Florence depuis l’annexion au royaume d’Italie/01

Florence depuis l’annexion au royaume d’Italie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 111-149).
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FLORENCE
DEPUIS L'ANNEXION AU ROYAUME D'ITALIE

I.
LE CARACTÈRE DE LA VILLE. — LES NOUVEAUX MUSÊES. — LA SCULPTURE FLORENTINE.

I. Susan and Johanna Horner, Walks in Florence, 2 vol. London, 1877. King and Co. — II. Mrs. Oliphant, The makers of Florence, Dante, Giotto, Savonarola, and their city. London, 1817. Macmlilan. — III. J.-A. Symmonds, Renaissance in Italy, 3 vol. London 1875. Smith, Elder and Co. — IV. A. Gotti, le Gallerie di Firenze, relazione al ministro della publica istruzione in Italia, Firenze, 1872. — V. Ch. Heath Wilson, Life and works of Michel-Angelo Buonarotti. London, 1876. — VI. Perrens, Histoire de Florence, 3 vol. Paris, 1877. Hachette.

« Il y a, dit Labruyère, des lieux que l’on admire ; il y en a d’autres qui touchent, et où l’on aimerait à vivre. » Rien de plus délicat et de plus vrai. En lisant ces lignes, vous goûtez ce genre de plaisir que vous donne souvent l’auteur des Caractères : vous croyez avoir pensé avant lui ce qu’il a si bien dit ; le moraliste n’a fait que vous servir de secrétaire. Ici pourtant Labruyère n’a-t-il pas péché par oubli ? Ne vous souvient-il plus de certains lieux, rares et privilégiés entre tous, où votre âme s’est sentie pénétrée tout à la fois de cette admiration et de cette tendresse que le philosophe a définies d’un trait si net et si juste ? Oui certes, il est des lieux où la contemplation des beautés de la nature et des chefs-d’œuvre de l’art ne devient jamais une fatigue, où l’esprit éprouve, sans en être accablé, les plus vives jouissances qui puissent lui être données sur cette terre ; il est telle ville que l’on ne revoit jamais sans un joyeux battement de cœur, que l’on ne quitte pas sans être ému de tristesse et sans déjà songer au prochain voyage.

Florence est au premier rang de ces lieux « que l’on admire et qui touchent. » Naples, Rome, Athènes, vous offrent soit des paysages plus éblouissans et plus grandioses, soit des monumens plus variés et d’une perfection plus étonnante encore ; mais, sur les bords du golfe de Naples, une nature trop séduisante, on pourrait presque dire trop belle, vous enchante et vous alanguit de ses caresses, endort la réflexion, invite à la paresse. A Rome, ce sont les distances qui vous lassent, les contrastes entre le présent et le passé qui vous choquent, le climat qui vous gêne en vous astreignant à des précautions incommodes. En Grèce, vous ne trouvez que l’antiquité ; rien ne rappelle l’effort des grands siècles qui ont fondé le monde moderne ; la barbarie turque a rompu la chaîne des temps. Si vous n’êtes pas archéologue, vous avez bien vite épuisé l’Attique ; sans moins admirer le ciel et la mer d’Athènes, ses horizons et ses monumens, vous vous sentez bien loin de cette civilisation dont vous êtes le fils ; malgré vous, vos regards se tournent vers l’Occident, non sans quelque regret et quelque impatience.

Florence au contraire, comme par une faveur unique de la destinée, réunit tous les avantages, tous les attraits qui semblent ailleurs s’exclure les uns les autres. La vallée de l’Arno est belle d’une beauté qui toujours a touché les poètes et les artistes. Le cadre est digne du tableau. Florence a ce qui manque à Paris, ce que possèdent Naples, Rome et Athènes, le voisinage des montagnes, dont les sommets inégaux, souvent enveloppés de nuages ou couverts de neige, dont les pentes accidentées donnent à tous les aspects une grandeur et une variété qui empêchent le regard de jamais se lasser.

Cette nature a sa richesse et sa grâce. Pour les goûter, allez passer une matinée d’avril ou une après-midi d’octobre dans quelqu’une des villas situées sur une de ces collines d’où l’on découvre la ville avec ses coupoles, ses clochers et ses tours. La vue, qui se promène au loin sur la cité, sur la plaine animée et fertile, sur les détours de l’Arno, sur les chaînes diverses des Apennins, n’est pas moins charmée par les objets tout proches, par les premiers plans du paysage florentin. Au bord des ruisseaux et près des puits, la canne de Provence, dessinant de longues haies ou formant d’épais massifs, monte en fusée, s’incline et bruit sous le vent qui passe. Sur les pentes, parmi le clair feuillage des oliviers et les guirlandes de la vigne, les maisonnettes des métayers, autour desquelles se groupent l’abricotier, l’amandier, le pêcher, tout brillans de fleurs ou pliant sous les fruits mûrs, suivant la saison. A l’endroit le mieux exposé, c’est la maison, c’est le jardin du maître, qu’aucune clôture ne sépare des champs et des vergers. Tout autour de l’habitation, des buissons de rosiers, les tiges élancées, le branchage élégant des lauriers, les troncs rouges des pins et leurs rameaux capricieusement tordus. Dans l’air vif et pur se dressent de hauts cyprès, souvent plusieurs fois séculaires, comme ceux de la belle allée qui conduit au Poggio imperiale, cette ancienne résidence des Médicis. Avec un autre port, une autre physionomie, les chênes verts ne sont pas moins vigoureux, moins puissans. Tantôt, comme à la concezione, dans la villa Sabatier, un seul arbre étale sa tête large et touffue au-dessus d’une terrasse qu’il suffit à couvrir tout entière de son ombre ; tantôt, comme dans ces jardins Boboli que ne flétrit point l’hiver, ils s’arrondissent en berceaux qui défient les plus perçans rayons du soleil, mais qui laissent apercevoir, entre leurs feuilles lisses et serrées, le bleu profond du ciel et sa douceur infinie.

Malgré l’élégance de cet ensemble et l’agrément exquis de ces détails, la nature florentine reste sévère jusque dans sa grâce. Pour ses enfans, pour ses hôtes, elle n’a pas ces charmes trop puissans qui, par l’excès et la continuité du plaisir, détournent l’homme du travail de penser et de l’effort de vouloir. Ici, le climat a ses duretés : l’hiver a des froids rigoureux qui durent parfois assez longtemps pour geler l’Arno ; en revanche, dans ce val clos de toutes parts, au fond de cette sorte de cuve dont Florence occupe le centre, l’été a des chaleurs que Naples et même Palerme ne connaissent pas ; aucune brise de mer n’y vient, comme sur le littoral, rafraîchir à grands coups d’éventail les heures brûlantes du plein midi. Or ces températures extrêmes, ces contrastes contribuent d’ordinaire à tenir l’homme éveillé ; ils stimulent son activité en le préservant d’un bonheur trop complet. Il en est de même du paysage. Assez beau pour craindre peu de comparaisons, il n’a pourtant pas cette beauté sans défaut qui risque d’énerver, chez ceux qui en ont l’enchantement durant toute leur vie, la puissance de la pensée et la force créatrice. De la verdure, de la couleur et de la vie, il n’y en a, autour de Florence, que dans la plaine et sur les pentes basses des Apennins. Toutes les parties hautes, sans avoir les fiers escarpemens et les dentelures hardies des cimes alpestres, sont âpres, pelées, nues. Là où finissent les plantations d’oliviers, toute végétation cesse. Ni pâturages, ni forêts, rien que la roche grise, de place en place tachée par quelques maigres et courts bouquets de pins. La mer n’est d’ailleurs pas là pour mêler à cette tristesse des longues crêtes arides l’éclat de ses teintes tendres et changeantes ; point de nappe liquide, golfe sinueux et varié, lac paisible ou large fleuve coulant à pleins bords. L’Arno pendant les trois quarts de l’année n’a qu’un filet d’eau jaunâtre qui serpente et se traîne parmi les sables et les cailloux de son lit. A tout prendre, il y a ici quelque sécheresse, aussi bien dans le ton général du paysage que dans ses maîtresses lignes.

Moins enivrante et, si l’on peut ainsi parler, moins capiteuse que Naples, Florence se laisse plus aisément embrasser et pénétrer que Rome ; on réussit plus vite à s’y orienter et à la comprendre, à en jouir, à s’y sentir chez soi ; elle est comme ces gens avec qui on arrive en peu de temps à la pleine confiance, à l’intimité. C’est que nulle part on n’y est loin de rien ni de personne. Partez de cette place de la Seigneurie où a si longtemps battu, où bat encore, dans les grands jours, le cœur de la cité, quand résonne cette vieille cloche qui semble aux oreilles florentines la voix même de la patrie[1], partez du Palais-Vieux, et en quelques minutes vous arriverez là où vous voulez aller. Pour peu d’ailleurs que vous ne soyez pas pressé et que vous sachiez ouvrir les yeux, sur votre chemin vous rencontrez cinq ou six monumens qui méritent de vous arrêter ; vous risquez de si bien vous attarder en route que la nuit vous surprendra bien loin encore du but que vous vous étiez fixé. Les grands hommes, architectes, peintres, sculpteurs, représentés par leurs chefs-d’œuvre, demeurent ici porte à porte. Pour aller de l’un chez l’autre, pour passer de Brunelleschi au Cronaca, de Ghiberti à Donatello ou à Michel-Ange, de Masaccio à Fra Beato ou à André del Sarto, pas n’est besoin d’user une partie de son temps en courses à travers des quartiers déserts et fiévreux, ou de se frayer péniblement un chemin dans la foule, par des rues trop peuplées. Voici mieux encore. Florence a deux galeries admirables, les Offices et Pitti, qu’il suffit de nommer pour rappeler tout ce qu’elles renferment de merveilles ; ces galeries sont séparées par l’Arno et par une distance de près d’un kilomètre[2] ; aujourd’hui cependant les deux musées n’en font plus qu’un. Vous allez à couvert des Offices à Pitti, par un long couloir qui vous paraît court, tant il contient de belles gravures, de dessins de maîtres, de riches tapisseries ; c’est à la fois un chemin qui vous évite le soleil ou la pluie, et un musée qui mérite d’être visité pour sa propre valeur. Toutes riches et commodément disposées que soient les galeries, elles ne prennent pas toutes les heures du curieux ; l’aspect général de la ville qu’il parcourt en tous sens est aussi pour beaucoup dans l’impression qu’il en garde. Or, de l’aveu des Romains eux-mêmes, il n’est rien de plus déplaisant à l’œil que les nouveaux quartiers de Rome, ceux qui avoisinent la gare. Nulle part ne sont plus sensibles les défauts qui gâtent, dans nos villes, tant de constructions modernes, je ne sais quoi de monotone et de pauvre qui tient à la parcimonie avec laquelle l’espace a été dispensé à chaque partie prenante, les étages trop bas, les fenêtres trop rapprochées, les saillies trop réduites, la mesquinerie jusque dans l’énormité. Ces cubes de maçonnerie aux faces plates percées de jours sans nombre, ce sont des ruches, des casernes, des filatures, tout ce que vous voudrez ; mais jamais ce ne seront là des maisons dignes de Rome, de son passé et de son avenir, de ces destinées nouvelles que doivent rappeler le percement même de ces rues et la création de ces quartiers ! On ne rencontre pas des bâtimens plus laids, plus froids de lignes, plus chétifs avec de grandes dimensions, ni dans les faubourgs de Londres, ni dans ceux de Lyon. Avec un peu plus de décoration superficielle, cela fait songer à ces larges masures lyonnaises, hautes de six ou huit étages, toutes pareilles les unes aux autres, qui, du faite au rez-de-chaussée, retentissent du bruit des métiers à la Jacquart. L’effet est d’autant plus fâcheux, à Rome, que le reste de la ville vous offre, presque à chaque pas, les riches et solides façades, les fermes profils des palais romains qu’ont construits les trois derniers siècles. Sans doute un goût sévère y trouve parfois bien des détails à critiquer ; mais, alors même, l’ensemble reste imposant par l’ampleur des proportions et par un certain air de noblesse. Il n’y a point à Florence ce même désaccord, ce même contraste désagréable entre le passé et le présent, entre la ville d’autrefois et celle d’hier ou d’aujourd’hui. Florence, elle aussi, a ses quartiers neufs, construits sur l’emplacement même et en dehors de l’ancienne enceinte fortifiée. Sans doute les habitations qui en bordent les boulevards et les rues n’attireront et ne retiendront pas l’étranger à Florence ; mais elles ne risqueront pas de diminuer le plaisir qu’il y trouve. L’architecte, ayant à sa disposition les mêmes matériaux que les anciens constructeurs florentins, en a suivi, non sans habileté, les traditions ; il les a seulement accommodées aux exigences de la vie moderne. Il n’a pas copié la masse colossale d’édifices comme les palais Riccardi ou Strozzi ; mais par la saillie des corniches, par la taille des pierres et l’emploi du bossage rustique il a su garder à la ville neuve quelque chose de la physionomie de la vieille ville. On n’y est pas trop dépaysé ; on se sent encore à Florence. On peut d’ailleurs habiter Florence en toute saison ; on n’y vit pas, comme à Rome pendant un grand tiers de l’année, sous la menace de la fièvre. Les chaleurs y sont incommodes pendant quelques semaines d’été ; elles n’y sont pas malsaines et meurtrières. Le voyageur peut s’y risquer en tout temps ; il éprouvera quelque fatigue pendant les mois de juillet et d’août, mais il n’aura pas à craindre les miasmes paludéens. Quant aux habitans, s’ils veulent trouver quelque allégement aux chaleurs de la canicule, ils ne sont pas forcés, comme les Romains, d’aller chercher à cinq ou six lieues de là les ombrages et les brises de la montagne. Ici, tous les coteaux qui dominent la ville sont couverts de charmantes et salubres maisons de campagne. En un quart d’heure, en une demi-heure, vous descendez à votre bureau, à votre atelier, aux musées et aux archives que vous étudiez.

Pour ce qui est de la richesse et de la variété des objets qu’elle offre à la curiosité, Florence n’est surpassée que par Rome. Les musées renferment, outre plusieurs des chefs-d’œuvre de l’art grec, de nombreux monumens soit de la civilisation étrusque et de sa brillante industrie, soit de la puissance et de l’opulence romaines ; mais ce qui y brille d’un incomparable éclat, c’est le génie même de la renaissance italienne, c’est-à-dire l’art moderne dans ce qu’il a de plus libre et de plus original, dans son âge héroïque et sa jeune fécondité. À ce point de vue, Florence est tout entière un musée, par ses constructions publiques et privées, par les peintures et les sculptures qui les décorent, par ses galeries où ont été pieusement recueillies tant de précieuses épaves. Il n’est pour ainsi dire pas une pierre de la vieille ville qui n’ait quelque chose, à nous apprendre sur ce passé si glorieux, sur ces siècles si remplis de grands noms et d’œuvres immortelles.

Toutes ces bonnes raisons d’aimer Florence, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elles existent. Il y a longtemps que l’on discute pour savoir laquelle des deux villes, Rome ou Florence, mérite d’être préférée. Ce sera toujours affaire d’humeur et de goût ; mais ce qui est certain, c’est que, depuis quelques années, Florence a fait plus de sacrifices qu’aucune autre cité italienne pour soutenir son ancienne renommée. Après que le gouvernement et les chambres s’y furent transportés, en 1864, à la suite de la convention de septembre, Florence n’a rien épargné pour se montrer digne de l’honneur qui lui était conféré. Ce qu’on peut lui reprocher, au point de vue de ses intérêts, c’est d’avoir été trop sensible à cet honneur, de l’avoir pris trop au sérieux. Comme on dit familièrement, elle a trop bien fait les choses. Elle seule d’ailleurs en a souffert. Si elle se débat aujourd’hui contre des difficultés financières qui font le tourment de ses administrateurs, le voyageur y trouve encore plus à voir et à admirer que par le passé. Les richesses qu’elle contenait ont été classées dans un meilleur ordre et, malgré l’exiguïté des ressources, notablement augmentées par des acquisitions judicieuses. La fondation d’un grand établissement d’instruction supérieure y a appelé et retenu des hommes éminens qui s’y trouvent mieux placés que dans une ville morte, comme Pise, pour entreprendre des recherches historiques et scientifiques, pour en répandre autour d’eux le goût et pour former des élèves. Enfin la ville s’est embellie et renouvelée sans rien détruire de ce qui méritait d’être conservé, sans perdre son caractère et son originalité. De belles promenades, bien autrement, pittoresques que les Cascine jadis trop vantées, ont été crées à grands frais, pour rendre le séjour de Florence plus agréable encore à ses habitans et à ses hôtes.

Pour sortir d’embarras pécuniaires qui ont tué son crédit et qui menacent sa dignité, Florence s’adresse aujourd’hui à toute l’Italie ; elle réclame, ou plutôt elle implore le concours de l’état, qui seul peut la sauver de la banqueroute. L’heure nous a paru bien choisie pour rappeler les titres qu’elle peut faire valoir à l’appui de sa demande.


I

Avec le prix que les objets d’art atteignent aujourd’hui, créer de toutes pièces un musée, c’est et ce sera toujours une entreprise très hasardeuse. L’argent n’y suffit pas. Il faut beaucoup d’expérience et un flair tout spécial pour éviter les fraudes, pour se défendre contre des faussaires qui deviennent donnée, en année plus habiles[3]. Il faut beaucoup de goût, afin de ne point se laisser prendre aux bonnes occasions, qui sont souvent les mauvaises, afin de n’acheter que des œuvres qui non-seulement soient authentiques, mais qui de plus soient belles ou tout au moins intéressantes par quelque côté. L’expérience et le goût sont donc indispensables ; mais il faut en outre de l’argent, beaucoup d’argent, plus que n’en peuvent fournir les ressources restreintes d’une seule ville ou même d’un petit état. Si la Pinacothèque et la Glyptothèque de Munich n’avaient pas été formées dans la première moitié du siècle, jamais un autre roi Louis, animé de la même passion et aussi libéral, n’arriverait à y réunir maintenant tous les beaux et curieux ouvrages de l’antiquité et de l’art moderne qui font l’honneur de sa capitale[4] ; sans arriver aux mêmes résultats, il aurait bientôt épuisé le trésor de la Bavière. Comme musées vraiment importans qui aient été fondés dans ces dernières années, on ne peut guère citer que celui de South-Kensington, à Londres, et le musée métropolitain de New-York. Ni dans l’un ni dans l’autre les grandes époques de l’art ne sont représentées par des séries complètes, qu’il serait peut-être impossible de former aujourd’hui, presque toutes les œuvres de premier ordre ayant été absorbées successivement par les musées d’état, qui les gardent et qui ne les rendront jamais. Cependant South-Kensington et New-York ont réussi, en très peu de temps, à constituer des groupes intéressans. Londres possède quelques ouvrages hors ligne de la renaissance italienne, des sculptures admirables que Florence lui envie ; l’Amérique possède la plus belle collection qui existe d’objets cypriotes, celle du général de Cesnola, avec les beaux bijoux et les pierres gravées de style archaïque que contenait le célèbre trésor de Curium ; beaucoup des plus remarquables ouvrages de nos peintres modernes ont pris le même chemin et passé les mers. Quoi qu’on fasse, il y aura toujours dans ces musées des lacunes, des trous, comme on dit, qu’aucun effort ne saurait combler. D’ailleurs, pour y rassembler ce que l’on y trouve dès maintenant, il a fallu la prodigieuse richesse de sociétés industrielles et commerçantes telles que l’Angleterre et l’Amérique du Nord. On a dépensé et on dépense chaque année des sommes considérables pour l’entretien et l’accroissement de South-Kensington[5] ; en deux fois, New-York a payé, rien que pour la collection Cesnola, plus d’un demi-million. L’Italie, si on la compare à l’Angleterre et aux États-Unis, est un pays pauvre ; sauf sur quelques points, comme Milan et Ancône, l’industrie y est encore dans l’enfance. Les fortunes, qui sont surtout territoriales, s’y conservent par la sobriété et l’économie ; elles ne s’y créent, elles ne s’y développent point, par les grandes affaires, avec cette rapidité, avec cette soudaineté, qui permettent, qui conseillent presque la prodigalité.

Florence, elle aussi, a pu jadis dépenser sans compter, dans des temps déjà lointains, quand son industrie était florissante, quand ses banquiers avaient des comptoirs sur tous les marchés de l’Europe, qu’ils prêtaient aux particuliers, aux villes et aux rois et qu’ils tiraient de ces avances des revenus considérables. Depuis plusieurs siècles, il n’en est plus ainsi. Par une récente et cruelle expérience, Florence a dû reconnaître qu’elle ne produisait plus assez pour imiter les entreprises fastueuses et les largesses d’autrefois ; elle se sent condamnée, pour longtemps, à une sévère économie. Ce n’est donc pas à grands coups d’argent, comme Londres ou New-York, comme jadis Munich, que Florence a trouvé moyen d’augmenter ou de paraître augmenter ses richesses, qu’elle a depuis une dizaine d’années ouvert aux curieux des musées nouveaux, dont chacun a son caractère et son intérêt propre, dont l’un, le Musée national, renferme des morceaux de premier ordre et dispute aux Offices et à Pitti l’attention des connaisseurs. Comment s’y est-on pris pour obtenir ce résultat presque sans autre dépense que celle de [quelques travaux d’appropriation ? Pour s’en rendre compte, il faut se rappeler ce qu’a été la vie de la Toscane tout entière et particulièrement de Florence depuis le XIVe siècle jusqu’au XVIIe, il faut se représenter par la pensée le nombre vraiment incalculable d’œuvres de tout genre que n’a pas cessé d’enfanter, pendant ce laps de temps, l’infatigable génie des artistes italiens, stimulé et récompensé par la faveur publique, par la munificence des particuliers, des cités et des princes. Sans doute beaucoup de ces objets avaient été portés au-delà des monts par le commerce des objets d’art ; mais il en était resté bien plus encore dans le pays. La Toscane en était, pour ainsi dire, pleine jusqu’à la saturation. Il y en avait chez les marchands, entre les mains de qui tombaient, à chaque famille qui s’éteignait ou se ruinait, les épaves de tous les naufrages : il y en avait dans ces centaines d’églises, dans ces milliers de chapelles qu’avaient multipliées, plus encore que la piété des fidèles, l’esprit de quartier et de corporation, l’amour-propre et la rivalité des différens corps de métiers. On en trouvait dans toute riche et noble maison[6] ; on en trouvait aussi, dès que l’on se donnait la peine de chercher, dans la demeure du pauvre. C’était souvent quelque ancien palais déchu, où dans un coin, sous la poussière et les toiles d’araignée, se cachait plus d’un vieux meuble, orné d’élégantes incrustations ou de fines sculptures par les maîtres d’autrefois ; ailleurs une fresque sérieuse et naïve s’y dissimulait sous une couche de badigeon bien des fois renouvelée. Quant aux résidences princières, elles avaient passé des Médicis aux Habsbourg-Lorraine, sans être jamais ravagées et dépouillées par une révolution ; Florence n’avait jamais cessé, depuis la chute de sa liberté, d’être la capitale d’une de ces dynasties qui, ne régnant que sur un petit pays, demandent aux lettres et aux arts qu’elles protègent le prestige qu’elles ne peuvent attendre ni de la politique ni des armes. Le palais du grand-duc, à Florence, ses villas, celle du Poggio imperiale, celle du Pratolino, bien d’autres encore, regorgeaient de richesses. C’étaient des tableaux, des bronzes, des marbres anciens et modernes, c’étaient de beaux meubles, des faïences de choix ; c’étaient des pièces d’orfèvrerie et des joyaux où l’art surpassait encore le prix des matières les plus rares. Les jardins mêmes étaient souvent décorés de vieux ouvrages florentins ou de statues antiques auxquelles partout ailleurs, sauf peut-être, à Rome, on se fût empressé d’ouvrir l’abri des musées. Ainsi, maintenant encore, c’est dans le jardin Boboli qu’il faut aller étudier deux marbres des plus intéressans pour l’histoire de la sculpture grecque archaïque, deux figures où l’on a reconnu récemment des copies antiques du célèbre groupe de Critios et de Nésiotès. L’original, commandé par le peuple d’Athènes et consacré dans l’Acropole, représentait les deux tyrannicides, Harmodios et Aristogiton, au moment même où ils frappaient le fils de Pisistrate, Hipparque ; c’était une des œuvres les plus remarquables et les plus connues que la statuaire attique eût produites avant Phidias, dans la première moitié du Ve siècle, au lendemain des guerres médiques[7].

Grâce à cette extraordinaire opulence, on a pu faire ici, presque sans bourse délier, ce qui ailleurs eût coûté des millions. Il a suffi à Florence, pour paraître multiplier ses richesses, de les classer et de les distribuer dans un meilleur ordre. On sait comment les jardiniers traitent, pour les multiplier, certaines plantes vigoureuses et de croissance rapide : ils en séparent avec précaution les racines et les tiges ; un pied d’œillets, ainsi divisé, donne deux ou trois pieds nouveaux dont chacun devient bientôt aussi fort et aussi fleuri que l’était le groupe végétal d’où il a été tiré. C’est ainsi qu’à Florence les Offices ont pu fournir, sans jamais en paraître appauvris, le noyau de plusieurs collections spéciales. Les galeries étaient encombrées ; la place y manquait pour exposer et mettre dans un bon jour tout ce qu’elles renfermaient de trésors. Beaucoup d’objets intéressans étaient gardés en magasin[8] ; ceux mêmes qui figuraient dans les salles, quand ils n’étaient pas de très haute valeur, s’y trouvaient souvent comme perdus, par suite de l’entassement et de la confusion. Le prélèvement opéré sur ces richesses à l’intention des fondations nouvelles a profité tout à la fois à celles-ci et aux Offices mêmes ; les autres monumens, qui sont restés dans leur ancien asile, y ont eu plus d’espace et plus d’air, ils ont été présentés au public d’une manière plus commode et plus instructive.

Autour de ce premier noyau sont venus se ranger des objets de provenance diverse qui ont grossi comme à vue d’œil l’importance des galeries récemment ouvertes. Les Offices ont été en quelque sorte la métropole d’où sont parties l’une après l’autre plusieurs colonies. Celles-ci n’ont pas tardé à prospérer. A peine ont-elles été fondées, elles ont reçu de toutes parts un nouveau flot de population ; de toutes les profondeurs des palais toscans sont sorties de nombreuses recrues, filles du génie antique ou du génie de la renaissance ; elles sont accourues, elles ont comblé les vides qui s’étaient faits dans le sein de la mère patrie, elles ont favorisé l’essor des colonies naissantes.

Il y a bien eu quelques acquisitions faites par l’état ou par la ville, surtout au profit du musée étrusque. Celui-ci était assez pauvre ; or il convenait que la capitale moderne de l’antique Étrurie ne restât pas en arrière de Rome et même de plusieurs villes telles que Cortone, Chiusi ou Pérouse. Quelques sacrifices ont donc été nécessaires pour s’emparer d’objets intéressans, trouvés dans des fouilles récentes, pour en garantir la possession à Florence. On n’a d’ailleurs pas beaucoup acheté, pour plusieurs raisons : la première, celle qui dispenserait de donner les autres, c’est que l’on manquait d’argent ; la seconde, c’est que, par un rare bonheur, on pouvait presque s’en passer et consacrer le peu de fonds dont on disposait à l’installation des édifices que l’on consacrait à ce nouvel usage. Il y a eu des dons : ainsi la merveilleuse collection de dessins de maîtres que possédait la galerie de Florence, environ vingt mille pièces, a reçu en 1866 un accroissement considérable : M. Emilio Santarelli, professeur de sculpture, lui a fait présent de son cabinet, qui contenait plus de douze mille dessins originaux, dont beaucoup de premier ordre[9]. Ailleurs, ainsi surtout au Musée national, de grandes familles, de riches amateurs ont déposé des ouvrages précieux, sous une étiquette spéciale qui constate leur droit de propriété ; pour plus d’un de ces objets, il est permis de l’espérer, le prêt fait au musée se transformera, un jour ou l’autre, en un complet abandon, la possession provisoire deviendra définitive.

Les couvens ont fourni une ample moisson. Supprimés par les lois de désamortissement qui ont été appliquées dans la Toscane après son annexion au royaume d’Italie, ils ont livré des tableaux de piété et des sculptures décoratives qui ornaient jadis leurs chapelles et les tombes des personnages qui s’y étaient fait enterrer. Quelques-uns des Luca della Robbia les plus authentiques et les plus charmans que possède le Musée national proviennent du célèbre monastère de Vallombreuse. Les maisons princières ont donné plus encore. Après la disparition de toutes les dynasties qui s’étaient si longtemps partagé la péninsule, le roi d’Italie, leur héritier, se trouva de tous les souverains de l’Europe celui qui possédait le plus de palais historiques ; chacune de ces familles royales ou ducales avait employé plusieurs siècles et le plus clair de ses revenus à se construire et à se meubler des palais dont la masse imposante et le luxe intérieur rivalisassent avec ce qu’avaient de plus pompeux les demeures de souverains bien plus puissans. Toutes ces résidences somptueuses, dont le nombre dépassait celui des villes importantes du royaume, que pouvait en faire Victor-Emmanuel ? On connaît ses habitudes, on sait combien il avait peu de goût pour la représentation. D’ailleurs il avait joué assez brillamment son rôle dans une des plus grandes révolutions que l’histoire ait jamais vues pour que sa personne et sa présence seule parlât à l’imagination de son peuple et lui commandât le respect, sans qu’il eût besoin de recourir aux mêmes gênes d’étiquette et au même appareil de mise en scène que jadis un duc de Modène ou un roi de Naples. Enfin l’entretien de tant de bâtimens eût absorbé des sommes que l’Italie pouvait mieux employer. La liste civile n’a donc eu qu’un souci, se soustraire, autant que possible, à la lourde obligation d’entretenir toutes ces villas, tous ces palais. Elle était contrainte d’en conserver à sa charge quelques-uns, ceux que recommandaient impérieusement ou de chers souvenirs de famille, comme à Turin, ou l’importance de cités telles que Milan, Florence, Naples, qui pouvaient prétendre à l’honneur de posséder, le roi dans certaines occasions ou à certains momens de l’année. Quant aux autres, le domaine s’est montré toujours prêt à les céder aux villes ou aux provinces, dès que celles-ci trouvaient à les utiliser et promettaient d’en prendre soin. C’est ainsi, pour nous en tenir à la Toscane, que la villa du Poggio imperiale, à laquelle se rattachent tant de souvenirs du beau temps des Médicis, est devenue une maison d’éducation où beaucoup de familles nobles font élever leurs filles ; on les y envoie de Rome et des provinces voisines pour qu’elles y apprennent les élégances du parler toscan. Pour répondre à cette destination nouvelle, la villa n’avait pas besoin de garder ces trésors d’art qu’y avait jadis réunis le goût éclairé de ses premiers maîtres. Les statues en furent donc enlevées. L’Adonis de Michel-Ange en avait été déjà retiré en 1850 pour être transporté aux Offices ; on avait été bien longtemps à s’apercevoir qu’il était temps de soustraire ce bel ouvrage à l’effet des intempéries auxquelles il restait exposé, depuis près d’un siècle, sous le portique ouvert de la cour. En 1860, après l’annexion, les autres marbres de prix que contenait le palais prirent le même chemin, les antiques entrèrent aux Offices, les œuvres modernes au Musée national[10].

Les églises elles-mêmes ont fourni leur tribut. Ce n’est pas qu’aucune d’elles ait été dépouillée. En général, les églises de Florence ont conservé les ouvrages qui ont été commandés à leur intention, qu’y ont placés les mains mêmes des maîtres, qu’y ont admirés, l’une après l’autre, tant de générations ; elles nous les présentent encore dans leur cadre historique, se complétant et s’expliquant l’un l’autre, formant enfin, malgré toutes les restaurations et tous les remaniemens, des groupes naturels dont chacun nous révèle, bien plus clairement et avec une bien autre éloquence que les œuvres éparses dans les musées, le caractère propre d’un homme, d’une école, d’un siècle, ou tout au moins de l’une des heures d’un grand siècle. Pourtant, dans plusieurs de ces églises, des reconstructions, des changemens extérieurs ou intérieurs avaient rendu disponibles un certain nombre d’ouvrages intéressans. Ils étaient perdus dans des coins où personne n’en jouissait ; ils étaient déposés dans des sacristies et des magasins. Les retirer de cette ombre et les remettre dans un beau jour, sous les yeux du public, ce n’était point dépouiller les propriétaires légitimes, c’était faire acte de goût et de piété. C’est ainsi que sont entrés au Musée les bas-reliefs que Lucca della Robbia et Donatello avaient exécutés pour la tribune de l’orgue, à Sainte-Marie-des-Fleurs. Ces bas-reliefs furent enlevés et déposés, vers la fin du XVIIe siècle, à l’occasion des fêtes préparées pour le mariage du prince qui fut bientôt après le grand-duc Ferdinand III ; on avait voulu les remplacer par une décoration qui convînt mieux au mauvais goût du temps. Depuis lors ils étaient restés, oubliés et abandonnés, dans la cour de l’Opera del duomo, c’est-à-dire de l’agence des travaux de la cathédrale ; or il a suffi de les restituer à la curiosité des amateurs pour qu’ils prissent rang parmi les œuvres les plus authentiques et les plus exquises de ces deux maîtres[11].

Florence avait donc été, jusqu’à ces derniers temps, comme ces grands seigneurs d’autrefois, magnifiques et négligens, que l’on aurait fort embarrassés en leur demandant le compte de tous leurs châteaux et de toutes leurs terres, la liste de leurs différens revenus, le chiffre exact de leur fortune ; ils se savaient très riches, et n’en demandaient pas davantage. Cette incertitude même ne leur déplaisait pas ; elle leur permettait de croire à des réserves qui les sauveraient le jour où ils sentiraient la gêne. Pour que la lumière se fît, pour remplacer les évaluations vagues par un dénombrement précis, il fallait quelque grand événement, une liquidation judiciaire, un inventaire après décès. Alors les intéressés, le grand propriétaire et ses créanciers, avaient tantôt des déceptions, tantôt d’agréables surprises. Souvent de part et d’autre on s’était fait des illusions, on s’était exagéré la valeur des biens. D’autres fois c’était le contraire ; dès que l’on y regardait d’un peu près, on découvrait à l’arrière-plan, comme dans une sorte de double-fond, des ressources non encore soupçonnées ; entre les mains d’un nouvel intendant, honnête et habile, des domaines jusque-là presque improductifs entraient en plein rapport. C’est ce qui est arrivé à Florence, après la chute de la dynastie autrichienne et de l’ancien ordre de choses ; en faisant l’inventaire de la succession qui s’était ouverte à son profit, elle a presque doublé sa richesse.

De toutes les collections qu’elle a formées en opérant cette liquidation et ce classement, la plus importante est, sans contredit, celle qui porte le titre officiel de Musée national ; mais avant de montrer comment celui-ci justifie le nom qui lui a été donné, il convient de dire quelques mots au moins de deux autres musées que la direction des beaux-arts, représentée à Florence par M. Aurelio Gotti, a depuis l’annexion ouverts au public. Je veux parler du Musée étrusque et du Musée de Saint-Marc.

On sait quelle extension abusive a donné à ce terme d’étrusque une méprise des archéologues du siècle dernier, une erreur dont ne sont point encore revenus les gens du monde et l’usage courant. Comme on pouvait s’y attendre, la collection qui est censée représenter les arts de l’antique Étrurie renferme donc tous les vases peints, ceux dont l’origine est certainement grecque comme ceux que les potiers toscans ont fabriqués à l’imitation de la céramique de Corinthe et d’Athènes. Le nombre et l’importance des objets vraiment étrusques que renferme ce musée suffisent d’ailleurs à justifier la dénomination qui lui a été attribuée. Plusieurs des plus précieux parmi ces objets sont entrés dans le cabinet des grands-ducs dès la fin du XVIe siècle, ainsi la Chimère et la Pallas d’Arezzo, la statue d’un Lucumon, connue sous le nom de l’Orateur, qui a été trouvée en 1566 près du lac de Trasimène ; mais, pendant très longtemps, tous ces objets, bronzes, miroirs, trépieds, vases grecs ou toscans, poterie noire de Chiusi, sarcophages ornés de figures, restèrent épars dans les galeries des Offices, au milieu de la sculpture grecque et romaine. Ce fut seulement en 1853 que Migliarini commença à former le noyau d’un musée étrusque en réunissant une certaine quantité de ces monumens dans les deux salles par lesquelles on descend au couloir qui met les Offices en communication avec Pitti. Déjà insuffisant dès cette époque, ce local le devint plus encore d’année en année ; les découvertes ne cessaient de se multiplier sur ce sol si riche, dans les nécropoles des vieilles cités tyrrhéniennes. On se décida donc, en 1871, à retirer des Offices tous les monumens étrusques et ces vases peints dont la plupart ont été trouvés en Étrurie ; ils firent place à la suite des gravures et dessins de maîtres, et furent transportés dans l’ancien couvent de Saint-Onuphre, qu’avait rendu célèbre, en 1826, la découverte d’une fresque charmante où l’on a voulu reconnaître une œuvre de Raphaël jeune. Dans ces bâtimens, acquis par l’état en 1840, on avait, en 1852, installé tout près du Cenacolo la collection d’antiquités égyptiennes qu’avait formée Rosellini, le compagnon et le disciple de Champollion. L’espace n’y manquait pas. Par les soins du comte Gamurrini et du marquis Strozzi, plusieurs salles furent appropriées à ce nouvel usage ; les objets y furent classés par groupes et commodément disposés pour l’étude. Sans être très vaste, ce musée est riche en morceaux de premier ordre, dont la provenance est le plus souvent bien établie. Outre les bronzes déjà mentionnés plus haut, nous signalerons seulement deux pièces d’une valeur exceptionnelle, le fameux vase François[12], ou cratère d’Ergotimos, le plus grand et le plus curieux à bien des égards de tous les vases archaïques à figures noires, puis le sarcophage en marbre de Carrare, dont les quatre faces sont couvertes d’élégantes et fermes peintures qui représentent un combat de Grecs et d’Amazones. Les deux frontons sont ornés de figures sculptées et de riches antéfixes. Ce monument, unique dans son genre, a été trouvé dans une tombe près de Corneto, l’ancienne Tarquinies, en 1875. Dès maintenant, le musée étrusque de Florence ne mérite pas moins l’attention de l’archéologue que le musée grégorien du Vatican. Pourquoi faut-il qu’il n’y ait point de catalogue et que, depuis la retraite de M. Gamurrini, la collection n’ait pas été pourvue d’un conservateur qui puisse au moins le préparer et nous faire ainsi prendre patience ?

A la suite de la loi du 7 juillet 1866, qui supprimait en Italie les ordres religieux, le couvent de Saint-Marc fut déclaré monument national, en l’honneur des souvenirs qu’il rappelait et des œuvres d’art qu’il renfermait. C’est là qu’ont vécu Fra Angelico, et plus tard, tout près de Savonarole, Fra Bartolomeo ; les cloîtres, les réfectoires, les chapelles, les cellules gardent encore de nombreuses fresques dues à la piété et au talent des maîtres dominicains et de quelques autres artistes célèbres, tels que Ghirlandajo. Le couvent fut donc restauré tout entier. On y réunit un certain nombre d’objets, tels que portraits, bustes, manuscrits, empruntés aux Offices et aux bibliothèques de Florence, qui se rattachent à la mémoire de ces religieux artistes et du noble et triste Savonarole ; dans la spacieuse bibliothèque, on forma une collection de missels ornés de miniatures, provenant de Saint-Marc même et d’autres couvens supprimés. Cette longue salle, divisée en trois nefs par deux files de colonnes en pierre qui supportent des arcades, est elle-même un des beaux ouvrages de l’un des meilleurs architectes toscans, Michelozzo Michelozzi.

On éprouve une étrange impression en parcourant seul ces cloîtres déserts, ces cellules vides ; jadis, quand j’avais pour la première fois visité le couvent, C’était sous la conduite d’un dominicain. Partout, sur mon chemin, j’avais rencontré des moines à la tête rasée, à la longue robe blanche, au pas lent et grave. Je n’ignorais point qu’il n’était plus, parmi eux, d’artistes comme Fra Beato et Fra Bartolomeo, et qu’il faudrait encore moins chercher sous leur froc un orateur comme Savonarole, capable de régner par la parole sur tout un peuple et de braver, fort de sa conscience, jusqu’à la papauté même. On avait tout au moins l’illusion du regard ; l’imagination pouvait s’aider de ces apparitions pour se donner le rêve et la vision du passé. Aujourd’hui l’on n’a plus cette ressource ; le charme est rompu. Ce tourniquet où l’on paie son tribut à l’entrée, ces gardiens en costume civil qui se promènent dans les couloirs, ce monastère changé en un musée, tout cela vous avertit que l’âme s’est retirée de ce corps. Ces murailles, ornées de tendres et mystiques peintures, c’est la froide enveloppe d’un être qui a vécu. On croit entrer dans une sorte de Pompéi du catholicisme.

A la porte de chacun de ces musées, comme aux Offices et à Pitti, comme à la nouvelle sacristie, de San Lorenzo, on paie le même prix, un franc d’entrée. Une fois cette redevance acquittée, on peut pénétrer, on peut séjourner dans toutes les salles, sans avoir à ses trousses l’insupportable custode, toujours pressé, dont la présence et le bavardage monotone vous gâtaient autrefois les galeries italiennes. C’est le régime de nos musées, sauf la taxe. J’ai vu plus d’un voyageur maugréer en versant ce léger tribut. Ces doléances ne me paraissent pas justifiées. Sont dispensés de la redevance les artistes, les savans, les historiens de l’art, tous ceux enfin qui poursuivent dans les musées une étude spéciale ; la dispense est étendue aux professeurs des universités, des collèges, des écoles du royaume, et même, pour peu qu’on le demande, aux étrangers qui se trouvent dans des conditions analogues. Il y a d’ailleurs, par semaine, un jour au moins où l’entrée est gratuite. La taxe ne pèse donc que sur les simples curieux, sur les gens d’aisance et de loisir, bourgeois de la ville ou visiteurs de passage ; elle est assez faible pour ne pas les gêner, pour n’arrêter personne au seuil du musée.

Je dirai plus : un tel impôt, tant qu’il reste aussi modéré, me paraît tout à fait conforme aux règles d’une saine économie financière. En théorie, l’impôt ne devrait jamais être payé que par ceux-là seuls qui usent du produit qu’il atteint, du service qu’il frappe ; il ne devrait être payé que par le consommateur. La pratique a ses raisons pour ne pas appliquer ce principe dans toute sa rigueur. Il lui suffit de s’en rapprocher par degrés ; elle travaille donc à remplacer, dans la mesure du possible, les impôts directs par les impôts indirects ou taxes de consommation. Ce tourniquet que vous retrouverez partout en Italie, des Offices et du Capitole à Pompéi et aux temples de Pestum, représente donc un impôt équitable et que la doctrine économique ne désavouerait pas ; il fait payer l’entretien des musées et des ruines ou tout au moins une partie de cet entretien par les privilégiés qui les fréquentent et qui en jouissent. Ce système n’est-il pas plus juste que le nôtre ? Pour pouvoir établir la gratuité de l’entrée, nous répartissons entre tous les Français, sans distinction, la charge de cet entretien. C’est fort bien pour les Parisiens et pour tous les curieux qui nous font l’honneur de visiter Paris ; mais le pêcheur de nos côtes bretonnes ou normandes, mais le bûcheron du Morvan et des Vosges, mais l’ouvrier de Lyon et de Roubaix, mais tous ceux dont l’unique souci est de se procurer le pain quotidien et qui n’y réussissent pas toujours, que diraient-ils s’ils apprenaient tout d’un coup à lire le budget et s’ils y découvraient les quelques centimes dont ils sont grevés pour le Louvre, pour l’Opéra et autres lieux où jamais de leur vie ils ne mettent les pieds ? Eux qui ont souvent tant de peine à s’acquitter envers le percepteur, auraient-ils vraiment si mauvaise grâce à se plaindre de ce surcroît, tout léger qu’il puisse nous paraître ? Malgré toutes les bonnes raisons que nous ne manquerions pas de leur alléguer, ne trouveraient-ils pas bien préférable l’arrangement qui met les dépenses de tout ce noble luxe de l’esprit à la charge des heureux de ce monde, des gens d’aisance et de loisir qui sont seuls appelés à en goûter le charme et les délicates jouissances ?


II

La Florence moderne a été heureusement inspirée dans le choix de l’édifice qu’elle a destiné à recevoir et à grouper les œuvres qui représentent le mieux l’originalité de son génie. Cet édifice est un de ceux qui résument le plus clairement tout un chapitre de l’histoire florentine et qui font le plus d’honneur aux architectes toscans. C’est de tous les palais de la ville le plus ancien. La construction en fut commencée en 1256. Une révolution venait d’arracher le pouvoir aux Gibelins pour le mettre aux mains des Guelfes ; ceux-ci décrétèrent la construction d’un palais de la commune. Des tours seigneuriales, semblables à celles de Bologne ou à celles qu’en Toscane même la petite ville de San Gimignano a si bien conservées, se dressaient au-dessus des maisons et luttaient à qui monterait le plus haut ; les unes furent démolies, les autres tout au moins décapitées et contraintes de ne pas dépasser une certaine hauteur fixée pour toutes par décret ; seule la tour des Boscoli, une des plus élevées, fut respectée et devint le donjon du nouveau palais. Celui-ci absorba, outre plusieurs maisons particulières, une partie des jardins de l’antique abbaye (la Badia) dont la fondation remontait au Xe siècle[13] ; l’architecte, Arnolfo di Cambio, prétend-on, celui qui devait un peu plus tard construire le Palais-Vieux et commencer la cathédrale, se préoccupa surtout de donner au bâtiment une solidité, une puissance, qui lui permissent de défier les émeutes, de résister aux assauts des factions[14]. Il réussit dans son entreprise ; malgré plusieurs réparations et remaniemens, son œuvre a gardé un caractère singulier de force et de sévérité grandiose. Elle possède un mérite qui manque à certains monumens de l’architecture florentine, à quelques-uns même des plus célèbres : elle est en parfait accord avec les idées, les habitudes, les besoins de la société qui l’a créée ; par son ensemble comme par tous ses détails, elle nous les rappelle et nous les représente très vivement ; elle révèle, elle expose tout d’abord les pensées et, les sentimens qui ont jadis poussé au-dessus de toutes les maisons voisines les créneaux de cette haute tour carrée, qui ont dressé et assemblé en épaisses murailles, soigneusement appareillées, ces durs blocs de pietra-forte[15], courbé et tendu les reins de ces larges voûtes ogivales, forgé ces grilles, armé de fer ces lourdes portes de chêne. Entre les édifices de Florence, celui-ci est un de ceux qui forment le tout le plus harmonieux et le plus complet, un de ceux qui ont, si l’on peut ainsi parler, la physionomie la plus expressive.

Florence est pleine de monumens qui surprennent et qui amusent le regard, d’édifices que l’on passe de longues heures à étudier. L’architecture est pourtant peut-être des trois grands arts plastiques celui où Florence peut lutter le moins avec la Grèce. L’architecture florentine est moins simple, moins raisonnable, moins homogène que l’architecture grecque. Ce n’est point une création sortie tout entière, par un développement logique, du génie d’un peuple merveilleusement doué ; il n’y a point là cette harmonie de l’ensemble et des détails, cette clarté qui fait de l’art grec un art classique, propre à offrir des modèles et à suggérer des règles, un art éternellement imitable et imité. L’art toscan accepte des traditions, il emploie des formes que d’autres ont créées, la voûte étrusque et romaine, l’ogive française et allemande, les ordres grecs et les moulures qui s’y rattachent ; il fait de ces formes un mélange qui a sans doute son charme et sa grâce, mais où l’on sent aussi parfois, entre ces élémens d’origine diverse, une sorte de disconvenance secrète et de désaccord intime.

Autre défaut : la forme extérieure de l’édifice n’en annonce pas toujours la destination avec la même clarté que dans l’architecture grecque. A chaque instant, on a des surprises. Est-il rien de plus étrange qu’une église comme Or San Michele ? Au premier abord, vous vous croyez en présence d’une tour carrée, d’une forteresse ; vous cherchez autour de vous l’église marquée sur votre plan, et vous croyez vous être trompé. Ce qui commence à vous rassurer, c’est l’absence de ces créneaux qui ne manquent ni au palais du podestat, ni au Palais-Vieux ; vous voyez aussi ces statues de saints qui ornent les quatre côtés de l’édifice et vous finissez par soupçonner la vérité ; mais il vous faut franchir le seuil pour être tout à fait certain que vous n’avez pas fait fausse route. Il y a là une singularité qui ne s’explique que par l’histoire. Dans l’ancienne Florence, la place d’Or San Michele servait de marché aux grains ; l’édifice qui la décorait, élevé par Taddeo Gaddi en 1337, était un bâtiment à deux étages, qui renfermait des greniers au-dessus d’une grande salle aux arcades ouvertes, d’une loggia où les marchands de blé devaient se réunir, tenir ce que nous appellerions la bourse. La réputation dont jouissait une image de la Vierge, peinte par Ugolin de Sienne, qui était exposée sur une des parois de cette salle, la dévotion dont cette image était l’objet et qui avait donné naissance à une pieuse et riche confrérie, les miracles attribués à cette Madone, tout cela conduisit à transformer, un peu plus tard, cet édifice civil en une église, et le soin d’opérer cette transformation fut confié à André Orcagna, qui s’en acquitta avec beaucoup d’adresse et de goût. Malgré toute son habileté, malgré le caractère tout religieux de la décoration dont l’édifice a été revêtu par la généreuse émulation des différentes corporations ouvrières de Florence, si vous ignorez ces détails, vous êtes tout désorienté en vous approchant d’Or San Michele ; dans ces dispositions générales, si différentes de celles que vous avez rencontrées dans tous les autres temples de la cité, il y a quelque chose qui vous gêne et vous inquiète.

Œuvre d’un siècle plus récent, le palais Pitti prête à la même critique. Avec ses rudes bossages, avec sa large façade massive, presque dépourvue de tout ornement, répond-il à l’idée que l’on est porté à se faire de l’existence de princes riches, épris de l’art et du plaisir ? Semble-t-il que ce soit là le cadre naturel d’une cour somptueuse et brillante telle que l’était celle des Médicis ? Combien nos châteaux du temps des Valois, Chambord, Blois, Chenonceaux, Écouen, les Tuileries de Philibert Delorme, répondent mieux aux idées qu’éveille dans l’esprit ce que nous savons sur la vie de ces princes de la renaissance italienne et française !

Envisagé à ce point de vue, le Palais-Vieux lui-même laisse peut-être quelque chose à désirer. Sans doute il est impossible d’imaginer un édifice d’un aspect plus imposant et d’une silhouette plus fière ; mais quelle conjecture formerait au sujet de ce monument un voyageur que l’on transporterait au milieu de la place de la Seigneurie, sans lui avoir rien appris du passé de Florence ? Ne serait-il pas tenté tout d’abord de reconnaître là une forteresse élevée par un despote, pour tenir en respect une ville sujette ? N’y chercherait-il point une sorte de bastille italienne dont le temps aurait plus tard comblé les fossés ? Dès que l’on a feuilleté les annales de la république, on s’explique l’énormité de cette masse, la vigoureuse saillie de l’étage supérieur avec ses mâchicoulis et ses créneaux, l’étroitesse et le petit nombre des baies ouvertes dans la façade et sur les côtés ; pour achever de comprendre la raison d’être de toutes ces dispositions, il suffit d’ailleurs de passer en revue les palais des grandes familles florentines. De toute nécessité, le palais du gouvernement devait être plus haut et plus fort que les demeures seigneuriales de tous ces nobles hardis et remuans qui se disputaient le pouvoir ; il devait être à l’abri d’un coup de main tenté par l’aristocratie gibeline ou par les gens de métier, par la plèbe soulevée. En ce sens, l’architecte a très bien rempli les conditions du programme que lui imposait la vie troublée des républiques italiennes au XIIIe siècle ; son œuvre nous les remet en mémoire avec une singulière insistance. Il n’en est pas moins vrai que, dans ce colossal entassement de pierres, rien ne nous annonce, au premier moment, l’édifice où siégeaient les magistrats élus d’une cité libre, où se réunissaient les citoyens appelés à délibérer sur les intérêts communs. L’idée de la loi qui naît du concours de toutes les volontés, et qui offre à tous son impartiale justice, les cités antiques ne l’ont-elles pas bien plus clairement exprimée dans le dessin des édifices qu’elles ont affectés à ces mêmes fonctions de la vie publique ? C’étaient, comme la Pnyx, comme le Comitium, des enceintes spacieuses, où le peuple se réunissait à ciel ouvert, autour de l’autel de ses dieux et de la tribune d’où lui parlaient ses orateurs ; c’étaient encore, comme les Dikastères et le Tholos d’Athènes, des édifices qui donnaient à portes ouvertes sur la voie publique et où une simple barrière de bois séparait de la foule jurés et sénateurs ; c’étaient les nefs amples et claires des basiliques romaines, où quelques degrés suffisaient à isoler dans sa majesté le préteur qui disait le droit, à l’élever au-dessus des têtes comme il était élevé par sa haute fonction sociale au-dessus des intérêts particuliers et de leurs convoitises. La première qualité d’un édifice, c’est que sa forme générale et le caractère de sa décoration indiquent tout d’abord la nature des besoins auxquels il répond, de la force qui en a été comme l’âme secrète et cachée. Toute œuvre de l’homme est une pensée réalisée au moyen de la matière. Que l’œuvre, consiste en mots écrits ou prononcés, en couleurs et en traits du crayon et du ciseau, ou bien en pierres amoncelées, elle doit traduire clairement une idée, elle en est le signe sensible. Les pierres florentines, à notre sens, ne parlent pas toujours une langue assez claire. C’est quelque chose de bizarre et de peu conforme à la raison, par conséquent d’obscur et d’embarrassant, qu’une église qui a la forme d’une tour carrée, qu’un palais qui fait l’effet d’une gigantesque paroi de roche façonnée au ciseau et percée de portes et de fenêtres, enfin qu’un hôtel de ville qui ressemble à un château-fort.

Le Palais-Vieux, et c’est là son défaut, ne nous représente donc qu’une des faces de la vie florentine d’autrefois ; il nous en rappelle les agitations et les violences, mais il ne nous dit rien de ces institutions démocratiques auxquelles Florence, à travers tant de troubles, resta si obstinément attachée pendant plusieurs siècles, de cet idéal qu’elle poursuivit sans jamais réussir à le fixer. Le palais où est maintenant établi le Musée national a, dans de moindres proportions, le même aspect général ; mais il répond, d’une manière plus complète, à sa destination première et à toute son histoire. Avant tout, c’est une forteresse ; mais c’est bien une forteresse que devaient habiter les magistrats pour lesquels il fut construit et plusieurs fois réparé. Ce fut d’abord le capitaine du peuple, chef révolutionnaire que les Guelfes victorieux avaient chargé de les garantir, par des proscriptions et des confiscations, contre tout retour offensif de la faction vaincue. Ce fut ensuite le podestat, ce juge suprême dans lequel Florence, comme plusieurs autres cités italiennes, avait cru trouver un arbitre placé, par sa qualité même d’étranger, au-dessus des affections et des haines de famille, au-dessus de toutes les intrigues et de toutes les passions locales. Ce fut enfin, cet expédient une fois mis de côté, le bargello, sorte de préfet de police chargé de maintenir l’ordre et de donner suite aux décisions de la seigneurie et aux arrêts des tribunaux ; il avait là des cachots, on y donnait la torture, on y rendait et on y exécutait des sentences capitales. Plus d’un malheureux fut mis à mort dans cette cour d’une élégance sévère où le visiteur s’arrête maintenant pour admirer le puits à margelle de marbre qui en forme le centre, le portique qui en fait le tour, le large escalier qui, dans l’un des angles, donne accès à la belle loggia d’Orcagna et aux salles du premier étage. De là ces noms de palais du podestat et de palais du bargello ou, par abréviation, de bargello, qui sont restés en usage jusqu’à ces derniers temps. L’appellation nouvelle ne les fera pas oublier de si tôt.

Ce qui avait encore contribué à les maintenir, c’est que l’édifice avait conservé, jusque sous le dernier grand-duc, une destination qui en rappelait les anciens services ; il était employé comme prison d’état. Les grandes salles voûtées qui abritent aujourd’hui les chefs-d’œuvre de l’art avaient été découpées, à l’aide de planchers et de cloisons, dans le sens vertical et dans le sens horizontal, en étroites chambrettes ; dans la galerie du premier étage, où l’on admire maintenant l’Adonis et le Bacchus de Michel-Ange, le David de Donatello, les bas-reliefs de Lucca della Robbia, dans ce noble et spacieux vaisseau que la tradition attribue à l’architecte Agnolo Gaddi, on avait trouvé moyen de pratiquer quatre étages de cellules. Sans doute, sous les derniers Médicis et sous les princes de la maison d’Autriche, les têtes ne tombaient plus dans la cour, au lent et triste glas de la célèbre cloche du palais, la Montanara ; mais plus d’un prisonnier languit là pendant des mois et des années, victime des rancunes et des peurs d’un pouvoir faible et craintif.

Ces temps sont déjà bien loin de nous, quoique n’ait point disparu la génération qui a vu pleines encore ces prisons politiques. De tous les gouvernemens qu’a balayés le mouvement de l’indépendance italienne, la dynastie toscane était, sans comparaison, le moins mauvais, le moins gênant et le moins tracassier ; cependant, pour s’imaginer que ces princes déchus peuvent revenir un jour ou l’autre, il faut n’avoir jamais mis le pied au-delà des Alpes ou bien s’être enfermé volontairement dans ce monde du rêve, peuplé de fantômes, où vivent les champions des causes condamnées par l’histoire. Il est permis de regretter, à divers égards, le tour que les choses ont pris en Italie ; ces regrets peuvent s’expliquer soit par une honorable fidélité aux personnes et aux traditions du passé, soit même par des considérations politiques très dignes d’intérêt ; mais prophétiser, dans d’obscures et menaçantes apocalypses, le rétablissement du régime que nous avons vu s’évanouir, c’est vraiment pousser l’illusion jusqu’au point où elle touche à l’hallucination.

Rien ne confirme plus l’Italie dans l’attachement qu’elle a voué à ses institutions nouvelles que le travail qu’elle a entrepris et qu’elle poursuit, de la Sicile aux Alpes, sous bien des formes différentes, pour relier le présent au passé, pour retrouver et classer tous les titres qu’elle possède à l’admiration et à la reconnaissance de tous les esprits cultivés. Ce travail ne date pas d’aujourd’hui ; il a été commencé, dans la première moitié du siècle, par de généreux esprits dont bien peu ont eu la joie, comme le grand poète Manzoni, d’assister au succès de leurs efforts ; il a été ébauché, dans la première moitié du siècle, par la fondation de sociétés savantes et de recueils périodiques consacrés, comme on dit en Italie, à la storia patria, à l’histoire de la patrie ; il l’a été surtout par ces congrès qui, dans les années d’avant 1848, ont pris une part si brillante à l’agitation morale d’où est sorti le royaume d’Italie. Alors il était sans cesse entravé par les défiances, par les terreurs des gouvernemens : ceux-ci, l’oreille inquiète et toujours tendue, écoutaient moins encore ce qui se disait que ce qui ne se disait pas ; ils sentaient frémir, dans les gestes, dans les paroles et jusque dans le silence, des regrets et des espérances, un esprit national, une âme passionnée qui se dérobait à leurs prises. De là de perpétuelles entraves, des surveillances blessantes et impuissantes, les bévues de la censure, des suppressions de sociétés et de revues, ces coups de force qui ne sont en face des révoltes de l’opinion que des aveux de faiblesse. Aujourd’hui, dans chaque province, dans chaque ville, ce travail se poursuit avec le concours et l’appui cordial de l’autorité publique. Sans doute cette protection n’assure pas aux sociétés locales des ressources comparables à celles que leur garantissent des pays plus riches et plus anciennement constitués ; mais jadis, en Italie, on ne pouvait tenter une œuvre utile et patriotique sans que cette initiative fût pour celui qui la prenait un titre à la persécution. C’est déjà beaucoup d’avoir un gouvernement qui n’empêche pas de faire le bien !

On était moins tourmenté, on jouissait de plus de liberté relative, entre 1815 et 1859, en Toscane que partout ailleurs en Italie ; voici pourtant une histoire que l’on conte à Florence et que nous rapporterons parce qu’elle a trait au palais du bargello ; elle montre bien quel était, dans les provinces même les plus favorisées, l’esprit des gouvernans. On savait, par un texte de Philippe Villani, auteur d’une vie de Giotto, que ce maître avait peint dans la chapelle du palais un portrait de Dante, son grand contemporain ; Vasari confirmait cette assertion ; aucune image du poète ne pouvait être plus authentique[16]. Or la chapelle avait été, comme le reste de l’édifice, dans le cours des siècles, altérée et transformée ; on l’avait coupée en deux étages ; la partie supérieure avait été aménagée en prison pour dettes ; au rez-de-chaussée, on serrait les provisions destinées à la nourriture des détenus ; la pièce voisine, l’ancienne salle d’audience du podestat, était changée on cuisine. Ce fut un artiste et antiquaire anglais, établi à Florence, M. Kirkup, qui eut le premier l’idée de rechercher le portrait perdu. Il obtint, non sans peine, en 1841, la permission d’abattre quelques cloisons et de gratter le badigeon sous lequel avait disparu toute l’ancienne décoration de la chapelle. On attaqua d’abord la paroi qui se dressait derrière l’autel ; on vit apparaître en premier lieu des têtes d’ange, puis bientôt, au-dessous, les traits bien connus de Dante, accompagné de son maître, Brunetto Latini et d’autres personnages marchant en procession. L’échafaudage sur lequel travaillait le peintre employé à cette besogne, Antonio Marini, avait été, par malheur, fixé de telle manière que l’œil de Dante, vu de profil, se trouvait crevé par une cheville de fer enfoncée dans le mur ; il fallut donc repeindre.

Pendant que s’accomplissait cette opération, la fresque était cachée à tous les yeux par une devanture en planches, et la porte de cet abri était fermée à clef. Cet abri une fois enlevé, ceux qui avaient vu la peinture sortir de son linceul furent tout surpris : dans l’intervalle, le poète avait changé de costume ou, du moins, sa robe semblait avoir été chez le teinturier. Au moment de la découverte, la draperie de la figure était verte, blanche et rouge, couleurs que Giotto ou l’auteur quelconque du vieux portrait n’avait pas choisies sans intention : de son temps et bien avant lui, elles symbolisaient la foi, l’espérance et la charité ; quand, dans le paradis, Béatrice apparaît à Dante, elles brillent l’une auprès de l’autre, comme un divin et mystique blason, sur le vêtement dont est parée l’ombre chérie. Lorsque reparut l’image restaurée de l’Alighieri, on ne distinguait plus que du rouge sombre et du brun ; le vert et le blanc s’étaient évanouis, avaient disparu. Voici l’explication du phénomène. Ces couleurs des trois vertus théologales avaient été adoptées, sous la restauration, par les patriotes italiens comme le futur drapeau de cette Italie affranchie et unifiée qu’ils s’obstinaient à rêver dans les durs loisirs de l’exil et de la prison ; ce sont les bandes de l’enseigne sur laquelle Victor-Emmanuel a mis depuis lors la croix de Savoie[17]. Avertie de cette coïncidence, l’autorité se crut tenue d’aviser. Les libéraux étaient toujours à l’affût des occasions ; leur en faudrait-il davantage pour agiter l’opinion ? Les allusions n’allaient-elles pas se multiplier, en vers, en prose, sous toutes les formes, si élégantes et si détournées qu’il serait impossible de sévir ? On aurait l’impertinence d’enrôler Dante, sur la couleur de sa robe, parmi les carbonari, de s’en faire un ancêtre et un précurseur. C’était un scandale qu’il convenait d’éviter ; il suffisait de quelques coups de pinceau donnés à propos. Marini reçut des ordres ; il fit disparaître ces teintes dont le rapprochement, sur une fresque vieille de cinq siècles, mettait en danger la sûreté de l’état[18]. On lui a vivement reproché d’avoir ainsi sciemment altéré une œuvre qu’il était fondé à croire de la main même de Giotto ; mais la faute n’en est pas à lui ; le malheureux pouvait se compromettre en refusant d’obéir. C’est au gouvernement d’alors qu’il faut imputer cette injure infligée à l’un des plus vénérables monumens de l’art florentin.

Cette découverte avait ramené l’attention sur ce vieil édifice, qui menaçait ruine. La restauration en fut décidée et commencée en 1857 ; mais ce fut après la révolution que l’on conçut la pensée d’y établir un musée toscan. Les gros travaux furent terminés en 1867 ; mais aujourd’hui même on ne peut dire que l’arrangement des galeries soit achevé. Point de catalogue ; les monumens sont souvent déplacés, à mesure qu’il en arrive de nouveaux. Ce qui fait le principal intérêt de la collection, ce sont les merveilles de la sculpture florentine ; mais l’art industriel y est aussi représenté par un choix riche et varié d’objets de luxe et d’ameublement, d’armes, de monnaies, de sceaux, de bijoux, de vases, d’ivoires, de vitraux, qui portent tous, à leur manière, l’empreinte du grand goût toscan. Quoique la peinture soit ailleurs, aux Offices, à Pitti, à l’Académie, il y en a pourtant là de curieux échantillons. C’est donc bien, dans toute la force du mot, un musée national, c’est-à-dire un musée où le génie même de la Florence d’autrefois vit et respire dans les œuvres les plus célèbres de ses artistes comme dans les moindres ouvrages sortis des mains de ses artisans. Nulle part on ne peut se faire une idée plus juste et plus vive des qualités qui ont fait la gloire et l’originalité de cette Athènes de l’Italie.

Nous ne pouvons entreprendre de décrire ici, l’une après l’autre, les salles où ces trésors ont pris place un peu au hasard, dans leur ordre d’entrée ; mais l’occasion est bonne, ce semble, pour essayer de définir l’impression que laisse une étude attentive de ce musée. Avec la sculpture grecque, la sculpture florentine est ce que l’art de la statuaire a produit de plus noble et de plus exquis. Par quels traits, par quelles dissemblances d’esprit et de procédés ces deux sœurs diffèrent-elles l’une de l’autre ? C’est ce que l’on sent mieux ici que partout ailleurs, c’est ce que nous tenterons d’indiquer, malgré la difficulté de la tâche qui s’impose ainsi à nos réflexions.


III

Lorsque la Grèce, après avoir déjà créé la poésie épique et la poésie lyrique, sentit s’éveiller dans son âme le génie des arts, ce qui la frappa tout d’abord et ce qu’elle s’efforça de rendre par la peinture et par la statuaire, ce fut l’ensemble de la forme nue, telle que l’offraient sans cesse aux regards les jeux de la palestre et toutes les habitudes de la vie antique. Le visage ne fut pour elle qu’une portion de cet ensemble, et, dans un certain sens, ce n’en fut pas la plus importante. Sans doute, par les narines, par la bouche, par les yeux, par la mobilité des muscles de la face que colore ou que décolore l’afflux ou la fuite du sang, c’est le visage qui manifeste le plus vite et le plus clairement les divers états de l’âme ; mais il n’est pas seul à parler. Le corps, lorsqu’aucun voile ne le dérobe à la vue, a aussi son langage, il a son expression ; sous le vêtement, celle-ci s’efface et disparaît ; l’artiste est alors entraîné à la concentrer tout entière dans les traits du visage. C’est à quoi l’artiste grec n’a jamais songé, ou n’a songé que bien plus tard ; dès la première heure, il a contemplé avec amour la forme vivante, dans sa nudité, dans son jeu libre et harmonieux, dans la sincérité du mouvement spontané, il l’a conçue comme un tout indivisible, unité naturelle où l’art qui l’imite ne doit pas rompre la cohésion et l’équilibre des parties.

Ce que le sculpteur grec sut donc rendre le plus vite, ce fut le caractère et le mouvement général de la figure. L’expression du visage est bien plus complexe, plus délicate, plus difficile à saisir ; pour la modifier profondément, il suffit d’introduire dans le modelé quelques changemens si légers que la mesure en échappe à une main et à un œil encore dépourvus d’expérience. Un coup de ciseau en plus ou en moins, et la physionomie, de gaie et de riante qu’elle était, peut devenir triste ou même farouche. Avec grande raison, l’art grec commença par le plus facile ; il s’étudia d’abord à reproduire les masses, les proportions, les attitudes diverses du corps, avant de se risquer à tenter d’animer le visage, de faire, deviner, de faire voir l’âme dans l’écartement des lèvres et dans le creusement de l’œil, dans un pincement des narines et dans un pli du front.

Ainsi s’explique ce que l’on appelle d’un terme très inexact le sourire des statues archaïques. Dans les marbres d’Égine, par exemple, il y a un contraste très marqué entre l’exécution des corps et celle des têtes. Les figures de ces combattans qui se disputent un cadavre sont groupées dans des attitudes variées, hardies, quelques-unes même violentes ; or le nu y est traité avec une habileté, avec une vérité surprenantes, tandis que le visage y reste empreint d’une placidité inaltérable. La face semble étrangère aux passions qui ont bandé comme un ressort les muscles de tous ces combattans, qui projettent en avant, dans l’effort de la lutte, toutes ces jambes tendues, tous ces bras armés, ou qui raidissent, dans les convulsions de l’agonie, ces membres défaillans.

Ce contraste est-il l’effet d’un parti pris, comme on l’a dit souvent ? On a pu prétendre, avec quelque vraisemblance, qu’en immobilisant cette espèce de sourire sur les lèvres d’un dieu, de l’Apollon de Ténée ou de l’Apollon de bronze que nous avons au Louvre, les Grecs avaient voulu exprimer l’idée du bonheur et du calme divin ; mais cette explication peut-elle s’appliquer à des hommes engagés dans un combat meurtrier, à des personnages dont la chair palpite de toutes les chaleurs de la mêlée et de toutes les angoisses de la mort ? Non certes ; on n’y saurait songer. Ce n’est pas par calcul, c’est par impuissance que les sculpteurs des frontons d’Égine n’ont pas gravé sur les physionomies de ces combattans la colère et la souffrance. Une ou deux figures du fronton oriental, d’un travail déjà plus avancé, indiquent et annoncent le progrès qu’il reste à accomplir ; elles montrent que l’on n’en est pas loin. Avec la génération suivante, avec Polyclète et Phidias, la statuaire grecque allait triompher de cette dernière difficulté ; dans des œuvres qui resteront d’éternels modèles, toute une illustre suite de maîtres allait établir un accord qui ne serait plus troublé entre l’expression du corps, si l’on peut ainsi parler, et celle du visage, saisie jusque dans ses nuances les plus délicates et les plus fines.

En suivant cette marche, les artistes grecs ont été conduits à chercher les caractères généraux bien plus que le caractère individuel. En effet, c’est surtout par les traits du visage, par la physionomie, que les hommes se distinguent et diffèrent l’un de l’autre. La forme du corps est un élément moins variable. Les principales différences qu’elle comporte se laissent mieux prévoir et définir ; ce sont celles qui résultent du sexe, de l’âge, de la santé, du régime, des habitudes professionnelles. Prenez deux hommes placés dans des conditions à peu près identiques et laissez de côté, ne regardez pas la tête ; vous serez plus frappé des ressemblances que des différences. Ce que les Grecs ont donc commencé par étudier, c’est ce qu’il y a en nous de moins particulier et de plus constant ; c’est ainsi qu’ils sont arrivés à rendre le nu expressif, c’est-à-dire qu’ils ont donné un sens et une valeur à chacun des principaux caractères que présente au regard, dans des conditions définies, la forme nue. Le corps d’une Aphrodite ne sera pas celui d’une Héra ou d’une Artémis ; celui d’un Jupiter différera de celui d’un Apollon, d’un Hermès ou d’un Bacchus. Retrouvé sans aucun attribut, même sans la tête, tel torse pourra être rapporté en toute sûreté à telle ou telle divinité ; pour peu que l’on ait de pratique, on y reconnaîtra sans hésiter tel état, telle manière d’être de la forme féminine ou masculine dont le génie grec a fait un des types de cette humanité idéale qu’il a douée d’une vie éternelle.

Les sculpteurs florentins de la renaissance auraient été très capables d’atteindre ce même résultat ; ils se sont montrés aussi touchés, aussi épris de la beauté, aussi richement doués. Mais les circonstances ne les provoquaient pas à une étude aussi profonde du nu, ne leur permettaient pas d’en faire un aussi fréquent emploi. La société où ils vivaient portait des vêtemens amples et longs ; on n’y connaissait rien de semblable aux exercices du gymnase, à la nudité des athlètes. Pour dessiner d’après le nu, il fallait faire poser le modèle ou bien, comme Michel-Ange à l’hôpital de San Spirito, disséquer le cadavre. De plus, tous les sujets qu’eut à traiter la sculpture florentine, au moins dans toute la première période de son essor, étaient des sujets empruntés à l’histoire juive et chrétienne, à l’ancien et au Nouveau-Testament. Ce fut seulement vers le temps de Laurent le Magnifique qu’avec les Marsile Ficin et les Ange Politien la mythologie païenne devint à la mode, et appela l’imitation des types de l’art antique et l’emploi de la nudité héroïque. On sait d’ailleurs quelle résistance opposa à cette mode nouvelle l’esprit religieux, dont Savonarole fut le plus illustre représentant. Dans des œuvres comme le tabernacle d’Orcagna à San Michèle in Oro ou les portes du baptistère, dans celles que Lucca della Robbia répandit dans toutes les églises de la Toscane, Je nu n’a pas de place marquée ; il ne peut s’y glisser que comme à la dérobée, quand le caractère particulier de telle ou telle scène fournit à l’artiste une occasion qu’il s’empresse de saisir[19].

Le sculpteur florentin chercha donc d’autres moyens pour rendre la sculpture intéressante, pour faire goûter un art qui, par lui-même, en comparaison de la peinture, peut sembler pauvre. Tantôt, comme Ghiberti, il demanda l’effet à l’emploi de moyens qui semblent plus appropriés à la peinture qu’à la sculpture, je veux dire la multiplicité des plans, la perspective introduite dans le bas-relief, le paysage même qui y prend de l’importance ; tantôt, comme Orcagna, Donatello et les principaux de leurs émules, il entreprit de donner aux draperies, au geste, surtout à la tête, une expression plus marquée que celle dont se contentait d’ordinaire le sculpteur antique. Ce qu’il voulut rendre, ce ne furent pas seulement les caractères permanens et généraux des différentes variétés de la personne humaine, ceux que l’observation dégage, par abstraction, de l’indéfinie et confuse variété des êtres, ce fut encore le caractère individuel, ce qui distingue un homme de tous ses semblables ; parfois même ce fut le sentiment passager, la passion du moment, ce fut l’individu saisi non plus dans son habitude constante, mais dans l’émotion rapide et violente de l’accident qui semble le transformer[20].

Cette disposition, qui s’accuse ici dès la première heure, est favorisée par l’obligation imposée au sculpteur de vêtir ses figures. Une physionomie trop spirituelle ou trop agitée ne va pas à une figure nue. Sans que nous sachions bien pourquoi, il y a là un contraste qui nous choque. Un visage que l’esprit rend trop mobile ou que la passion bouleverse s’accorde mal avec cette persistance de la forme et de la couleur qui se maintient dans les masses musculaires, tant que l’émotion n’atteint pas à la souffrance maladive, ne provoque pas la contraction nerveuse. Là où le vêtement cache cette permanence du corps, cette apparente insensibilité, on peut accuser davantage l’expression de la physionomie, la rendre plus intense. C’est ce que fut conduit à faire l’art florentin. Par cette voie encore, la sculpture se rapprocha ici de la peinture et de ses conditions spéciales, comme elle l’avait fait, d’une autre manière, avec Ghiberti et les profondeurs de ses bas-reliefs, peuplées de nombreux personnages. En ce sens aussi, nous pouvons dire que les Florentins ont fait de la sculpture pittoresque.

De cette attention et de cette importance toute particulière ainsi prêtées à l’expression et aux traits du visage, il est résulté que les Florentins ont commencé par où les Grecs ont fini, par le portrait. Si loin que l’on remonte dans l’histoire de la sculpture toscane, on ne trouve pas un temps où les Florentins aient tendu, comme les Grecs, vers ce que la critique d’art pourrait appeler, elle aussi, les universaux ; ils n’ont point débuté par chercher à saisir les caractères généraux de la forme pour les fixer dans des types qui soient supérieurs à la réalité d’où les tire l’observation. Ce qui a tout d’abord attiré et séduit les Toscans, c’est la vérité particulière ; ils l’ont étudiée et poursuivie dans le portrait, dans l’image du personnage contemporain qui venait, en chair et en os, poser devant eux, dans l’image du personnage historique ou légendaire qu’ils étaient amenés à représenter, lorsqu’ils avaient à décorer des tombes ou des palais, des cloîtres ou des églises.

Le Musée national renferme, dans les salles du second étage, nombre de beaux portraits du XVe siècle, en marbre, en bronze, en terre cuite ; il suffira de citer le Pierre de Medicis de Nino da Fiesole, le Marino Socino du Vecchietta, un Galeas Marie Sforza, d’un maître inconnu, enfin deux bustes attribués à Antonio Pollaiuolo. L’un d’eux représente un homme d’un âge mûr, dont les longs cheveux, tombant jusque sur les sourcils, encadrent merveilleusement un visage énergique et pensif. On voudrait savoir le nom de ce personnage, tant est vif et ineffaçable le souvenir qu’il laisse dans l’esprit ! On n’admet pas volontiers que, même dans un siècle si riche en beaux génies, il n’ait pas marqué comme politique ou comme artiste, soit par la prudence avisée dans le conseil, soit par la profondeur de l’inspiration et l’originalité de la pensée.

Cette tradition se continua dans le siècle suivant ; elle y est représentée, pour cette époque, par des bustes dont aucun ne vaut, il est vrai, le chef-d’œuvre du Pollaiuolo, mais qui ont encore une singulière fermeté. En ce genre, on remarquera le portrait d’un farouche condottiere, Jean de Médicis, dit Jean des bandes noires ou le Grand diable ; on s’arrêtera devant celui du duc Côme Ier, qui est de Benvenuto Cellini. Cette dernière effîgie nous offre des traits intelligens et durs, on peut même dire sinistres, qui s’accordent bien avec ce que l’histoire nous apprend du règne de ce méchant homme, grand amateur d’antiques, grand protecteur dés arts[21]. On ne cherche pas avec moins de curiosité l’âme et l’esprit de Machiavel dans un buste anonyme où l’on a cru reconnaître l’illustre écrivain. Cette attribution est contestée. L’ouvrage n’en reste pas moins intéressant ; l’exécution en est excellente. La physionomie, grave et méditative, sied, bien au personnage. C’est à peu près ainsi que nous sommes disposés à nous représenter l’auteur du Prince, des Discours sur Tite-Live et de l’Histoire de Florence.

Les Florentins ne se sont pas contentés d’exceller dans le portrait proprement dit ; ils en ont introduit le goût et le style dans la sculpture religieuse. Là encore ils se sont moins préoccupés de la beauté que de la vérité historique, telle que la leur donnaient les textes sacrés qu’ils étaient chargés de mettre en œuvre. Un exemple, choisi entre plusieurs, éclaircira notre pensée.

Regardez et comparez les deux saint Jean-Baptiste de Donatello qui se trouvent au musée, placés l’un près de l’autre dans la même salle. L’un est une statue, propriété de l’état, tandis que l’autre, un merveilleux bas-relief, appartient au comte Rosselmini Gualandi. Dans le bas-relief, saint Jean est à peine un adolescent, c’est encore presque un enfant, mais c’est un enfant prédestiné. Tout le caractère est dans la tête, à laquelle la bouche, largement ouverte, donne une expression très particulière. On y lit l’enthousiasme et l’extase ; un cri prophétique semble s’échapper de ces lèvres écartées et frémissantes. C’est bien le Précurseur, celui qui, dans l’ombre même du sein maternel, avait déjà tressailli de joie en sentant venir la vierge qui allait enfanter le sauveur d’Israël. Quant au corps, qui est traité avec une délicatesse exquise, il a toute la gracilité de l’enfance finissante, mais rien de plus, — ou plutôt rien de moins. Pas de maigreur exagérée, exceptionnelle ; rien qui ne convienne, d’une manière générale, à l’âge du sujet. C’est que le saint ne s’est pas encore retiré au désert, qu’il n’y a point commencé sa mission, que son corps n’a point encore été usé et comme dévoré par la chaleur, par la faim, par la soif, par la haine du mal et le zèle de la maison du Seigneur ; Jean n’a encore ni jeûné ni prêché. La statue, c’est au contraire l’homme fait, celui que son rôle providentiel et tragique a mis à part entre tous les envoyés de Dieu. Donatello a-t-il donc eu une vision ? A-t-il vu le fils d’Elisabeth sortir du milieu des roseaux qui bordent ce Jourdain où les foules venaient chercher le baptême de repentance ? A-t-il vu se dresser sur la grève du fleuve l’ardent ascète dont le court apostolat devait aboutir si vite au cachot et au glaive d’Hérode ? Non certes ; mais il a médité ce verset de saint Marc : « Jean était vêtu de poil de chameau, il avait une ceinture de cuir autour de ses reins, et vivait de sauterelles et de miel sauvage. » C’est le texte sacré qui a fourni au sculpteur comme l’esquisse de la figure devant laquelle nous avons cru devoir nous arrêter. Ce personnage, ce n’est point le type abstrait de l’inspiré ; il ne ressemble à aucun autre des voyans et des saints de l’ancienne ou de la nouvelle alliance. C’est Jean-Baptiste, c’est lui tout entier et nul autre que lui ; c’est Jean dans l’heure la plus brillante de sa rapide carrière, entre l’obscurité de sa pieuse enfance et les langueurs d’une longue prison. La tête, le corps, tout est amaigri, tout est exténué par le jeûne ; les rides du front se sont creusées, les yeux se sont agrandis, le nez s’est effilé et pincé aux narines, les joues se sont enfoncées et les lèvres amincies. Partout, sur le torse, sur les membres, la chair manque ; les os, les tendons, les veines font saillie sous la peau. Il n’est pas jusqu’à la draperie qui ne soit d’une exactitude rigoureuse et ne concoure à l’effet ; la grossière étoffe en poil de chameau, indiquée par des touches hardies et rudes, fait ressortir le soin et le poli du travail des parties nues. Enfin le mouvement même de la figure est des mieux trouvés ; le haut du corps se porte légèrement en arrière, comme pour ressaisir son équilibre, mal assuré par des jambes qui fléchissent et des genoux qui tremblent.

Ce même esprit, vous le trouveriez, dès le début de l’école, dans le Christ en croix de Brunelleschi, qui se conserve à Santa Maria Novella. Amaigri déjà par les souffrances de ses derniers jours, le corps du Christ a été comme étiré, comme allongé par l’effort qu’ont fait les bourreaux pour le clouer sur le bois infâme. Sur les membres tendus, les muscles ressortent comme des cordes. Douloureuse et navrée, la tête est encadrée de longs cheveux pendans ; on y sent toutes les angoisses de l’agonie. De la Passion, l’artiste n’a senti que le côté humain, que la réalité cruelle ; mais son émotion a été profonde et sincère. En face de cet ouvrage, Donatello, qui, tout jeune encore, venait de s’essayer sur le même thème, s’écria, selon Vasari : « Brunelleschi sait faire un Christ, moi je n’ai fait qu’un paysan ! » c’est-à-dire je n’ai su qu’exécuter une étude de nu, sans distinction et sans caractère[22]. D’ailleurs, n’en déplaise à Donatello, le Christ de Brunelleschi n’est pas le sauveur des hommes qui meurt en sachant ressusciter le troisième jour ; c’est un crucifié dans le paroxysme de la souffrance suprême, c’est un merveilleux portrait de supplicié, que l’on ne peut contempler sans un frisson de terreur et de pitié.

Voulez-vous un dernier exemple ? Retournez voir au Bargello le David d’André Verocchio, le maître de Léonard. Le corps du jeune héros est caché sous l’armure ; mais sa taille svelte et ses bras grêles trahissent l’adolescent en travail de croissance. Le glaive semble bien lourd pour sa main ; l’effort que l’enfant a dû faire pour le lever et pour trancher le col du géant se lit encore dans les veines gonflées du bras. Posée à terre, l’énorme tête de Goliath fait encore mieux ressortir l’âge tendre et la faiblesse apparente du vainqueur. Age, circonstances, costume, tout est indiqué avec une précision minutieuse. C’est encore ainsi que Donatello, dans son charmant David en bronze du Musée national, a coiffé sa statue d’un chapeau de berger, qu’entoure une couronne de feuillage. L’importance attribuée à ce détail, dans une figure d’ailleurs complètement nue, a bien quelque chose de bizarre, mais c’est qu’avant tout le sculpteur tenait à déterminer avec une clarté parfaite le sens et le nom de sa figure, à ne point laisser au spectateur même un instant d’hésitation.

Ainsi comprise, la sculpture religieuse et historique se rapproche singulièrement du portrait. Nous n’y voyons qu’une seule différence ; dans le portrait proprement dit, l’artiste étudie son modèle avec les yeux du corps ; au contraire lorsqu’il s’agit du Christ, de saint Jean ou de David, c’est devant les yeux de l’esprit que pose le modèle. La méthode est d’ailleurs la même, l’effort est le même pour isoler et définir un personnage, pour le séparer de la multitude des êtres qui ont été appelés à la vie par le souffle de Dieu ou par l’imagination de l’homme, rivale du Créateur.

De tous les sculpteurs florentins, Michel-Ange est le seul qui n’ait pas laissé de portraits. Il n’en a pas fait quand il avait à représenter des personnages contemporains, tels que Laurent et Julien de Médicis ; à plus forte raison s’est-il élevé au-dessus du portrait lorsqu’il se mesurait avec les souvenirs de l’histoire juive et chrétienne. C’est que, tout en achevant, tout en couronnant l’école florentine, il la dépasse de toute la hauteur de son prodigieux génie. Il est bien le descendant et l’héritier des Brunelleschi, des Ghiberti, des Verocchio, de ce Donatello qu’il admirait avec tant d’effusion ; mais il Test aussi de ces sculpteurs antiques dont il étudiait les œuvres, tout jeune encore, dans ce jardin, voisin du couvent de Saint-Marc, où Laurent le Magnifique avait ouvert ce que l’on a si bien appelé la première école des beaux-arts[23]. Avant tout il est lui-même, c’est-à-dire l’imagination la plus riche et la plus forte que la renaissance ait produite. Il est bien Florentin par les emprunts qu’il fait à la peinture, par les effets d’ombre et de lumière qu’il cherche et qu’il trouve avec une si surprenante hardiesse ; ses marbres n’ont pas seulement la forme, ils ont encore, dans une certaine mesure, la couleur. Michel-Ange est moderne entre tous par ce qu’il a mis dans ses œuvres d’idées et de passion, par le sentiment tout personnel dont elles sont empreintes ; en même temps il est antique par l’élévation de son génie. Jamais il ne se contente de copier la réalité, mais il s’en inspire tout ensemble avec une science profonde et une liberté souveraine, pour enfanter des êtres plus grands, plus forts et plus beaux que ceux qui lui servent de modèles. Comme les anciens, il crée des types ; mais ces types ont un tout autre accent que ceux de l’art grec : la vie s’y développe avec moins de calme et d’harmonie, avec une agitation plus tumultueuse, le mouvement y a quelque chose de violent et presque de tragique. On y sent palpiter toutes les douleurs des deuils inconsolables, des séparations sans espoir, du patriotisme affligé et humilié, des rivalités ardentes, de l’effort qui n’est jamais satisfait par le résultat obtenu. Sa sculpture est triste, quoi qu’elle représente ; elle est triste, même quand elle figure ce qui est le charme et la lumière du monde, la jeunesse et la grâce virginale de la beauté féminine, comme dans l’Aurore du tombeau de Laurent de Médicis. Au contraire, ce qui caractérise la sculpture grecque, c’est une sorte d’optimisme et de joie intérieure, qui persiste alors même que le marbre nous offre le spectacle de la souffrance et de la mort, comme dans l’Amazone blessée ou les Niobides ; c’est une majestueuse sérénité.

Le Musée national possède de Michel-Ange plusieurs ouvrages intéressans, que l’on ne saurait passer sous silence dans l’histoire de sa vie. Le masque de satyre que le jeune homme a, dit-on, modelé à quinze ans, sous les yeux mêmes de Laurent de Médicis, pique la curiosité, surtout par l’anecdote qui s’y rattache[24]. Une esquisse en marbre, d’une Vierge avec l’enfant, est une fort belle chose. Tout inachevé qu’il soit, le buste de Brutus, avec ses traits hautains et farouches, frappe les yeux et se grave dans la mémoire. C’est un groupe d’un mouvement superbe que ce Vainqueur terrassant un prisonnier ; comme les deux Captifs du Louvre, il était destiné au tombeau de Jules II. L’Adonis et le Bacchus, œuvres de la jeunesse du maître, appartiennent au temps où il étudiait l’antique avec le plus de passion et où il s’exerçait sur les thèmes que lui fournissaient la poésie et l’art des anciens ; de toutes ses statues, le Bacchus est peut-être celle qui eût le moins surpris un sculpteur grec, celle où le sculpteur florentin s’est tenu le plus près de ces modèles que lui offrait cette première collection des Médicis, formée par Côme et par Laurent, qui fut si follement pillée et dispersée en 1494, après l’expulsion de Pierre II ; mais déjà, par elle-même, cette statue suffisait à montrer que jamais Michel-Ange ne serait capable de se renfermer dans un cadre tracé d’avance, que jamais il ne saurait se restreindre au rôle de disciple et d’imitateur. Le mouvement de cette figure est moins contourné et plus calme, la forme en est plus pure et plus sobre que dans aucune autre figure du maître ; mais le caractère particulier du dieu, mais le rôle spécial qu’il joue dans le panthéon grec sont accusés ici par des traits plus marqués que dans la statuaire grecque. Ainsi, à côté de Bacchus, et à demi caché par lui, un Faune enfant porte en avant sa tête rieuse, tendue vers une grappe de raisin où il mord à belles dents. C’est l’instinct dans toute sa naïveté, l’appétit qui se satisfait. Le dieu reste au contraire noble et fier, jusque dans l’ivresse qui commence. Celle-ci, on la devine dans le geste du bras droit qui soulève la coupe pleine et dans tout le mouvement du corps qui semble chanceler, mais sans laisser craindre la chute, tant il reste souple et ferme, tant on y sent de jeune sève et de force en réserve ! Quant au visage, l’expression n’en va pas jusqu’à l’égarement ; mais c’est déjà l’extase et le rêve.

L’Adonis est aussi, comme nous dirions, une étude d’après l’antique ; mais il est postérieur de quelques années au Bacchus, et déjà l’originalité de Michel-Ange et sa manière propre s’y accusent davantage, soit dans les lignes un peu tourmentées de la composition, soit dans le caractère général des formes. Celui du visage, comme le remarque M. Guillaume, mérite une très grande attention ; il nous montre, arrivé à sa complète détermination, le type de tête que Michel-Ange reproduira toute sa vie. Par les traits et l’arrangement de la chevelure, c’est celui que nous offre, plus arrêté et plus frappant encore, la statue où l’on croit reconnaître Julien de Médicis, duc de Nemours. Une autre figure que possède aussi le musée, c’est l’Apollino, ou l’Apollon occupé à remettre une flèche au carquois, que le sculpteur exécute, après la rentrée des Médicis, pour Baccio Valori y celui-ci avait contribué à faire amnistier Buonarotti, proscrit pour la part qu’il avait prise à la révolte et à la défense de Florence. Dans cette œuvre robuste et fière, qui n’est pas sans analogie avec les figures d’esclaves ébauchées pour le tombeau de Jules II, Michel-Ange, qui a dépassé alors le milieu de sa carrière, se montre encore plus indépendant à l’égard de la tradition classique. Dès cette époque, il est tout entier dans le moindre morceau de marbre que son ciseau a touché ou même effleuré ; l’ébauche même la moins avancée crie son nom aussi haut que si elle était, en toutes lettres, signée de sa main.

Le Musée national, on le voit, est riche en ouvrages authentiques de Michel-Ange ; cependant, à s’y renfermer, on risquerait de ne pas apprécier toute la puissance et l’originalité de ce terrible génie, de ne pas en mesurer toute la grandeur. Pour bien connaître Michel-Ange, il faut, à Florence même, s’être assis pendant de longues heures dans la nouvelle sacristie de Saint-Laurent, entre les tombes des Médicis et le beau groupe de la Vierge à l’enfant ; il faut avoir étudié, à Rome, la voûte de la chapelle Sixtine ; il faut avoir contemplé face à face au fond de l’église déserte de Saint-Pierre-aux-Liens le Moïse, étrange et colossal, débris surhumain d’une œuvre impossible. Pour ma part, jamais je n’éprouvai pareille impression. Ce n’est pas cette joie vive et pure que l’on ressent lorsqu’on se trouve pour la première fois devant les restes divins du Parthénon ; c’est du trouble, de l’étonnement, presque de l’effroi. Involontairement, on s’arrête à quelques pas, on n’ose approcher ; on ne croit pas voir une œuvre d’art, une image de pierre, mais une évocation, une apparition. N’en doutez pas, c’est Moïse lui-même, c’est le sublime vieillard qui tout à l’heure, sur le sommet du Sinaï, était entouré de tonnerres et d’éclairs, qui parlait bouche à bouche avec Dieu, « comme un homme parle avec son intime ami[25]. »

Le Musée national donne donc une idée moins complète de Michel-Ange que de ses prédécesseurs florentins ; mais, tel qu’il est, il demeure encore singulièrement intéressant pour l’historien de l’art et pour l’artiste. Nulle part le génie propre de la sculpture florentine ne s’explique mieux, par un plus grand nombre d’exemples à la fois variés et concordans ; nulle part on n’en goûte mieux l’exquise et fine saveur. Quel progrès sur le siècle dernier, sur le temps où Florence n’avait pas d’autre musée que les Offices, et où De Brosses, ne trouvait aux Offices que deux statues modernes, le Bacchus de Michel-Ange et celui de Sansovino[26] ! Combien de peine il aurait fallu alors se donner pour voir, les uns après les autres, tous les ouvrages que réunit aujourd’hui le palais du podestat, comme il aurait fallu courir Florence et les environs, visiter les églises et les couvens, fouiller les sacristies et les magasins des fabriques, pénétrer dans tous les palais et toutes les villas du prince et des nobles, de Pistole à Fiesole et au Pratolino, d’Empoli à Vallombreuse ! Encore plus d’un morceau précieux aurait-il, selon toute apparence, échappé à ces recherches.

Depuis que la sculpture florentine a été remise en honneur par la fondation d’un musée où les œuvres principales en ont été recueillies et rapprochées, elle a exercé sur notre école française de sculpture, si riche en talens distingués, une influence que l’on ne saurait méconnaître. Il est dangereux de vouloir imiter Michel-Ange, dont l’art est le plus personnel qui soit au monde ; pour retrouver son style, il faudrait avoir, avec sa science prodigieuse, son âme orageuse et profonde. Michel-Ange a porté malheur à tous ses imitateurs du XVIe siècle ; leurs œuvres ambitieuses et tourmentées, qui visent au grand et ne l’atteignent pas, forment la partie ennuyeuse du Musée national ; il suffit de citer les noms de Baccio Bandinelli, de Vincenzio Danti et de Vincenzio Rossi. Seul, Jean Bologna, dont le Mercure est vraiment une belle chose, s’est souvent inspiré avec bonheur de l’esprit du maître. Chez nous, tout récemment, la même ambition a été plutôt funeste à un artiste très heureusement doué, Carpeaux ; il aurait gagné, sinon au point de vue des succès d’un jour, tout au moins en renommée durable, à ne point prétendre, comme on dit, faire du Michel-Ange. De Ghiberti à Donatello, les autres Florentins se prêtent mieux à servir de maîtres et de modèles. Ils ne transfigurent et n’agrandissent pas la nature, comme l’ose Michel-Ange, mais ils l’étudient et l’interprètent avec une merveilleuse intelligence ; ils peuvent enseigner ainsi à en pénétrer tous les secrets, à saisir et à rendre ces traits et ces accens qui donnent à chaque variété de la forme son sens et sa valeur propres, à chaque exemplaire du corps et du visage humain son originalité vivante, son expression particulière et unique. En un mot, ils apprennent à rechercher surtout ce que l’on appelle le caractère.

Or ce qui nous frappe chez quelques-uns des plus jeunes et des plus célèbres parmi les sculpteurs contemporains, c’est justement cette préoccupation et cet effort. Nous pourrions alléguer bien des noms ; mais, pour expliquer notre pensée, ce sera bien assez d’en rappeler deux, qui sont déjà populaires, ceux de MM. Dubois et Mercié. Tout rare que soit leur talent, ces artistes éminens sont « nés trop tard, dans un siècle trop vieux, » comme dit le poète, pour avoir la prétention de ne relever que d’eux-mêmes, de ne se rattacher à personne ; aujourd’hui quiconque écrit, peint, sculpte ou bâtit recommence nécessairement à sa manière et dans la langue de son temps quelque chose qui a été tenté et fait avant lui ; il a quelque attache, dans le passé. Nous ne croyons donc pas faire injure à MM. Dubois et Mercié, ni à aucun de leurs émules, en affirmant qu’ils se sont inspirés des traditions et des exemples de la sculpture florentine. Sans doute ils n’ont pas cessé d’être de leur pays et de leur siècle, d’en traduire avec fidélité et parfois avec un singulier éclat les sentimens et les pensées ; il n’en est pas moins vrai que telle de leurs œuvres, le Chanteur florentin et le Saint Jean-Baptiste, le David vainqueur de Goliath, ne surprendraient personne si demain on les exposait à Florence, dans une des salles du Musée national, avec cette inscription : Auteur inconnu, XVe siècle ou commencement du XVIe. D’autres de leurs ouvrages, peut-être encore supérieurs, auront, de par leur sujet même, un caractère plus moderne, plus actuel ; ainsi les Figures du tombeau de Lamoricière et le Gloria victis ; mais là encore l’œil des gens du métier reconnaîtra ce même cachet de style et de facture.

Est-ce là, dans notre pensée, un blâme et un reproche ? Non certes. Notre temps a trop fait de critique et d’histoire, il sait trop pour que le poète ou l’artiste puisse prétendre aujourd’hui, sans quelque fatuité, à l’honneur d’être tout à fait naïf. De nos jours, qu’on se le dissimule ou qu’on l’avoue à soi-même et aux autres, on ne pourra se défendre de nourrir quelque secrète préférence pour un des grands modèles, pour un des grands styles du passé, et, parfois sans même en avoir conscience, on tendra sans cesse à s’en rapprocher. Dans ces conditions, un homme de notre temps n’est-il pas entraîné plus naturellement à s’inspirer des exemples et de l’esprit de la renaissance qu’à tenter de remonter jusqu’au monde antique ? Sans doute nous différons à plus d’un titre des générations qui ont vu finir le moyen âge et commencer l’âge moderne ; notre vie est plus laborieuse et plus compliquée, notre science est plus étendue, notre amour de l’art est moins vif et moins sincère ; à tout prendre, il y a pourtant, par la religion et les idées, par les besoins, les mœurs et le costume, il y a plus de rapports, plus de traits communs entre nous et un Italien du XVe ou du XVIe siècle qu’entre nous et un Grec d’autrefois. La Florence de Ghiberti, de Donatello et de Michel-Ange, celle que nous avons été admirer et goûter au Musée national, est moins loin de Paris que l’Athènes de Phidias et de Praxitèle.


GEORGE PERROT.

  1. « Le sonore profonde oscillazioni del bronzo percosso, piovendo dell’ alto sulla turba, vibravano in ogni cuore… Quel suono non pareva se non la voce della patria stessa che chiamava i suoi figli ad implorare ajuto. (Massimo d’Azoglio dans son roman de Nicolo de’ Lappi.)
  2. La longueur exacte est de 600 et quelques mètres.
  3. La fraude est aujourd’hui facilitée aux faussaires par l’étude des recueils scientifiques qui leur fournissent des inscriptions et des types grâce auxquels ils évitent plus aisément ces erreurs grossières qui les trahissaient autrefois. Nous nous contenterons de rappeler ces monnaies des rois parthes et sassanides que plusieurs collectionneurs ont achetées sans défiance à Tauris, et ces prétendues poteries moabites auxquelles se sont laissé tromper les conservateurs d’un grand musée européen, celui de Berlin ; mais ne voilà-t-il pas qu’il nous arrive de Diarbekir de faux monumens assyriens ! La fraude a été reconnue et signalée par le savant dont un des livres avait été mis à profit, non sans adresse, pour la fabrication des inscriptions cunéiformes dont ils sont ornés, par M. F. Lenormant.
  4. Voir la Revue du 1er et du 15 décembre 1877.
  5. Il y a eu, dans les premiers temps qui ont suivi la fondation du musée, des années où le Science and Art department a dépensé pour South-Kensington de quatre à cinq millions de francs. Dans le budget de 1878, les seules dépenses d’entretien de South-Kensington sont évaluées à 38,922 livres (973,050 fr.) ; dans ce total ne figurent pas les 8,000 livres (200,000 francs) pour achat d’œuvres d’art que je vois portées au même budget, ni les dépenses des moulages, du catalogue, des photographies, etc.
  6. Pour se faire une idée de tout ce que contenaient de précieux les palais des grandes familles florentines, il suffit de se reporter à la description que De Brosses, dans ses Lettres familières, donne des richesses du seul palais Riccardi (Lettre du 4 octobre à M. de Quintin).
  7. On trouvera dans l’Histoire de la plastique, d’Overbeck (t. I, p. 115-119 de la deuxième édition allemande) l’indication des différens ouvrages antiques, monnaies et bas-reliefs d’Athènes, statues en marbre du musée de Naples et du jardin Boboli, dont la comparaison a permis de reconstituer le groupe perdu des vieux sculpteurs athéniens. On a là un curieux exemple des découvertes que peut faire aujourd’hui encore, sans sortir des musées, la sagacité de l’archéologue ; des fouilles ne sont donc pas toujours nécessaires pour nous faire retrouver, au moins dans des répliques, tel ou tel monument célèbre que l’on croyait ne pouvoir jamais restituer.
  8. D’après M. Aurelio Gotti, directeur actuel des musées de Florence, dont il a donné une intéressante histoire, les magasins du gouvernement renfermaient, en 1853, 281 tableaux, 20 morceaux de sculpture, 15 autres objets de diverse nature (le Gallerie di Firenze, p. 233).
  9. Citons encore la belle suite de vases grecs qui a été léguée par M. Vagnonville, non pas à l’état, mais au municipe florentin ; ils ont été déposés au Palais-Vieux.
  10. L’Adonis avait déjà figuré pendant quelque temps aux Offices, dans la salle de l’Hermaphrodite. Il en avait été retiré et avait été expédié au Poggio imperiale, sur l’avis de je ne sais quel critique qui avait déclaré que cette statue n’était pas de Michel-Ange, mais de son élève Rossi. M. Gotti, qui rapporte le fait, ne nous donne pas le nom de l’auteur de cette belle découverte.
  11. Nous empruntons ces renseignemens et plusieurs autres détails que l’on trouvera dans le cours de ce travail à l’intéressant ouvrage intitulé Walks in Florence, by Susanand Johanna Horner (2 vol. in-12, deuxième édition, Londres, 1877, Henry S. King). Les deux femmes instruites et intelligentes auxquelles on doit cette description ont vécu longtemps à Florence ; elles en connaissent toute l’histoire, tous les coins et recoins. En se résignant à la forme d’un guide, elles ont volontairement diminué l’agrément de leur livre, mais elles en ont rendu l’usage plus commode et plus sûr.
  12. Il est ainsi désigné souvent par le nom de l’habile fouilleur, auquel sont dues tant de découvertes faites dans les Marennes toscanes, et qui trouva en 1845 ce beau monument près de Chiusi.
  13. Le souvenir de ces jardins a été conservé par le nom de l’une des rues qui longent le Bargello, celle de la Vigna vecchia (la vieille vigne).
  14. Malgré l’épaisseur de ses murs, le palais du podestat fut plusieurs fois pris d’assaut par la foule et ravagé par l’incendie. Nous ne rappellerons que l’émeute qui mit fin à la tyrannie de Gautier de Brienne, en 1343, et celle des Ciompi, en 1378.
  15. C’est une roche appartenant à la formation crétacée, que l’on tire des carrières de Monte Ripaldo et de Pontesieve. On en fait aussi les larges dalles dont sont pavées les rues de Florence.
  16. La question d’authenticité a été discutée par plusieurs critiques et entre autres par le docteur Paur, dans le Jahrbuch der Deutschen Dante-Geseltschaft, 1869. Voici ce qui laisse place au doute. Dans la vie de Giotto, écrite en latin par Philippe Villani, ce portrait de Dante est indiqué comme une peinture sur panneau de bois, in tabula, exécutée pour l’autel de la chapelier mais, dans une traduction italienne, faite du vivant de l’auteur, la peinture est appelée une fresque sur le mur, Villani, s’étant aperçu d’une erreur commise, se serait-il corrigé lui-même dans la version italienne ? M. Paur penche vers cette hypothèse, qu’accepte aussi, après un attentif examen du portrait, un connaisseur aussi autorisé que M. Cavalcaselle, le dernier et le plus savant historien de la peinture italienne.
  17. Voici les vers populaires en Italie, dans lesquels, quelques années avant cette découverte, un poète expliquait le sens des trois couleurs italiennes : ils sont tirés d’une ode écrite par G. Berchet au moment où le soulèvement de Modène et des Romagnes, en 1830, avait fait concevoir aux patriotes des espérances qui ne se sont réalisées que longtemps après :
    Dall’Alpi allo stretto fratelli siam tutti !
    Sui limiti schiusi, su i troni distrutti
    Piantiamo i communi tre nostri color !
    Il verde, la speme tant’ anni pasciuta ;
    Il rosso, la gioia d’averla compiuta ;
    Il bianco, la fede fraterna d’amor.
  18. Nous empruntons cette anecdote à l’ouvrage déjà cité plus haut : Walks in Florence, dont l’un des meilleurs chapitres est consacré au Bargello ; nous ajouterons que d’autres témoignages nous ont confirmé l’exactitude de ce récit.
  19. Ainsi par exemple, dans une des portes de Ghiberti, l’Isaac agenouillé sur l’autel où son père va le frapper. On dirait que l’artiste, impatienté d’avoir toujours à cacher le corps sous la draperie, a voulu montrer ce qu’il savait faire. Le corps est parfaitement posé et modelé avec une rare sûreté. Le sculpteur a fait de même pour Adam et Eve, dont il a répété trois fois, dans sa composition, les figures nues.
  20. Voyez par exemple, au Bargello, le bas-relief où André Verocchio a représenté la mort de Selvaggia di Marco, femme de Francesco Tornabuoni. On ne peut rien voir de plus pathétique et de plus passionné.
  21. Sur le goût de ce prince pour les antiquités, sur les découvertes qui se firent pendant son règne à Arezzo et dans d’autres parties de la Toscane et qui enrichirent ses collections, on trouvera des détails curieux dans le premier chapitre de l’ouvrage de M. Aurelio Gotti.
  22. L’anecdote est racontée à la fois dans la vie de Brunelleschi et dans celle de Donatello, mais avec plus de détail et d’une manière plus pittoresque dans celle-ci. C’est la que Donatello, dans sa surprise, laisse échapper et tomber à terre les œufs qu’il apportait pour le déjeuner.
  23. L’expression est de M. Eugène Guillaume, dans l’étude intitulée : Michel-Ange sculpteur, qui fait partie du volume consacré par la Gazette des Beaux-Arts à la gloire du maître, l’année où l’Italie a fêté le quatrième centenaire de sa naissance. Dans cet essai, cet artiste éminent s’est montré critique subtil et passionné, écrivain d’une distinction rare. Personne ne lira ces pages sans y beaucoup apprendre et sans y trouver un très vif plaisir.
  24. Vasari, Vie de Michel-Ange.
  25. Exode, XXXIII, v. II.
  26. Lettre XXIV, à M. de Quintin, intitulée : Mémoire sur Florence. Le Brutus était aussi, comme dit De Brosses, « dans un coin de la galerie. »