Fontaine aux Perles/12. L’escalier

Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 86-91).
XII
L’ESCALIER


Le déshonneur appliqué à la femme qui nous touche par le lien du sang ou du mariage a quelque chose de si poignant et de si cruel, que la susceptibilité, à cet égard, survit souvent à la honte acceptée. — On peut dire que l’homme arrivé au stoïcisme sur ce sujet brûlant atteint les limites extrêmes de la dégradation morale ou s’assied sur la marche la plus haute de l’escalier philosophique…

Les deux branches de ce dilemme sont moins divergentes qu’on ne croit de nos jours. Car l’escalier de notre philosophie est une échelle branlante, dont les degrés tout neufs et vermoulus déjà conduisent on ne sait où. Lequel vaut mieux de monter ou de descendre ce perron mal hanté où vous coudoyez tant de pédants bouffis qui ont pour religion l’absurde, et qui font danser leurs idées devant la foule comme autant de marionnettes vêtues de haillons pailletés !

En tout cas, le déshonneur qui suit la chute de la femme était ressenti plus vivement, s’il est possible, dans l’ancienne société française que de nos jours. Notre histoire se passe au XVIIIe siècle, sous ce règne où les mœurs faciles relâchaient tout lien de famille et amollissaient jusqu’à l’orgueil du sang, le plus tenace de tous les orgueils, — mais notre histoire se passe bien loin de la cour, en un pays où l’on ne lisait guère les délicieux petits contes moraux, dont la poésie philosophique émaillait les boudoirs parisiens ; — notre histoire se passe en Bretagne.

La pensée de Laure, jetée tout-à-coup au travers de l’orgie, mit de l’inquiétude et de la colère sur le front du vieux Carhoat, et tomba comme un poids glacé sur l’ivresse naissante des trois jeunes gens.

Cela ne veut point dire que le vieux Carhoat fût pur de tout reproche à ce sujet ; mais sa conscience n’aimait point à être éveillée par le seul côté qui, en elle, restât sensible et vulnérable.

— Francin Renard, dit-il avec une froideur menaçante, — si jamais tu prononces un seul mot là-dessus, je te tue comme un chien !

— Notre monsieur… murmura le paysan, — il n’y a pas d’offense…

— Tais-toi !

Il se fit dans la salle souterraine un silence qui dura quelques minutes.

Carhoat et ses fils vidèrent leurs verres plusieurs fois, comme pour secouer le fardeau d’une pensée opportune.

— C’était une noble fille ! dit enfin Laurent, qui passa le revers de sa main sur son front pâli. — Il m’est venu parfois la pensée qu’un coup de fusil par derrière, lorsqu’elle court à cheval dans la forêt, serait le plus beau présent qu’on pût lui faire… car elle souffre, messieurs de Carhoat, elle souffre le martyre !

— La dernière fois que je l’ai vue, prononça Philippe à voix basse, elle pleurait.

— Toutes les femmes pleurent ! dit Prégent. — Allons, morbleu ! monsieur mon père, si vous n’y mettez ordre, nous allons bientôt pleurer aussi… Ma sœur est plus riche que nous, donc elle est plus heureuse… Si elle est quelquefois d’humeur maussade, c’est l’affaire de monsieur le lieutenant de roi !…

— Tais-toi, Prégent ! murmura le vieux marquis.

Il semblait ne point dire cela pour lui surtout, mais pour les deux autres Carhoat, dont les yeux brûlaient déjà de colère.

En ce moment, les trois frères se montraient sous un aspect nouveau. Leur ivresse accrue ne laissait plus en leur personne le moindre reflet de noblesse ou d’élégance. Ils secouaient leurs cheveux incultes autour de leurs visages enflammés. Leur nature sauvage se dévoilait à nu. — Ils étaient beaux encore, mais à la manière de ces têtes diaboliques qui ressortent sur le fond obscur des toiles de l’école espagnole.

Prégent remit bruyamment son verre vide sur la table.

— Que me fait tout cela ! reprit-il ; — Laure a l’âge d’une femme ; elle fait ce qu’elle veut. — J’entends bien qu’il ne soit pas permis à ce vieux drôle, — il montrait Francin Renard qui cachait son nez rouge dans son verre, — de parler sans respect de mademoiselle de Carhoat, mais moi, par exemple, qui pourrait se vanter de me lier la langue ?…

— C’est moi !…

— C’est moi ! prononcèrent en même temps Laurent et Philippe.

— La paix, morbleu ! s’écria le vieux Carhoat d’une voix tonnante, — nous sommes ici pour boire, pour chanter et pour parler de nos affaires !… Tais-toi, Prégent. Faites la paix au nom du diable, et buvons un coup pour nous remettre !

Carhoat emplit les verres à la ronde.

— Trinquons, dit-il.

Les trois jeunes gens hésitèrent.

Le vieux marquis frappa son gros poing sur la table, ses yeux flamboyèrent sous ses sourcils blanchis.

Francin Renard tremblait de tous ses membres, — car la colère des jeunes gens n’était rien, mais quand le vieux marquis se fâchait tout de bon, il y avait tempête.

Ce dernier ne répéta point son ordre ; il tendit son verre.

Laurent, Prégent et Philippe choquèrent les leurs de mauvaise grâce.

Ils burent. Quand ils eurent bu, leurs têtes échauffées perdirent le souvenir de leur querelle, et leurs voix se mêlèrent bientôt à celle du vieillard qui entonnait une chanson burlesque dans le patois du pays de Rennes.

Comme le dernier couplet se perdait sous la voûte, le marquis crut ouïr un bruit du côté de l’escalier, dont les marches basses se montraient dans l’ombre.

Il se retourna vivement, mais, au même instant, la vieille Noton Renard entra par la porte opposée, et le marquis crut s’être trompé.

Noton tenait à la main deux bouteilles d’eau-de-vie qu’elle déposa sur la table.

— Il est dix heures passées, dit-elle, — avez-vous besoin d’autre chose, nos messieurs ?

Il fut délibéré tout d’une voix que la vieille Noton pouvait aller se coucher.

Autour de la table il n’y avait plus le moindre souffle de discorde. L’eau-de-vie remplaça le vin dans les verres, et chacun mit ses coudes sur la nappe. — On était assez ivre pour tenir conseil.

— Enfants, dit le vieux Carhoat, — si vous n’avez rien fait là-bas du côté de Laval, Renard et moi nous n’avons point de meilleure nouvelle à vous donner… Les gens du tiers et les écoliers avaient fait tant de bruit ce temps-ci que l’on pouvait espérer quelque bon remue-ménage par rapport aux jésuites… Cette fois-ci, l’impôt eût sauté, c’est clair… J’avais déjà pris mes mesures pour que l’hôtel de l’intendant de Flesselles fût attaqué comme il faut dès le commencement… Mais on a fait trop de petits livres pour monsieur de la Chalotais, trop d’écriteaux contre les jésuites et trop de chansons sur les membres du parlement qui n’ont pas su résister aux ordres du roi… Quand on fait tant de petits livres et tant de chansons, on perd le loisir de faire autre chose… le bon moment est passé… Le roi pourrait prendre les tours Saint-Pierre et les emporter à Paris sans que les bourgeois et les gentilshommes de la bonne ville de Rennes osassent tirer leurs épées du fourreau.

— C’est comme à Vitré, dit Prégent.

— C’est comme à Fougères, dit Philippe.

— C’est comme à Chàteau-Rouge, ajouta Laurent : on crie, on se dispute, et puis c’est tout !

— Si ce diable de Kérizat était ici, reprit le vieillard, — il nous donnerait bien quelque moyen de nous tirer d’affaire !

— Celui-là fait payer trop cher les conseils qu’il donne, murmura Laurent.

— Bah ! fit Prégent. — C’est un joyeux compère, brave comme son épée, et qui se battit comme un démon, il y a trois ans, la nuit où nous voulûmes enlever le château de Presmes…

— Oui, répliqua Philippe. — Mais sans lui, notre sœur Laure…

— La paix, Philippe ! interrompit le vieux Carhoat. — Ce jour-là, voyezvous, enfants, poursuivit-il, — nous avions une bonne idée… C’est à Presmes qu’est notre salut… Sans compter le plaisir que nous aurons à rabaisser le caquet de ce vieux fou de veneur qui cherche toutes les occasions de m’humilier, moi, son vieux compagnon, qui lui ai gagné tant de pistoles au lansquenet !… qui lui ai servi de second dans tant d’affaires, et qui l’ai débarrassé de tant de maîtresses !

On entendit comme un éclat de rire étouffé du côté de l’escalier.

Nul n’y fit attention, parce qu’un joyeux murmure accueillit les dernières paroles du vieux marquis.

— Vous vous étiez vengé d’avance ? père ! dit Philippe.

— Et je compte bien me venger après ! riposta le vieillard. — Monsieur de Presmes m’a prêté trop d’argent en sa vie pour avoir le droit de me traiter comme il le fait… Pensez donc, enfants ! ne voudrait-il pas me faire retirer mon banc à la paroisse de Thorigné, sous prétexte que je n’ai plus de terres ?… Voilà-t-il pas la dixième fois qu’il me cite à son tribunal pour rire, parce que, moi ou l’un de vous, nous avons tué, en passant, quelques malheureux chevreuils sur les varennes du roi ! N’a-t-il pas eu l’infamie de m’accuser, à bon droit, de cette équipée contre son château de Presmes, dont il ne resterait plus pierre sur pierre si le diable m’écoutait !…

— C’est vrai !… c’est vrai !… répondirent les trois jeunes gens.

— Comment, si c’est vrai, morbleu ! s’écria le vieillard en s’échauffant. — Croyez-vous donc que je ne lui aurais pas brisé le crâne d’un coup de carabine si je ne le regardais comme votre beau-père… Et encore nous avons oublié une insulte… Sa fille, la comtesse Anne, a outragé votre sœur en plein bal.

— C’est vrai, murmurèrent Laurent et Philippe dont les sourcils se froncèrent.

— Elle est bien belle ! dit Prégent. — Et puis Laure, après tout, lui a rendu injure pour injure.

— Chut ! fit le vieillard tout-à-coup ; — écoutez !… il me semble avoir entendu des pas dans l’escalier…

— Ça se pourrait bien, dit Francin Renard qui tendit l’oreille.

Les trois Carhoat éclatèrent de rire.

Ah ! père ! s’écria Laurent, — vous avez bu sans doute dans la journée, ou vous commencez à ne plus porter si bien votre vin !

Le marquis commanda le silence d’un geste péremptoire, quitta la table et alla mettre son oreille au bas de l’escalier.

Il écouta durant quelques secondes attentivement. — De sa place, Francin Renard fit de même.

Aucun son ne vint rompre le silence.

— Je me serai trompé, dit le vieux Carhoat en reprenant son escabelle, et je crois que vous avez raison, enfants, l’eau-de-vie me porte à la tête… Qui diable pourrait venir par là, sinon le diable ou Kerizat ?…

— Ce qui est tout un ! ajouta Philippe.

— Ce qui est tout un, répéta le vieillard en riant. — Pour en revenir, il est évident que nous n’avons pas deux moyens de sortir d’embarras… Il faut que Carhoat soit encore une pépinière de riches seigneurs… La misère nous avilit ; l’argent nous relèvera… Vous êtes assez beaux garçons, enfants, pour faire figure ans le monde… Petit René sera un page comme le roi n’en a pas souvent… Et votre frère Martel…

— Ah ! dit Philippe, celui-là a pris le bon lot… il a gardé son épée de gentilhomme !… Que Dieu le bénisse !

Le vieux marquis, Laurent et Philippe choquèrent leurs verres en répétant : Que Dieu le bénisse !

Quant à Prégent, il haussa les épaules en murmurant son éternel : Bah !

— Oui, oui, reprit le vieillard, — Martel est un bon cœur… Eh bien ! il ne lui manque que quelques louis de plus dans sa bourse pour faire son chemin… car il est Carhoat, morbleu !… et Carhoat de Bretagne vaut Montmorency de France et Howard d’Angleterre !… Nous lui ferons une pension de quelque vingt mille écus, et il deviendra brigadier des armées pour le moins… Le principal, c’est d’enlever les deux filles du vieux fou et de savoir qui d’entre vous les épousera.

— Moi, dit Prégent, je veux la comtesse Anne.

— Un instant, répliqua Laurent, je suis l’aîné, c’est à moi de choisir…

— Il n’y a pas de choix qui tienne ! dit Philippe ; — la comtesse Anne me plaît ; elle ne sera ni à Prégent ni à Laurent… je la veux !

— Allons ! allons ! s’écria le vieillard moitié riant, moitié irrité. — Attendez pour vous disputer que la comtesse soit entre nos mains !

Mais les trois frères s’étaient levés et se provoquaient du regard.

— Je crois, Dieu me pardonne, qu’ils vont se battre ! dit le vieux Carhoat.

— Ça se pourrait bien, grommela Francin Renard.

En ce moment, un objet indistinct vint se poser sur celle des marches de l’escalier qui disparaissait dans l’ombre.

Un second objet de même forme et de même volume s’abaissa lentement et se mit auprès du premier.

Celui-ci reprit alors son mouvement et descendit, sans bruit toujours, sur la marche suivante, éclairée davantage. Le second objet l’y suivit.

Lorsque le premier se posa sur la troisième marche, la lumière arrivant jusqu’à lui, éclaira plus distinctement sa forme et montra une botte molle en cuir de couleur naturelle.

La jambe qui chaussait cette botte disparaissait presque dans l’ombre ; et le corps s’y cachait complètement. — Le tout s’arrêta sur la troisième marche.

— Je maintiendrai mon droit ! reprit Laurent. — Vous êtes cadets ; vous venez après moi.

— Je me moque de votre droit et de vous, monsieur mon frère ! s’écria Prégent.

— Et moi je vous dis, ajouta Philippe, — que ni vous, Laurent, ni vous, Prégent, vous ne toucherez à un cheveu de la comtesse Anne !

— La paix, enfants, la paix ! disait le vieux Carhoat, que le rire empêchait de se fâcher.

— Elle sera à moi ! reprenait Laurent.

— À moi ! ripostait Prégent.

— À moi ! s’écriait Philippe. — Et les démentis se croisaient.

— Tu mens !

— Tu mens !

— Tu mens !…

— Ça se pourrait bien, grommela Francin Renard par habitude.

Au moment où la dispute s’échauffait et où les mains égarées cherchaient déjà les manches des couteaux de chasse, un joyeux éclat de rire se fit entendre du côté de l’escalier.

Francin Renard, qui en était le plus près, bondit hors de son siège et se réfugia jusque derrière les trois frères en essayant un signe de croix.

Les quatre Carhoat, stupéfaits, tournèrent leurs regards vers l’escalier.

L’éclat de rire continuait.

Enfin les deux bottes molles se mirent en mouvement et descendirent les trois dernières marches.

Un torse apparut, puis des épaules, le tout enveloppé d’un large manteau de couleur sombre.

La figure du nouvel arrivant disparaissait complètement sous un feutre rabattu.

— Pour sûr, c’est le diable ! pensa Francin Renard.

Et il ajouta entre ses dents par forme de confirmation :

— Ça se pourrait bien !

Le vieux Carhoat avait tiré un grand couteau de chasse caché sous sa peau de bique. — Ses trois fils avaient mis également le couteau à la main, et semblaient prêts à s’élancer.

Le nouvel arrivant s’avançait tranquillement dans la chambre.

— Un pas de plus, et vous êtes mort ! dit le vieux Carhoat.

L’étranger s’arrêta docilement.

— Qui êtes-vous ? demanda encore le vieillard, — et que voulez-vous ?

— Je viens pour mettre d’accord ces trois braves jeunes gens, répondis l’étranger d’une voix railleuse. — Ils veulent tous les trois épouser la comtesse Anne, et chacun d’eux a dit aux autres : Vous ne l’aurez point. Vous avez tous raison, mes jeunes maîtres, car le futur mari de la comtesse Anne, c’est moi !

À ces mots, l’étranger ôta son feutre et salua courtoisement.

— Kérizat ! s’écrièrent les quatre Carhoat en apercevant son visage.

— Fort à votre service, mon vieux camarade et mes jeunes maîtres, répondit le chevalier de Briant. — J’arrive de Paris comme vous voyez, tout exprès pour vous empêcher de vous couper la gorge.