Flamarande/19
XIX
Le comte me dit quelques jours après :
— Charles, il faut vous mettre en route et trouver une nourrice pour l’aimable héritier que l’on me destine. Faites un bon choix. Je souhaite que l’enfant ne souffre de rien, mais il faut que cette nourrice ne soit pas de la localité et n’y soit connue de personne. Payez-la très-cher et annoncez-lui qu’elle aura à m’obéir aveuglément et sans réplique.
J’hésitais ; j’avais peur, je l’avoue, des projets de mon maître. Je lui déclarai qu’avant de les mettre à exécution, je voulais les connaître.
— Soit, répondit-il ; tout cela est bien simple. Il faut que cette nourrice soit une veuve ou une fille mère, qu’elle n’ait pas de famille ou du moins pas de proche parent. Aussitôt l’enfant enregistré et baptisé, je l’envoie loin d’ici avec elle. Il faudra qu’elle vive, là où je lui commanderai de se fixer, dans le plus strict incognito. Elle changera de nom, et l’enfant sera censé lui appartenir. Elle en aura tout le soin possible et attendra mes ordres. Dites-lui que c’est une fortune à gagner sans nuire à personne et sans courir aucun risque.
— Elle ne le croira pas, monsieur le comte ; il y a du risque à se faire l’agent et le complice d’un enlèvement de mineur.
— Le risque sera pour vous et pour moi, Charles ; mais nous agirons de manière à nous en préserver.
— M. le comte veut que l’enfant vive dans de bonnes conditions de santé et qu’il ne souffre de rien ?
— Je le veux absolument. Je n’ai pas d’aversion pour un être qui n’a pas conscience du bien et du mal.
— Si j’ai bien compris M. le comte, il veut que l’enfant, en grandissant, ignore qui il est, et que personne ne puisse le lui dire.
— Vous avez compris.
— Cela est très-difficile à exécuter.
— Tout est possible avec de l’argent. Trouvez une femme honnête et malheureuse ; vous la conduirez loin, très-loin, hors de France, s’il se peut ; du moins vous voyagerez aussi longtemps que l’enfant pourra supporter le voyage. Vous l’établirez dans quelque endroit sauvage, isolé. La nourrice l’y élèvera comme s’il était son fils, ni mieux ni plus mal. Elle aura une forte récompense, si elle le mène à bien pendant trois ans. Vous la surveillerez d’ailleurs ; mais inutile de lui dire tout cela d’avance. Qu’elle vienne au jour dit, et qu’elle ne sache rien, sinon qu’il faut m’obéir, n’obéir qu’à moi ; c’est à vous de la choisir propre à l’exécution de mes desseins, c’est-à-dire libre de tout lien et prête à tout pour gagner honnêtement beaucoup d’argent.
— Et madame la comtesse, que dira-t-elle ?
— Ce qu’elle voudra. Il faut que l’enfant passe pour mort et qu’il le soit pour elle. Il mourra en nourrice. Voilà le thème.
— Et elle en mourra aussi, elle !
— Allons donc !
— Elle est déjà maternelle avec passion, monsieur le comte !
— Je ne veux pas qu’elle meure. Je la distrairai. Il y aura des larmes, je m’attends à cela ; mais ma résolution est inébranlable. Je l’ai juré en arrivant ici, sur la tombe de mon père, car nous nous entendions, lui et moi, sur un point capital, l’honneur de la famille. Pas de bâtards, pas d’enfants étrangers ! Le crime plutôt que la honte ; mais je suis sans passions. Il n’y aura pas de crime ; notre siècle s’entend mieux que les siècles passés à infliger le châtiment purement moral.
— Enlever un enfant à sa mère ! Et si elle n’est pas coupable ? si on a pris son bouquet sans qu’elle le sût ? si on est entré chez elle sans qu’elle s’en doutât ? si cet enfant est le vôtre ?
— Je n’en puis être sûr, tant pis pour elle ! Une femme d’esprit sait toujours empêcher un homme de concevoir des espérances et de troubler la quiétude du mari ; mais c’est trop discuter. Je suis venu m’établir ici pour être dans le véritable sanctuaire de mes souvenirs. C’est ici que j’ai fermé les yeux de ma mère, la femme sans reproche et sans faiblesse. Elle m’approuverait aujourd’hui et mon père m’aiderait. Refusez-vous de m’aider, Charles ?
— J’obéirai, monsieur le comte, mais à une condition essentielle : c’est que vous signerez la déclaration que j’ai préparée après mûre réflexion, pour votre décharge et pour la mienne, au cas où nous serions découverts.
Voici ce que j’avais préparé :
« Moi, comte Adalbert de Flamarande, je déclare que Louis-Gaston de Flamarande, mon fils, est envoyé par moi dans le Midi pour y être élevé dans les conditions d’hygiène particulières que je crois nécessaires pour le préserver du mal héréditaire dont mon père est mort, et dont j’ai souffert toute ma vie. En faisant le sacrifice de l’éloigner momentanément de moi, je crois remplir mon devoir envers lui. »
Le comte hésita beaucoup à signer cette petite page. Elle lui semblait hypocrite et lâche. Il prétendait ne pas vouloir mentir. Je lui dis qu’en faisant passer l’enfant pour mort, il mentirait bien davantage.
— Non pas, reprit-il. Un accident subit comme celui dont je voulais profiter me dispensait du mensonge, tandis qu’il me faudra inventer je ne sais quel autre sinistre.
— Eh bien, obligez madame à consentir à la séparation. Persuadez-lui que la vie de son enfant l’exige pour les raisons que j’ai spécifiées dans la déclaration. Ce sera moins cruel quand vous lui direz, dès que vous la verrez en état de recevoir le coup, que cet enfant à peine connu d’elle est mort loin d’elle.
— Non, non ! s’écria le comte. Je veux qu’elle le pleure amèrement. C’est là le châtiment, et il n’est que trop doux.
Puis, regardant d’un air sinistre le fleuve couleur de plomb qui reflétait un ciel gris et bas :
— Il pleuvra encore, dit-il, et la Loire monte toujours ! Évidemment le ciel est pour moi et avec moi. Donnez-moi cette déclaration, puisqu’il faut cacher le motif de ma vengeance pour en assurer l’effet !