Fior d’Aliza/Chapitre VIII

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine – Volume 41p. 324-351).

CHAPITRE VIII

CCXX

— À toi, maintenant, dit l’aveugle à Fior d’Aliza, raconte à l’étranger ce qui s’était passé dans la prison pendant cette lugubre agonie de nos deux âmes dans la cabane.

— Voilà, monsieur, reprit naïvement la belle sposa, après avoir retiré le sein à son nourrisson qui s’était endormi sur la coupe.

Le lendemain du jugement à mort, comme je vous ai dit, le bourreau vint avec les hommes noirs au cachot, Ils portaient des outils, des grands ciseaux et des charbons rouges, comme s’ils avaient voulu supplicier un saint Sébastien ; mais ce n’était pas cela, au contraire ; le bourreau coupa l’anneau de fer qu’il avait rivé les premiers jours à la chaîne scellée dans le mur ; il fit fondre le plomb qui rivait le clou des menottes aux poignets et les entraves aux pieds ; il laissa le prisonnier libre de tous ses membres ; il ouvrit la deuxième grille de fer qui rétrécissait de la moitié son cachot ; il ouvrit de même une petite porte basse toute en plaque de tôle qui donnait accès par un corridor souterrain, étroit, surbaissé et sombre, dans la petite chapelle des condamnés à mort.

Cette chapelle, pas plus large que notre cabane, faisait partie des cloîtres par le côté de la cour ; par le côté opposé, derrière l’autel, elle recevait le jour par une fenêtre haute qui ouvrait sur jardins plantés de légumes et sur un petit verger d’oliviers où les blanchisseuses de la ville étalaient le linge après l’avoir lavé dans un canal du Cerchio.

Ces vergers et ces potagers, déserts pendant la nuit, étaient bornés par le rempart de Lucques ; il n’y avait, sous ce rempart, qu’un étroit passage pour laisser le canal des lavandières rejoindre dans la campagne le lit sinueux du Cerchio.

J’avais vu tout cela du haut d’une échelle, en balayant avec une tête de loup le plafond de la chapelle et les vitraux peints qui garnissaient la fenêtre. Ces vitraux représentaient le supplice du bon malfaiteur dans Jérusalem, demandant pardon au Christ sur sa croix, qui lui promet le paradis. La fenêtre était si étroite, qu’une grosse barre de fer scellée en bas et en haut dans la pierre de taille, derrière le vitrail, suffisait pour empêcher un regard même d’y passer. Les murs avaient deux brasses d’épaisseur ; ils étaient construits de blocs de marbre noir aussi lourds que nos rochers, pour que les condamnés a mort qu’on y abandonnait seuls avec Dieu ne pussent pas songer seulement a s’évader. Un confessionnal et un banc de bois noir étaient les seuls meubles de l’oratoire. Un capucin venait tous les matins, a l’aube du jour, dire la messe pour tous les prisonniers ; ils l’entendaient, à travers la porte ouverte, chacun, de sa lucarne ouvrant sous le cloître ; cela les consolait de voir et d’entendre qu’on priait du moins pour eux ; c’était moi qui servais la messe du capucin, armée d’une petite sonnette de cuivre qu’on m’avait appris à sonner à l’élévation ; c’était moi qui lui versais le vin et l’eau des burettes dans le calice. Quand il avait fini, on fermait la porte de l’oratoire en dehors avec de gros verrous et un cadenas ; moi seule, comme porte-clefs, je pouvais y entrer quelques moments avant la messe du lendemain pour allumer les deux petits cierges, remettre de l’huile dans la lampe, et du vin et de l’eau dans les burettes du vieux prêtre à moitié aveugle.

CCXXI

Ah ! ce fut un beau moment, ma tante que celui où, du haut de ma chambre, dans ma tour, j’entendis le bargello conduire lui-même le forgeron au cachot, et où les coups de marteau qui descellaient les fers du prisonnier retentirent dans le cloître et jusqu’à ma fenêtre. Je tombai sur mes deux genoux devant la lucarne pour remercier Dieu de ce qui était pourtant un signe de mort, et je me dis en moi-même : Voilà qu’on lui rend ses membres, à toi maintenant de lui rendre la liberté et la vie !

CCXXII

Quand tout fut rentré dans le silence ordinaire du cloître, et que le bargello en fut sorti avec le forgeron et les hommes noirs de la justice, j’y entrai sans bruit avec la provende et les cruches d’eau des prisonniers ; je ne fus pas lente, croyez-moi, à distribuer a chacun sa portion, à ouvrir et à refermer leurs grilles ; les pieds me brûlaient de courir au cachot de votre enfant. Il se tenait encore tout au fond, debout sur sa paille, de peur de se trahir en se précipitant trop vite vers moi ; mais, quand j’eus ouvert sa grille d’une main toute tremblante, il bondit comme un bélier du fond de l’ombre, il me prit dans ses bras et m’étouffa contre son cœur, où je me sentais mourir et où je restai longtemps sans que lui ni moi nous puissions proférer une seule parole ; lui baisait mes cheveux, moi ses mains, tels que nous nous serrions, vous et moi, ma tante, quand, après une longue absence dans les bois après mes chèvres, je revenais le soir plus tard que vous ne m’attendiez sous le châtaignier.

Quand nous nous fûmes bien embrassés et bien arrosés de nos pleurs, sans pouvoir parler pour avoir trop à nous dire, je passai mon bras droit autour de son cou, lui son bras autour du mien, et il commença à me dire :

— Que font-ils là-haut ?

— Je m’en fie au bon Dieu et au père Hilario, leur ami, répondis-je.

— Que je t’ai coûté de tourments et à eux, reprit-il, ma pauvre Fior d’Aliza ! hélas ! et que je vous en coûterai bien d’autres quand se lèvera le matin où nous devrons nous séparer pour jamais !

— Qu’est-ce que tu dis donc, répliquai-je, en cachant mon front dans sa veste où pendait encore un reste de sa chaîne, n’est-ce pas moi qui te coûte la prison et la vie ? N’est-ce pas pour l’amour de moi que tu as saisi le tromblon à la muraille et tiré ce mauvais coup pour venger mon sang sur ces brigands ?

Mais non, non, tu ne mourras pas pour moi, continuai-je, ou bien je mourrai avec toi moi-même !

Mais nous ne mourrons ni toi ni moi, si tu veux écouter mes conseils.

CCXXIII

Alors je lui montrai la lime de la sposa du galérien cachée entre ma veste et ma chemise ; je lui indiquai du doigt la petite porte basse encore fermée, qui menait du fond de son cachot dans le couloir de la chapelle.

— C’est par là, lui dis-je, le visage tout rayonnant d’assurance (car l’amour ne doute de rien), et c’est par là qu’ils croient te mener à la mort, et c’est par la que je te mènerai à la vie.

Je n’en dis pas plus ce jour-là sur les moyens que je rêvais pour sa délivrance ; il me pressa en vain de lui tout expliquer.

— Non, non, ne me le demande pas encore, répondis-je, car si tu savais tout d’avance, tu refuserais peut-être encore ton salut de mes mains, ou bien tu pourrais le laisser échapper dans l’oreille des prêtres qui vont venir pour te résigner peu à peu à ton supplice. Il vaut mieux te mettre la clef en main sans savoir comment on la forge ; c’est à toi de te fier à moi, et c’est à moi d’être ton père et ta mère, puisque je les remplace seule ici.

Oh ! me dit-il en me serrant les mains et en les élevant dans les siennes vers la voûte du cachot, je le veux bien ; tu es mon père et ma mère sous la figure de ma sœur, mais tu es bien plus encore, car tu es moi aussi, et plus que moi, ajouta-t il, car je me donnerais mille fois moi-même pour te sauver une goutte de tes yeux seulement.

Il me dit alors des choses qu’il ne m’avait jamais dites et que je ne comprenais que par le tremblement de sa voix et par le froid de sa main sur mon épaule, mais des choses si douces a entendre, a voir, à sentir, que je ne pouvais y répondre que par des rougeurs, des pâleurs et des soupirs qui paraissaient lui faire oublier tout à fait sa mort, comme tout cela me faisait oublier la vie ! On eût dit qu’une muraille venait de tomber entre lui et moi et que nous nous parlions en nous reconnaissant pour la première fois. Oh ! que j’oubliais la prison, l’échafaud, le supplice et tout au monde, et que je bénissais à part moi ce malheur qui lui arrachait cette confession forcée de son cœur qu’il n’aurait peut-être jamais ouvert en liberté et au soleil.

CCXXIV

Je ne sais pas combien durèrent tantôt ces entretiens, tantôt ces silences entre nous mais nos deux cœurs étaient devenus si légers depuis que nous les avions soulagés involontairement du secret de notre amour, que nous aurions marché au supplice la main dans la main, allègrement et sans sentir seulement la terre sous nos pieds ! Ce que c’est que l’amour cependant, une fois qu’on a compris qu’on s’aime et qu’on découvre tout étonnée dans le cœur d’un autre le même secret qu’on se cachait à soi-même, et que ces deux secrets n’en font plus qu’un entre deux ! Il paraissait aussi enivré du peu que je lui disais par mes mots entrecoupés, par mon front baissé, par mon agitation, que je l’étais moi-même, seulement par le son timide de sa voix.

CCXXV

L’heure, qui sonna midi au cadran de la tour, nous rappela à peine que le temps comptait encore pour nous, car nous nous croyons vraiment dans le temps qui ne compte plus, dans l’éternité.

— Adieu ! lui dis-je en retirant ma main de la sienne ; voici ce qu’il faut faire, vois-tu, Hyeronimo : il faut penser à ta chère âme comme un homme qui va mourir, bien que nous ne mourrons pas, je le crois fermement. Parmi tous ces moines, ces pénitents et ces prêtres qui vont venir tous les jours pour t’exhorter et te préparer à la mort par les sacrements, il faut dire que tu préfères les frères de l’ordre des Camaldules, qui t’ont enseigné la religion dans ton enfance, et que tu serais plus résigné et plus content si l’on pouvait t’accorder pour confesseur le vieux frère Hilario, du couvent de la montagne, dont tu as l’habitude, et qui daignera bien descendre pendant quelques semaines à Lucques pour adoucir tes derniers moments ; le bargello m’a dit qu’on ne refusait rien aux condamnés de ce qui peut leur ouvrir le paradis en sortant de la prison ; la présence de cet ami de la cabane dans ton cachot et dans la ville de Lucques, où il est connu et aimé, qui sait ? pourra peut-être intéresser pour toi les braves gens ; et qui sait encore s’il ne pourra pas arriver jusqu’à monseigneur le duc et t’obtenir la grâce de la vie ? Quand le bargello va venir te visiter ce matin avec les pénitents noirs et les frères de la Miséricorde, dis-leur ton désir d’obtenir ici la présence du frère Hilario, le vieux quêteur des Camaldules de San Stefano. Le bon Dieu fera le reste ; nous saurons par lui des nouvelles de nos pauvres parents ; je me ferai connaître de lui avec confiance, il ne me trahira pas de peur de t’enlever ta dernière consolation jusqu’à l’heure suprême ; nous lui ferons transmettre nos propres messages à la cabane, il empêchera ta mère et mon père de désespérer, et, si nous devons mourir, soit l’un ou l’autre, soit tous les deux, il les soutiendra dans leur misère et dans leurs larmes.

CCXXVI

Tout ainsi convenu, je me retirai de la cour ; les confréries de la Sainte-Mort, introduites par le bargello, ne tardèrent pas y entrer avec lui. Hyeronimo, après avoir écouté leurs exhortations au repentir et leurs offres de prières, leur répondit, avec reconnaissance, que le seul service qu’il eût à implorer d’eux, c’était la visite et les consolations du frère Hilario, qu’à lui il se confesserait, mais à aucun autre, et que s’ils voulaient son salut dans l’autre vie, c’était le seul moyen de le décider au repentir de ses fautes et à l’acceptation de son supplice.

Ils lui promirent d’envoyer un messager au monastère pour demander au supérieur de faire descendre le vieux camadule et de l’autoriser à demeurer dans un autre couvent de la ville, ou même dans la prison, jusqu’au jour de la mort du meurtrier des sbires.

CCXXVII

Le lendemain, avant le soleil levé, on frappa à la porte de la prison, c’était le frère Hilario ; le bargello l’introduissit dans la cour et dans le cachot d’Hyeronimo, et les laissa seuls ensemble dans la chapelle.

J’avais eu soin de ne pas me montrer, de peur qu’une exclamation du bon frère quêteur ne révélât involontairement ma ruse et ma personne au bargello. Quand je redescendis de ma tour dans le préau pour mon service, Hyeronimo avait eu le temps de prévenir le moine de ma présence.

— Je le savais, lui dit notre saint ami, la zampogne que j’avais entendue au sommet de la tour de la prison m’avait révélé la présence de Fior d’Aliza derrière ces grilles ; seulement j’ignorais par quel artifice la pauvre innocente avait pu s’introduire si près de toi. Rassure-toi, avait-il ajouté, je ne serai pas plus dur que la Providence, je ne séparerai pas avant la mort ceux qu’elle a réunis ; je ne ferais rien connaître au bargello ni à sa femme de votre secret ; il est peut-être dans les desseins de cette Providence.

Après avoir parlé ainsi et prié un moment avec Hyeronimo dans l’oratoire, le saint prêtre en sortit, et, me rencontrant sous le cloître, il me donna son chapelet à baiser, et il me le colla fortement sur les lèvres comme pour me dire : Silence !

Je me gardai bien, à cause des autres prisonniers d’avoir l’air de connaître le frère quêteur. Je restai longtemps à genoux, pleurant tout bas contre la muraille, après qu’il fut sorti du cloître. Il s’en alla demander asile à un couvent voisin de son ordre, promettant à la femme du bargello de revenir tous les matins dire la messe, et tous les soirs donner la bénédiction au jeune criminel.

CCXXVIII

Quand il fut sorti, j’entrai dans le cachot sous l’apparence de mon service.

Hyeronimo me dit à son aise que le moine ne m’avait pas blâmée de ma ruse, qu’il ne la trahirait pas jusqu’après sa mort ; qu’il avait un faible espoir d’obtenir, non sa liberté, mais sa vie de monseigneur le duc, si ce prince, qui était à Vienne en Autriche, revenait à Lucques avant le jour marqué dans le jugement pour l’exécution ; mais que si, malheureusement, le duc retardait son retour dans ses États, personne autre que le souverain ne possédait le droit de grâce, et qu’il n’y avait qu’à accepter la mort de Dieu, comme il en avait accepté la vie ; que, dans cette éventualité terrible, le père Hilario le confesserait au dernier moment, lui donnerait le sacrement et ne le quitterait pas même sur l’échafaud, jusqu’à ce qu’il l’eût remis pardonné, sanctifié et sans tache entre les mains de Dieu.

Hyeronimo, en me racontant cela sans pleurer, me dit qu’une seule chose lui coûtait trop pour qu’il pût jamais se résigner à mourir sans désespoir et sans soif de vengeance contre le chef des sbires, son véritable assassin, et que cette chose (ici il hésita et il fallut pour ainsi dire l’arracher parole par parole de ses lèvres), c’était de mourir sans que nous eussions été, lui et moi, mariés ou tout au moins, ne fût-ce qu’un jour, fiancés sur la terre, puisque, selon la parole des moines de la montagne, les âmes qui avaient été unies indissolublement ici-bas par la bénédiction des fiançailles ou du mariage, étaient à jamais unies et inséparables dans le ciel comme sur la terre, dans l’éternité comme dans le temps

En disant cela, il se cachait le visage entre ses deux mains, et on voyait de grosses larmes glisser entre ses doigts et tomber sur la paille comme des gouttes de pluie.

Je ne pus pas y tenir, ma tante, et je collai mes lèvres sur ses doigts qui me cachaient son visage.

— Je ne savais pas cela, mon cousin, lui dis-je, enfin, en lui desserrant ses doigts mouillés du visage pour voir ses yeux ; je ne croyais pas que, quand on s’aimait dans ce monde, on pouvait jamais cesser de s’aimer dans l’autre, lui dis-je en pleurant à mon tour ; est-ce qu’on a donc deux âmes ? une pour la terre, une pour le ciel ? une pour le temps, une pour l’éternité ? Quant à moi, je ne m’en sens qu’une, et elle a toujours été autant dans ta poitrine que dans la mienne : l’idée de voir, de penser, de respirer seulement sans toi, ici ou là ne m’est jamais venue.

Il me serra encore plus étroitement contre lui-même.

— Mais, puisque c’est ainsi et que tu le crois, toi qui es plus savant que moi, je le veux autant que toi, repris-je, plus que toi encore, car toi tu pourrais bien peut-être vivre ici ou dans le paradis sans moi, mais moi je ne pourrais ni respirer seulement dans ce monde, ni sentir le paradis dans l’autre, si j’étais séparée de toi ! Ainsi, ne vivons pas, ô mon frère ! ne mourons pas sans avoir échangé deux anneaux de fiançailles ou de mariage que nous rendrons après la mort pour nous reconnaître entre toutes ces âmes qui habitent là-haut, dans le bleu, au-dessus des montagnes. Oh ! Dieu, que deviendrions-nous si nous venions à nous perdre dans cet infini où tu me chercherais éternellement, comme dit l’histoire de Francesca de Rimini.

CCXXIX

— Mais quel moyen ? me dit-il en se désespérant et en ouvrant ses deux bras étendus en croix derrière lui, tel qu’un homme qui tombe à la renverse.

Je songeai un peu, puis je lui dis :

— Je crois que j’en sais un !

— Et lequel ? s’écria-t-il en se rapprochant de moi comme pour mieux entendre.

— Rien que la vérité, répondis-je. Dis au père Hilario, ton confesseur, et qui donnerait son sang pour ton salut, ce que tu viens de me dire, dis-lui que tu mourras dans l’impénitence finale et dans le désespoir sans pardon, si avant de mourir tu n’emportes pas la certitude de mourir inséparable de moi après cette vie, et de vivre spaso e Sposa dans le paradis, puisque nous n’avons pu vivre ainsi dans ce monde, et que, pour t’assurer que le paradis ne sera pour nous deux qu’une absence et qu’une attente de quelques années d’un monde à l’autre, il faut que nous ayons été époux, ne fût-ce qu’un jour dans notre malheur. Jure lui, par ton salut éternel, que, sans cette charité de sa part, il sera responsable à Dieu de la perdition de nos deux âmes, de la tienne par la vengeance que tu emporteras dans l’éternité contre nos ennemis les sbires ; de la mienne, par le désespoir qui me fera maudire à jamais la Providence à laquelle je ne croirais plus après toi ! Il est bon, il est saint, il nous aime, il risquera sa vie même pour nous sauver. Il consentira, par vertu, à nous fiancer secrètement pour le paradis avant le jour de ton supplice (si ce jour fatal doit jamais luire !), ou a nous fiancer pour ce monde, si tu parviens à t’enlever par la fuite à tes bourreaux !…

CCXXX

Cette idée parut l’enlever d’avance à la nuit du cachot et le transporter tout éblouissant d’espérance au ciel ; je crus voir dans sa figure rayonnante un de ces anges Raphaël du cloître de Pise, qui éclairent, de la lumière de leur visage et de leurs habits la nuit de la Nativité à Bethléem.

— Je n’aurai pas de peine à suivre ton idée, me dit-il en nous séparant, car ce ne sera que la vérité que je dirai au père Hilario, en parlant comme tu viens de dire. Voici l’heure a laquelle il vient m’entretenir de Dieu, après la bénédiction de l’Ave Maria (sept heures du soir), je vais lui révéler notre amour et lui arracher son consentement, si Dieu l’inspire de nous l’accorder. Tiens la fenêtre de ta lucarne ouverte, et prie Dieu pour notre salut, contre les vitres ; si tu ne vois rien venir avant la nuit sur le bord de la tour, c’est qu’il n’y aura point d’espoir pour nous, et que je n’aurai point pu fléchir le frère ; mais, si je suis parvenu à le fléchir ou a l’incliner seulement a notre union avant la mort, je lâcherai la colombe, et elle ira, comme celle de l’arche, te porter la bonne nouvelle avant la nuit : une paille de ma couche, attachée à sa patte, sera le signe auquel tu reconnaîtras qu’il y a une terre ou un paradis devant nous.

CCXXXI

Je montai précipitamment à la tour, avant le moment où le bargello allait ouvrir l’oratoire au camaldule et la grille intérieure au prisonnier, et je priai avec tant de ferveur la Madone et les saints, à genoux devant la lucarne, que je ne sentis plus couler le temps, et que la sueur de mon front avait mouillé la pierre comme une gouttière, avant que le bruit des ailes de la colombe contre la vitre me fît tressaillir et relever le front.

Quel bonheur ! l’oiseau apportait à sa patte un long brin de paille reluisant : comme l’or d’une feuille de maïs au soleil ! Je dénouai le brin de paille, je le baisai cent fois convulsivement, je le cachai dans ma poitrine, je baisai les ailes de l’oiseau, je lui donnai à becqueter tant qu’il voulut dans ma main et sur ma bouche remplie de graines fines, puis je détachai de mon corsage un fil bleu, couleur de paradis, j’en fis un collier a l’oiseau, et je le laissai s’envoler vers la lucarne du cloître, où l’attendait son ami le meurtrier !

CCXXXII

Mais quand ce message muet eut été ainsi échangé entre nous, je ne pus contenir toute ma joie en moi-même, je saisis toute joyeuse la zampogne suspendue au dossier de mon lit ; sans y chercher aucun air de suite, je lui fis rendre en désordre toutes les notes éparses et bondissantes qui répondaient, comme un écho ivre, à l’ivresse désordonnée de ma propre joie : cela ressemblait à ces hymnes éclatantes que l’orgue de San Stefano jette, parfois, les jours de grande fête, à travers l’encens du chœur, et qui sont comme le Te Deum de l’amour ! Ce fut si fort et si long, monsieur, que le bargello me dit le lendemain :

— Tu as donc bien peu de cœur, Antonio (c’est ainsi qu’il m’appelait), tu as donc bien peu de cœur de jouer des airs si gais aux oreilles de ces pauvres gens des loges qui pleurent leurs larmes devant Dieu, et surtout aux oreilles de l’homicide qui compte ses dernières heures sur la paille de son cachot

CCXXXIII

Je rougis, comme si, en effet, j’avais commis une malséance de bon cœur, je baissai les yeux et je me tus.

Dans la journée, je ne voyais que l’heure de visiter Hyeronimo pour savoir de lui les résultats de sa confidence au père Hilario. Je ne pus approcher de son cachot qu’a la nuit tombante, après l’office du soir, que le vieux prêtre était venu réciter dans l’oratoire des prisonniers. Le bargello et sa femme étaient venus y assister par dévotion et par charité d’âme avant de remonter dans leur chambre, en me laissant le soin d’éteindre les cierges et de tout ranger dans le cloître avant de me coucher. Le piccinino dormait déjà d’un sommeil d’enfant, dans le petit lit qu’on lui avait fait dans sa niche, à côté des gros chiens, sous les premières marches de l’escalier.

CCXXXIV

Hyeronimo, cette fois, me parut plus fou de joie mal contenue que je l’étais moi-même ; il courait et ressautait autour de son cachot, comme un bélier quand il voit entrer dans l’étable la bergère qui va lui ouvrir la porte des champs ; il voulut m’embrasser sur le front comme les autres jours, je me dérobai.

— Non, non, dis-je, raconte-moi d’abord tout ce qui s’est passé entre le père et toi ! Nous aurons bien le temps de nous aimer après ! Qu’est-ce que tu as dit ? qu’est-ce qu’il a répondu ?

— Eh bien ! reprit Hyeronimo, je n’ai pas eu de peine et amener l’entretien où tu m’avais conseillé de le conduire ; car de lui-même, en me revoyant si pâle et si morne, il m’a demandé de lui ouvrir mon cœur comme je lui avais ouvert ma conscience, et de bien lui dire s’il ne restait devant le Seigneur aucun mauvais levain de vengeance contre ceux qui avaient causé par malice ma faute et ma mort, si funeste et si prématurée !

Alors je lui ai tout dit, juste comme tu m’avais dis toi-même, et je me suis montré incapable de pardonner jamais dans le fond du cœur, ni dans ce monde, ni dans l’autre, à ceux qui m’avaient séparé de toi et toi de moi, a moins d’avoir la certitude en mourant que tu ne serais jamais à un autre sur la terre et que je serais éternellement ton fiancé dans le paradis.

Il m’a bien grondé de ces sentiments, qui lui ôtait tout droit de m’absoudre avant la dernière heure, puisqu’il ne pouvait, au nom du Christ, pardonner à ceux qui n’avaient pas pardonné ; il m’a bien prêché, bien tourné et retourné de toutes les façons pour me faire désavouer ma haine et ma vengeance ; mais c’était comme s’il avait parlé à la pierre du mur ou au fer de la grille : j’ai été inexorable dans ma résolution d’emporter mon ressentiment dans mon âme, à moins d’emporter dans l’autre monde l’anneau du mariage qui nous unirait au moins dans l’éternité.

Il a paru réfléchir en lui-même longtemps, comme un. homme qui doute sans rien dire ; puis, en se levant pour s’en aller :

— Me promettez-vous, m’a-t-il dit, si cette grâce du mariage in extremis avec celle que vous aimez plus que le ciel et qui vous aime plus que sa vie, vous est accordée, me promettez-vous d’embrasser le chef des sbires de bon cœur, et de bénir vos bourreaux, au lieu de maudire en mourant vos ennemis ?

— Oui, mille fois oui, me suis-je écrié, ô mon père ! et je le ferai de bon cœur encore, car ne devrai-je pas plus de bonheur que de malheur à ceux qui m’auront donné ainsi une éternité avec Fior d’Aliza pour quelques misérables années sur la terre !

CCXXXV

— Eh bien ! m’a-t-il dit alors, tranquillisez votre pauvre âme malade, mon cher fils, ce que vous demandez est bien difficile, impossible à obtenir des hommes peut-être, mais Dieu est plus miséricordieux que les hommes, et celui qui a emporté la brebis égarée sur ses épaules ramène au bercail l’âme blessée par tous les chemins. Je n’oserais prendre sur moi seul, sans l’aveu de mes supérieurs, sans le consentement de vos parents et sans la permission de l’évêque, d’unir secrètement deux enfants qui s’aiment dans un cachot, au pied d’un échafaud, et de mêler l’amour à la mort, dans une union toute sacrilège, si elle n’était toute sainte. Mais si Dieu permet, pour votre salut éternel, ce que les hommes réprouveraient sans souci de votre âme ; si le Christ dit oui par l’organe de ses ministres, qui sont mes oracles, soyez certain que je ne dirai pas non, et que j’affronterai le blâme des hommes pour porter deux âmes pures à Dieu ! Je vais d’abord consulter l’évêque aussi rempli de charité que de lumière, je monterai ensuite à San Stefano pour obtenir les dispenses de mes supérieurs ; je confierai ensuite a votre mère et au père de Fior d’Aliza la mission sacrée dont je suis chargé auprès d’eux ; j’obtiendrai facilement pour eux l’autorisation d’entrer avec moi dans votre prison, pour recevoir les derniers adieux du condamné, et pour ramener leur fille et leur nièce, veuve avant d’être épouse, dans leur demeure ; préparez-vous par la pureté de vos pensées, par la vertu de votre pardon à l’union toute sainte que vous désirez comme un gage du ciel, et surtout ne laissez rien soupçonner ni au bargello ni à ceux qui vous visiteront par charité, du mystère qui s’accomplira entre l’évêque, vous, votre cousine, vos parents et moi ; les hommes de Dieu peuvent seuls comprendre ce que les hommes de la loi ne sauraient souscrire ! Vous nous perdriez tous, et vous, hélas ! le premier.

À ces mots, il m’a béni et j’ai baisé ses sandales.

Voilà, mot à mot, les paroles du père Hilario ; mais j’ai bien vu à son accent et à son visage qu’il avait plus de confiance que de doute sur le succès de sa confidence à l’évêque et à ses supérieurs, et que mon désir était déjà ratifié dans sa pensée.

CCXXXVI

Nous passâmes ainsi ensemble ce soir-là et tous les autres, de longs moments qui ne duraient qu’une minute, parlant de ceci, de cela, de ce que faisaient ma tante et mon père sous le châtaignier, de ce que nous y ferions nous-mêmes si jamais nos angoisses venaient à finir, soit par la grâce de monseigneur le duc, soit par la fuite que nous imaginions ensemble dans quelque pays lointain, comme Pise, les Maremmes, Sienne, Radicofani ou les Apennins de Toscane ; il se livrait avec délices à cette idée de fuite lointaine, où je serais tout un monde pour lui, lui tout un monde pour moi ; où nous gagnerions notre vie, lui avec ses bras, moi avec la zampogne, et où, après avoir amassé ainsi un petit pécule, nous bâtirions, sous quelque autre châtaignier, une autre cabane que viendraient habiter avec nous sa vieille mère et mon pauvre père aveugle, sans compter le chien, notre ami Zampogna, que nous nous gardions bien d’oublier ; mais cependant, tout en ayant l’air de partager ces beaux rêves, pour encourager Hyeronimo à les faire, je me gardais bien de dire toute ma pensée à mon amant, car je savais bien que je ne pourrais assurer son évasion sans me livrer à sa place, à moins de perdre le bargello et sa brave femme, qui avaient été si bons pour moi, et que je ne voulais à aucun prix sacrifier à mon contentement, car les pauvres gens répondaient de leurs prisonniers âme pour âme, et le moins qu’il pouvait leur arriver, si je me sauvais avec Hyeronimo, c’était d’être expulsés, sans pain, de leur emploi qui les faisait vivre, ou de passer pour mes complices et de prendre dans le cachot la place du meurtrier et de leur porte-clefs.

Cela, monsieur, vous ne l’auriez pas voulu faire, n’est ce pas ? car cela n’aurait été ni juste, ni reconnaissant ; le mal pour le bien, est-ce que cela se doit penser seulement ? Et puis, faut-il tout vous dire ? j’avais encore une autre raison de tromper un peu Hyeronimo sur ma fuite avec lui hors de la ville : c’est que je ne pouvais lui donner le temps d’assurer sa fuite qu’en amusant quelques heures ses ennemis et en leur livrant une vie pour une autre ; or, peu m’importait de mourir, pourvu que lui il vécût pour nourrir et consoler mon père et ma tante.

Qu’est-ce donc que j’étais en comparaison de lui, moi ? deux yeux pour pleurer ? Cela en valait-il la peine ? Non, j’avais mon plan dans mon cœur, et il ne m’en coûtait rien de me sacrifier pour mon amant, puisque j’étais sûre qu’il viendrait me rejoindre dans le paradis.

CCXXXVII

Les heures que nous passions ainsi deux fois par jour, seul à seul, a nous reconsoler et à rêver à deux dans notre cachot (car c’était vraiment autant le mien que le sien), étaient les plus délicieuses que j’eusse passées de ma vie ; en vérité, j’aurais voulu que toutes les heures de notre vie fussent les mêmes, et que les portes de ce paradis de prison ne se rouvrissent jamais pour nous deux ; quand on a ce que l’on aime, qu’est-ce donc que le reste ? qu’un ennui.

J’aurais voulu que ces heures ne coulassent pas, ou bien que toutes nos heures passées ou futures fussent contenues dans une de ces heures.

CCXXXVIII

Mais, hélas ! l’ombre du cloître n’en descendait que plus vite sur la cour, et les étoiles ne s’en levaient pas moins dans le coin du ciel qu’on apercevait du fond du cachot ; il fallait nous séparer, coûte que coûte, de peur que ma veille dans la cour ne parût trop longue au bargello ; sa femme et lui étaient bien contents de mon service ; ils ne cessaient pas, les braves gens, de se féliciter de ma fidélité, de mon assiduité à mon devoir, et des soins que j e prenais des prisonniers, des chiens et des colombes. Quel crime c’eût été de les livrer à la ruine et à la prison, en récompense de leur confiance ? Ce n’était pas là ce que ma tante m’avait appris en me faisant répéter mon catéchisme.

CCXXXIX

Au bout d’une demi-semaine, d’une attente si douce et cependant si inquiète, le frère Hilario revint de son couvent : il raconta à Hyeronimo que l’évêque et le prieur n’avaient pas balancé à lui accorder le consentement, l’autorisation, les dispenses ecclésiastiques, motivées sur le salut du meurtrier repentant, à qui le pardon et la résignation ne coûteraient rien s’il mourait avec le droit et la certitude de retrouver, dans le paradis des repentants, l’éternelle union avec celle qu’il aimait, union dans le temps, symbole de l’union de l’éternité bienheureuse.

— Je sais, lui avait dit l’évêque, que cette superstition pieuse est dans le pays de Lucques une opinion populaire que rien ne peut extirper dans les campagnes ; mais c’est la superstition de la vertu et de l’amour conjugal, utile aux mœurs ; il n’y a aucun mal à y condescendre pour la fidélité des époux et surtout pour le salut des condamnés.

Le supérieur de San Stefano avait dit de même. Quant à la mère d’Hyeronimo et à mon père, comment auraient-ils hésité à donner un consentement à une union sainte de tout ce qu’ils aimaient sur la terre, surtout quand ils espéraient que cette union serait peut-être le gage de la grâce accordée à Hyeronimo et tout au moins de mon retour auprès d’eux, si l’iniquité des hommes le retenait en captivité après sa commutation de peine.

Muni de toutes ces autorisations, le père Hilario avait amené avec lui, à la ville, le père aveugle avec le chien qui le conduisait, et ma tante qui les précédait de quelques pas, pour éclairer de la voix les mauvais pas de la descente à son beau-frère.

Le père Hilario les avait conduits tous les deux, comme des mendiants sans asile qu’il avait rencontrés sur les chemins ; il avait obtenu pour eux un coin obscur sous le porche du couvent de Lucques qu’il habitait lui-même ; ils y recevaient la soupe qu’on distribuait deux fois par jour aux habitués de la communauté ; sur leurs deux parts, ils en avaient prélevé une pour le petit chien à trois pattes de l’aveugle, le pauvre Zampogna. La petite bête semblait comprendre qu’il y avait un mystère dans tout cela, et, couché sur les pieds de son maître ou sur le tablier de ma tante, il les regardait avec étonnement et il avait cessé d’aboyer, comme il avait l’habitude de faire a notre porte, au passage des pèlerins.

CCXL

— Prenez bien garde, avait dit a nos parents le père Hilario, de rien révéler ni au bargello, ni à sa femme, ni à personne du secret qui se passe entre Hyeronimo, Fior d’Aliza, vous et moi ; un seul mot, un seul geste perdrait, non-seulement la vie, mais le salut même de votre cher enfant, s’il doit mourir.

Ma tante et mon père l’avaient bien promis ; mais j’aime mieux laisser ma tante, à son tour, vous raconter ce qui s’était dit et ce qui se dit ensuite entre eux et Hyeronimo, quand ils se revirent, car je n’y étais pas, monsieur, le jour de la reconnaissance.