Florence depuis l’annexion au royaume d’Italie/02

FLORENCE
DEPUIS L'ANNEXION AU ROYAUME D'ITALIE

II.[1]
L’INSTITUT DES HAUTES ÉTUDES, LES GRANDS TRAVAUX PUBLICS ET LA SITUATION FINANCIÈRE DE FLORENCE.

I. Dell’ Istituto superiore di studii pratici e di perfezionamento in Firenze, osservazioni e proposte dell’ advocato Ottavio Andreucci, in-8o, Florence, 1870. — II. Relazione sull’ ordinamento e ampliamento dell’ instituto superiore, letta dal comm. Ubaldino Feruzzi, in-12, Florence, 1874. — III. Associazione costituzionale toscana. Rapporto sulle condizioni finanziarie del commune di Firenze, Florence, 1877. — IV. Mantellini, Tre lettere sui casi di Firenze, Rome, 1878. — V. La questione di Firenze, trattata dal deputato Adriano Mari ; memoris e allegati, in-8 », 1878, Florence. — VI. Budgets, rapports de la commission du budget, pétitions du municipe de Florence, de 1876 à 1878.

Il y aurait, dans ce siècle de révolutions, un livre curieux et piquant à écrire : ce serait l’histoire comparée des gouvernemens provisoires de l’ancien monde. On s’abstiendrait de passer l’Océan ; dans les républiques de l’Amérique centrale et méridionale, il y a trop peu de différence entre le provisoire et le définitif. L’historien aurait assez à faire, depuis 1789, avec les gouvernemens provisoires français, belges, allemands, polonais, autrichiens, hongrois, italiens, espagnols et autres. A tous, il reconnaîtrait des caractères communs qui s’expliquent par leur origine ; la révolte contre les pouvoirs établis ou l’insurrection contre l’étranger. L’irrégularité de leur naissance, les hasards de leur composition improvisée et tumultuaire, l’incertitude de leur lendemain les condamnent à une hâte fiévreuse. Héritant de situations troublées et confuses, ils professent ou ils affectent une confiance puérile dans l’efficacité des solennels exposés de principes et des décrets révolutionnaires : ils mettent à l’ordre du jour le patriotisme et la vertu, ils prétendent guérir en une heure des maux qui sont l’œuvre des siècles, ils croient aux remèdes secrets et aux panacées humanitaires, ils s’enivrent de leur parole ; leur autorité soudaine et précaire leur monte à la tête. Il ne dépend d’ailleurs point d’eux de méditer et de se recueillir. Les passions qui les ont poussés au pouvoir exigent des satisfactions immédiates. Le parti qui triomphe sent bien que ses mandataires ne peuvent pas compter sur le temps ; pourquoi leur ferait-il un crédit qui ne serait qu’une duperie ? Ainsi talonnés sans relâche par des impatiences et des défiances sans cesse renaissantes, ces malheureux gouvernemens, malgré le mérite personnel et les hautes qualités morales de quelques-uns de leurs membres, s’usent très vite dans une agitation presque toujours stérile. Quand ils ne disparaissent pas dans quelque catastrophe tragique, ils ont à lutter par les armes contre ceux mêmes qui les acclamaient quelques semaines plus tôt, ou bien c’est la raillerie qui les mine et les ébranle. Lorsque sonne pour eux l’heure de céder la place à des pouvoirs réguliers, les tribuns les plus populaires, les patriotes les plus ardens sont souvent à tel point discrédités qu’il ne leur reste plus qu’à s’effacer et à se perdre dans la foule, heureux si au bout de quelques années on leur rend justice, on leur tient compte de la pureté de leurs intentions, des fautes qu’ils ont évitées, de tout le mal qu’ils ont empêché.

Ces caractères communs, l’historien les trouverait, plus ou moins marqués, à peu près partout ; mais il distinguerait bien vite, entre ces pouvoirs de même titre et de semblable origine, des différences sensibles, qui tiennent soit aux circonstances, soit aux tempéramens divers des pays où ils sont nés. Pour n’indiquer ici que deux de ces nuances, ce serait peut-être en France qu’il rencontrerait les gouvernemens tout à la fois les plus honnêtes et les plus candides, les plus faciles à l’illusion, les plus éloquens, les plus prodigues d’allocutions brillantes et de phrases sonores. Chez les Italiens au contraire, chez ce peuple que, jusqu’à ces dernières années, nous connaissions et nous jugions si mal, on citerait plus d’un chef issu de la révolution qui est resté assez maître de lui-même, assez avisé d’esprit, assez sobre de proclamations et de promesses pour que sa popularité ait survécu à sa dictature éphémère et que son œuvre n’ait pas été emportée par une violente réaction. Ce n’est pas, est-il besoin de le dire ? à Garibaldi que nous songeons. Dans le royaume des Deux-Siciles, le hardi conquérant s’est livré à une véritable débauche de paroles imprudentes et pompeuses, de décrets souvent enfantins, parfois dangereux. Quand il a fait hommage de sa conquête à Victor-Emmanuel, le temps pressait ; on ne sait ce qui serait advenu des provinces méridionales si Garibaldi et ses collaborateurs n’avaient en toute hâte remis le pouvoir à une administration plus capable de rassurer les intérêts, d’arrêter des vengeances qui pouvaient sembler légitimes, et de garantir la paix intérieure. Ceux auxquels nous pensons, sans même remonter jusqu’au sage et noble Manin, ce sont les hommes d’état dont l’habile conduite sut, après Villafranca et le traité de Zurich, rattacher au royaume subalpin, malgré toutes les difficultés du dedans et du dehors, l’Italie centrale tout entière, c’est Farini dans l’Emilie, c’est surtout, en Toscane, Ricasoli, le baron de fer, comme on l’avait surnommé à Florence.

Nous n’avons point à rappeler ici comment, malgré les regrets et les résistances de la diplomatie française, malgré l’ardente opposition de patriotes aussi justement respectés que Montanelli, la persévérance et la froide énergie de Ricasoli surent conduire la Toscane au plébiscite du mois de mars 1860, où l’annexion au royaume d’Italie fut demandée par 360,775 votans sur 386,445. Ce que nous tenons à constater, c’est que, pendant sa courte durée, un peu moins d’un an, ce gouvernement de transition eut assez de liberté d’esprit pour concevoir la pensée de plusieurs des fondations qui devaient compenser ce que Florence perdait au départ des grands-ducs. Plus de cour, un palais vide ; hier encore capitale d’un état souverain, Florence tombait au rang de simple ville de province. Pour la dédommager, il fallait des institutions qui, de quelque manière, rendissent à la noble cité la position éminente dont semblait devoir la dépouiller cette déchéance au-devant de laquelle il lui plaisait de courir, dans l’intérêt de cette Italie une et forte dont la grande image commençait à se dessiner sous les yeux de l’Europe surprise et encore incrédule. L’idée nationale, en travail d’enfantement, exigeait de tous, des individus comme des cités et des peuples de l’Italie, un sacrifice complet et sans arrière-pensée. Cette abdication, Florence la signerait de bonne grâce et sans marchander. Elle était engagée par son passé ; de Dante et de Machiavel à Niccolini, encore vivant[2], n’étaient-ce pas les grands Florentins qui avaient le plus contribué à faire naître et à entretenir dans l’âme inquiète de l’Italie morcelée cette aspiration et ce rêve qui soudain prenaient corps, par un concours imprévu de circonstances heureuses ? Avant d’entrer dans le domaine des faits, l’unité nationale n’avait-elle pas été comme ébauchée sous les voûtes de Santa-Croce, dans cette église où reposaient les uns auprès des autres, sans distinction d’origine, les plus illustres morts de toute l’Italie ?

Cependant, tout en accomplissant ce sacrifice, il convenait de tout disposer pour en atténuer les fâcheux effets, pour concilier les intérêts de Florence et ceux de l’Italie. C’est ce que comprit tout d’abord le gouvernement provisoire. Pénétré de la responsabilité qu’il assumait, il chercha les moyens d’attirer dans les murs de Florence un nouveau courant de visiteurs empressés et respectueux, de la refaire ce qu’elle avait été déjà plusieurs fois, le rendez-vous des esprits les plus cultivés de l’Italie, un foyer de chaleur et de lumière. Le dernier grand-duc avait commencé la restauration du palais du podestat sans autre intention que de préserver de la ruine un curieux monument de l’ancienne architecture toscane ; ce fut son successeur intérimaire qui eut l’idée d’y établir ce Musée national dont nous avons tâché de faire ressortir l’intérêt et l’importance. C’est au même régime qu’il faut reporter l’honneur d’avoir voulu rendre à Florence ce qui lui manquait depuis longtemps, une école de haut enseignement où ceux qui fréquentaient ses musées, ses bibliothèques et ses archives pussent apprendre à tirer parti de toutes ces richesses.

De la même époque date aussi le premier projet de quelques-uns des grands travaux qui, depuis une quinzaine d’années, ont embelli et agrandi Florence ; mais la fureur des constructions n’a commencé que plus tard, quand Florence fut devenue capitale du royaume. Il en coûte d’ailleurs plus cher pour remuer des terres et de la pierre que pour éveiller et nourrir les intelligences ; ingénieurs et architectes expédient les millions autrement vite que les professeurs les mieux rétribués, que les antiquaires et les savans les plus jaloux d’enrichir les galeries ou les cabinets et les laboratoires confiés à leurs soins. Florence aurait pu, sans compromettre ses finances, faire la part aussi belle à ce noble luxe de l’esprit ; elle eût même doublé les dépenses qui figurent de ce chef à son budget qu’elle ne se fût point encore exposée à la faillite. Ce qui l’a épuisée, c’est cette maladie que l’on a appelée la fièvre du moellon, maladie qui, du Paris impérial, s’est répandue dans l’Europe entière et a plus ou moins atteint presque toutes les grandes villes du continent.


I

Par un décret en date du 22 décembre 1859, le gouvernement provisoire toscan, sur la proposition du marquis Ridolfi, ministre de l’instruction publique, décidait la fondation à Florence d’un institut de hautes études pratiques et de perfectionnement (Istituto supertore di studîi pratici e di perfezionamento). À l’appui de cette décision, le ministre pouvait invoquer des souvenirs qui, pour remonter à une époque déjà lointaine, n’en étaient pas moins restée présens à la mémoire des patriotes florentins. L’établissement à Florence d’un centre d’enseignement supérieur n’était point une nouveauté sans précédens ; c’était au contraire la réalisation d’une pensée qu’avait conçue la république florentine dans le cours de ce grand siècle où son génie avait enfanté presqu’à la fois la Divine Comédie de l’Alighieri, le dôme d’Arnolfo di Cambio, les peintures de Giotto. On a conservé le texte des considérans par lesquels la seigneurie justifiait en 1321 le projet de cette création : on y sent le même amour du grand, on y reconnaît la même largeur de vues, on y entend retentir le même accent libre et fier que dans le fameux décret de 1296 par lequel la république avait décidé la reconstruction de la cathédrale et avait ordonné à l’architecte « d’y déployer la plus haute et la plus somptueuse magnificence qui se pût inventer, de manière que toute l’industrie et toute la puissance des hommes ne pussent faire église ni plus belle ni plus grande. »

La nouvelle université (studium florentinum) s’organisa donc, vers le milieu du XIVe siècle, sur le modèle de l’université de Bologne, la plus ancienne de l’Italie. Toute la science du temps y fut représentée par des maîtres dont plusieurs ont laissé un nom célèbre. Ce fut là que, pour la première fois en Occident depuis la chute de l’empire romain, le grec fut enseigné dans une chaire publique ; en 1350, Léonce Pilate, engagé tout exprès sur la recommandation de Boccace, vint expliquer à Florence le texte d’Homère pendant que Boccace lui-même y commentait la Divine Comédie. De 1429 à 1435, Philelphe avait là jusqu’à 400 auditeurs ; dans la semaine, il leur expliquait les auteurs grecs et latins, et tel était le zèle des élèves et du maître, que celui-ci donnait parfois jusqu’à trois leçons par jour ; le dimanche, il interprétait le poème de Dante dans l’église même de Sainte-Marie-des-Fleurs. Un peu plus tard, Marsile Ficin enseignait la philosophie platonicienne avec un aussi brillant succès.

En 1451, l’université florentine comptait 42 professeurs, mais vers la fin du XVe siècle et dans toute la première moitié du siècle suivant la vie de la république fut si agitée et si précaire, si troublée par les vicissitudes de la politique italienne et par les luttes des partis que bien souvent la seigneurie ne sut pas trouver dans sa caisse les 2,500 florins d’or qu’exigeaient les dépenses courantes de l’université. Il arrivait alors que les professeurs n’étaient pas remplacés ; certaines chaires restaient vacantes, ce qui suspendait ou tout au moins ralentissait la vie universitaire. Cependant, malgré ces embarras, Florence ne pouvait se résoudre à s’effacer devant Pise, à lui céder la gloire d’appeler et de retenir dans ses murs, autour de maîtres célèbres, la jeunesse italienne ; ne fût-ce que par jalousie, elle recommençait toujours, entre deux crises, à s’occuper de son université, elle tentait de détourner à son profit le courant qui portait les étudians vers les écoles de Pise, plus anciennes que celles de Florence. Après la dernière révolte de Pise contre la suprématie florentine en 1497, l’école de Pise fut même fermée par les vainqueurs et le resta pendant plus de cinquante ans ; les cours en avaient d’abord été transférés à Prato, puis ils s’étaient fondus avec ceux de Florence.

Les choses allèrent ainsi jusqu’au moment où Pise et Florence se virent réunies, dans une même servitude, sous le sceptre des Médicis, devenus souverains héréditaires de toute la Toscane. L’intérêt du prince était de ne pas laisser Pise mourir tout à fait ; peut-être aussi trouvait-il avantage à éloigner de sa capitale un élément toujours remuant, la jeunesse universitaire. On n’était pas encore assez loin des dernières convulsions de la liberté florentine pour que l’esprit républicain d’autrefois ne pût se réveiller par accès à Florence. A Pise, les étudians seraient plus faciles à surveiller ; dans ces rues vides et mornes, leurs cris, s’ils en poussaient, resteraient sans écho.

Cosme, premier grand-duc, rétablit donc en 1543 l’université de Pise dans tous ses honneurs et privilèges séculaires ; Florence ne garda que quelques cours de théologie, de lettres italiennes, latines et grecques. Dans la seconde moitié du dernier siècle, la dynastie de Lorraine ajouta plusieurs chaires. Ainsi Léopold fonda à Florence un enseignement élémentaire du droit pour les aspirans aux emplois inférieurs de la magistrature et de l’administration. Il y eut aussi des cours de philosophie morale, d’histoire sacrée et profane, de botanique, de mathématiques ; d’autres s’ouvrirent à l’académie des beaux-arts. Tous ces cours ne formaient point un système complet et régulier d’études universitaires, couronnées par la collation de grades ; cependant, malgré cette absence de sanction, malgré les lacunes et les variations de ses cadres, cet enseignement dut contribuer à entretenir chez les Florentins le goût des choses de l’esprit, à leur conserver le droit de passer, jusqu’à ces derniers temps, pour les plus intelligens et les plus cultivés de tous les Italiens.

Ces cours étaient destinés à tous ceux qui voulaient compléter leur instruction générale ; sur la proposition du savant bibliothécaire de la Laurentienne, Bandini, Léopold en fonda d’autres d’un caractère tout scientifique et tout spécial. La bibliothèque Laurentienne était une des plus riches de l’Europe en manuscrits orientaux ; mais, faute d’orientalistes, ces trésors ne profitaient à personne. Un prélèvement opéré sur les bénéfices ecclésiastiques fournit les fonds nécessaires pour rétribuer de nouveaux professeurs ; ce furent des bénédictins de Vallombreuse qui durent enseigner le grec, l’hébreu, l’arabe et le syriaque. On voulut ainsi préparer des érudits capables de faire honneur à la bibliothèque dont le soin leur serait confié. Le catalogue du fonds oriental avait été rédigé et imprimé en 1742 par un des Assemani : il y aurait à le tenir au courant ; de plus, il conviendrait d’expliquer et de publier les plus curieux de tant de textes inédits. Nulle part on n’était mieux placé qu’à Florence pour remplir cette tâche ; on y possédait une admirable suite de caractères orientaux, celle qui avait été fondue à Rome en 1530 par les ordres du cardinal Ferdinand de Médicis.

Les académies, avec l’émulation qu’elles excitent et l’échange d’idées qu’elles provoquent, contribuèrent aussi à compenser, pour Florence, la perte de son université. On peut regarder comme la première société savante qui se soit fondée en Europe ce groupe d’adorateurs du génie antique et de la philosophie platonicienne qui se réunissait à jours fixes dans la villa médicéenne de Careggi ; Marsile Ficin en était le président naturel, et Laurent le Magnifique prenait un vif plaisir à partager ces entretiens et ces discussions. Ces conversations, qui se poursuivaient pendant de longues heures sous les cyprès et les chênes verts d’une maison de campagne florentine, rappelaient en effet celles qui s’étaient tenues jadis au bord du Céphise attique, sous ces peupliers et ces platanes dont Sophocle a chanté la fraîche verdure. Le souvenir des jardins d’Académos n’avait ici rien de déplacé ; mais il a fallu cette puissance d’appropriation dont tous les idiomes ont le secret pour que ce même terme en vînt à désigner dans toutes les langues de l’Europe des associations qui n’eurent bientôt plus qu’un rapport très lointain avec l’illustre modèle que s’était proposé, dans son enthousiasme naïf, l’académie platonicienne des Médicis. Celle-ci fut dispersée et détruite par les troubles de Florence en 1521 ; mais l’idée et le goût ne s’en perdirent pas. Elle eut des héritières : l’Académie florentine, à laquelle en 1542 Cosme Ier remettait l’autorité, les honneurs, les privilèges et les émolumens qui avaient appartenu jusqu’alors au recteur de l’université ; plus tard l’Académie de la Crusca, en 1582, qui se chargea tout particulièrement d’étudier et de perfectionner la langue italienne. La Toscane, sur ces entrefaites, avait produit Galilée ; c’était à Florence qu’il avait passé toute la dernière moitié de sa vie, et il y laissait des élèves distingués. Ceux-ci, sous le patronage du cardinal Léopold de Médicis, fondèrent en 1657 l’Académie del Cimento, dont la carrière fut courte, mais brillante. Comme l’Académie de la Crusca avait précédé l’Académie française, l’Académie del Cimento fraya la voie à notre Académie des sciences et à la Société royale de Londres. Un cabinet de physique fut formé et doté des meilleurs appareils, des instrumens les plus exacts que l’on connût alors ; de belles expériences furent exécutées et firent sensation dans toute l’Europe savante.

Après la dissolution de cette académie, amenée par l’éloignement de son protecteur et par des jalousies intérieures, l’esprit qui l’avait suscitée ne périt pas à Florence ; il y fut représenté, dans le cours du siècle suivant, par une société de botanique, à laquelle Voltaire tint à honneur d’être associé ; il le fut par l’Académie des Géorg-philes, dont les recherches et les travaux contribuèrent beaucoup à cette prospérité agricole et économique dont la Toscane fut si fière sous le règne de Léopold ; il le fut surtout par le Musée de physique et d’histoire naturelle, dont les premiers élémens avaient été réunis par les Médicis, mais qui ne prit tout son développement que sous les princes de la maison de Lorraine. Ce fut alors que, par de nouvelles acquisitions et par un classement scientifique tel que le comportait le temps, cette collection fut mise en état de rendre service à tous ceux qu’intéressaient les choses de la nature. Une des séries que l’on y remarquait le plus, c’était celle des pièces anatomiques en cire colorée, dont le secret avait été apporté en Toscane par un habile modeleur sicilien, Giulio Zummo ; continués et dirigés à Florence par de savans chirurgiens, ces travaux avaient fini par doter le musée d’une suite riche et curieuse. Rien d’analogue, paraît-il, n’existait alors dans les galeries de l’étranger.

Léopold avait fondé un observatoire ; les jésuites en avaient un autre qui, après la suppression de leur ordre, devint propriété de l’état. Le testament d’un savant jésuite, le père Ximénès, Sicilien qui s’était établi à Florence, avait assuré les fonds nécessaires pour la création et l’entretien de deux chaires, l’une d’astronomie, l’autre d’hydraulique. Les titulaires en furent désignés en 1786 ; le mène fonds permettait d’acheter tous les livres et tous les instrumens nécessaires. Les ressources que fournissait cette riche dotation avaient donné à Léopold l’idée de s’en servir pour reconstituer l’Académie del Cimento et pour faire du musée un centre de haut enseignement scientifique. Le départ de Léopold, appelé à régner sur l’Autriche, puis les guerres de la révolution ajournèrent tous ces projets ; ils ne commencèrent à se réaliser qu’en 1807, pendant la coure durée du royaume d’Étrurie. Alors six chaires furent établies au musée, pour l’astronomie, la physique, la chimie, l’anatomie comparée, la botanique, la géologie et minéralogie. Encore contrarié par le malheur des temps, cet établissement reprit une nouvelle vie sous la dynastie lorraine, après la restauration de 1814 ; il eut des professeurs éminens, comme Nobili pour la physique, Parlatore pour la botanique, Amici pour l’astronomie. Avec ce dernier, l’observatoire de Florence fit d’importantes observations et de belles découvertes.

Comme les autres facultés, la faculté de médecine avait été transférée à Pise en 1543 ; mais Florence avait gardé ce dont ne pouvait la dépouiller aucune volonté princière, des hôpitaux comme en possèdent seules les grandes cités populeuses, comme n’en pouvaient offrir ni Pise ni Sienne, villes d’université. Florence avait surtout son hôpital général de Sainte-Marie-Nouvelle, un des plus vastes et des plus beaux établissemens de ce genre qu’il y eût en Europe, celui peut-être dont l’organisation commença le plus tôt à se rapprocher de ce qui nous semble aujourd’hui le type normal du service hospitalier. Un des traits qui le distinguèrent tout d’abord ce fut l’importance qu’y prit et les fruits qu’y porta l’enseignement clinique ; nulle part on ne trouverait une suite plus ancienne et plus riche d’observations médicales recueillies sous la dictée des maîtres et conservées avec soin par une longue série d’élèves apprentis (apprendisti), comme on les appelait, et de médecins assistans (astanti). Il y avait là déjà des habitudes prises, des traditions créées ; en 1789 un règlement de Léopold vint leur donner force de loi en astreignant tout élève en médecine ou en pharmacie des universités toscanes à un stage de deux années dans les hôpitaux florentins. Les cliniques de ces hôpitaux, complétées par quelques cours spéciaux, par les leçons de l’amphithéâtre et par la pratique de la dissection, constituaient ce que le décret appelait l’école florentine. C’était l’université qui conférait ce que l’on nomme en Italie la laurea, c’est-à-dire le grade académique, le titre de docteur ; mais pour avoir la permission d’exercer la profession de médecin, pour être inscrit dans le collège des médecins et chirurgiens ou dans celui des pharmaciens, il était indispensable d’obtenir les certificats qui prouvaient que l’on avait accompli ce stage dans les coalitions voulues d’assiduité et de progrès. C’était ainsi au corps médical des hôpitaux de Florence qu’il appartenait de prononcer en dernier ressort sur les candidats qui avaient été chercher à Pise l’enseignement théorique.

Les règlemens de 1840 et de 1S44 avaient encore confirmé et développé cette organisation ; ils avaient porté à quatre le nombre des années de stage que l’on devait faire dans les hôpitaux florentins ; ils avaient aussi créé plusieurs cours à l’usage des étudians ; L’ensemble de ces cliniques et de ces cours formait ce que l’on avait appelé, dans la langue administrative, la section enseignante de l’Université de Pise. Cette section avait des collections propres, musées pathologique, physiologique ; micrographique, elle avait ses laboratoires, où se faisaient toutes les analyses, où se poursuivaient toutes les recherches demandées par les maîtres. Quant aux cadavres, ils étaient fournis, en nombre suffisant, par les hôpitaux d’une ville de 180,000 âmes. Il y avait progrès depuis le temps où, vers 1580, le grand-duc François Ier, dans sa sollicitude pour l’école, qui voulait disséquer, avait promis de lui fournir tous les ans un condamné à mort[3].

Ainsi, depuis même qu’elle gavait perdu son université, Florence n’avait pas cessé de garder ou, grâce aux vues éclairées de ses princes, elle avait reconquis et groupé presque tous les élémens d’un enseignement supérieur pourvu de ces instrumens et de ces matériaux nécessaires que fournissent les bibliothèques et les archives, les musées, les cabinets de physique et les laboratoires, les grands établissemens hospitaliers. Sous des noms et sous des formes qui n’avaient cessé de varier, elle possédait ainsi comme l’ébauche et le noyau de ce que nous appellerions une faculté de droit, une faculté des lettres, une faculté des sciences, une faculté de médecine ; mais aucun lien ne rattachait l’un à l’autre ces élémens épars. Cette dispersion même et cette instabilité diminuaient beaucoup les heureux effets que l’on aurait cru pouvoir attendre d’une telle accumulation de ressources et des leçons de maîtres souvent fort distingués. C’est à ce mal que le gouvernement provisoire voulut remédier en créant un large cadre où tous ces élémens se trouveraient rapprochés et réunis, où ils seraient encore fortifiés et fécondés par les rapports qui s’établiraient entre eux et par la fondation de chaires nouvelles, exigées par les besoins de la science en progrès.

Le décret de 1859 divisait l’institut en quatre sections, études de droit (studii legali), sciences physiques et naturelles (scienze fisiche e naturali), philosophie et philologie (filosofia e filologia), enfin études de médecine, de chirurgie et de pharmacie (sezione medico-chirurgica di Santa Maria nuova). D’après les considérans du décret et les idées que développa le ministre dans son discours d’ouverture le 23 janvier 1860, voici quelle était la pensée dont s’étaient inspirés les fondateurs de la nouvelle école.

L’ordre des études universitaires est établi partout en vue d’un diplôme à conquérir et d’une profession à exercer. Les examens en suite desquels est conféré ce diplôme sont combinés de manière que la société soit assurée de trouver chez tous ceux qui s’engageront dans les carrières dites libérales un minimum de connaissances spéciales, par lequel on se sente garanti contre les conséquences dangereuses d’erreurs trop grossières commises par le magistrat, le professeur, le médecin, l’ingénieur, par les hommes dont le titre suffit à commander une certaine confiance. L’enseignement de ce que nous nommons les facultés s’en tient donc d’ordinaire aux parties de la science qui comportent d’utiles et faciles applications ; il ne se charge pas non plus de rompre à la pratique ceux qui auront bientôt les leçons de l’expérience. Il ne saurait donc guère faire une place aux théories encore incertaines et discutées, ni à celles qui, par suite de leur complication, ne peuvent être comprises que d’un petit nombre d’esprits préparés par une discipline spéciale. Obligé de se mettre à la portée des intelligences moyennes et de les conduire dans un temps donné jusqu’au seuil de la carrière désirée, il ne peut leur offrir que des idées qui soient tout ensemble admises par tous et aisées à saisir, pour tout dire en un mot, que la science faite, dans ce qu’elle a de plus général, de plus uni et de plus accessible.

Cependant, à côté de la science faite, il y a la science qui se fait, et c’est de beaucoup la plus intéressante ; c’est elle qui ouvre à l’esprit le domaine illimité du possible, que ses hypothèses et ses intuitions hardies illuminent d’éclairs soudains et brillans. Au-dessus des théories qui se répètent d’année en année, dans tous les cours de tous les pays, et qui sont ainsi devenues comme les lieux communs de l’enseignement supérieur, il y a, dans l’ordre des sciences exactes, ces sommets des hautes mathématiques d’où l’œil embrasse sans effort, dans tous leurs détails, les provinces et les cantons des régions inférieures. Il y a de même, dans les sciences historiques et philologiques, ces procédés de comparaison et de critique, ces méthodes délicates et fines qui fournissent les moyens de contrôler les doctrines courantes et qui enseignent à dégager la vérité des témoignages contradictoires el de la multitude confuse des faits ou du moins à la serrer de plus en plus près, par de lentes et sûres approches. De pareilles études, de telles recherches ne pourront jamais attirer et retenir qu’un bien petit nombre de jeunes gens ; elles exigent une vocation toute spéciale, une passion sincère, et du loisir ; elles veulent de plus, pour être cultivées avec fruit, l’institution de cours spéciaux où le professeur soit aussi indépendant que l’élève des préoccupations et des nécessités d’un examen à préparer ; elles réclament enfin tout un appareil d’instrumens de travail libéralement placés à la disposition de cette laborieuse élite. Ceux qui s’engagent dans cette voie, on ne saurait le leur dissimuler, font un sacrifice ; au point de vue de la fortune et des honneurs, ils doivent se résigner d’avance à se voir dépassés par ceux de leurs contemporains qui se hâtent d’atteindre un but professionnel. La société profitera tôt ou tard de ces investigations patientes et désintéressées ; il n’est pas en effet d’invention scientifique, si spéculative qu’elle paraisse aux esprits superficiels, qui n’aboutisse un jour à quelque application pratique, qui ne conduise à quelque progrès matériel. En attendant, l’érudit ou le savant et les disciples qu’ils groupent autour d’eux ne demandent aux pouvoirs publics qu’une seule faveur, l’assurance d’être pourvus des moyens qui leur sont, nécessaires afin de poursuivre leurs travaux, la certitude de n’être point arrêtés à chaque pas par le manque de ressources. Comme la vertu, la sainte curiosité trouve sa récompense en elle-même ; elle la trouve dans les émotions de la recherche et les joies de la découverte.

C’est dans cet ordre d’idées que devait, quelques années plus tard, se placer chez nous le ministre de l’instruction publique qui fonda à Paris, en 1868, l’École pratique des hautes études. Moins d’un an après, M. Duruy quittait le ministère. Il n’a donc pu veiller lui-même sur l’enfance et sur les premiers pas de sa fille, qu’il avait vu accueillir, lors de sa naissance, par bien des préventions et bien des résistances ; mais si justes et si libérales étaient les pensées dont il s’était inspiré que son œuvre, en dépit de toutes les attaques, lui a survécu. Loin de l’emporter avec tant d’autres ruines, nos désastres en ont affermi les fondemens et assuré l’avenir. On a senti qu’elle avait un rôle à jouer, qu’elle pouvait utilement contribuer à remettre en honneur parmi nous le goût de l’exactitude et le sens critique ; aussi possède-t-elle aujourd’hui une riche dotation et une variété d’enseignemens que son fondateur, dans ses rêves même les plus ambitieux, n’avait peut-être jamais espéré lui donner.

Quoique plus âgé d’une dizaine d’années, l’institut florentin n’a pas eu des destinées aussi brillantes ; mais la faute en est bien moins aux hommes qu’aux circonstances. D’une part, en Italie, l’argent a manqué. La dépense de la nouvelle école aurait dû être supportée, tout au moins en grande partie, par l’état, surtout à partir du jour où Florence devint capitale ; mais, depuis qu’a été faite l’unité, la richesse nationale ne s’est pas développée dans les mêmes proportions que les impôts qui la frappent. Les taxes ont augmenté plus vite que la production, et le plus clair du revenu a d’ailleurs été absorbé par les dépenses militaires. L’armée, la flotte, les grands travaux publics ont réclamé trop de millions pour que l’Italie pût faire de grands sacrifices en vue de l’instruction publique. Encore ceux auxquels on s’est résolu ont-ils dû profiter plutôt à l’instruction primaire qu’à l’enseignement supérieur ; les écoles élémentaires n’existaient pour ainsi dire pas dans les provinces méridionales[4]. De plus, on ne saurait le nier, les chambres italiennes, distraites par d’autres soins qui pouvaient paraître plus pressans, n’ont accordé qu’une médiocre attention aux questions d’enseignement : ministres et publicistes ont tenté plus d’une fois de les y intéresser ; mais tous ces efforts les ont laissées assez indifférentes, et l’opinion ne s’est jamais assez émue de ces appels pour forcer la main au parlement[5].

Une autre raison de cette différence de fortune, c’est que Florence, alors même qu’elle avait reçu le titre de capitale, n’avait pas une situation comparable à celle que Paris occupe en France. Elle n’avait pas la même puissance pour attirer à elle toutes les forces vives d’une grande nation, pour appeler dans ses écoles, du fond de toutes les provinces, tout ce que l’Italie pouvait avoir de jeunes esprits curieux, capables d’apprécier le charme et le prix de cette instruction vraiment supérieure. Il n’y avait pas de courant établi ; il n’y en aurait pas de sitôt. La Toscane est bien petite, et chacune des régions qui l’environnent avait son centre universitaire, vers lequel ses enfans seraient conduits par l’empire d’habitudes et de souvenirs plusieurs fois séculaires. D’ailleurs, en tout pays, le nombre est très restreint de ceux qui s’élèvent jusqu’à l’amour désintéressé de la science, qui voient dans l’étude autre chose que le vestibule d’une carrière plus ou moins avantageuse. La vocation même n’y suffit pas. Plus d’un, qui aurait pu suivre avec honneur cette route et qui en sentait le secret désir, s’est trouvé retenu et ramené en arrière par la pauvreté ; il fallait avoir le plus tôt possible un métier qui payât le pain de chaque jour. C’est ainsi que, dans ce Paris même qui prélève son tribut sur toute la France et que fréquentent tant d’étrangers, il est, à l’École des hautes études, plus d’un cours que le professeur ne se prépare jamais à recommencer sans éprouver quelque inquiétude, sans se demander s’il aura, à la rentrée, au moins un ou deux élèves.

Ce que se proposaient, les créateurs de l’institut florentin, ce n’était donc pas de fonder une université de plus, c’était de créer à côté, ou, si l’on veut, au-dessus des universités, une école qui répondît à des désirs et à des besoins d’esprit que celles-ci n’étaient pas appelées à satisfaire. Gênée par le défaut de ressources et contrariée par les événemens, la tentative n’a eu qu’un succès incomplet ; mais ce n’en reste pas moins un honneur singulier pour les hommes d’état florentins que d’avoir précédé la France dans cette voie, que d’avoir tracé d’une main sûre, en pleine crise révolutionnaire, le cadre et le programme d’un enseignement qui doit trouver aujourd’hui sa place dans le système d’instruction publique de tout peuple civilisé.

L’institut commençait seulement à s’organiser quand, en 1865, à la suite de la fameuse convention de septembre, Florence remplaça Turin comme capitale de l’Italie. On pouvait croire que la nouvelle école bénéficierait de ce changement ; il n’en fut rien. L’état ne fit que peu de chose pour l’institut, et, d’autre part, ce fut pour les professeurs une tentation dangereuse que le désir d’attirer au pied de leurs chaires l’élite de cette population flottante qu’amenait avec lui le gouvernement. C’étaient des étrangers qui allaient au cours comme au théâtre, pour y chercher une leçon d’italien ; c’étaient des dames de la haute société, jalouses de protester par leur présence contre le préjugé qui accuse les femmes italiennes d’avoir l’esprit peu cultivé ; c’étaient des officiers auxquels pesait le désœuvrement de la vie de garnison ; c’étaient les membres du parlement, les Jours où les chambres ne siégeaient pas, voire même les jours où elles siégeaient. Ceux des professeurs qui avaient la parole facile et brillante attirèrent donc la foule ; les autres cherchèrent à les imiter. On se comparait volontiers alors à notre Collège de France. C’étaient les mêmes cours à portes ouvertes, qui, de 1864 à 1871, eurent leurs grands succès et, leurs jours d’éclat.

Nous ne prétendons pas que de tels cours fussent inutiles ou déplacés ; ils étaient, pour une ville telle que Florence, un noble luxe, une décoration digne tout à la fois de son passé et de sa situation nouvelle. Cependant, on ne saurait le nier, l’institut, en s’engageant dans cette voie, s’écartait du but que lui avaient marqué, du rôle que lui avaient assigné ses fondateurs ; il cessait de mériter le titre qu’ils lui avaient donné ; il ne perfectionnait pas l’éducation scientifique commencée dans les universités, il n’enseignait point, par des exercices pratiques, l’application des méthodes ; il devenait un athénée, semblable à tant d’autres, et l’on sait comment les athénées finissent ! Leur enseignement n’a pas, comme celui des universités, la sanction de l’examen ; il n’a pas non plus cet attrait persistant de la recherche personnelle et passionnée qui se rencontre partout où l’élève, dans un laboratoire ou dans une conférence, est associé aux travaux et aux découvertes du maître. L’athénée, de quelque nom qu’il s’appelle, est mis à la mode par deux ou trois professeurs éloquens ; mais, comme ni le public qui le fréquente, ni les professeurs ne se renouvellent, dès que l’éloquence s’épuise ou qu’elle se répète, le public s’éloigne. La mode avait été pour beaucoup dans le succès ; elle fait de même, à un certain moment, la décadence et le vide.

Au bout d’une dizaine d’années, la plupart des professeurs de l’institut, parmi ceux mêmes qui avaient le mieux réussi, se sentaient las d’avoir à trouver toujours de nouveaux sujets, toujours de nouveaux effets pour des auditeurs qu’ils avaient rendus exigeans. De plus, en 1871 Florence perdait son titre de capitale ; le départ successif des chambres, du gouvernement, des ministères, en refaisait une ville de province ; il éclaircissait les rangs de ces curieux sur lesquels on s’était accoutumé à compter et auxquels on avait sacrifié les vrais élèves. Enfin une grande université nationale remplaçait à Rome, dans les illustres bâtimens de la Sapienza, la vieille université pontificale ; on y appelait aussitôt plusieurs des professeurs les plus distingués de l’institut, et c’étaient encore des chaires vacantes, après bien d’autres qui déjà manquaient de titulaires. Quelques-unes n’avaient jamais été remplies : d’autres ne l’avaient été que pendant un an ou deux. C’est ainsi qu’avait disparu, après avoir eu à peine un commencement d’existence, la section qui devait se vouer à l’étude du droit, de l’administration et de la politique[6]. La plupart des ministres avaient montré peu de bonne volonté ; ils s’étaient laissé prévenir soit par des jalousies provinciales, soit par les clameurs persistantes de l’université de Pise. Dictées par les mêmes sentimens, des attaques répétées s’étaient produites dans la presse et dans le parlement ; on avait proposé plusieurs fois la suppression de l’institut. Cette suppression n’avait pas été prononcée ; mais était-ce vivre que de continuer à durer dans des conditions si précaires ? Il fallait aviser, sous peine de donner raison aux ennemis qui se hâtaient de proclamer que l’épreuve était suffisante et que l’entreprise avait avorté.

Florence avait alors pour syndic ou maire un homme qui porte dignement un nom célèbre dans l’histoire de la république, et qui aime sa ville natale comme l’aimaient les vieux Florentins, les contemporains de Dante et de Machiavel. M. Peruzzi avait été ministre ; ses amis, ses anciens collègues étaient au pouvoir. Il en profita pour négocier une convention qui, ratifiée par la loi du 30 juin 1872, est aujourd’hui la charte de l’institut. Les frais d’entretien durent se partager entre l’état, la province et la ville. L’état se chargeait des traitemens ; mais la province et le municipe promettaient de verser par annuités, en six ans, 360,000 livres. Cette ample allocation devait servir à l’agrandissement des laboratoires et au développement des collections. De plus, l’état et le municipe s’engageaient, chacun en ce qui le concernait, à faire bientôt jouir l’institut de vastes et beaux bâtimens, voisins de la place Saint-Marc, qui étaient alors occupés par des troupes et par des bureaux du ministère de la guerre ; ce local lui serait livré lorsque serait achevé le transfert à Rome de tous les services publics. Enfin l’école était placée sous la direction d’une sorte de conseil supérieur dont M. Peruzzi fut nommé président, comme premier magistrat de la cité ; dans ce conseil, à côté de commissaires royaux, entrèrent les représentans de la province et les délégués du municipe.

C’était surtout la section des sciences naturelles qui devait profiter de cette subvention ; c’est elle qui l’a dépensée presque tout entière. Un laboratoire de physiologie, comme celui du professeur Maurice Schiff, avec les observations et les études qui s’y poursuivaient, faisait honneur à Florence ; mais il coûtait très cher. En attendant l’évacuation des locaux promis, il a fallu aussi installer les sciences expérimentales dans une belle et vaste maison de la rue Gino Capponi, et l’adaptation de cet édifice à sa nouvelle destination n’a pu se faire sans de fortes dépenses. Aujourd’hui les fonds alloués par la convention de 1872 ont été dépensés, et l’on ne peut guère en espérer d’autres d’une pauvre ville aux abois que vient de frapper la faillite. De son côté, l’état paraît avoir assez mal rempli sa part des engagemens pris en commun. La section n’a plus en ce moment que quatre professeurs titulaires. Quatre chaires sont vacantes : celle de physique depuis une dizaine d’années, celle de chimie depuis cinq ou six ans, celle de physiologie depuis trois ans. Certains des chargés de cours qui les occupent sont tout à fait à la hauteur de leur tâche, comme le docteur Herzen, fils du célèbre publiciste russe, qui enseigne la physiologie ; mais ces professeurs à titre provisoire sont rétribués d’une manière tout à fait insuffisante ; ils ne peuvent donc, dans cette situation précaire, avoir l’autorité qui leur serait nécessaire, ni entreprendre des travaux et des recherches à longue échéance. Depuis la mort de Donati, il n’y a plus eu de cours d’astronomie. Pour la botanique, ’ on vient de nommer professeur le savant et hardi voyageur O. Beccari ; mais il se trouve maintenant à Java : cet enseignement et celui de la minéralogie sont donc aussi confiés à des agrégés.

Un pareil état de choses a eu les résultats que l’on en pouvait attendre. Le vide se fait autour de ces chaires auxquelles l’état semble porter si peu d’intérêt. Chaque professeur, titulaire ou chargé de cours, doit par semaine deux leçons publiques et une conférence, celle-ci réservée aux véritables étudians. Je ne sais quel nombre d’auditeurs irréguliers amène aux leçons publiques une curiosité qui varie suivant les saisons ; mais j’ai sous les yeux l’Annuaire de l’institut, qui contient la liste nominative des étudians et auditeurs pour l’année scolaire 1876-1877. J’y trouve inscrits, dans la colonne de la section des sciences physiques et naturelles, cinq noms pour la première année d’études, deux seulement pour la seconde. Il y avait donc, en tout, pour cette section, plus de professeurs que d’élèves. La section confère cependant des diplômes qui permettent de devenir professeur dans les gymnases, lycées et instituts techniques. Pourquoi, malgré les dépenses faites à son intention et les avantages qu’elle présente, malgré le mérite reconnu de la plupart de ses maîtres, est-elle ainsi abandonnée ? Pour le dire, et pour signaler le remède, il faudrait vivre à Florence ; mais il y a là une situation qui mérite d’appeler l’attention des ministres et de tous ceux qui s’intéressent en Italie au progrès de la science.

Il en est tout autrement de la section de médecine et de chirurgie. Elle répond à des besoins qui se faisaient sentir bien avant la fondation de l’institut, elle s’appuie sur des traditions qui remontent déjà très haut dans le passe. Elle donne donc à plus d’une centaine de jeunes gens, pendant deux années, un enseignement qui paraît des mieux calculés pour compléter celui plus théorique qu’ils ont reçu à l’université. Ici, ce sont les exercices cliniques, les autopsies de l’amphithéâtre, les travaux de l’école pratique et les analyses du laboratoire qui jouent le rôle principal. Le nombre restreint des élèves qui suivent ces leçons doit les rendre encore plus profitables. Dans de grands centres comme Paris, il n’y a jamais assez de place autour du lit des malades pour tous ceux qui voudraient écouter les observations du professeur ; il n’y en a jamais assez autour des tables de dissection pour tous ceux qui désireraient étudier l’anatomie sur le cadavre. Sans doute, après bien des retards, on a enfin décidé d’agrandir la faculté de médecine de Paris, et les constructions entreprises remédieront, en partie du moins, à ces inconvéniens ; mais il en subsistera toujours quelque chose, il y aura toujours encombrement, ne fût-ce que dans les salles des hôpitaux. Les plus zélés n’en souffriront pas ; ils sauront toujours s’assurer la jouissance privilégiée de toutes les ressources mises à leur disposition ; mais les tièdes trouveront là, un prétexte commode pour se dispenser de savoir ce qui serait trop pénible à apprendre, ils y trouveront une excuse spécieuse dont leurs maîtres mêmes ont, paraît-il, à tenir compte dans les examens.

La section de philosophie et de philologie n’avait ni les mêmes antécédens ni la même fonction sociale que la section de médecine et de chirurgie ; elle semblait même avoir moins de racines dans le passé de Florence et moins répondre aux goûts du siècle que la section des sciences physiques et naturelles, qui a tant de peine à vivre. Elle aussi, elle aurait risqué de s’éteindre au milieu de l’indifférence publique, si de bonne heure elle n’avait compris les dangers de la voie où les circonstances l’avaient engagée. C’est surtout à M. Pasquale Villari que revient l’honneur d’avoir aperçu et signalé le péril. M. Villari est peut-être aujourd’hui le premier historien de l’Italie, et personne ne connaît comme lui le XVe et le XVIe siècle ; son histoire de Savonarole et le premier volume de sa grande histoire de Machiavel, qui à paru l’an dernier, ont déjà été traduits en anglais et en allemand[7]. Né à Naples, il fut, après la révolution, appelé à diriger l’École normale de Pise ; en 1865, il fut nommé professeur, d’histoire à l’institut de Florence, et en 1867 il ajoutait à cette chaire la présidence de la section. Il est du petit nombre de ceux qui, en Italie, s’intéressent aux questions d’enseignement ; il a rempli avec distinction les fonctions de secrétaire général du ministère de l’instruction publique.

Comme tous ceux qui se font une juste idée du véritable rôle de l’enseignement supérieur, M. Villari estime que cinq élèves, jeunes et assidus, valent mieux pour le professeur et pour le pays que cent auditeurs de rencontre et de passage. Si vous avez des élèves, de vrais élèves, dont vous ayez étudié l’esprit et dont vous puissiez suivre les progrès, vous ne vous contentez pas de leur transmettre, dans un brillant langage, des résultats généraux comme en veulent les gens du monde, mais vous leur enseignez à pratiquer les méthodes dont ils se serviront, — ils ont l’avenir devant eux, — pour faire avancer la science et pour dépasser leurs maîtres. La préoccupation constante de M. Villari a donc été de changer peu à peu l’athénée en une école spéciale, où la conférence réservée aux étudians remplacerait, autant que possible, la leçon publique, toujours plus ou moins oratoire.

Le premier point, c’était d’assurer le recrutement de cette école. On y parvint en obtenant du ministre, pour la section, en 1867, le droit de conférer des diplômes (diploma d’insegnamento e di magistero). Comme la laurea des universités, ces diplômes ouvrent la carrière de l’enseignement. En dépit d’une équivalence théorique dont personne n’est dupe, les diplômes florentins ont, aux yeux du ministre, une autre valeur que ceux qui émanent des deux tiers des vingt et quelques universités italiennes, legs embarrassant du passé. Quand il s’agit de pourvoir à quelque haute classe d’un lycée, on n’ira pas préférer un lauréat de Sassari, de Messine ou d’Urbin à un élève distingué de MM. Villari, Comparetti ou De Gubernatis.

C’est donc, par le fait, une véritable école normale qu’a fondée à Florence M. Villari, et, pendant la durée de l’année scolaire qui s’achève en ce moment, les cours (corsi normali) en étaient suivis par trente-cinq élèves. En même temps la section, fidèle à la pensée dont s’étaient inspirés ses fondateurs, a voulu rester aussi une école des hautes études. Elle assure, aux futurs maîtres de la jeunesse italienne le minimum de connaissances qui leur est indispensable ; mais elle offre aussi aux esprits plus curieux « le superflu, chose si nécessaire. » A côté des cours réglementaires qu’on est obligé de suivre pour obtenir cette espèce de diplôme d’agrégé, j’y trouve d’autres cours intitulés cours complémentaires, cours de perfectionnement, qui sont suivis par une douzaine d’élèves, j’y trouve un cours de paléographie et de diplomatique, qui en réunit à peu près autant et dont l’une des leçons est faite aux archives d’état, sur les parchemins mêmes ; j’y trouve enfin une école des langues orientales, qui paraît très prospère. Le cours de sanscrit a sept élèves, celui d’arabe cinq, celui d’hébreu en réunit jusqu’à seize ; trois étudient le chinois. Comme notre École des hautes études, la section a sa Bibliothèque, dont plusieurs volumes ont déjà paru ; j’y remarque, à côté de mémoires dus à des professeurs et savans d’une notoriété européenne, comme MM. Michel Amari et Dominique Comparetti, une étude sur le tumulte des Ciompi, travail historique, rédigé d’après des documens inédits, qui n’est autre chose que la thèse présentée par un des élèves de l’institut, M. Carlo Fossati, pour l’obtention du diplôme. Enfin une académie orientale, dont les membres principaux sont les professeurs mêmes de la section, travaille à faire connaître les trésors que renferment les manuscrits des grands dépôts florentins, et a déjà entrepris plusieurs publications importantes.

Aucun règlement ne défend aux professeurs les leçons publiques ; mais la plupart d’entre eux en ont perdu le goût et l’habitude depuis qu’ils sont assurés d’avoir des élèves, dans le sens propre du mot. Il en est encore cependant quelques-uns qui ouvrent à deux battans, au moins une fois par semaine, les portes de la salle où ils enseignent. Le nom même de cette salle a quelque chose d’engageant ; elle s’appelle la « salle de la bonne humeur (sala di buon umore). » L’institut, en attendant qu’il soit dans ses meubles, la prend à bail de l’académie des beaux-arts avec quelques autres pièces plus petites, où se donnent les conférences. C’est dans les leçons à portes mi-closes et dans les conférences que se fait le travail utile. Il y a là, pour donner l’exemple et pour élever le niveau des études, plusieurs maîtres éminens, de ceux qui seraient partout à leur place, même dans les plus illustres universités du continent. Les résultats ne se feront point attendre, pourvu que les épreuves par lesquelles passe aujourd’hui Florence n’atteignent pas l’institut florentin, ne l’arrêtent pas en pleine carrière à l’heure même où il semble avoir trouvé sa voie et s’être mis en mesure de répondre aux espérances qui avaient salué sa naissance.

Ces épreuves, qui menacent ainsi la sécurité du travail scientifique, sur qui l’opinion doit-elle en faire peser la responsabilité ? Est-ce sur les hommes, est-ce sur des circonstances qui furent plus fortes que toutes les volontés ? C’est ce qu’il convient d’indiquer, sous toutes, réserves et sans entrer dans le détail. Il est en pareille matière bien des choses qui devaient échapper au regard d’un passant, fût-il le plus attentif et le plus désireux de s’éclairer. D’ailleurs nous ne sommes point financier, nous n’avons pas la prétention d’y voir clair dans ces budgets de Florence où, dit-on, les commissions d’enquête, toutes composées qu’elles fussent d’hommes spéciaux, ont eu beaucoup de peine à s’orienter et à se reconnaître.


II

C’est le 26 avril 1865 que Florence a été déclarée capitale du royaume d’Italie. La noble ville avait son amour-propre, que justifiaient assez son incomparable histoire, son passé glorieux ; elle se sentit tout d’abord tenue à faire honneur au choix dont elle était l’objet, aux suggestions de la France, à la décision des chambres italiennes. Ces hôtes illustres qu’elle attendait, le roi, le parlement, les ministres, elle leur devait un accueil qui pût adoucir les regrets laissés par Turin et faire taire le bruit des réclamations que quelques autres grandes cités de la péninsule auraient pu être tentées de soulever. Florence avait été jusque-là, que l’on nous passe l’expression, une ville d’ancien régime. C’était le moyen âge qui l’avait construite : il y avait partout laissé son empreinte si profondément gravée que les siècles n’ont pu l’effacer. Églises, hôtel de ville, palais, tous les édifices y tenaient plus ou moins du château-fort ; le charmant génie de la renaissance y avait prodigué ses décorations les plus exquises sans réussir à en égayer la sévérité. Ces rues étroites que l’émeute était toujours prête à barrer, ces hautes murailles dont elle avait tant de fois battu de ses flots les puissantes assises, tout rappelait ici les troubles et les agitations de la plus orageuse des démocraties. Une fois celle-ci supprimée par l’accord des Médicis et de Charles-Quint, Florence n’avait pas eu grand effort à faire pour s’adapter comme capitale d’un petit état monarchique, aux conditions de sa nouvelle existence. La république florentine avait toujours aimé le grand ; la cour des ducs de Toscane et leur administration avaient donc pu tenir à l’aise dans les édifices que leur avaient légués les ambitieuses générations des siècles de liberté. On n’avait pas eu besoin d’élargir le cadre ; il avait suffi de renouveler l’ameublement des palais, de créer des musées, de donner à Florence un beau jardin public, les cascine, de couvrir d’aimables villas tous les coteaux voisins.

Florence avait donc fait un peu de toilette ; mais sous ses grands-ducs elle ne s’était point développée ni agrandie. Jusqu’à ces derniers temps, la manière de vivre, les habitudes n’y avaient guère changé ; les étrangers raillaient la sobriété, on disait même la parcimonie florentine. Le Florentin restait indifférent à certaines conditions d’hygiène, à certaines recherches de bien-être qui sont entrées partout dans les mœurs des peuples civilisés. Alors même que l’aisance ne lui manquait pas, il habitait volontiers, loin de toute vue et de toute verdure, une ruelle triste et sombre. Les montagnes voisines sont riches en sources fraîches et pures ; il n’en continuait pas moins à boire sans se plaindre la mauvaise eau des puits qui avaient désaltéré ses ancêtres. L’hiver est froid à Florence ; il y neige, il y gèle souvent ; on y a vu plus d’une fois l’Arno pris à glace d’une rive à l’autre. Pourtant le feu n’était pas dans les habitudes, même chez les gens riches. Un voyageur anglais raconte une visite qu’il fit il y a une vingtaine d’années à Un vieux noble florentin. C’était par un jour d’hiver ; la tramontane soufflait à vous donner l’onglée. M. T.. trouva son ami dans une chambre glaciale, un bonnet fourré sur la tête, enveloppé d’un épais manteau dont le col était retroussé. Le vieillard grelottait et se plaignait amèrement du temps. « Pourquoi donc ne faites-vous pas de feu ? Demande avec surprise M. T… — Oh ! je n’en fais jamais. Le feu, c’est malsain. — Mais quand il fait encore plus froid qu’aujourd’hui, quand l’Arno charrie ? — Je me mets au lit, et j’y reste toute la journée. »

Partout où il y a des bureaux et des cartons verts, il est de tradition que nulle part on ne se chauffe aussi bien que dans les ministères. Que l’on soit en monarchie ou en république, allez donc demander à un employé de ménager le bois du gouvernement ! Aujourd’hui à Rome, dans les bureaux de tous les grands services publics, les poêles ronflent du mois de décembre au mois de mars. Ce sont les Turinois, accoutumés à garder le coin du feu pendant leurs longs et rudes hivers, qui ont apporté ces habitudes d’abord à Florence, puis ensuite à Rome. Il n’en était pas de même en Toscane, au temps du grand-duc. Alors l’usage condamnait à se morfondre ceux mêmes qui, partout ailleurs, jouissent de ces bons feux, à la flamme sonore et claire, qui brûlent aux frais de l’état ; tout au plus leur accordait-on le brasero et quelques pincées de charbon ou de poussier. Alliez-vous dans un ministère le matin, un peu avant l’heure du travail, vous y voyiez rangés dans l’antichambre les scaldini des employas. Aux dimensions de chacun de ces fourneaux, vous pouviez juger de la dignité de son maître. Celui du chef de division était presque un petit poêle ; celui de l’expéditionnaire n’était qu’un réchaud microscopique, à se chauffer le bout des doigts. Quant au ministre, peut-être avait-il une cheminée dans son cabinet ; mais, si c’était un Florentin de bonne race et fidèle aux vieux usages, il ne permettait point qu’on l’allumât. « Le feu, c’est malsain. »

Aujourd’hui, dans toutes les maisons des quartiers neufs, il y a des cheminées à la prussienne, où l’on brûle le chêne mêlé au coke. Le bois est cher ; il faut le faire venir d’assez loin. On en consomme pourtant beaucoup ; pour trouver des locataires, les vieilles maisons et les anciens palais se sont aussi munis, tant bien que mal, d’appareils de chauffage. Les immigrans des autres provinces italiennes apportaient à Florence des besoins que l’on n’y avait guère éprouvés jusqu’alors ; pour qu’ils ne se sentissent point trop dépaysés, on a tenu à satisfaire ces besoins et ces goûts. On s’est donc mis à cette tâche avec un empressement, disons le mot, avec une précipitation qui prouvait plus de courtoisie que de prudence. On a voulu faire de Florence une ville moderne sans lui enlever sa physionomie originale ; on a voulu élargir le cadre sans le briser, adapter à des temps et à un rôle nouveau la Florence qu’avait enfantée le régime du patriotisme municipal et de l’Italie morcelée, transformer l’ancienne cité républicaine, l’ancien chef-lieu de l’étroite Toscane en une digne capitale du grand état qui venait de se fonder au sud des Alpes.

Au point de vue du goût, on ne saurait que louer le plan qui a été suivi, la discrétion avec laquelle ont été accomplis les changemens nécessaires. On a respecté l’ancienne ville, celle qui était comprise dans l’enceinte du XIIIe siècle, la troisième et dernière des enceintes florentines. On s’est contenté de redresser et d’élargir, par de rares démolitions, quelques voies qui ne suffisaient plus aux exigences d’une circulation devenue beaucoup plus active que par le passé ; on a prolongé certaines rues et dégagé certains édifices ; mais on ne s’est point livré à cette fureur de destruction dont paraît possédé, par exemple, le municipe de Milan. A Milan, tout autour du dôme, les vieux quartiers ont été éventrés en tous sens ; on a fait disparaître ainsi nombre de maisons curieuses par leur architecture ou intéressantes par les souvenirs historiques qui s’y rattachaient.

L’édilité florentine s’y est prise autrement elle s’est défiée d’elle-même : pour ne pas céder à la tentation, elle ne s’y est point exposée. Une fois que l’on a commencé des percemens, on n’est plus maître de s’arrêter. Toute avenue amorcée veut être achevée, coûte que coûte, quoi qu’elle écrase sur son chemin. Une fois qu’elle est terminée, elle appelle d’autres voies qui lui fassent pendant, ou qui la coupent en dessinant avec elle ces angles droits, la joie et l’orgueil des ingénieurs. Préfets, maires et conseillers municipaux se trouvent atteints ainsi d’une sorte d’ivresse. La poussière blanche que soulève et que répand dans l’air le pic des démolisseurs a je ne sais quelle action funeste sur les cerveaux ; elle grise les plus sages. On anéantit alors, sans hésiter, un capital énorme, des maisons qui pouvaient durer longtemps encore, des arbres souvent séculaires ; on brise tous les liens qui tiennent l’homme attaché, par la vue et par la mémoire, aux choses connues et aux lieux familiers. On le déracine, on l’arrache du milieu de tous ses souvenirs, que l’on jette au vent.

La faute eût été plus grave, l’impiété plus notoire à Florence que partout ailleurs. Là il n’est pas une maison, on pourrait presque dire pas une pierre, qui n’ait son histoire. Quelque tracé que l’on eût adopté, pour se détourner des églises et des palais les plus fameux, toute avenue qui serait partie de la place de la Seigneurie n’aurait pu faire un pas sans se heurter à quelque mémoire sacrée. Tout d’abord, elle aurait rencontré quelqu’une de ces maisons auxquelles est resté attaché le nom d’un Dante ou d’un Michel-Ange, d’un Galilée ou d’un Machiavel, d’un Benvenuto Cellini ou d’un André del Sarto ; auriez-vous osé l’abattre et en effacer la trace ? Rien n’aurait été plus contraire au sentiment, aux usages italiens. Dans toute l’Italie, du nord au midi, le voyageur est frappé du grand nombre de plaques de marbre qui l’avertissent que telle ou telle demeure a été habitée par tel ou tel personnage plus ou moins célèbre. Au premier moment, il sourit des termes pompeux de toutes ces inscriptions commémoratives ; de ces grands hommes ainsi signalés à la postérité, plus d’un est à peine connu hors de la cité qui l’a vu naître, il n’a même pas une ligne dans ces dictionnaires biographiques où sont classées jusqu’aux étoiles de sixième grandeur. A la réflexion, vous êtes plus juste ; vous comprenez quels services a dû rendre à l’Italie ce culte des aïeux, ce tendre respect assuré à toutes les gloires nationales et locales. N’est-ce point là une des forces secrètes qui, pendant les siècles d’oppression et de servitude, ont tenu bandés les ressorts de l’âme italienne, l’ont préservée du désespoir et de l’abdication ? Ainsi partout écrite par fragmens, proposée aux regards sous une forme sensible, l’histoire du pays éveillait dans les cœurs une émulation féconde ; alors même que le fardeau du présent était le plus lourd, le passé, qui ne se laissait point oublier, répondait encore de l’avenir.

Sans doute les maisons menacées n’auraient pu se réclamer toutes d’aussi nobles patrons ; mais les bâtimens au seuil desquels ne se serait point dressée pour les défendre quelque ombré vénérée, ceux-là mêmes auraient eu à faire valoir d’autres titres. Ici, c’est au coin d’une rue quelque fresque effacée, où l’œil du connaisseur sait encore retrouver et goûter le charme sincère et la grâce pénétrante des vieux maîtres. Là, dans maint palais déchu que ne signale aucun guide se cache quelque belle ordonnance architecturale, un élégant escalier, une ample et sévère loggia, comme celle du Bargello, ou, dans un coin, sous les toiles d’araignée noires de poussière et de fumée, quelque fin détail d’ornementation, quelque précieuse figure décorative jadis sculptée par un élève d’Orcagna ou de Donatello. On ne conçut donc pas la pensée d’ouvrir à travers la ville un de ces sillons meurtriers que nous avons vu si souvent déchirer les flancs et comme la chair de Paris ; on se contenta d’agrandir la cité. Celle-ci ne pouvait guère se développer sur la rive gauche ; l’étroit quartier d’Oltr Arno y est resserré entre le fleuve et des collines assez raides, qui sont mieux faites pour recevoir villas et jardins en étage que pour porter des quartiers urbains. Il en est autrement sur la rive droite. Là, entre l’Arno et les dernières pentes du mont Rinaldi, s’étend une plaine assez spacieuse, dont la Florence d’autrefois n’avait occupé qu’une partie. L’espace n’y manquait pas pour des constructions, qui se prolongeraient aussi loin qu’il le faudrait pour loger tous les nouveaux venus. Rien n’empêcherait d’offrir à ceux-ci, dans des habitations bâties tout exprès, tous les agrémens, toutes les recherches du bien-être moderne. On a donc abattu le mur d’enceinte ; sur son parcours ont été dessinés de larges boulevards, qui se sont très vite bordés de maisons d’une sobre élégance, dont beaucoup ont des jardins. En arrière de ces boulevards, entre eux et la campagne, s’est interposée toute une bande de quartiers neufs qui devaient former autour de la vieille ville comme une aimable et fraîche ceinture. Par malheur, le transfert de la capitale à Rome et la gêne financière ont arrêté les travaux commencés. Dans bien des endroits, la chaussée est faite, les bandes des trottoirs sont posées ; mais les maisons n’ont pas poussé, ou elles sont restées inhabitées. Depuis cinq ou six ans, le nombre des appartemens inoccupés augmente chaque année à Florence. Si la vie a plus que doublé à Florence depuis une vingtaine d’années, les loyers en ce moment y sont à très bas prix.

L’aspect que présentent ces nouveaux quartiers est fort agréable là où ils sont achevés et peuplés. Vous en entendrez cependant critiquer l’aménagement par les Florentins pur sang, restés fidèles à la vieille ville. Nos pères, disent-ils, savaient ce qu’ils faisaient. Dans leurs rues étroites, bordées de hautes maisons aux murs épais, ils étaient mieux protégés contre les chaleurs de l’été, contre les vents froids de l’hiver. Sur ces larges boulevards, dans ces larges rues, parmi ces maisons plus basses, de décembre à mars, la tramontane soulève des flots de poussière et vous coupe le visage en deux ; pendant la canicule, le soleil y chauffe tout à son aise les murailles et le pavé ; de la rue il fait une fournaise, des appartemens autant d’étuves. Les habitans des nouveaux quartiers n’osent pas nier tout à fait ces inconvéniens ; mais, disent-ils, quand les arbres des jardins et des boulevards seront devenus grands, leur ombre versera la fraîcheur au passant. D’ailleurs, lorsque l’été il y a un peu de brise, on la sent mieux dans ces voies spacieuses que dans les ruelles de l’ancienne Florence. Nous n’avons jamais habité les bords de l’Arno que dans la saison tempérée, au printemps ou en automne ; nous n’avons donc pas qualité pour juger ce procès. Les modernes architectes florentins sont gens de goût ; nous craignons pourtant qu’ils n’aient commis là une erreur analogue à celle où sont tombés les architectes allemands qui, en bâtissant la nouvelle Athènes, se sont trop souvenus de Munich et de Stuttgart. Dans les siècles où l’on n’avait pas assez de science pour imiter, de parti-pris, tel ou tel modèle étranger, chaque peuple, guidé par un secret et sûr instinct, a presque toujours trouvé d’emblée et fidèlement pratiqué le genre de constructions qui convenait le mieux aux conditions hygiéniques du milieu où il était appelé à vivre.

Ce qui pourrait contribuer à atténuer ces défauts des quartiers neufs, ce serait l’eau, jaillissant de nombreuses fontaines, répandue à profusion par l’arrosage municipal, sur la voie publique, distribuée largement, en vertu de concessions payées, dans les maisons particulières et dans leurs jardins. Amener l’eau à Florence en quantité suffisante, ce fut une des premières préoccupations de l’édilité florentine. On y réussit de deux manières. D’une part, la ville acheta et conduisit jusque dans ses murs, par un long aqueduc couvert, l’eau pure et fraîche de belles sources qui jaillissent dans la montagne, au-delà de Fiesole. D’autre part, une galerie filtrante fut pratiquée au-dessus de Florence, le long de l’Arno. Les eaux ainsi recueillies sont élevées par une pompe à feu dans un vaste réservoir, auprès du viale dei Colli, et de là dirigées vers les différens quartiers de la cité.

Rien de plus utile et de mieux justifié que ces travaux ; mais l’argent a manqué pour les conduire jusqu’au point où les bienfaits s’en feraient sentir à tous, où le capital engagé commencerait à porter intérêt. Le municipe, en raison de sa détresse, n’arrose guère les boulevards et les rues ; dans beaucoup de celles-ci, les tuyaux ne sont d’ailleurs pas encore posés, et il n’y a point de prises d’eau. On aurait dû commencer par faire partout la canalisation ; tout au contraire, en dehors d’un certain nombre de grandes voies, on n’a mis l’eau que dans les rues où elle a été demandée par quelques propriétaires s’engageant à en prendre une quantité dont le prix annuel paie la dépense des travaux à exécuter. Or, sur beaucoup de points, on n’a pu réunir les engagemens nécessaires. Par indolence et par économie, bien des gens continuent à se contenter de l’eau de leur puits ; s’ils avaient à leur porte une eau meilleure et plus saine, s’ils la voyaient couler légère et pure du robinet de Leur voisin, s’ils n’avaient qu’à parler pour jouir aussitôt des mêmes avantages, peut-être se décideraient-ils ; mais il faut s’entendre à plusieurs, former un syndicat, remplir des formalités. On attend donc, et ce n’est pas la gêne actuelle qui hâtera le mouvement. Jusqu’à nouvel ordre, la ville ne retire donc du louage des eaux qu’un très mince revenu.

Il s’est passé quelque chose d’analogue pour les marchés. Tous les étrangers qui ont séjourné quelque temps à Florence connaissent ce dédale de ruelles qui se croisent en tous sens, entre la via Tornabuoni et la via Calzaioli, dans le voisinage de l’archevêché ; les artistes surtout y font de fréquentes visites. C’est là qu’était au moyen âge, c’est là qu’est toujours resté depuis lors le principal marché de la ville, celui dont le poète Antonio Pucci nous a laissé une si curieuse description dans le poème qu’il lui a consacré, au commencement du XIVe siècle. Dans sa naïve admiration, le poète s’écrie, vers le début de son œuvre :

Mercato vecchio al mondo è alimemo
E ad ogni altra piazza il pregio serra.


« Le vieux marché nourrit le monde entier ; il emporte le prix sur toute autre place ! » Les peintres partageraient encore cette admirations rien de plus amusant et de plus varié pour l’œil que la foule animée et bruyante qui s’agite dans l’ombre de ces ruelles, que les gerbes de fleurs odorantes, les monceaux d’herbes et de légumes, les corbeilles de fruits rouges ou dorés qui s’entassent, ici dans les échoppes branlantes, là sur le sol même, où l’on peut à peine poser le pied. Par places, profitant de quelque étroite percée, de gais rayons de soleil pénètrent jusqu’au fond de ce fouillis ; ils éclairent quelque brun visage de campagnarde, entouré d’un mouchoir rouge noué sous le menton ; ils font ressortir les tons riches et chauds des figues violettes ou des pêches empourprées, des énormes grappes de raisin rose. Le soir, à la lueur vacillante des torches dont la flamme est battue et courbée par le vent, le spectacle est plus étrange encore. Ce qui ajoute à l’originalité des aspects, c’est que l’art florentin n’a pas dédaigné de mêler ses élégances à tout ce déploiement de vie rustique, charnelle, grossière. La loggia sous laquelle se vend le poisson a été dessinée par Vasari ; ses fines colonnes ioniques, ornées de médaillons qui représentent des dauphins, font un piquant contrasté avec les étaux et les masures qui les entourent. A chaque pas, le regard s’arrête sur un tableau tout fait ; il ne reste plus qu’à le transporter sur la toile.

On ne saurait s’étonner que l’administration municipale se soit placée à un point de vue quelque peu différent ; ce n’est point son rôle d’être aussi sensible au pittoresque. A ses yeux, ce marché avait un grand défaut : vu l’étroitesse des rues où il se tient et leur encombrement, il est à peu près impossible d’en assurer le nettoyage quotidien. Les débris de matières animales et végétales s’y amassent par terre et s’y corrompent dans tous les coins ; il s’en exhale des odeurs qui se font sentir à distance. De plus, dans de pareilles conditions, la surveillance et la police sont très difficiles. Enfin le marché, avec son installation toute rudimentaire, rapporte très peu à la ville. On décida donc l’érection d’un marché central, construit tout entier, à l’imitation des halles de Paris, en fer et en verre. Aujourd’hui ce marché existe, tout près de Saint-Laurent ; il a des caves spacieuses et fraîches ; il est haut, vaste, bien aéré ; mais vous n’y trouverez ni marchands ni acheteurs. A peine quelques places y sont-elles occupées ; depuis qu’il est achevé, il n’a guère servi qu’à donner quelques fêtes pendant le carnaval. Les étalagistes du vieux marché sont restés sourds à tous les appels que le syndic leur a adressés de sa voix la plus insinuante. Personne ne veut donner le signal du départ. « Si je m’en vais, dit chacun, mes cliens me suivront-ils là-bas ? Ils ont leurs habitudes ; ils n’aiment point à être dérangés. Plutôt que d’aller me chercher à Saint-Laurent, ils s’adresseront à mon voisin, qui sera resté ! Dans votre grande halle, ouverte à tous les vents, nous gèlerons l’hiver, et, sous ces vitrages, l’été, nous étoufferons. J’aime mieux mon échoppe, ici, dans ce cher coin bien abrité, au pied du palais des Vecchietti ou de celui des Amieri. Là, je ne crains ni la tramontane, ni le soleil, je me trouve bien en toute saison. » Pour décider à l’émigration tous ces obstinés, il aurait fallu jeter bas les vieux murs auxquels ils s’appuient, restes des demeures et des tours de la plus vieille noblesse de Florence, jadis tout entière groupée autour de la place du marché ; il aurait fallu exproprier à la fois tous ces détaillans. Alors enfin, chassés de chez eux, ils se seraient décidés, comme un essaim sorti de la ruche maternelle, à venir s’abattre et s’installer dans le marché central ; une fois que la ville les aurait tenus là, elle leur aurait bel et bien fait payer leur place, et l’opération aurait pu devenir fructueuse. Faute de ce complément nécessaire, elle se solde, jusqu’ici, par une perte sèche ; on ne s’est pas senti en mesure de tenter l’expropriation du Marché-Vieux, et les halles restent vides.

De tous les grands travaux entrepris dans ces dernières années, le seul qui ait été vraiment conduit jusqu’à son plein et entier achèvement, c’est la création d’une admirable promenade, le viœ dei Colli, ou boulevard des collines. Les cascine, dont s’était si longtemps contentée la Florence grand-ducale, n’avaient plus paru suffire à la capitale de l’Italie. Elles ont pour elles le voisinage du fleuve et de beaux ombrages ; mais elles sont situées en plaine et elles manquent de vue. On souhaita quelque chose de plus varié et de plus ouvert, qui pût rivaliser, par la diversité des aspects et par l’étendue des horizons offerts au regard, avec le Pincio romain et la route qui, à Naples, contourne le Pausilippe. À cette fin, un habile officier du génie, le commandant Poggi, a dessiné, sur les coteaux qui s’élèvent au sud de Florence, un superbe boulevard, qui a près de 5 kilomètres de développement. Par une suite de lacets à pentes douces bien ménagées, ce boulevard va du quai de l’Arno, près le pont suspendu d’amont, jusqu’à la porte Romaine. La voie est large de 18 mètres ; la chaussée est macadamisée ; des deux côtés règnent des trottoirs pavés de belles dalles de pierre des Apennins. Ils sont bordés d’arbres qui ont été plantés déjà grands et qui poussent à merveille ; ici ce sont des chênes verts, là des marronniers, plus loin des platanes. La promenade est, le soir, tout entière éclairée au gaz ; il y a, de distance en distance, des prises d’eau pour l’arrosage.

La route atteint son point culminant au-dessus même de l’Arno, près San Salvatore de Francescani. Là, sur le Monte alle Croci, s’élargit une vaste place en hémicycle, qui domine le fleuve et la ville. C’est la place Michel-Ange, qui a été inaugurée le 14 septembre 1875, pour le quatrième centenaire de la naissance du plus grand des Florentins. Au milieu s’élève un monument composé de copies en bronze : le David se dresse sur un piédestal de marbre, auquel sont adossées quatre des statues du tombeau des Médicis. Au-dessus, un élégant café, la petite église des franciscains dans ses noirs cyprès, celle que Michel-Ange appelait « la belle paysanne, » puis, plus haut, San Miniato, ses vieux murs qui lui donnent l’air d’une forteresse, sa tour délabrée, son élégante façade en marqueterie de marbre. Au-dessous, une série de terrasses, plantées de fleurs et d’arbrisseaux, qui s’étagent jusqu’à l’Arno. Un large bassin et un jet d’eau, avec les brises qui s’insinuent par les gorges de la montagne, doivent donner quelque fraîcheur pendant les chaudes soirées d’été.

La ville paraît plus grande d’ici que de Fiesole ou des coteaux voisins ; on est au-dessus même des toits. Pourtant, lorsqu’on a dans la mémoire l’aspect des principales capitales de l’Europe ou même celui de Rome et de Naples, Florence garde l’apparence d’une assez petite ville ; cette impression serait encore plus marquée sans les quartiers neufs, où les maisons sont espacées. Pour qu’une telle cité ait pu jouer dans le monde de la pensée et des arts le rôle qui a été le sien, combien il faut qu’elle ait vécu d’une vie intense et forte ! Comme la plante humaine (la pianta uomo), pour prendre un mot d’Alfieri, a du croître ici plus vigoureuse que partout ailleurs, pendant trois ou quatre siècles, depuis la première aube de la renaissance jusqu’au coucher de son soleil !

Si des objets les plus proches on porte ses regards vers les plus éloignés, on jouit d’une vue qu’il n’est pas facile d’oublier. L’œil embrasse tout le val moyen de l’Arno/depuis Pontesieve jusque vers Empoli. Par-dessus les crêtes des collines qui dominent la ville, par-dessus les clochers des couvens et les tours carrées des villas, on suit la double ligne des monts qui, à l’ouest, s’écartent d’une part Vers Sienne, de l’autre vers Prato et Pistole. A l’est, au contraire, vers Arezzo, ils se rapprochent, et le terrain s’élève rapidement.

De la place Michel-Ange, le boulevard conduit à une autre esplanade, la place Galilée ; celle-ci est entourée d’un jardin qu’égaient des eaux vives et de riches parterres. De ce point, la vue est différente : elle glisse sur un ravin qui descend à l’Arno, entre des côtes couvertes de vignes, de cyprès et de maisons de campagne. C’est un paysage bien plus restreint, mais aimable encore et pittoresque. On redescend ensuite jusqu’à la porte Romaine, par le boulevard Machiavel.

Sur l’élégance et la noblesse de cet ensemble, il n’y a qu’une voix : la promenade des collines sera bientôt une des plus justement célèbres de l’Europe. Les Florentins en sont fiers. On leur en fait volontiers compliment. « N’est-ce pas, vous répondent-ils, que c’est vraiment une chose impayable ? » On saisit le jeu de mots, on sent ce qu’il cache de regrets et d’appréhensions. Ce boulevard a, parait-il, coûté un argent fou ; il a fallu acheter les terrains, et, si près de la ville, ils se payaient cher ; il a fallu creuser la route au flanc de la montagne, la daller, la planter, y établir les canaux pour l’eau et le gaz, consolider les pentes. L’an dernier, des glissemens se produisaient encore au-dessous de la place Michel-Ange et menaçaient de la faire descendre avec son monument dans le lit de l’Arno ; on a dû reprendre en sous-œuvre, à grands frais, les travaux de terrassement. En l’absence même de pareils accidens, l’entretien de la promenade et des jardins qui en dépendent est fort coûteux.


III

Par cet exposé, tout incomplet et sommaire qu’il soit, on peut se faire une idée du caractère des travaux qu’a entrepris, depuis 1860 et surtout depuis 1865, le municipe florentin, dirigé d’abord par M. Cambray-Digny, puis, pendant ces dix dernières années, par M. Peruzzi. La voirie améliorée et la circulation rendue plus facile dans la vieille ville, sans destructions ni bouleversemens qui la défigurassent, par de sobres et discrètes retouches, la fondation de quartiers neufs disposés de manière qu’aucun point n’en fût très éloigné du centre, c’est-à-dire de la place du Palais-Vieux, des eaux abondantes et salubres conduites à Florence et distribuées dans toutes les parties de la cité, l’approvisionnement et l’alimentation mieux assurés par une nouvelle organisation des marchés, une merveilleuse promenade créée aux portes mêmes de la ville, dans un site charmant, toutes ces entreprises en elles-mêmes étaient bien conçues ; elles s’inspiraient d’une idée juste, d’un naturel et légitime désir de progrès. Favorisées par les circonstances et conduites à terme, elles devaient, selon toutes les prévisions, mettre Florence en état de jouer plus brillamment son rôle de capitale, elles devaient la faire plus commode, plus saine, plus agréable à habiter. En même temps, on pouvait compter qu’à toutes ces dépenses correspondrait une augmentation proportionnelle du revenu. Les plus prudens mêmes semblaient n’avoir aucun doute à ce sujet ; tout au plus différait-on d’avis sur la question de savoir combien d’années seraient nécessaires pour rembourser les sommes empruntées et pour amortir le capital très considérable qui serait absorbé par ces travaux.

On est loin aujourd’hui de ces espérances. Le 16 juin dernier, une affiche apposée au Palais-Vieux portait à la connaissance du public la banqueroute définitive de la ville de Florence. Syndic et conseillers municipaux avaient donné ensemble leur démission quelques semaines auparavant ; ils avaient été remplacés, comme l’exige la loi italienne, par un commissaire royal chargé d’administrer la ville jusqu’à convocation des électeurs. Le conseil qui venait de se dissoudre avait, au printemps, prorogé pour trois mois l’échéance de toutes les dettes municipales ; on avait cru qu’avant l’expiration de ce délai le ministère et le parlement se seraient enfin décidés, qu’ils auraient accordé ces secours que, depuis deux ans et plus, la malheureuse ville implorait à mains jointes. Les secours n’étaient pas venus, et l’heure des échéances différées sonnait au milieu du désarroi général ; la caisse était encore plus vide que trois mois auparavant. Le temps des illusions était passé pour les débiteurs comme pour les créanciers. Le commissaire a donc signé un arrêté en vertu duquel les paiemens de toute nature sont suspendus indéfiniment. Le même arrêté ordonne la cessation de tous les travaux, à l’exception de ceux qui sont absolument indispensables.

On a beau s’attendre à de pareils coups ; lorsqu’ils vous frappent, on éprouve toujours une sorte de stupeur mêlée de colère, comme si l’on n’avait pas été prévenu. Il est difficile de savoir ce qui se passe dans la tête d’un pendu ; cependant, j’en jurerais, tant qu’il n’a pas perdu connaissance, le misérable doit être occupé à calculer les chances qui lui restent de sentir soudain la corde casser. Florence avait, depuis plusieurs années, la corde au cou ; de jour en jour, le nœud se serrait, il rendait la gêne plus cruelle, l’angoisse plus vive. Par l’effet des surtaxes municipales, la propriété, frappée d’un impôt presque égal à la moitié du revenu présumé, baissait rapidement de valeur ; le capital, auquel la ville demandait le meilleur de son revenu, s’évanouissait et fondait ainsi entre ses mains[8]. L’impôt personnel et mobilier (tassa di famiglia), les droits d’octroi étaient très lourds ; le vie devenait bien plus chère à Florence que dans les cités voisines ; les étrangers l’abandonnaient ; la population diminuait[9]. Malgré la résignation avec laquelle les Florentins supportaient ce fardeau toujours croissant, le déficit augmentait d’exercice en exercice. Si l’on arrivait encore à payer les intérêts de la dette consolidée et les dépenses des travaux qui s’achevaient, c’était seulement grâce à une dette flottante hors de toute proportion avec les ressources réelles de la ville[10]. Les signes les plus clairs annonçaient donc, à bref délai, un dénoûment fatal. Cependant la première prorogation des échéances, en mars 1878, n’avait pas encore ouvert tous les yeux ; on se leurrait de l’idée qu’avant les trois mois écoulés le gouvernement serait intervenu pour tirer Florence d’embarras et lui permettre de reprendre les paiemens au jour fixé. Quand on a lu sur les murs l’arrêté du commissaire royal, le doute n’a plus été permis, même à ceux qui avaient le plus de peine à s’avouer la triste vérité. Alors de toutes parts ont éclaté les cris et les plaintes. L’opinion s’est déchaînée avec une extrême véhémence contre l’ex-syndic, qu’elle avait docilement suivi pendant si longtemps. Il y a quelques années, elle ne prêtait qu’une oreille distraite aux quelques opposans qui se permettaient de discuter les plans et les budgets de Périclès-Peruzzi, comme l’appelait le Fanfulla, qui joue à Rome, non sans verve et sans esprit, le rôle de notre Charivari. Depuis que la faillite a été déclarée, c’est à M. Peruzzi que s’en prennent tous ceux qui se sentent atteints par ce désastre, et il n’est personne à Florence qu’il ne frappe d’un coup plus ou moins direct. M. Peruzzi est donc devenu le bouc émissaire de toutes les fautes commises. Les esprits étaient si montés que l’on a craint une manifestation injurieuse et, violente ; la questure a cru devoir placer des gardes aux portes de la maison qu’habite celui qui, l’an dernier, était encore l’homme le plus populaire de Florence[11]. C’était, par bonheur, un excès de précaution. Ce peuple florentin est de sens trop rassis, il est trop bien élevé pour se déshonorer par de pareils excès. Quiconque a un peu vécu à Florence ne s’étonnera point de nous entendre parler en ces termes de toute une foule qui contient, comme ailleurs, des élémens tout à fait illettrés. En Toscane, chez l’ouvrier même et le paysan, on sent les effets d’une culture bien des fois séculaire, effets transmis et accumulés par l’hérédité dans le sang et dans les moelles des générations qui, depuis les Étrusques, se sont succédé sur ce sol privilégié.

On reviendra vite, nous n’en doutons pas, malgré les souffrances présentes, au calme et à la justice. Lorsque, dans quelque temps, il faudra reformer, par l’élection, le conseil de la cité, nous ne serions pas étonné que le nom de M. Peruzzi passât de nouveau en tête de la liste. On peut, sans doute, lui adresser quelques reproches ; il a péché par trop d’optimisme. Il n’a pas assez fait entrer dans ses calculs les chances contraires qui pouvaient se présenter ; il a eu trop de confiance dans les ressources de la cité qu’il aimait et qu’il était fier de rendre plus belle encore et plus charmante ; il a ensuite trop compté sur le concours de ses amis politiques, sur la reconnaissance et la générosité de l’Italie ; Il s’est ainsi laissé entraîner ; il n’a pas su s’arrêter à temps, il a poursuivi, avec des moyens insuffisans, des travaux qui, faute de quelques millions, n’ont ensuite pas donné les résultats rémunérateurs que l’on était en droit d’en attendre. Les erreurs commises ne sont aujourd’hui que trop évidentes ; mais aussi, pourquoi les Florentins ont-ils, pendant dix ans, abdiqué entre les mains de M. Peruzzi ? Pourquoi la junte municipale, la presse, l’opinion, ne l’ont-elles pas retenu sur cette pente ? Le syndic, assure-t-on, n’aimait pas la contradiction ; mais ce n’était pas un tyran italien du moyen âge, ni même un ministre des grands-ducs ; il n’exilait personne, il ne pouvait ni supprimer ni suspendre de journaux. Florence, en ne cherchant pas plus tôt à voir clair dans ses affaires, a encouru une grande part de responsabilité ; il y a eu là un peu d’indolence, un certain manque d’énergie et de virilité.

C’est en 1871 que l’opinion et la presse florentine auraient dû intervenir avec clairvoyance et décision. Au printemps, le parlement italien tenait à Florence sa dernière session, avant de se donner rendez-vous à Rome. Il était prêt à faire pour Florence ce qu’il avait fait pour Turin sept ans auparavant, à l’indemniser, elle aussi, des dépenses qu’elle avait encourues pour soutenir ce rang de capitale dont on lui retirait si brusquement les avantages. On ne contestait pas le principe ; il ne s’agissait que de s’entendre sur le chiffre de l’indemnité. Le moment était favorable, non pour enfler ce chiffre outre mesure, mais pour le faire accepter, quelque élevé qu’il pût paraître, contre pièces à l’appui. En 1864, les finances de la ville étaient en bon état, comme l’ont reconnu les commissions d’enquête : mais, dès 1865, Florence s’était mise à l’œuvre avec une telle ardeur que déjà les budgets de 1869 et de 1870 se soldaient chacun par un déficit de plus de 8 millions de livres. Pour exécuter les travaux d’agrandissement et d’assainissement qui avaient été jugés nécessaires, elle avait conclu emprunt sur emprunt ; mais c’était le temps où le crédit de l’Italie était le plus bas. Florence n’avait pu réaliser ces emprunts, négociés surtout à l’étranger, qu’à des conditions très onéreuses, qui s’expliquaient assez par les cours de la rente italienne et la dépréciation du papier-monnaie qui avait cours forcé dans toute l’Italie[12]. La situation financière de Florence était déjà fort inquiétante ; beaucoup des travaux commencés ne l’auraient jamais été ou ne l’auraient pas été de longtemps, si Florence n’était pas devenue capitale ; maintenant qu’elle cessait de l’être, il était aussi difficile de les suspendre en les laissant improductifs que dangereux de les achever avec une population et des ressources diminuées.

Consultés sur le chiffre à fixer, l’ancien syndic et le nouveau, MM. Cambray-Digny et Peruzzi, paraissent avoir mis une sorte de coquetterie à rester au-dessous de ce qu’ils avaient le droit de demander. Prenons les chiffres de la commission d’enquête qui avait été nommée en 1877, sous le ministère Depretis, et qui était présidée par le sénateur A. Magliani, président de section à la cour des comptes. Voici ce qui résulte de son remarquable rapport[13]. Turin avait été indemnisé, en 1864, dans la proportion des 742 millièmes des dépenses que cette ville avait encourues comme capitale du royaume ; si l’on avait appliqué cette même proportion à Florence, Florence aurait dû recevoir, en 1871, 38 millions de livres. Or la loi du 29 juin 1871 ne lui a donné que 22 millions environ ; encore n’arrive-t-on à ce chiure qu’en y comprenant pour près de 8 millions les édifices, tels que palais nationaux et couvens incamérés, que l’état cédait au municipe la loi stipulait d’ailleurs que ces bâtimens seraient incessibles et inaliénables ; ils ne représentent donc pas pour la ville une valeur qu’elle puisse réaliser par échange ou par vente, et ils lui imposent de lourds frais d’entretien. Florence, d’après les commissaires enquêteurs, a donc reçu alors, au plus bas mot, 16 millions de moins qu’elle n’aurait dû le faire, si on avait suivi pour elle les mêmes règles que pour Turin.

Aujourd’hui la commission établit, par une série de déductions très bien enchaînées et d’ingénieux calculs, que l’on doit encore à Florence environ 40 millions ; c’est ce que représenteraient, avec l’élévation des cours actuels, les intérêts composés des sommes que l’on aurait dû lui donner et les conditions onéreuses des emprunts auxquels l’a contrainte l’insuffisance de la compensation accordée. C’est fort bien ; mais cette soulte, on ne paraît pas disposé à la lui donner ; personne n’aime à payer, surtout quand elle monte un peu haut, la carte d’un repas depuis longtemps digéré. C’était en 1871 qu’il fallait exiger la parité de traitement ; alors on aurait tout obtenu. Le parlement était tout entier à la joie inespérée d’aller à Rome, il éprouvait une sorte de pudeur à quitter de sitôt Florence après l’avoir induite en dépense ; il ne lui aurait pas marchandé les dédommagemens. Au lieu de présenter leur note, les Florentins ont sonné leurs cloches et se sont associés, en s’oubliant eux-mêmes, à l’enivrement général ; ils n’ont pas voulu paraître faire payer l’hospitalité qu’ils avaient accordée, pendant six ans, au roi et au parlement. Or cette hospitalité leur avait coûté cher ; avec toute sa gloire, Florence n’a, pour réparer ses pertes, ni la puissante industrie de Milan ou même celle de Turin, ni le grand commerce maritime de Gênes. Elle avait, à plusieurs reprises, assez prouvé son patriotisme ; elle eût été sage de songer un peu plus, dans cette heure critique, à ses propres intérêts et à ceux de ses créanciers. Si elle eût été avisée et vigilante, l’opinion aurait exercé, en ce sens, une utile pression sur les représentans officiels de la cité. C’est avec ces façons de grand seigneur que l’on s’est engagé dans la voie qui menait à la banqueroute ; depuis lors, l’occasion propice ne s’est jamais retrouvée.

Ce qui a encore contribué à endormir l’opinion, à ne pas lui laisser apercevoir tout d’abord les conséquences du transfert de la capitale, c’est que ce transfert a duré plusieurs années. Les ministères ne sont partis que l’un après l’autre, lorsqu’ont été prêts les locaux qui devaient les recevoir sur les bords du Tibre ; en 1877, certains services, certains bureaux s’attardaient encore à Florence. Si le vide s’était fait, à heure dite, dans la capitale délaissée, les plus prévenus auraient été forcés de comprendre la gravité de la situation nouvelle ; on aurait ralenti les travaux et restreint les dépenses ; mais, dans les premiers temps, il a semblé que rien n’était changé dans l’aspect et dans le mouvement de la ville ; on s’est laissé aller à continuer les entreprises commencées. C’est ainsi que depuis 1859 tout a tourné contre Florence ; la fortune a semblé vouloir épuiser contre elle toutes ses perfidies. Dans les années qui ont suivi la convention de septembre, pouvait-on soupçonner, au lendemain de Mentana, que, sitôt après, les Italiens entreraient, tambours battans, dans les murs de Rome ? Sauf peut-être celui qui menait le jeu de la politique européenne, qui donc alors pensait voir le second empire français se précipiter en aveugle, presque sans armes, sur le fer que lui tendait la Prusse ? Qui prévoyait ce suicide ? Quand Florence a remplacé Turin, elle n’a point été autorisée à se considérer comme la capitale définitive de l’Italie ; mais elle a pu penser que ce provisoire durerait plus de six années, qu’elle aurait le temps d’achever sa transformation et de rentrer dans ses déboursés avant d’être privée des avantages que lui assurait la présence du gouvernement. Les désastres de la France lui ont fait perdre son rang, et, après 1871, la lenteur de l’évacuation a entretenu ses illusions et lui a caché l’abîme où elle glissait.

Le gouvernement, qui vient de laisser Florence tomber en faillite, avait-il le droit de dégager ainsi sa responsabilité et d’assister, spectateur impassible, à un pareil désastre ? Nous ne le pensons pas ; et nous sommes surpris que, dans les séances des 9 et 10 mai 1878, où a été discutée la proposition d’enquête présentée par le ministère Cairoli, pas un député ne se soit placé à ce point de vue. La politique financière suivie en Italie depuis plusieurs années a certainement beaucoup aggravé les embarras où se débattent aujourd’hui la plupart des grandes communes italiennes. Cette politique peut se résumer en deux mots : se décharger sur les communes de beaucoup de dépenses qui, partout ailleurs en Europe, incombent à l’état, et s’emparer en même temps du produit de certaines taxes qui, partout ailleurs, profitent tout entières aux caisses municipales. Ainsi deux lois de 1864 et de 1866 ont fait entrer l’état en partage avec les communes pour les droits d’octroi qui frappent toutes les matières de grande consommation, telles que les boissons, la viande, les farines, le riz, le sucre, le beurre, etc. Chargée de la perception, la commune en a toute l’impopularité ; mais elle verse à l’état près de la moitié de la recette. C’est dans le même esprit qu’une loi de 1874 a rendu à l’état les 15 centimes qui avaient été en 1870 attribués aux provinces sur l’impôt foncier. Au moment où s’aggravaient les charges des villes, l’état venait leur retirer des ressources dont elles s’étaient crues assurées[14].

Pour justifier ces tendances, l’état italien peut alléguer les exigences de sa situation, ses besoins plus grands que ses ressources. Ce qui est vraiment inexcusable, ce sont ces lenteurs et ces atermoiemens qui ont abouti à rendre inévitable une catastrophe que les ministres avaient, croyons-nous, un sincère désir d’empêcher. Ce fut en 1874 que, pour la première fois, le municipe de Florence s’adressa au gouvernement ; il lui demanda de remettre à la disposition de la ville certaines surtaxes dont l’état s’était emparé. Le ministère ne rendit rien ; il se contenta d’offrir des conseils, qui n’étaient même pas bons ; il suggéra des augmentations d’impôt. Celles-ci auraient eu pour effet de dessécher les sources déjà fort amoindries du revenu municipal ; elles n’auraient produit, sur quelques articles, que des bénéfices illusoires et passagers ; on ne tenta même pas l’expérience. Deux ans après, la gauche arrivait au pouvoir ; elle y avait été aidée par le vote de députés toscans qui, comme M. Peruzzi, avaient jusqu’alors appartenu à la droite. MM. Depretis et Nicotera paraissaient comprendre la nécessité de sauver Florence ; ils auraient tenu à honneur d’y parvenir ; ils nommèrent donc une commission. Celle-ci ne mit pas trop de temps à étudier l’affaire ; elle fit un rapport très judicieux qui avait le mérite d’aboutir à une conclusion pratique. Pour compenser l’insuffisance de l’indemnité jadis accordée, l’état, au moyen d’une émission de bons du trésor, prendrait à sa charge, jusqu’à concurrence de 30 millions, le service de la dette flottante qui pesait sur Florence ; le crédit de l’état étant très supérieur à celui de la ville, l’état, avec une dépense annuelle de 1,380,000 livres, satisferait les créanciers auxquels Florence payait, pour le même capital prêté, 2,070,000 livres ; il bénéficierait d’une différence d’intérêt d’environ 2 pour 100. De plus, pour parfaire la somme, une réduction de 500,000 livres serait accordée, jusqu’à nouvel ordre, sur la taxe d’abonnement de 2,300,000 livres, à laquelle avait été fixée la part afférente au trésor dans les revenus de l’octroi florentin.

Peu de semaines après la publication de ce rapport, M. Depretis quittait les affaires ; il était remplacé par un autre des chefs de la gauche, M. Cairoli. Entre temps, la crise florentine devenait de plus en plus aiguë ; à peine M. Cairoli avait-il formé son cabinet, Florence lui adressait un suprême appel. Que croyez-vous que fit M. Cairoli ? Sans doute, direz-vous, il s’appuya sur les travaux de la commission qui venait de terminer son œuvre, il prit-texte de ses conclusions, pour proposer et faire voter d’urgence une loi de réparation et de secours. Vous n’y êtes pas : c’est ainsi peut-être que les choses se seraient passées en France s’il s’était agi d’empêcher la faillite de Marseille ou de Lyon, de Lille ou de Bordeaux ; mais les choses ne vont pas si vite en Italie. Pendant que Florence aux abois ajournait à trois mois toutes ses échéances, le chef du cabinet se bornait à demander la nomination d’une nouvelle commission d’enquête. Il est vrai que la précédente avait été administrative ; celle-ci serait parlementaire[15] ! La commission était nommée ; avant même qu’elle eût déposé son rapport, la faillite définitive était déclarée. Il n’est plus temps, quoi que l’on propose et quoi que l’on fasse, d’épargner à Florence la honte dont elle était menacée depuis plusieurs années.

La commission parlementaire évalue, dit-on, à 145 millions de livres la dette de Florence. Nous n’avons pas à contrôler ici ses dires, ni à discuter les résolutions qu’elle ne peut manquer de soumettre aux chambres. L’opinion semble enfin s’être émue ; presque toute la presse manifeste un vif désir de voir l’état faciliter la liquidation de Florence et sauvegarder, dans une certaine mesure, les intérêts de ses créanciers. Mieux vaut tard que jamais, dit le proverbe ; c’est pourtant bien tard. Florence méritait mieux. Pendant les pénibles années où elle se débattait contre des difficultés écrasantes et où elle s’imposait les plus lourdes charges pour tenir ses engagemens, Florence méritait de trouver auprès du gouvernement et des chambres un autre accueil, un autre appui. L’indifférence dédaigneuse des ministres de droite, la molle, lente et timide bonne volonté des cabinets de gauche, un vote du parlement dans lequel quatre-vingt-neuf voix se prononcent même contre la proposition d’enquête, ce n’est vraiment pas assez, après ce que Florence avait fait pour l’Italie ! Ne parlons pas d’un passé qui est une des gloires les plus pures de la nation, un de ses titres au respect du monde ; en 1860, c’est la résistance obstinée de Florence aux désirs de la diplomatie européenne, c’est son enthousiaste abdication, qui ont empêché l’établissement du système fédératif et fait l’unité de l’Italie sous le sceptre de la maison de Savoie. On l’a trop oublié.

Sans doute les administrateurs de Florence, ses conseillers élus, ses journaux, la cité tout entière, ont des reproches à s’adresser ; il y a eu imprudence et entraînement irréfléchi ; mais aussi les circonstances, nous l’avons montré, ont été pour beaucoup dans les fautes commises. Le gouvernement, non plus, n’a pas fait son devoir envers l’une des premières cités de l’Italie ; il n’a su ni avertir, ni secourir à temps. Il eût été digne du parlement, lorsque la question de Florence lui a été soumise, de témoigner à la ville humiliée et souffrante une cordiale sympathie, en attendant mieux : la discussion a été terne et comme ennuyée ; on n’écoutait que d’une oreille. Plus d’un tiers de la chambre, en repoussant l’enquête, s’est même refusé à donner aux Florentins un témoignage d’intérêt qui ne préjugeait point l’avenir. Parmi ceux qui ont émis ce vote cruel, les uns ont voulu punir M. Peruzzi et ses amis de ce qu’ils appellent leur défection ; les autres ont cédé à de mesquines jalousies provinciales qui sont encore bien puissantes et bien vivaces en Italie.

Les uns et les autres ont eu tort ; ils paraissent, d’après le langage des journaux, le sentir aujourd’hui. Le ministère, s’il avait été plus franc et plus hardi dans ses demandes, aurait peut-être aussi obtenu, aurait arraché au parlement une résolution opportune et généreuse. En droit strict, l’Italie ne doit rien à Florence ; la raison politique et l’équité commandaient cependant de ne pas la laisser périr sans secours. Persister à méconnaître ce devoir, ce serait agir comme certain personnage de comédie, le héros de l’une des meilleures pièces de notre théâtre contemporain. Qui ne se souvient du chef-d’œuvre de Barrière, les Faux Bonshommes ? Il y a là un bourgeois capricieux, d’un égoïsme naïf et souriant, qui a fait la joie du public. Il change souvent d’idée, et chaque fois qu’on lui rappelle les espérances qu’il a données, les engagemens qu’il a semblé prendre, vous l’entendez répondre d’un air triomphant : « Il n’y a rien d’écrit ! »


GEORGE PERROT.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1866, l’étude de M. de Mazade sur Niccolini et la vie toscane.
  3. Galuzri, Storia del’gran-ducato, liv. IV, ch. 50.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 août 1868, l’étude de M. Marc-Monnier intitulée l’Italie à l’œuvre de 1860 à 1868.
  5. Il nous suffira de citer le travail qu’un ancien ministre du royaume d’Italie, M. Matteuci, a publié dans la Revue du 1er octobre 1863 sous ce titre : l’Instruction publique et la réforme universitaire en Italie.
  6. En 1861, deux chaires étaient déjà vacantes dans cette section ; en 1865, il y en avait cinq ou six d’inoccupées, mais on s’inscrivait encore pour des cours qui ne se faisaient pas. On se décida enfin l’année suivante à refuser les inscriptions, et on fit savoir qu’il ne serait pas pourvu aux chaires.
  7. La Storia di Girolamo Savonarole e de suoi tempi, 2 vol. in-8o ; Florence, Lemonnier, 1859. — Nicolό Macchiavelli e i suoi tempi, 1 vol. in-8o ; Florence, Lemonnier, 1877.
  8. D’après le rapport de la commission d’enquête de 1877, la propriété devait payer en 1878 à Florence une surtaxe municipale de 1,92 par livre de l’impôt perçu au profit de l’état sur les bâtimens de toute espèce. Ajoutée au principal de l’impôt, cette surtaxe faisait peser sur le contribuable une charge équivalente à 41,38 du revenu imposable ; avec les mauvaises années et la baisse des loyers, souvent le revenu réel n’est que de très peu supérieur à ce que le percepteur prend au propriétaire.
  9. D’après M. Paul Leroy-Beaulieu (les Finances des grandes villes de l’Europe, dans l’Économiste français du 4 mai 1878), la proportion des dépenses municipales par tête d’habitant était, en 1870, plus forte à Florence que dans toutes les autres villes de l’Europe, Paris excepté (105 francs à Paris, 90 à Florence, 58 à Rome, 46 à Vienne, 36 seulement à Berlin).
  10. Entre 1865 et 1876, la dette flottante a atteint par momens 40 millions de livres ; elle n’a jamais été au-dessous de 30 millions. L’intérêt moyen de cette dette, dans les cinq dernières années, était de 5,37 pour 100. Dans les premiers temps, il avait monté jusqu’à 0,25 pour 100. C’est ce qui résulte du rapport de M. Peruzzi, qui accompagnait la pétition présentée aux chambres en 1876 par la commune de Florence (p. 92).
  11. Nous empruntons ce détail et d’autres encore aux lettres intéressantes que M. H.-G. Montferrior envoie de Rome au Journal des Débats. Personne n’a mieux parlé de la question de Florence, avec des informations plus précises et un plus juste sentiment des nécessités politiques et du devoir d’équité qui semblaient imposer au gouvernement italien une conduite autre que celle qu’il a tenue.
  12. Sur 116 millions de livres (valeur nommaie), 88 millions seulement sont entrés dans les caisses de Florence. En chiffres ronds, il y a. donc eu 28 millions de frais d’emprunt (commissions, pertes sur le change, etc.).
  13. Gazzetta ufficiale, 28 décembre 1877.
  14. Nous tirons ces détails d’un intéressant article, riche de faits et de chiffres, qui a été publié sans signature dans les Débats du 23 juin 1878, sous ce titre : les Finances des communes italiennes.
  15. En réalité, cette enquête est la troisième. Au mois d’avril 1877, un premier examen de la situation et des remèdes qu’il convenait d’y apporter avait été fait par l’un des financiers les plus capables de l’Italie, le commandeur Petitbon, et cet examen avait abouti à un premier rapport dont on trouvera l’analyse dans la brochure de M. Mari. Celle-ci, qui nous arrive au moment où nous mettons sous presse, paraît exposer la question avec beaucoup de sens, de mesure et de fermeté, tout à la fois.