point de questions, monsieur mon ami !… que je sorte, que je rentre, la nuit, le jour, vous ne devez rien voir… sous peine d’entraver le service de Sa Majesté !

Le vieux veneur mit sa main sur sa poitrine, et de son autre main il serra celle de Kérizat qui gardait un imperturbable sérieux.

— Merci, chevalier, merci ! répéta-t-il. — Vous verrez si je suis digne de votre confiance.

M. de Presmes accompagna Kérizat jusqu’à son appartement.

Puis il redescendit au salon avec toute l’affectation de mystère désirable, ordonna aux officiers de la capitainerie de traiter respectueusement son hôte.

Puis encore il se rendit à l’office pour commander aux domestiques de Presmes de tenir les portes du château ouvertes nuit et jour, à la volonté du chevalier.

Le tout pour le service du roi…



  1. Dans la prison de Saint-Malo. — À part le mérite de l’œuvre, cette circonstance du cure-dent donna un succès de vogue au mémoire.
  2. Dans un autre roman, la Forêt de Rennes, l’auteur a fait l’histoire de cette audacieuse et bizarre association.