Fior d’Aliza/Chapitre VII

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine – Volume 41p. 309-323).

CHAPITRE VII

CCXI

— Mais, vous, pauvres gens, aveugles et abandonnés à vous deux dans cette cabane, sans nièce et sans fils, et presque sans chien, que se passait-il, pendant ce temps, dans votre esprit ? demandai-je à l’aveugle, père de Fior d’Aliza.

— Ah ! monsieur, me répondit l’aveugle, il ne se passait rien les premiers jours que des désolations, des désespoirs et des larmes. Quelle mort attendait Hyeronimo à Lucques, devant les juges trompés et irrités par les sbires ? Quels hasards dangereux rencontrerait Fior d’Aliza sur ces chemins inconnus et dans une ville étrangère, au milieu d’hommes et de femmes acharnés contre l’innocence, si l’on venait à découvrir son déguisement ? Où trouverait-elle un gîte pour les nuits, sa nourriture pendant les jours ? Comment, vermisseau comme elle était, ainsi que nous, aux yeux des riches et des puissants, parviendrait-elle soit a pénétrer vers son cousin dans des cachots, soit à s’introduire dans des palais gardés par des sentinelles, pour tomber a genoux devant monseigneur le duc ?

Comment, si elle était jamais reconnue par un des pèlerins ou des sbires extasiés de sa beauté, quand ils l’avaient aperçue sur notre porte, échapperait-elle aux poursuites du chef des sbires qui avait commis tant de ruses pour l’obtenir de sa tante ? Comment connaîtrions nous nous-mêmes ce qui se passait là-bas, au pays de Lucques, sans nouvelles de nos enfants, si nous n’y descendions pas nous-mêmes, ou bien, si nous parvenions à y descendre, les exposant à être reconnus rien qu’en demandant à l’un ou à l’autre si on les avait vus ?

Obligés de rester dans notre ignorance, si nous nous traînions jusqu’à Lucques, ou mourant de nos inquiétudes, si nous n’y descendions pas ! Ah ! monsieur, le sommeil n’était pas venu une heure de suite sur nos yeux depuis le jour du malheur ; nous n’avions la nuit d’autre bruit dans la cabane que le bruit contenu de nos sanglots, mal étouffés sur nos bouches, et de temps en temps les cris de douleur involontaires du petit chien, couché sur le pied de mon lit, quand sa jambe coupée, qui n’était pas encore guérie, lui faisait trop mal, et qu’il implorait ma main pour le retourner sur sa paille.

Non, je ne pense-pas, quoi qu’on en dise là-haut au couvent quand on y prêche sur les peines de l’enfer aux pèlerins, que les peines mêmes de l’enfer puissent dépasser nos peines dans notre esprit.

Quant à la nourriture, nous n’y pensions seulement pas, bien que nous n’eussions plus, pour soutenir nos misérables corps et pour nourrir le chien Zampogna, que quelques croùtes de pain dur, que le père Hilario nous avait laissées dans sa besace jusqu’à son retour.

Voilà tout ce qui se passait au gros châtaignier, monsieur : la misère, et le chagrin qui empêchait de sentir la misère.

CCXII

Le septième jour pourtant nous eûmes deux grandes consolations, car la Providence n’oublie pas même ceux qui paraissent les abandonnés de Dieu.

Premièrement, le petit chien Zampogna fut tout à fait guéri de sa jambe coupée et commença à japper un peu de joie autour de nous en gambadant sur ses trois pattes, devant la porte, comme pour me dire : Maître, sortons donc et allons chercher ceux qui manquent à la maison ; je puis a présent te servir et te conduire comme autrefois ; fie-toi à moi de choisir les bons sentiers et d’éviter les mauvais pas ; et il s’élançait sur le chemin qui descend vers Lucques comme s’il eût compris que ses deux amis étaient là-bas ; puis il revenait pour s’y élancer encore.

CCXIII

Secondement, le père Hilario remonta péniblement et tout essoufflé par le sentier de la ville au couvent, et, jetant sa double besace pleine comme une outre sur la table du logis :

— Tenez, nous dit-il, voilà l’aumône de la semaine pour le corps, le prieur m’a dit de quêter d’abord pour vous comme les plus misérables ; le couvent ne manque de rien pour le moment, grâce aux pèlerinages de la Notre-Dame de septembre qui va remplir les greniers de farine et les celliers d’outres de vin.

Et puis, ajouta-t-il, voilà l’aumône de l’esprit. Écoutez-moi bien.

Alors il nous raconta qu’il avait frappé à toutes les portes de Lucques pour savoir si l’on avait entendu parler d’un homicide commis dans la montagne, sur un brigadier de sbires, et si l’on savait quelque chose du sort qu’on réservait au jeune montagnole ; qu’on lui avait répondu qu’il serait jugé prochainement par un conseil de guerre, et qu’en attendant, il était renfermé dans un des cabanons de la prison, sous la surveillance du bargello ; que le bargello était incorruptible, mais très-humain, et qu’il n’aggraverait certainement pas jusqu’à l’échafaud les peines du pauvre criminel. Il ajouta que, même après le jugement, on avait encore le recours en grâce auprès de monseigneur le duc et que, dans tous les cas, le condamné avait encore un sursis de quatre semaines et de quatre jours entre l’arrêt suprême et l’exécution ; enfin que, pendant ces quatre semaines et ces quatre soleils de sursis, le condamné, soulagé de toutes ses chaînes derrière sa grille, ne subissait plus le secret, mais qu’il était libre de recevoir dans sa prison ses parents, les prêtres, les moines charitables et tous les chefs des confréries pieuses de la ville et des montagnes, tels que frères de la Miséricorde, frères de la Sainte-Mort, pénitents noirs et pénitents blancs, dont l’œuvre est de secourir les prisonniers, de sanctifier leurs peines et même leur supplice.

À ce mot, monsieur, nous tombâmes, ma belle-sœur et moi, à la renverse contre la muraille, les mains sur nos yeux, en criant : Est-il bien possible ? Quoi ! aurait-on bien le cœur de supplicier un pauvre enfant innocent dont tout le crime a été de défendre nous et sa cousine ?

CCXIV

— Rassurez-vous un peu, nous dit le frère quêteur, sans toutefois trop compter sur la justice des hommes, qui n’est souvent qu’injustice aux yeux de Dieu et qui n’a pour lumière que l’apparence au lieu de la vérité.

— Et ma fille ? ma fille ? ma Fior d’Aliza, s’écriait ma belle-sœur, n’en avez-vous donc appris aucune nouvelle par les chemins ou sur les places de Lucques ?

— Aucune, répondit le vieux frère, c’est en vain que j’ai demandé discrètement aux portes de tous les couvents où l’on distribue gratis de la nourriture aux nécessiteux, vagabonds, mendiants ou autres, si l’on avait vu tendre son écuelle a un jeune et beau pifferaro des montagnes ; c’est en vain que j’ai demandé aux marchands sur leurs portes, aux vendeuses de légumes sur leur marché, si elles avaient entendu de jour ou de nuit la zampogne d’un musicien ambulant jouant des airs, au pied des Madones, dans leurs niches ou devant le portail des chapelles. Tous et toutes m’ont affirmé que, depuis la noce de la fille du bargello avec un riche contadino des environs, on n’avait pas entendu une seule note de zampogne dans la ville, attendu que ce n’était pas la saison où les musiciens des Abruzzes descendaient après les moissons dans les plaines.

Ces réponses uniformes m’avaient donné d’abord à penser que votre fille n’avait pas osé entrer à Lucques et qu’elle errait çà et là dans les villages voisins, comme un enfant qui regarde les fenêtres des maisons et qui voudrait bien y pénétrer, sans oser toutefois s’approcher des portes. Puis, en réfléchissant mieux et en me demandant comment la noce d’un contadino avec la fille du bargello avait pu trouver un pifferaro pour entrer en ville, dans une saison où il n’y a pas un seul musicien ambulant dans la plaine de Lucques, je me suis demandé à moi-même si ce musicien inconnu, qui jouait pour cette noce jusqu’au seuil de la prison, n’y aurait pas été poussé par l’instinct de s’y rapprocher, un jour ou l’autre, de celui qu’elle aime, et, sans vouloir interroger personne de la prison, dans la crainte d’apprendre ainsi aux autres ce que je voulais savoir moi-même, je n’ai fait que saluer la femme du bargello sur sa porte, et j’ai passé ; mais quand la nuit a été venue, je me suis porté à dessein dans ma stalle de la chappelle voisine, et j’ai écouté de toutes mes oreilles si aucune note de zampogne ne résonnait dans les cours ou dans le voisinage de la prison.

Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, pauvres gens, ajouta-t-il, mais avant que l’Ave Maria eût sonné dans les cloches de Lucques, un air de zampogne est descendu, comme un concert des anges, d’une lucarne grillée tout au haut de la tour du bargello.

Et vous me croirez encore, si vous avez de la foi, j’ai reconnu, tout comme je reconnais votre voix a tous les deux à présent, la vraie voix et le vrai air de la zampogne de votre frère et de votre mari, mort des fièvres en revenant des Maremmes ; et, bien plus encore, ajouta-t-il, l’air que j’ai entendu si souvent jouer dans la grotte par vos deux enfants, pendant que je montais ou que je descendais par votre sentier ! J’ai cru d’abord à un rêve ; j’ai écouté longtemps après que les cloches de l’Ave Maria se taisaient sur la ville, et le même air de l’instrument de votre frère a continué à se faire entendre à demi-son dans la tour, par-dessus les toits de la prison.

CCXV

— Dieu ! s’écria ma belle-sœur, est-ce qu’on l’aurait jetée dans cet égout d’une prison, la belle innocente ! Oh ! laissez-moi descendre vite à la ville pour qu’on me la rende avant qu’elle ait été salie dans son âme par le contact avec ces malfaiteurs et ces bourreaux !

— Arrêtez-vous, femme, arrêtez-vous quelques jours comme je me suis arrêté moi-même après avoir entendu, de peur de dévoiler prématurément un mystère qui contient peut-être le salut de vos deux enfants.

CCXVI

— Oui, j’ai pensé en moi-même : ne disons rien ; qu’il nous suffise de soupçonner qu’elle est là ; que son cousin n’y est probablement pas loin d’elle ; que le bon Dieu, en permettant ce rapprochement, a peut-être un dessein de bonté sur le pauvre prisonnier comme sur vous-mêmes, et attendons que le mystère s’explique avant d’y mêler nos indiscrètes curiosités et nos mains moins adroites que celles de l’amour innocent !

Car je suis vieux, voyez-vous, mes braves gens, il y a longtemps que ma barbe est blanche ; j’ai vu passer et repasser bien des nuages sur de beaux jours et ressortir bien des beaux jours des nuages, et j’ai appris qu’il ne fallait pas trop se presser, même dans ses bons desseins, de peur de les faire avorter en les pressant de donner leur fruit avant l’heure, car il y a des choses que Dieu veut faire tout seul et sans aide ; quand nous voulons y mêler d’avance notre main, il frappe sur les doigts, comme on fait aux enfants qui gâtent l’ouvrage de leur père ! Ainsi faites comme moi : priez, croyez et prenez patience !

CCXVII

Mais, tout en prenant patience, ajouta le sage frère quêteur, je n’ai pas pourtant perdu mon temps et toutes mes peines à Lucques et aux environs pendant la semaine.

Écoutez encore, et remettez-moi ces grimoires de papier, ces sommations et ces actes que Nicolas del Calamayo, le conseil, l’avocat et l’huissier de Lucques, vous a fait signifier l’un après l’autre pour vous déposséder du pré, de la grotte, des champs, des mûriers, de la vieille vigne et du gros châtaignier, au nom de parents que vous ne connaissiez pas dans les villages de la plaine du Cerchio ; c’était peut-être une mauvaise pensée qui me tentait l’esprit, ajouta le frère, mais, quand j’ai su la passion bestiale du chef des sbires pour votre belle enfant, sauvage comme une biche de votre forêt ; quand j’ai appris qu’un homme si riche et si puissant dans Lucques vous avait demandé la main d’une fille de rien du tout, nourrie dans une cabane ; quand on m’a dit que la petite l’avait refusé, et qu’a la suite de ce refus obstiné pour l’amour de vous et de son cousin, le sbire s’était présenté tout à coup et coup sur coup, muni de soi-disant actes endormis jusque-là, qui attribuaient, champ par champ, votre petit bien au chef des sbires, acquéreur des titres de vos soi-disant parents d’en-bas, je n’ai pu m’empêcher d’entrevoir là-dedans des hasards bien habiles ; et qui avaient bien l’air d’avoir été concertés par quelque officier scélérat de plume, comme il y en a tant parmi ces hommes à robe noire qui grignotent les vieux parchemins, comme des rats d’église grignotent la cire de l’autel.

Je suis allé trouver mon vieil ami de Lucques, le fameux docteur Bernabo, qui, quoique retiré de ses fonctions d’avocat du duc, donne encore des consultations gratuites aux pauvres gens de Lucques et des villes voisines. Il me connaît depuis quarante ans pour avoir été quêter toutes les semaines à sa porte, et pour m’avoir toujours donné autant de bonnes grâces pour moi que de bouteilles de vin d’aleatico pour le monastère.

Je lui ai demandé la faveur de l’entretenir après son audience, en particulier ; quand le monde a été dehors de sa bibliothèque, je lui ai demandé, à voix basse, s’il pouvait me donner des renseignements aussi secrets qu’en confession sur un certain scribe attaché au tribunal de Lucques, nommé Nicolas del Calamayo.

— Eh quoi ! m’a-t-il répondu en riant et en me regardant du capuchon aux sandales, frère Hilario, est-ce que vous avez attendu vos quatre-vingts ans pour déserter la piété et l’honneur, et pour avoir besoin, dans quelque mauvaise affaire, d’un mauvais conseil ou d’un habile complice ?

— Pourquoi me dites-vous cela ? ai-je répondu au docteur Bernabo, qui ne rit pas souvent.

— Mon brave frère Hilario, m’a-t-il répliqué très-sérieusement alors, c’est qu’on ne se sert de ce drôle de Nicolas del Calamayo que quand on a un mauvais coup de justice a faire ou une mauvaise cause à justifier par de mauvais moyens.

— Et le chef des sbires de Lucques, son ami ? ai-je poursuivi ; en sondant toujours la conscience du docteur Bernabo.

— Le chef des sbires, m’a-t-il répondu, n’est pas un coquin aussi accompli que son ami Nicolas del Calamayo : l’un est le serpent, l’autre est l’oiseau que le serpent fascine et attire dans la gueule du vice.

Le chef des sbires n’est qu’un homme léger, débauché et corrompu, qui ne refuse rien à ses passions quand on lui offre les moyens de les satisfaire, mais qui, de sang-froid, ne ferait pas le mal si on ne lui présentait pas le mal tout fait. Vous savez que ce caractère-là est le plus commun parmi les hommes légers ; leur conscience ne leur pèse pas plus que leur cervelle, et ce qui leur fait plaisir ne leur paraît jamais bien criminel.

Tel est, en réalité, le chef des sbires ; son plus grand vice, c’est son ami Nicolas del Calamayo !

— Eh bien ! seigneur docteur, dis-je alors à Bernabo, je vais vous exposer une affaire grave et compliquée dans laquelle le chef des sbires a un intérêt, et Nicolas del Calamagno, les deux bras jusqu’aux coudes.

— Je vous écoute, dit Bernabo. Je lui ai raconté alors le hasard qui fit rencontrer la belle Fior d’Aliza par le sbire en société de son ami Nicolas del Calamayo : la demande, le refus, l’entêtement du sbire, l’obstination de la jeune fille, puis la dépossession, pièce a pièce, par les soins du procureur Nicolas del Calamayo, au moyen d’actes présentés par lui à la justice, actes revendiquant pour des parents, au nom d’anciens parents inconnus dont le sbire avait acheté les titres, tout le petit héritage de vos pères et de vos enfants.

En m’écoutant, le vieux docteur en jurisprudence fronçait le sourcil et se pinçait les lèvres avec un sourire d’incrédulité et de mépris qui montrait assez ce qui se passait dans son âme.

— Avez-vous sur vous ces pièces ? me dit Bernabo.

— Non, répondis-je.

— Eh bien ! apportez-les-moi la première fois que vous descendrez du monastère à la ville ; je vous en rendrai bon compte après les avoir examinées, et si elles me paraissent suspectes dans leur texte, comme elles le sont déjà à mes yeux dans leurs circonstances, rapportez-vous-en à moi pour faire une enquête secrète et gratuite chez les prétendus parents ou ayants droit de votre pauvre aveugle. La meilleure charité à faire aux braves gens, c’est de démasquer un coquin comme ce Nicolas del Calamayo avant de mourir, et de lui arracher des ongles ses victimes.

Allez, frère Hilario, et mettez-vous seulement un sceau de silence sur votre barbe ; qui sait si, en sauvant le patrimoine de ces pauvres gens, nous ne parviendrons pas aussi à découvrir quelque embûche tendue à la vie du criminel, peut-être innocent, qu’on va juger sous de si vilaines apparences !

CCXVIII

Le frère termina son récit en prenant les pièces dans l’armoire.

— Ah ! que nous font les biens, la vigne, le pré, le châtaignier, la maison même, nous écriâmes-nous, ma belle-sœur et moi. Qu’on prenne tout, qu’on nous jette tout nus dans le chemin, mais qu’on nous rende nos deux pauvres innocents !

— Résignez-vous à la volonté de Dieu, quel que soit le sort d’Hyeronimo, nous dit-il en s’en allant ; je monte au monastère pour instruire le prieur de votre angoisse et du motif de mes absences. Je lui demanderai de séjourner à la ville autant que ma présence pourra être utile au prisonnier pour ce monde ou pour l’autre ; je remonterai jusqu’ici dès que j’aurai une bonne ou une mauvaise nouvelle à vous rapporter d’en bas ; ne cessez pas de prier.

— Ah ! répondîmes-nous tout en larmes, si nous cessions de prier nous aurions donc cessé de trembler ou d’espérer pour la vie de nos enfants, nous aurions bien plutôt cessé de vivre !

CCXIX

Il s’en alla, et nous entendîmes, pendant la nuit suivante, son pas lourd, lent et mesuré, qui faisait rouler les cailloux sur le sentier en redescendant du monastère vers la ville.

Nous restâmes douze grands jours sans le voir remonter et sans rien apprendre de ce qui se passait en ville. Hélas ! il craignait sans doute de nous informer trop tôt de la condamnation sans remède d’Hyeronimo ; mais chaque heure de silence nous paraissait le coup de la mort pour tous les quatre ! Voilà tout, monsieur.