Firmin ou le Jouet de la fortune/II/07


Pigoreau (IIp. 103-115).

CHAPITRE VII.

Je retrouve Britannicus et la vieille Thomill.



Cet infortuné, nommé Delville, termina ainsi son histoire. Le récit de ses malheurs et de ceux de sa femme, n’augmenta point notre estime pour eux, mais il servit à doubler l’intérêt qu’ils nous avaient inspiré. Quoique notre situation ne fût guères plus heureuse que la leur, nous leur prodiguâmes tous les secours qui étaient en notre pouvoir. Sophie avait conçu pour madame Delville, la tendresse la plus vive ; son attachement pour elle était celui d’une véritable sœur. Ces deux nouvelles amies devinrent inséparables jusqu’au moment où, la fortune qui n’avait point encore épuisé ses persécutions, les désunit par un nouveau revers. On nous remit un matin une lettre de Delville, par laquelle il nous apprenait qu’il venait d’être arrêté avec Éléonore, et traîné à la force au nom d’un ordre supérieur. Je volai aussi-tôt à la prison qui le renfermait. J’ignore, me dit-il, de quel crime on m’accuse ; mais si la certitude d’être innocent peut servir de consolation, j’en dois éprouver aujourd’hui une bien douce, en songeant que je n’ai rien à me reprocher ; fort de ma conscience, j’attendrais l’heure de mon jugement avec calme et tranquillité, si les inquiétudes et les souffrances de ma femme ne rendaient ma position encore plus douloureuse et plus pénible.

Je le quittai pour faire les démarches nécessaires à son élargissement. Je parvins à savoir qu’il était détenu, lui et son épouse, pour cause d’émigration, et même qu’il était inscrit sur la fatale liste. Il n’en fallait pas davantage pour faire prononcer sa condamnation ; car alors un simple soupçon passait pour la réalité, et, pour parvenir à se justifier, il fallait des moyens qu’un pauvre rentier ne pouvait se procurer. D’ailleurs le gouvernement, justement irrité contre la classe des émigrés, ne leur faisait point de quartier. Il leur faisait au contraire expier tout le mal qu’ils avaient fait à leur patrie. Aussi tout ce qui avait rapport à eux était vu d’un très-mauvais œil ; mais, par malheur, une foule d’innocens se trouvaient enveloppés dans la proscription, et fort souvent même le prétexte d’émigration servait d’aliment aux haines particulières. Toutes ces considérations m’empêchèrent de m’abuser sur le compte de Delville. Je sentis combien nous aurions de peine à le tirer d’embarras. Cependant ce n’était pas le cas de rester dans l’inaction, l’honneur de mon ami était compromis, ses jours étaient en danger, je me décidai à tout entreprendre pour briser ses fers. Je savais qu’il ne pouvait être considéré comme émigré, puisqu’il n’était sorti de France que pour échapper au glaive de la terreur, et que, fidèle à sa patrie au-lieu de porter les armes contre elle, il s’était empressé de rentrer dans son sein, aussi-tôt qu’il l’avait pu faire, sans exposer ses jours et ceux de son épouse. Il n’avait point à se reprocher les erreurs de cette classe, autrefois privilégiée, composée d’hommes puissans, qui, à force d’orgueil et de vexations, s’attirèrent le mépris et le ressentiment d’un peuple entier, et qui légitimèrent, pour ainsi dire, les excès auxquels il se porta par la suite. D’après ces considérations, je mis tout en œuvre pour briser ses fers. Il s’agissait de le faire rayer sur la liste des émigrés, et, pour abréger les longueurs ordinaires dans ces sortes d’affaires, je crus devoir, comme tant d’autres, faire des sacrifices. Les administrations étaient alors remplies d’intrigans, qui vendaient leurs services, et qui, à force d’or, faisaient ouvertement le trafic de leur prétendu crédit. Ces sortes de gens, quoique méprisables, étaient souvent utiles ; on m’en indiqua un qui avait la réputation de vendre la justice, et de faire réussir toutes les opérations qu’il entreprenait. On ne faisait pas, il est vrai, un grand éloge de sa délicatesse, ni de sa probité ; on l’accusait même d’avoir cédé à l’impulsion de tous les partis, suivant ses intérêts, et d’être le vil suppôt de la monarchie après avoir été le partisan le plus zélé de la terreur. Malgré ma répugnance à me servir d’un pareil homme, je ne me dissimulai point l’utilité que nous pouvions en retirer, et je me décidai à le charger de la radiation de Delville. Après m’être muni des pièces nécessaires, je me rendis au bureau de cet homme justement méprisé, et cependant si nécessaire ; mais que l’on se représente ma surprise, lorsque je reconnus en lui le féroce Britannicus ! Ce misérable, après l’exil des comités révolutionnaires, chargé de l’exécration générale, avait quitté la commune d’Orl… dans laquelle il était souverainement abhorré, pour venir dans la capitale jouir des ressources de l’intrigue et de l’industrie ; en changeant de pays il avait changé de sentiment ; il n’était connu que sous le nom de monsieur de Bellegarde. Depuis ce temps-là sa fortune était considérablement augmentée ; il menait à Paris un train brillant, et, à l’aide du faux éclat qui l’environnait, il s’était ouvert l’entrée des meilleures sociétés. À force d’astuces et d’hypocrisie il avait acquis, auprès des gens faibles ou ignorans, une sorte de considération dont il abusait avec impudeur. Son esprit était si souple qu’il s’était ménagé dans les différentes administrations quelques connaissances de sa trempe, qui l’aidaient dans les affaires dont il était chargé, et qui partageaient avec lui le produit de ses intrigues ; on doit bien présumer qu’un pareil individu était intéressé à laisser ignorer le rôle qu’il avait joué autrefois au comité révolutionnaire d’Orl… ; aussi sa surprise et sa confusion furent extrêmes lorsqu’il se vit découvert. Il se crut perdu en se voyant reconnu ; mais lorsque je lui eus exposé le sujet de ma démarche, il fut enchanté de trouver l’occasion de m’être utile, dans l’espérance que les droits qu’il allait acquérir à ma reconnaissance, seraient un motif suffisant pour m’empêcher de divulguer sa conduite passée.

Britannicus, ou plutôt monsieur de Bellegarde, me pria de me rendre chez lui pour causer plus facilement sur mon affaire. Je me rendis à son invitation, autant par curiosité que par désir de gagner sa confiance. Il m’accompagna lui-même, et me conduisit dans un hôtel magnifique, situé à l’entrée de la chaussée d’Antin. Voici, me dit-il en me faisant remarquer la magnificence qui régnait dans sa maison, le produit de mon travail et de mes petites épargnes ; je vais actuellement vous présenter à madame Bellegarde ; suivez-moi, je vais vous servir d’introducteur.

En parlant ainsi, il me fit traverser plusieurs appartemens plus riches les uns que les autres, et nous parvînmes à la pièce la plus reculée, qui servait de boudoir à madame de Bellegarde. Qu’on se figure mon étonnement en reconnaissant en elle la vieille Thomill, cette femme perfide, premier auteur de mes disgrâces. Mon apparution subite l’avait interdite au point qu’elle ne put, pendant quelques minutes, retrouver l’usage de la parole. Son mari, quoique loin de présumer que je la connaissais, ne fut pas peu surpris du trouble qu’elle laissait paraître, et malgré les efforts qu’elle fit pour se contraindre, celui-ci devina l’intrigue ; mais comme l’existence privée de sa femme ne l’occupait que médiocrement, il n’eut pas l’air de s’en appercevoir, et madame Bellegarde remit au lendemain, par un signe qu’elle me fit, l’explication que je désirais. Cette première entrevue se passa en protestations de services de la part de Britannicus. Il se chargea de l’affaire de Delville, et me promit non-seulement de briser ses fers, mais encore d’obtenir sa radiation définitive. Je lui donnai, de mon côté, ma parole de ne point révéler sa première profession, et nous nous quittâmes satisfaits l’un de l’autre.