Fin du ministère du marquis d’Argenson/07
La joie que le marquis d’Argenson éprouvait du second mariage du Dauphin (dont il attribuait la conclusion à son influence) fut encore accrue par la désignation de l’ambassade extraordinaire qui dut aller chercher à Dresde la princesse fiancée. L’envoyé choisi par le roi fut le duc de Richelieu, qui avait déjà fait preuve, dans une circonstance analogue, de l’éclat qu’il savait donner à des missions de parade. D’Argenson était lié avec le duc (on le savait) par une illustre amitié qui leur était commune, celle de Voltaire. En adjoignant à son ami son propre fils, le jeune marquis de Paulmy, comme secrétaire, il avait sans doute l’intention d’attester que l’alliance était bien son œuvre et que c’était à lui qu’en devaient revenir la reconnaissance et l’honneur. Il tint également à régler lui-même, dans le moindre détail, tout le cérémonial à suivre pour le voyage et l’arrivée de la future Dauphine, toutes les dispositions du contrat, tous les présens à échanger, dont une part brillante (un magnifique service de porcelaine de Saxe) lui revenait légitimement. « Je m’enfermai, dit-il, bien des après-midi à Fontainebleau avec deux commis, et nous fîmes tous les dépouillemens et dressâmes tous les ordres nécessaires pour ce travail immense. Il est vrai que le roi ne me refusait jamais les heures extraordinaires que j’allais lui demander pour ses décisions[2]. »
Au lieu de concentrer son attention sur ces formalités d’étiquette (auxquelles, de l’humeur sauvage dont il était, il devait d’ailleurs très peu s’entendre), il aurait mieux fait de regarder autour de lui, de compter les rangs de ses amis qui s’éclaircissaient tous les jours et de sonder le terrain qui s’effondrait sous ses pas. Toujours isolé à la cour, dont il n’avait ni l’esprit, ni les habitudes, n’ayant jamais eu dans le conseil d’autre allié que son frère, qui, après l’y avoir fait entrer, avait cessé tout de suite de s’entendre avec lui, le seul appui véritable sur lequel il pût compter était le bon vouloir du roi, qu’il amusait par sa verve rude et ses propos caustiques, et qui, d’ailleurs, une fois un ministre nommé, n’aimait pas à en changer.
Mais depuis l’ambassade de Noailles à Madrid, comment ne se doutait-il pas que cette faveur, chaque jour battue en brèche, devait commencer à s’ébranler ? A l’embarras, aux réticences du langage royal, comment ne devinait-il pas que le souverain entretenait déjà derrière lui, et à son insu, des communications secrètes suivies par des canaux divers et constituant une diplomatie officieuse dont le ministre ne tenait pas le fil entre les mains ? N’était-ce pas lui-même, d’ailleurs, qui avait donné à Louis XV ce goût et cette habitude de transactions clandestines, en lui soumettant des correspondances dont il le priait de ne dire mot au conseil ? Mais de tous les indices qui auraient dû l’avertir du péril de sa situation ministérielle, le plus clair encore était le ton d’insubordination et presque d’insolence que commençaient à prendre avec lui les agens de son ministère. Quand les inférieurs ne se gênent pas, c’est qu’ils se doutent que leur chef n’aura pas longtemps à les commander.
Dans le compte que d’Argenson se rend à lui-même en écrivant ses mémoires des dernières négociations de son ministère, on peut remarquer qu’il n’est pas un seul des diplomates qu’il employait par qui il ne se plaigne d’avoir été desservi. Jamais ministre, à son gré, ne fut plus mal secondé : celui-ci s’entendait à ses dépens avec Noailles, celui-là avec Belle-Isle, et cet autre avec Conti. C’était, suivant lui, une conjuration universelle. La vérité est qu’il n’est presque aucun de ces agens dont il n’eût blessé l’amour-propre en recevant avec dédain des avis souvent donnés à propos et qui ne s’arrangeât d’avance pour tirer parti de sa chute prochaine. Mais il en était deux en particulier, l’un et l’autre considérables à divers titres, qui ne dissimulaient plus leur mauvaise humeur. C’était d’abord son ami personnel, l’évêque de Rennes ; puis l’abbé de La Ville, naguère ministre en Hollande et devenu,. depuis qu’il avait quitté Laillaye, premier commis des affaires étrangères.
Vauréal, on le sait, s’était mis de bonne heure sur le pied de correspondre avec son ministre par des lettres privées et familières. Mais de cette facilité, née de leur vieille amitié, il profitait maintenant pour lui dire, en face, les vérités les plus rudement désobligeantes. Il est vrai qu’il pouvait garder sur le cœur la semonce qu’il avait reçue pour s’être mis en avant, sans ordre, dans l’affaire du mariage espagnol. Mais Vauréal était fin courtisan et aurait su dévorer une injure, s’il ne lui avait pas paru plus utile et plus commode de s’en venger. En réalité, averti par ses relations à la cour, et en particulier par la vieille duchesse de Brancas (dame d’honneur désignée de la nouvelle Dauphine, comme elle avait été de la première), de l’orage qui grondait, il prenait les devans, pour ne pas être engagé, par les liens d’une amitié trop étroite, dans une solidarité compromettante. D’Argenson, revenant, dans une de ses lettres, sur l’incident du mariage, lui avait reproché assez doucement de s’être, dans cette circonstance comme dans d’autres, trop préoccupé de se faire bien voir de la cour de Madrid. « Quand on est sur un point de l’Europe, lui disait-il, on y rapporte tout, et je remarque que les meilleurs esprits se laissent aller à penser que tout est perdu, si on ne sacrifie pas tout à l’extrême bienveillance de la cour où ils résident. » — Suivaient quelques réflexions faites d’un ton dolent, mais qui n’avaient rien de nouveau, sur le prix excessif dont il fallait payer l’alliance espagnole et le danger d’une intimité trop grande avec une associée si exigeante. — « Ne soyons pas trop mal avec l’Espagne, cela suffit, lui disait-il. En vérité, si nous voulons continuer à tourmenter nos voisins pour l’établissement des infans, nous déplairons à Dieu et aux hommes. » — Et en finissant, il poussait encore quelques soupirs sur l’impossibilité d’amener aussi bien le nouveau roi d’Espagne que le précédent à une intelligence quelconque avec le roi de Sardaigne, ce qui serait toujours possible et certainement profitable.
Il faut entendre en quels termes virulens Vauréal, si calme d’ordinaire, mais jouant l’indignation pour la circonstance, relève une critique si peu sévère et en prend occasion pour tracer au ministre lui-même le portrait assez fidèle, bien que tiré au noir, des résultats de sa politique :
« Se contenter de n’être pas mal avec l’Espagne, monsieur, permettez-moi de vous le dire, il faut être bien avec quelqu’un ; et avec qui serons-nous bien à la fin de cette guerre ? Elle finira par l’établissement d’une nouvelle maison d’Autriche, plus puissante que la première, malgré les démembremens de la Silésie et de Plaisance, plus engagée à nous haïr que la première, parce que celle-ci n’oubliera jamais que nous avons voulu l’étouffer dans son berceau… De plus, cette ancienne maison d’Autriche se sentait de la vieillesse, et depuis que Charles VI était sans espérance d’enfans mâles, nous regardions ce colosse comme prêt à tomber et à mettre en pièces : aujourd’hui, le sauvageon qui a été enté sur ce vieil arbre a produit une plante nouvelle plus ferme et plus vigoureuse que l’ancienne et qui portera des fruits encore plus amers pour nous. Dans le nord, nous restons plutôt avec des connaissances qu’avec des amis, connaissances qui nous coûtent notre argent et dont le plus grand fruit que nous tirerons sera de n’être pas nos ennemis. L’amitié du roi de Prusse, nous savons ce que c’est : il nous hait foncièrement, il ne voudra pas qu’on nous fasse l’espèce de mal qui pourrait retomber sur lui ; mais il verra fort tranquillement tous les autres nous arriver. L’Espagne, monsieur, vous n’avez que l’Espagne. »
Il s’évertue ensuite à démontrer que, loin de faire des sacrifices exagérés pour l’Espagne, la France n’avait écouté et suivi que son intérêt en cherchant à étendre en Italie le domaine de la maison de Bourbon, aux dépens de celle d’Autriche. — « Ne nous flattons pas, dit-il, qu’on ait cru ici un seul instant que nous étions inspirés par le pur amour… Nous n’aurions pas beau jeu à faire valoir à l’Espagne ce que nous avons fait pour elle, et la protection que nous lui avons accordée ne doit pas nous faire craindre l’anathème qui vous effrayait lorsque, en prenant le style qui conviendrait davantage à mon état d’évêque, vous m’avez écrit : « Si nous voulons ainsi tourmenter nos voisins, nous déplairons à Dieu et aux hommes. » — Enfin, pour ne rien épargner et toucher le signataire du traité de Turin au point le plus sensible et encore saignant de son amour-propre, il rappelle qu’on n’avait jamais rien retiré d’aucune avance faite à la maison de Savoie, sinon le ridicule d’être dupe de ses finesses et de servir d’instrument à son astucieuse ambition, — « Voilà, monsieur, le point sur lequel j’ai un système fixe et qui, bien loin d’être ébranlé par tout ce que je vois et entends, est, au contraire, confirmé davantage. C’est qu’en Europe il n’y a pas une cour plus foncièrement ennemie de la France que celle de Savoie, qu’il ne lui manque que des forces pour se déclarer à l’égal de celle de Londres et de Vienne : sa médiocrité l’oblige à des finesses, à des faussetés, à des apparences de bonne volonté ; mais toutes ces singeries aboutissent toujours à des désertions éclatantes ou à des trahisons couvertes qui, souvent, sont pires que des hostilités déclarées. Voilà, monsieur, notre ennemi radical, qui, depuis deux cents ans, n’a rien gagné qu’aux dépens de la France. Voilà le favori constant du plus puissant et du plus irréconciliable de nos ennemis, qui est l’Angleterre. Je ne vous dissimulerai donc point que, lorsque vous dites que la crainte qu’on voudrait avoir d’un duc de Savoie, fût-il roi de toute la Lombardie, serait une crainte ridicule, jamais je ne serai de votre avis… J’étais fâché, l’année passée, de prévoir que l’établissement de l’infant coûterait au roi toutes ses conquêtes ; mais, du moins, l’honneur était en quelque sorte satisfait par les avantages d’un prince gendre du roi : aujourd’hui, vous me faites pressentir une paix sans que le roi garde aucune de ses conquêtes et sans établissement de l’infant ; j’en suis effrayé, je vous l’avoue, et pour l’honneur et pour l’intérêt : ces deux motifs me font regarder une telle paix comme peu honorable pour le roi, et peu digne d’un ministre tel que vous. » — La conclusion est que, dans l’abandon où est tombée la France, et avec la facilité qu’a l’Espagne de se jeter dans les bras de l’Angleterre, il faut tout faire pour garder son alliance. — « Par là, dit l’évêque en finissant, je ne vous propose pas une conquête facile ni une maîtresse sans humeur ; il vous en coûtera des soucis, des peines, des sacrifices ; vous essuierez des dégoûts, ceux qui seront chargés ici des ordres du roi auront besoin de beaucoup de patience, de dextérité et de persévérance ; il faudra souffrir tout cela. La raison est qu’elle trouvera autant d’alliés qu’elle voudra et que nous ne trouvons qu’elle sur qui nous puissions compter. »
Ainsi vertement interpellé, d’Argenson répondit avec une bonne humeur aimable, signe de cette élévation d’âme désintéressée qu’on retrouvait toujours quand sa personne seule, non ses convictions ou ses illusions, était en jeu. — « Je vois avec grand’ peine, monsieur, dans vos lettres, que vous cherchez dans les miennes la lettre plutôt que l’esprit, et vous avez pris beaucoup de peine pour y découvrir des absurdités désobligeantes. Content de vos recherches, vous auriez mieux fait de justifier votre cour que de l’inculper et de moins justifier la façon de penser des Espagnols… Mais pourvu que vous vous plaisiez en Espagne, votre œuvre sera accomplie. Dites-moi ce qu’il vous faudrait pour y être mieux… Nous ne vous parlerons plus de négociation avec Turin… Le roi est également lassé des petites finesses (du roi de Sardaigne) et des grands soupçons (du roi Ferdinand). Pour tout le reste, votre bon esprit vous conduira. Adieu, monsieur. »
Tant de douceur aurait dû réveiller, dans le cœur de Vauréal, le souvenir d’une ancienne affection ; mais le rusé prélat n’avait nulle envie de rentrer en grâce auprès d’un ami qui n’était plus en crédit et dont les jours ministériels étaient comptés[3].
Encore s’il se fût borné à harceler son chef de ces propos irrévérencieux et railleurs, c’eût été peu de chose, puisque d’Argenson était décidé à y opposer ce calme philosophique. Mais il ne tarda pas à trouver le moyen de lui porter un coup plus sensible : ce furent les nouvelles chaque jour plus alarmantes d’Italie, dont le contre-coup se faisait toujours ressentir à Madrid, qui lui en donnèrent la facilité. Repoussées, comme on l’a vu, d’étape en étape jusqu’à l’entrée du comté de Nice, il semblait que là, au moins, les deux armées gallispanes, trouvant une station convenable pour prendre leurs quartiers d’hiver, auraient dû arrêter, de concert, leur mouvement de retraite. Aussi ce fut avec une surprise voisine de la consternation qu’on apprit à Paris, comme en Europe, que le général espagnol, le marquis de La Mina, déclarant, sans dire par quel motif, que la situation était intenable, prenait le parti de se replier plus loin encore avec toutes ses troupes et de les ramener, à travers la Provence, pour hiverner en Savoie. Maillebois, ainsi abandonné avec un effectif que cette désastreuse campagne avait réduit jusqu’à l’insignifiance, dut se retirer aussi lui-même au moins jusqu’au-delà du Var, et c’était la frontière française qui, cette fois, était menacée.
On n’a jamais bien su ce qui avait dicté à La Mina une conduite qui, dans la circonstance, pouvait passer pour une véritable trahison. Y était-il secrètement autorisé par quelque instruction du roi Ferdinand, écrite sous l’empire de l’irritation que lui avait causée le refus de la main de sa sœur, ou bien, comme il le prétendit, prenait-il seulement les devans contre une défection dont il se croyait menacé lui-même, ayant surpris le général de Maillebois en flagrant délit de continuer ses intrigues avec le roi de Sardaigne ? Quoi qu’il en soit, ce fut cette version, parfaitement fausse, que l’évêque de Rennes, chargé de faire à Madrid les représentations les plus énergiques, ne manqua pas d’accepter et même d’accréditer par son assentiment. Il se déchaîna en propos violens contre Maillebois, qu’il accusait d’avoir sciemment desservi l’Espagne pour se venger de ce que, après lui avoir promis la grandesse, on ne la lui avait pas donnée. Ces imputations furent transmises au roi par l’intermédiaire de l’infante sa fille, qui en fit part aussi au maréchal de Noailles. La révocation de Maillebois fut dès lors déclarée nécessaire pour obtenir que La Mina consentît à rejoindre l’armée, française et à veiller en commun avec nous à la défense de notre territoire.
Personne n’ignorait, — et l’évêque de Rennes moins que personne, — les liens de famille et d’amitié qui unissaient d’Argenson au maréchal de Maillebois, père de son gendre ; d’ailleurs, les soupçons d’intrigues secrètes suivies avec la cour de Turin, passaient évidemment par-dessus la tête du général pour arriver jusqu’au ministre. Le trait était donc direct, et rien ne fut épargné pour le rendre plus cruel. Le successeur désigné de Maillebois n’était pas un personnage moindre que le fameux Belle-Isle. Un ordre du roi alla le chercher et le trouva languissant et frémissant depuis un an déjà dans sa retraite de Begy, où il gémissait, dit un observateur du temps, de voir sa gloire obscurcie par celle du maréchal de Saxe. Belle-Isle se fit prier : il sentait bien qu’en l’envoyant commander une armée que le roi ne visitait jamais, on lui réservait un rôle ingrat et peut-être sacrifié. La situation, disait-il lui-même, était désespérée : c’est pour cela, lui a dit le roi avec une bonne grâce toute princière, « que je veux vous la confier. » On lui promit l’envoi d’un renfort de quarante bataillons que Maillebois avait vainement réclamé. Puis, pendant qu’il préparait, de concert avec son ami Paris-Duverney, toutes les dispositions nécessaires pour la reprise de la campagne, son frère, le chevalier, que sa belle conduite à Raucoux mettait au premier rang parmi les officiers de son grade, dut se rendre tout de suite en Provence pour prendre provisoirement le commandement ; et ce fut par lui que Maillebois apprit son remplacement, dont, sans égard pour ses cheveux blancs et ses longs services, on n’avait pas même daigné le prévenir.
« On le renvoya, dit d’Argenson, avec une grande dureté, et cela dut m’annoncer ma propre disgrâce. » — En eut-il, dès lors, le sentiment aussi net ? En tout cas, il n’en laissa rien voir, et son langage, en annonçant lui-même la résolution à l’évêque et en l’engageant à faire valoir auprès de l’Espagne le mérite de ce sacrifice, eut un caractère de dignité vraiment touchante : — « J’ai un motif personnel, dit-il, qui augmente à mes yeux l’éclat de ce changement, mais je sais oublier de pareilles considérations en faveur du bien public, et la volonté du roi est la seule règle de mes pensées et de ma conduite. Les Espagnols ne sauraient du moins refuser à M. le maréchal de Maillebois la gloire de les avoir menés audacieusement au combat et de leur avoir donné l’exemple de la valeur la plus signalée et du courage le plus intrépide. » — A cette réflexion si tristement digne, Vauréal se vante d’avoir répondu « qu’il ne ferait pas bon tenir ici un tel discours, les Espagnols se croyant « mieux faits pour donner de tels exemples que pour les recevoir. »
D’Argenson n’en persista pas moins à le ménager ; il poussa même l’abnégation jusqu’à recommander à Belle-Isle de s’abstenir de tout rapport personnel avec la cour de Turin et de jamais se laisser dire un mot de diplomatie sans en prévenir à Madrid l’ambassadeur, dont il lui parla sans rancune et en fort bons termes. Belle-Isle n’ayant pas manqué de faire savoir à Vauréal ce jugement favorable de son ministre : — « Ce que vous me dites, répondit celui-ci, de la façon dont M. le marquis d’Argenson vous a parlé de moi, me fait un sensible plaisir : cela me surprend non-seulement par rapport à ses procédés envers moi, mais parce que je lui ai écrit assez clairement sur les inconvéniens de sa politique et sur les criminelles complaisances de son prédécesseur, qui sont la seule cause de nos défaites. Renvoyez-moi ce billet, je vous prie[4]. »
L’abbé de La Ville était, pour d’Argenson, un adversaire plus déclaré encore, et, dans la circonstance, plus à craindre. J’ai dit comment cet ecclésiastique distingué, après avoir rempli, en l’absence du marquis de Fénelon, dont il avait élevé les enfans, tes fonctions de chargé d’affaires à La Haye, les avait quittées quand les relations diplomatiques avec la république durent être rompues. On agent qui s’était bien comporté ne pouvant être rappelé sans compensation, on l’avait placé aux affaires étrangères en qualité de premier commis, poste auquel son habile talent de rédacteur semblait le rendre particulièrement propre. D’Argenson convient que ce don, chez lui, allait presque jusqu’à l’éloquence, ayant été, dit-il, agent de rhétorique chez les jésuites. À ce titre il venait même d’être appelé à l’Académie française en compagnie de Voltaire, et presque le même jour. C’était donc, à tous égards, un homme bon à ménager. Mais, de La Haye même, La Ville n’avait jamais cessé de blâmer en termes assez. nets les ménagemens excessifs gardés avec les républicains des Provinces-Unies. C’était non avec des politesses, mais par la menace, la force et de haute lutte qu’on pouvait, suivant lui, réduire ces bourgeois hargneux et timides à capituler. Tel était le thème qu’il soutenait dans des altercations assez vives avec son ministre, et qu’il prenait pour règle de conduite dans les négociations avec les agens hollandais, auxquelles il avait bien fallu le mêler, ne fût-ce que pour lui faire tenir la plume. Il s’y montrait raide, difficultueux, n’hésitant pas même à rayer au besoin certains articles que le ministre aurait souscrits et qu’il trouvait contraires à l’honneur du roi. Sorti de là, il ne se gênait pas pour donner, par des indiscrétions dédaigneuses, matière aux railleries des frondeurs de Versailles et de Paris et tourner en ridicule l’étrange attitude qu’on laissait prendre aux agens hollandais en les traînant à la suite de la cour pour suivre des négociations qui ne finissaient pas.
Fatigué de cette opposition qui, partant de son intérieur, faisait comme un bourdonnement importun à ses oreilles, d’Argenson eut la pensée de dépêcher lui-même à La Haye un agent secret chargé de vérifier si, comme l’affirmait toujours La Ville, le parti pacifique de Hollande nous leurrait de promesses aussi peu sincères que peu efficaces. Il ne se vante pas, dans ses mémoires, du choix qu’il fit pour cette mission délicate. Le marquis de Puisieulx (c’était le nom de l’envoyé désigné) appartenait bien à une de ces familles de secrétaires d’état où les traditions politiques et administratives étaient héréditaires, car il était petit-neveu de Brulart de Sillery, le chancelier d’Henri IV ; mais il était dénué (c’est d’Argenson qui l’affirme) de tout mérite personnel. Pendant trois ans qu’il avait occupé le poste d’ambassadeur à Naples, il n’avait fait preuve d’aucun talent : « nul génie, des idées communes, » tout au plus « un extérieur de sagesse et de réserve » qui dissimulait la médiocrité. Ce qui décida d’Argenson à jeter les yeux sur un sujet de si peu de valeur, c’est (il en convient lui-même) que Puisieulx, revenu de Naples, assez mal dans ses affaires, s’était en quelque sorte mis à sa discrétion, suppliant d’être replacé, mais ne voulant l’être que par un chef digne de son estime. — « C’est à cause de moi, disait-il, à cause du respect qu’il me portait, qu’il voulait servir, et non sous tout autre ministre… Je trouvais à cet homme assez de sagesse pour penser qu’il ne gâterait rien à une ambassade aisée, et surtout qu’il y apporterait de la docilité. »
Le roi, à qui il fallut bien en parler, ne fut pas, malgré son goût pour les opérations secrètes, aussi aisément persuadé que la mission fût aisée, ni qu’il suffît de la docilité pour la remplir. Il faisait peu de cas de l’homme et espérait peu de l’affaire. — « J’obtins cependant que ma proposition fût exécutée. » — Quand on songe que, six mois après, Puisieulx était installé au ministère comme successeur de d’Argenson, il faut reconnaître que jamais on ne convînt de meilleure grâce de s’être laissé jouer ; et tant de bonhomie désarme le critique[5].
La mission ainsi préparée répondit à ce qu’on pouvait en attendre : Puisieulx eut toute la docilité désirée, et, nommé pour avoir plu, n’eut garde de ne pas continuer à plaire. Annoncé, d’ailleurs, par les agens hollandais présens à Versailles comme l’homme de confiance d’un ministre dont ils n’avaient qu’à se louer, il fut reçu avec empressement par les magistrats de La Haye, qui, appartenant tous au parti républicain, faisaient, bien que timidement, des vœux pour la paix. On lui donna de bonnes paroles, qu’il prit ou fit mine de prendre au sérieux. On parut même très heureux de profiter de sa présence pour demander que le maréchal de Saxe mît moins de hâte à démolir les fortifications des villes des Pays-Bas dont il se rendait maître, puisque, la paix étant prochaine, elles étaient destinées à redevenir la barrière de la république. — « Bref, dit encore d’Argenson, il rendit le compte que je voulais pour réparer les impressions qu’avait données l’abbé de La Ville[6]. »
Son retour eut pourtant une conséquence que peut-être d’Argenson n’avait pas prévue. Ce fut d’avertir Wassenaer et Gillis que la prolongation de leur séjour à Versailles, dans une complète inaction, n’était vraiment plus possible, puisqu’on en était réduit à traiter en dehors d’eux et en quelque sorte au-dessus de leur tête. Ils tentèrent donc un sérieux effort pour obtenir du cabinet britannique, qu’au moins en apparence la négociation fît un pas, et, à force d’instances, ils eurent permission d’offrir qu’une conférence fût ouverte dans une ville neutre, où un plénipotentiaire anglais, venant se joindre à eux, interviendrait directement dans les transactions à débattre. A défaut d’autre avantage, sa présence aurait toujours celui d’épargner les allées et venues de messagers à travers la mer, et la longue attente des réponses.
D’Argenson accepta la proposition ; il croit que ce fut une faute d’État et se la reproche dans ses mémoires : il aurait dû penser, dit-il, que la présence d’un agent anglais rendrait les Hollandais moins accommodans. A mon sens, il s’accuse à tort. La vraie faute, c’était d’avoir permis aux envoyés d’un petit état, qu’on tenait à discrétion, de s’ériger en médiateurs de la paix européenne. C’était celle-là qu’il n’était plus temps de réparer. Mais, une fois qu’elle était commise, la Hollande ne pouvant servir que de porte-parole à l’Angleterre, mieux valait mettre bas les masques et causer, à visage découvert, avec un interlocuteur qu’on pouvait interroger et qui pouvait répondre.
La concession du gouvernement anglais, d’ailleurs, n’était qu’apparente, car si quelques-uns des ministres britanniques désiraient la paix, pour mettre fin à des dépenses très onéreuses, le roi lui-même y était moins disposé que jamais, et on ne lui arracha son consentement qu’à la condition de lui laisser prendre, par le choix du commissaire, toute garantie qu’on ne le mènerait dans la voie pacifique, ni plus vite, ni plus loin, qu’il ne voudrait. C’est ce que le premier ministre Pelham expliquait clairement à un de ses amis. — « Nous allons nommer, écrit-il, un plénipotentiaire pour le congrès secret qui doit se tenir à Breda, ou dans toute autre ville neutre. Je vous ai dit, je crois, qu’on ne trouvera personne qui, sachant de quoi il s’agit, se soucie de cette mission. Je disais vrai : puisque celui à qui on songe pour la remplir est lord Sandwich.. Le roi le trouve à son gré, et le motif à mes yeux de cette préférence, c’est qu’il le sait décidé à ne jamais céder sur le Cap-Breton, et le roi n’ignore pas que, sans cela, il n’y a pas de paix possible. De plus, il pense que, comme lord Sandwich est un jeune homme sans expérience dans les affaires, il semblera naturel de ne lui donner aucune instruction définitive, ce qui l’obligera à ne rien accepter qu’ad referendum, et Sa Majesté sera ainsi en liberté de dire non à tout ce qui ne conviendra pas soit à son intérêt, soit à son humeur. Sandwich fera sûrement du mieux qu’il pourra ; mais si nous n’allons pas plus droit chemin nous-mêmes, on aurait beau envoyer un ange, il n’aboutira à rien[7]. »
Ce fut, en effet, Breda (comme l’indiquait le ministre anglais) qui fut choisi pour le lieu du rendez-vous : la ville était bien en territoire hollandais, mais la Hollande, nominalement au moins, était toujours réputée neutre. Puisieulx fut désigné pour s’y rendre. Confident des sentimens de d’Argenson et choisi pour les seconder ; il devait, semble-t-il, y porter des intentions plus sincères que le commissaire anglais. Mais pendant les quelques semaines nécessaires pour préparer sa mission, l’habile homme qui cachait, sous un extérieur humble, beaucoup de savoir-faire, d’esprit et d’entregent, avait eu ; le temps de prendre langue à la cour. Les frères Paris, qu’il connaissait, l’introduisirent dans ce que d’Argenson appelle les détours du sérail, c’est-à-dire probablement chez Mme de Pompadour, où son jésuitisme et son patelinage (c’est toujours d’Argenson qui parle) furent goûtés. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’apercevoir que, pour arriver à l’oreille du roi, il y avait des chemins couverts plus directs que ceux qui partaient du cabinet de son ministre. Il eut l’art de se faire demander des mémoires sur l’état général des affaires dont (pour ne pas être pris en flagrant délit d’intrigue) il avait soin de remettre parfois le double au ministère. Bref, quand son nom fut prononcé au conseil, le roi, qui avait fait tant de difficultés la première fois, n’en éleva cette fois aucune. C’était une surprise qui aurait dû servir d’avertissement[8].
Les instructions qu’on donna à Puisieulx, passablement confuses et, jusqu’à un certain point, même contradictoires, furent de nature à lui laisser toute liberté de se comporter suivant ce qu’il jugerait convenable dans l’intérêt de ses vues personnelles : — « Sa Majesté, disait la dépêche, approuve que dans la négociation qui vous est confiée, vous montriez toute la dignité, et, s’il était besoin, toute la hauteur convenable aux circonstances où nous nous trouvons, mais que vous deviez éviter avec le plus grand soin tout ce qui pourrait rompre la négociation ; car on ne manquerait pas de faire tomber sur nous tout le démérite d’une pareille rupture ; elle répandrait bien de la douleur et de la consternation dans le public, qui fonde sur le succès de vos conférences l’espoir dont il se flatte d’une paix prochaine… Il faut faire observer aux Anglais et aux Hollandais que les succès des Autrichiens en Italie sont bien compensés par le progrès de nos conquêtes dans les Pays-Bas, avec cette différence que nous avons perdu en Italie ce que nous y avions déjà gagné et que nous demeurons en possession du comté de Nice et de la Savoie, au lieu que la reine de Hongrie, qui a perdu la Flandre, le Brabant et le Hainaut, n’a pas pris sur nous un pouce de terrain… Mais encore une fois, quelles que puissent être les réponses et les propositions des ministres d’Angleterre et de Hollande, ne rompez point la conférence ; paraissez occupé du soin d’imaginer des expédiens, faites entendre que vous en rendrez compte au roi, que vous demanderez de nouvelles instructions et des ordres ultérieurs à Sa Majesté… Enfin, faites usage de tous vos talens et de toute votre dextérité pour bien constater aux yeux du public que, si malheureusement la négociation échoue, on ne saurait l’attribuer qu’jà nos ennemis et à leur envie de perpétuer la guerre. » — Il était clair qu’avec le mélange difficile à concilier de hauteur et de patience qui lui était commandé, le négociateur restait libre de hausser ou de baisser le ton, de presser le pas, ou de tout arrêter, suivant que, informé de l’état des esprits à Versailles, il lui conviendrait de faire accuser son ministre de trop de raideur ou de trop de faiblesse[9]. Les occasions ne lui manquèrent pas longtemps, d’ailleurs, pour trouver, même sans avoir de peine à prendre, des complications qui lui permissent de pêcher en eau trouble. Les commissaires ne furent pas plus tôt réunis, qu’avant même qu’ils eussent commencé à causer, on s’aperçut qu’on n’était nullement d’accord sur le caractère de l’entretien qui allait s’engager entre eux. Dans la pensée du gouvernement français, ce devait être une conversation dans laquelle on essaierait de s’entendre à trois sur des bases préliminaires qui n’auraient rien de définitif, et que chacun aurait à proposer ensuite, à l’approbation de ses associés. Il s’agissait uniquement de chercher un terrain d’accord où la France tenterait d’amener l’Espagne, tandis que l’Angleterre et la Hollande s’efforceraient d’y faire arriver l’Autriche et la Sardaigne. On éviterait de la sorte de mettre tout de suite tous les intérêts contraires en présence et toutes les prétentions aux prises. Simple échange d’idées, en un mot, ne ressemblant en rien à un congrès où chacun, arrivant avec des instructions précises et des pouvoirs limités, se place tout de suite sur la défensive, et où les discussions sont d’autant plus vives que les résolutions, une fois prises, deviendraient obligatoires et feraient loi dans les relations internationales.
Du premier mot que dit lord Sandwich, on s’aperçut combien on était loin de compte. L’Anglais déclara, en effet, tout de suite qu’il n’ouvrirait pas la bouche jusqu’à la venue des représentans autrichiens et sardes, qui devaient arriver d’un moment à l’autre, puisqu’ils étaient déjà désignés, et il les nomma : c’étaient le comte d’Harrach à Vienne et le comte de Chavannes à Turin. Surprise et confusion générales ; et comme Puisieulx se récriait : — « Mais c’est chose convenue, ajouta Sandwich, et la Hollande sait parfaitement que, sans cette condition, je ne me serais pas mis en route. » — L’embarras des Hollandais, vers qui Puisieulx se retournait plus ému que jamais, devint extrême. — « Aux reproches sanglans que je leur fis, dit-il, de cette manœuvre cachée, ils s’en défendirent comme beau meurtre, et se donnèrent au diable de savoir qui l’a faite, mais ils n’en ajoutèrent pas moins timidement que, si on voulait bien admettre le ministre de Marie-Thérèse, ils se faisaient forts de tout terminer en vingt-quatre heures. » Vérification faite, on découvrit, ou on fit semblant de croire, que le malentendu venait du fait du pensionnaire Van der Heim qui, averti des exigences du gouvernement anglais, n’en avait pas donné avis pour ne pas empêcher l’ouverture de la conférence. Van der Heim, venant de mourir subitement, n’était plus là pour réclamer, et on mit la faute sur son compte[10]. Mais, l’envoyé anglais n’en maintenant pas moins son exigence, il fallut en prévenir le cabinet français et attendre de savoir ce qu’il en penserait. La réponse de d’Argenson porta l’empreinte de toute l’honnêteté de son âme : d’une part, l’indignation causée par une manœuvre déloyale ; de l’autre, la crainte, en s’abandonnant à ce sentiment, de briser tout de suite le dernier fil d’une négociation d’où pouvait dépendre la fin des maux de la guerre. On ne pouvait, suivant lui, qualifier trop sévèrement une conduite inattendue qui n’était ni décente, ni honnête, et la nomination de l’envoyé autrichien dont on ne nous avait pas même prévenu était une véritable insulte. — « Aussi, monsieur, c’est par un ordre formel et précis de Sa Majesté, que je vous répète ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous mander de vous opposer absolument à l’intervention de tout plénipotentiaire autrichien et piémontais à vos conférences, et s’il en vient, de n’avoir aucun rapport avec eux. Je connais trop, ajoutait-il tout de suite, votre sagesse et votre habileté, pour ne pas être persuadé que vous tiendrez dans cette conjoncture intéressante une contenance de dignité et de modération… et je ne dois pas oublier de vous rappeler que, tout en continuant de vous expliquer et de vous conduire avec noblesse et fermeté, vous devez toujours éviter avec grand soin de rompre la négociation[11]. »
La nuance indiquée par d’Argenson eût peut-être été difficile à trouver, mais Puisieulx, à dire le vrai, ne prit même pas la peine de la chercher. Avant de recevoir cette instruction à double face, il avait pris une attitude de dignité offensée et de hauteur railleuse dont il lui eût été difficile de descendre. Resté en relations quotidiennes avec les agens hollandais, cet homme si doux la veille et presque caressant, ne leur ménageait plus ni les soupçons injurieux, ni les expressions blessantes. Au moindre incident, il jetait feu et flamme : un de ses courriers s’étant laissé surprendre et arrêter en territoire hollandais par un détachement autrichien, il exigeait des excuses et des réparations publiques, et comme Gillis, nommé pensionnaire en place de Van der Heim, lui promettait de rendre le messager sain et sauf et le paquet intact : — « Par Dieu, lui ai-je dit, il s’agit bien de mon courrier, toutes les troupes de votre république qui sont dans les mains de mon maître m’en répondent, mais je viens vous déclarer que le roi, en m’envoyant ici, par un excès de complaisance et de son amour pour la-paix, n’a pas prétendu me mettre dans une prison, ni rendre son ministre le jouet de deux particuliers de la province de Hollande. Au reste, quand vous voudrez savoir ce que je pense, je vous le dirai en face, sans qu’il soit besoin pour vous d’arrêter mes courriers… Parvenez à déchiffrer ma lettre et vous verrez que vous ne me trompez pas autant que vous vous en flattez… Je me suis séparé en disant derechef que, quand je tiendrai de nouveau des conférences, ce serait dans une cité libre et non dans une prison, et je l’ai laissé confus et consterné. » — « C’est un bon homme, ajoutait-il en parlant de Gillis, mais fait pour gouverner la Hollande comme moi pour régir le genre humain. »
Avec l’envoyé anglais, son dédain, plus contenu, ne s’exprimait pas d’une façon moins désobligeante. Il lui laissait voir clairement qu’il ne prenait au sérieux, ni sa mission, ni même sa personne. — « Les Anglais, écrivait-il, n’ont nulle envie de finir cette affaire-ci : le choix du ministre en est une preuve non équivoque ; c’est un blanc-bec qui réunit l’esprit des belles-lettres à peu d’expérience et beaucoup de pédanterie. Je l’ai entretenu avant-hier deux grandes heures tout à l’aise, et il ne me parla de rien du tout. Si je reste ici et que je démêle avec le temps qu’il vaille la peine d’être attaqué, je le tâterai… » — Et deux jours après : « On ne fera rien par le canal d’un jeune homme comme lord Sandwich. Je l’ai tâté et retourné en tout sens pendant deux heures, sa phrase à tout ce que je lui disais était de me répondre d’un air froid et embarrassé que son maître voulait la paix. — Oui, mylord, lui répliquai-je impatienté, il la veut avec l’Espagne et non avec nous, et tant que votre maître aura l’espérance de conclure quelque chose à Lisbonne, il vous fera jouer ici le rôle d’un soliveau ; mais quand il aura perdu cet espoir, et je compte qu’il le perdra bientôt, il vous donnera ordre de me parler, et en une heure de temps, nous en ferons plus qu’en deux heures avec ces docteurs-ci. »
Même scène et plus vive encore avec les trois commissaires réunis. — « Ce triumvirat m’ayant répété plusieurs fois que leurs maîtres désiraient ardemment la paix et que toute l’Europe en était pleinement persuadée, je leur fis un éclat de rire en leur demandant s’il y avait deux continens qui portassent le même nom, parce que l’Europe que je connaissais avait annoncé plusieurs semaines à l’avance que le ministre d’Angleterre accrocherait la négociation là la première conférence et qu’elle n’avait pas mal rencontré. »
La nouvelle de la victoire de Raucoux, arrivée sur ces entrefaites, ne fit qu’encourager le ministre français à le prendre de plus haut encore. Il eut d’abord une vive altercation avec lord Sandwich sur l’issue de cette journée. — « Mylord, lui ai-je dit enfin, avez-vous oui ou non passé la Meuse ? — Et sur ce qu’il me répliqua qu’il le croyait : « Eh bien ! lui ai-je dit, tenez que vous êtes battus, car nous avons ce que nous voulions. » — Et quelques jours après, comme Wassenaer faisait des réflexions d’une sympathie hypocrite sur les malheurs des armées françaises : — « Vous avez bien raison, lui ai-je dit, car si la reine de Hongrie venait à enlever le royaume de Naples, nous nous en dédommagerions aux dépens de la république… Enfin, il est temps de se décider : il faut que vous fassiez faire la paix ou que vous soyez notre ennemi. Si vous choisissez le premier parti, vous acquerrez pour ami le plus puissant allié de l’Europe : si vous prenez le second, il faut que vous nous détruisiez ou que vous payiez tôt ou tard les désastres de l’Italie. Il m’a répondu en haussant les épaules : — Quel avenir ! — et il s’en est allé[12]. » — Enfin, avec d’Argenson lui-même, il résumait en ces termes l’état de la négociation : — « Les Hollandais veulent la paix et ne la feront pas, les Anglais n’en veulent pas, mais la feraient peut-être. La reine de Hongrie la fuit et la craint et entraîne ses alliés. »
Rien n’était moins dans le caractère et dans les intentions de d’Argenson que cette manière de mener une négociation, le fouet levé et tambour battant ; il ne reconnaissait plus l’agent naguère si complaisant et ne comprenait rien à cette ardeur subite de tempérament : — « M. de Puisieulx, dit-il, eut une tout autre conduite à Breda qu’il n’avait eue à La Haye,.. autant il avait réussi à ce dernier emploi par la docilité, autant il se montra à Breda d’une suffisance stupide et atrabilaire. Il voyait tout en noir et faisait des remontrances sur tout ce que je lui prescrivais,.. je l’attribuais à sa mauvaise santé… — On admirait, ajoute-t-il, ses dépêches au conseil. » — Il y avait donc une explication plus simple : c’est que ce n’était plus à lui que Puisieulx songeait à plaire.
Menée pourtant d’un tel train, la négociation ne pouvait tarder à être rompue, et pour éviter cet éclat, d’Argenson, voyant que Puisieulx, ou ne trouvait pas, ou ne lui proposait aucun expédient, en chercha. un dans sa propre imagination, et voici celui dont il s’avisa. On ne s’opposerait pas à l’arrivée des plénipotentiaires autrichiens et piémontais, puisque aussi bien ils étaient en chemin et qu’il, n’y avait pas moyen de les arrêter : mais on ne les admettrait pas non plus à la conférence, on les laisserait en quelque sorte à la porte, ne prenant pas part aux délibérations et ne communiquant qu’avec les agens anglais et hollandais, qui leur soumettraient les propositions et se feraient l’interprète de leurs demandes et de leurs réponses. Ordre fut donné à Puisieulx d’employer « les insinuations et les moyens qu’il jugerait convenables pour faire goûter » ce parti mitoyen « et s’il ne croyait pas pouvoir le proposer expressément « d’en faire naître le goût et le désir. » D’Argenson faisait savoir en même temps qu’il allait engager l’Espagne à envoyer de son côté un ministre qui consentirait, lui aussi, à se tenir derrière le rideau, n’ayant de rapport qu’avec la France et observant la même réserve que ses collègues d’Autriche et du Piémont. On aurait ainsi une négociation en partie double dont l’une se passerait sur la scène et l’autre dans les coulisses[13].
Puisieulx, on le conçoit, ne goûta que médiocrement cet arrangement bâtard, et, tout en promettant de s’y prêter, en fit ressortir, sans se gêner, l’impuissance et le ridicule. Pour commencer, était-on sûr que la fierté castillane se prêtât au rôle qu’on voudrait faire jouer au ministre d’Espagne ? Puis il voyait déjà arriver toutes les autres puissances d’Europe, la Prusse, la Russie, Gênes, Modène, venant sans qu’on pût leur reprocher un excès de curiosité, frapper elles aussi à la porte pour savoir, heure par heure, ce qu’on allait dire et faire. Ce serait un véritable congrès, moins les garanties d’une assemblée régulière : — « Vous prendrez, monsieur, disait-il, de toutes ces réflexions peu agréables celles qui vous paraîtront mériter quelque attention. Il est de mon devoir d’exposer la vérité aux yeux du roi et de son ministre. Si je me trompe et que je voie la chose trop en noir, Sa Majesté est plus en état que personne d’en juger[14]. »
Tout en riant sous cape, il trouva pourtant manière de faire agréer la proposition aux Hollandais, aussi craintifs que le ministre français de tout ce qui pouvait brusquer la rupture. Mais restait à obtenir l’assentiment, — non pas de d’Harrach et de Chavannes eux-mêmes, déjà arrivés à La Haye, qui ne pouvaient modifier, sans nouvelles instructions, l’attitude qui leur était prescrite, — mais de leurs cours, qui n’avaient rien prévu de pareil. D’Argenson, de son côté, avait besoin de quelque délai pour faire entrer le cabinet espagnol dans une pensée qui ne pouvait lui plaire. La conférence se trouva donc suspendue de fait, et lord Sandwich ayant transféré en attendant son domicile à La Haye, où il retrouvait le duc de Cumberland et tous les généraux alliés qui y tenaient conseil, Puisieulx se trouva seul à Breda dans une situation très gauche dont il ne craignait pas de faire ressortir l’inconvenance.
S’il eût écouté d’Argenson, il eût fait lui-même le voyage de La Haye pour y entrer dans des conversations privées, soit avec les diplomates, soit avec les magistrats, sonder les esprits et faire des ouvertures. Mais au premier mot qui lui fut dit de ce déplacement, il s’exprima sur une telle idée dans des termes plus insolens que s’il y eût répondu par l’annonce d’une désobéissance formelle : — « J’irai à La Haye, puisque vous le voulez, quand le ministre d’Espagne y sera arrivé,.. mais permettez-moi de vous demander à quel titre et comment je pourrai y paraître dans un temps où vous avez tout à craindre des désagrémens qu’on pourra chercher à donner au ministre du roi, qui, dans la règle, n’est hors de Breda qu’un homme de condition… Je ferai ce que vous voudrez et je tâcherai de jeter un voile de gaze sur tout ce que j’envisage qui pourrait arriver… Au reste, je ne ferai pas ce voyage de sitôt. Je me donnerais bien de garde de débarquer à La Haye tant que M. le duc de Cumberland y sera et dans un moment où ce prince, à la tête de ses officiers généraux, et des ministres des alliés, forme une espèce de conseil pour les opérations militaires. Toutes les rues de La Haye en retentissent d’avance et toute la crédulité populaire regarde déjà cette époque comme l’humiliation de la France. Il faut laisser passer cette crise, et si d’ici là les adversaires font quelque démarche qui marque au moins des attentions et des ménagemens pour le roi, je saisirai cet instant pour mettre un peu plus de douceur dans les miennes. Il ne faut pas vous flatter, monsieur, de rattraper à La Haye le terrain qu’on y a perdu. Ce temps n’est pas propre à le reprendre. Je ne hasarderais pas de vous dire aussi librement mon sentiment si je croyais, en consultant ma personne et la dignité du roi (puisque je suis son ministre), pouvoir parvenir au grand objet de la pacification ; mais j’avoue que je ne puis consentir à m’aller prostituer en pure perte, persuadé que rien n’est plus dangereux que le ridicule et le discrédit[15]. »
Je soupçonne fort que Puisieulx ne tenait pas essentiellement à abréger les délais qui ajournaient indéfiniment la réunion de la conférence, informé qu’il était de ce qui se préparait à Versailles et attendant l’issue d’une crise intérieure dont le résultat l’intéressait bien davantage. Les choses marchaient en effet, le travail poursuivi contre d’Argenson était poussé avec activité : ses ennemis, tous réunis, s’apprêtaient à frapper le dernier coup, et il leur en fournissait lui-même l’occasion par l’envoi de l’ambassade extraordinaire dont il avait pris tant de soin à organiser les préparatifs.
En réalité (on n’allait pas tarder à le voir), le malentendu le plus complet existait entre les deux cabinets saxon et français sur le parti que l’un et l’autre entendaient tirer de cette alliance princière, objet de deux négociations, l’une officielle et l’autre secrète. Dans la pensée de d’Argenson, le rapprochement des deux familles royales, naguère ennemies, ne devait être que le préliminaire d’une autre réconciliation qui lui tenait presque autant au cœur : c’était celle d’Auguste III et de Frédéric. Le rétablissement de relations intimes entre les deux voisins était l’idée fixe de d’Argenson, recommandée à ses agens, dans toutes ses instructions, l’un de ses rêves, en un mot, et de tous peut-être le plus impossible à réaliser dans la circonstance et avec les caractères donnés. Auguste, au contraire, et plus encore Brühl, son tout-puissant favori, persuadés l’un et l’autre (et ils n’avaient pas tort) que Frédéric leur portait une haine mêlée de dédain qui ne pardonnerait pas, ne se souciaient nullement de courir après une amitié qu’ils ne se flattaient pas d’obtenir. Toujours inquiets d’être atteints par quelques traits nouveaux d’une ambition remuante qui ne laissait personne en repos, ils se rapprochaient, au contraire, de plus en plus de l’Autriche et de la Russie avec qui ils venaient de conclure un nouveau traité d’alliance défensive dont les dispositions étaient plus étroites encore que les précédentes. Le rêve de Brühl (car lui aussi rêvait éveillé), c’était, après s’être porté médiateur entre Louis XV et Marie-Thérèse, d’entraîner plus tard la France dans une coalition nouvelle contre la Prusse. C’est à quoi il avait travaillé et cru réussir l’année précédente, dans cette négociation engagée à la veille de la paix de Dresde, qui en aurait prévenu peut-être les humiliantes conditions et qui n’avait manqué que par la mauvaise volonté de d’Argenson et l’obstination du ministre français à rester fidèle à tout ce qui venait de Berlin.
Quelle meilleure occasion pour renouer la trame rompue que l’arrivée d’un ambassadeur extraordinaire de Louis XV, porteur d’une mission toute de concorde et de paix ! Mais la condition était d’écarter l’obstacle qui l’avait fait manquer une première fois, et cet obstacle s’appelait d’Argenson. En un mot, entre deux ministres qui cherchaient à exploiter l’alliance nouvelle dans deux sens contraires : l’un tirant à gauche et l’autre à droite, l’un vers la Prusse et l’autre vers l’Autriche, l’accord et même la vie commune n’étaient pas possibles. L’un ou l’autre devait être sacrifié, et Brühl, passé maître en fait d’intrigue et plus solide dans sa situation que ne l’était d’Argenson, avait résolu que ce ne serait pas lui.
La divergence se vit tout d’abord, quand il s’agit de faire partir le duc de Richelieu et sa suite. Tout était déjà arrangé autour de d’Argenson pour que le duc, avant de paraître à Dresde, commençât par aller toucher barre à Berlin. Il devait s’y rendre en compagnie du jeune marquis de Paulmy et en repartir avec de bonnes paroles, et, s’il était possible, un commencement de liaison entre la cour de Saxe et de Prusse. Ils y arriveraient l’un et l’autre, d’ailleurs, annoncés et recommandés par Voltaire qui avait l’air de faire de cette ambassade son affaire personnelle : — Très magnifique ambassadeur, écrivait le poète :
De votre petite maison
À tant de belles destinée,
Vous allez chez le roi saxon
Rendre hommage au dieu d’hyménée.
Vous, cet aimable Richelieu
Qui, né pour un autre mystère,
Avez souvent battu ce dieu
Avec les armes de son frère.
Revenez cher à tous les deux,
Ramenez la paix avec eux
Ainsi que vous eûtes la gloire,
Aux campagnes de Fontenoy,
De ramener aux pieds du roi
Les étendards de la victoire.
Et se servant d’une similitude que pouvait seule faire excuser la licence poétique, il comparait le galant Richelieu, devenu témoin officiel d’un mariage, à ces femmes de mœurs faciles « qui, à certains jours de leur existence, éprouvent le besoin de régulariser leur état dans ce monde par une alliance légitime. »
Averti du caractère que ces effusions de l’entourage ministériel donnaient à la mission de l’envoyé de Louis XV, le ministre de Saxe s’empressa d’y mettre un terme. Il aurait bien voulu, et c’était le désir du roi de Pologne lui-même, que le duc ne partît pas, et qu’on se dispensât d’envoyer un ambassadeur extraordinaire qui ne pouvait manquer de causer beaucoup de dépenses à une cour déjà très obérée. Mais n’ayant pu obtenir de Louis XV qu’on ne rendît pas à la nouvelle dauphine les honneurs faits à la précédente, on se borna à faire changer le caractère de la mission.
« Ayant appris sous-main, écrit le comte de Loos au comte de Brühl, que M. de Voltaire et Mme du Châtelet, avec lesquels le duc est extrêmement lié, lui avaient mis dans l’esprit qu’il ferait bien de profiter de son voisinage de Berlin pour se faire connaître au roi de Prusse en se faisant donner quelque commission pour ce prince, tendant à réunir les cours de Dresde et de Berlin… j’ai tâché de détourner ce projet, ayant fait insinuer par mes canaux au marquis d’Argenson que je ne croyais pas que ce voyage pût être agréable au roi notre maître… et j’ai si bien réussi dans mes représentations que j’ai lieu de me flatter qu’on n’y pensera plus[16]. »
Frédéric, à qui la visite avait été annoncée, exprima poliment à Voltaire lui-même son regret d’avoir à y renoncer. — « Le marquis de Paulmy, écrivit-il, sera reçu comme le fils d’un ministre français que j’estime et comme un nourrisson du Parnasse, accrédité par Apollon même. Je suis bien fâché que le duc de Richelieu ne le conduise pas à Berlin : il a la réputation de réunir mieux qu’homme de France, les talens de l’esprit et de l’érudition aux charmes et à l’illusion de la politique. C’est le modèle le plus avantageux à la nation française que son maître ait pu choisir pour cette ambassade : un homme de tout pays, citoyen de tous les lieux, et qui aura dans tous les siècles les mêmes suffrages que lui accordent la France et l’Europe entière. Je suis accoutumé à me passer de bien des agrémens dans la vie : j’en supporterai plus facilement la privation de la bonne compagnie dont les gazettes nous avaient annoncé la venue[17]. » Et pour comble de bonne grâce, il envoyait lui-même à Dresde, sous prétexte de féliciter Auguste du mariage de sa fille, mais en réalité pour faire en son nom à Richelieu les honneurs de l’Allemagne, un de ses chambellans dont la venue devait lui être particulièrement agréable ; car ce n’était autre que le marquis d’Argens, ce Français émigré, familier de la coterie de Voltaire et de Mme du Châtelet, qui avait dû quitter sa patrie pour avoir exprimé trop hardiment, dans quelques écrits, les sentimens de libre pensée dont, entre le châtelain et les visiteurs de Cirey, on ne s’entretenait encore qu’à demi-voix. Rien de plus aimable assurément que ce soin de faire trouver un Parisien, à plus de deux cents lieues de chez lui, en pays de connaissance. Cette attention délicate n’avait-elle pourtant d’autre but que de lui complaire ? D’Argens, attaché aux pas de Richelieu, n’était-il pas au fond aussi bien chargé de le surveiller que de le complimenter ? .. C’est possible : de la part de Frédéric, amitiés, politesses, tout était suspect, parce que lui-même, l’esprit toujours en éveil, tenait tout le monde en suspicion[18]. En tout cas, si ce n’était pas l’envoyé extraordinaire, d’Argens, c’était le ministre accrédité à Dresde, le conseiller de Klingræff, qui était chargé de veiller de près aux faits et gestes de Richelieu. « Je ne connais pas personnellement, lui écrivait le roi, le duc de Richelieu, mais je crains fort les algarades françaises… Voici la conduite que vous devez tenir avec lui : dès qu’il sera arrivé et que vous lui aurez fait les politesses ordinaires, vous devez pénétrer d’abord si c’est un homme capable à prendre conseil de vous, ou s’il est fier, présomptueux et indocile eu égard (sic) de conseils d’autrui. Au second cas, vous devez vous conduire bien prudemment avec lui, et observer tous les pas que vous ferez avec lui pour ne pas être mêlé à ses brouilleries. Mais en cas que ce soit un bon naturel, capable à suivre les bons conseils, vous devez agir fort honnêtement avec lui, et le mettre au fait de toutes les circonstances de la cour où vous êtes, afin qu’il ne risque pas de faire quelque faux pas ou démarche fausse. Vous devez même lui dire que c’est par un ordre exprès que je vous avais donné d’agir très confidemment envers lui, et d’aller en tout de concert avec lui. Au surplus, vous ne manquerez pas d’être bien alerte sur tout ce qu’on fera avec lui et de me faire des rapports assez détaillés et exacts[19]. »
C’était déjà beaucoup de soustraire l’envoyé extraordinaire de Louis XV aux caresses de Frédéric, auxquelles un ami de Voltaire n’aurait été que trop sensible : pouvait-on faire quelque chose de plus, et le tournant en sens opposé, faire servir cette mission d’apparat à entamer avec la cour de Vienne une négociation dont celle de Dresde serait l’intermédiaire ? Rien n’était impossible, suivant le comte de Loos. pourvu qu’on sût prendre le duc par son côté faible. — « En le flattant, en applaudissant à ses magnificences, écrivait l’envoyé saxon, on le gagne aisément, puisqu’il se pique de passer pour un des plus magnifiques seigneurs du royaume… Les politesses qu’on lui fera feront beaucoup d’impression sur son esprit[20]. »
L’opération était délicate pourtant, vu l’intimité du duc avec d’Argenson et la communauté de vues qui semblait exister entre eux. Un seul homme parut propre à tenter l’épreuve : ce fut le maréchal de Saxe, moins sans doute par son influence personnelle (Richelieu se croyait trop près d’être son égal, sinon son supérieur, pour lui témoigner tant de déférence), mais parce que le haut degré de faveur où il était parvenu devait faire voir en lui un homme à ménager par quiconque prétendait rester dans les bonnes grâces de Mme de Pompadour et du roi. Richelieu, on pouvait l’espérer, était bien assez fin courtisan pour que le moindre signe suffit à lui faire comprendre de quel côté la faveur allait incliner, et pas assez gouverné par ses sentimens pour rester fidèle à l’amitié dans la disgrâce.
Le premier pas à faire était d’amener Maurice lui-même à des idées pacifiques et à un projet de réconciliation avec la cour de Vienne. On pouvait douter qu’un homme de guerre dont toute l’importance tenait aux victoires qu’on lui devait déjà et à celles qu’on attendait de lui, fût très pressé de hâter lui-même le terme de ses exploits. Puis les armées autrichiennes lui avaient offert de si faciles triomphes qu’il pouvait renoncer difficilement à porter le dernier coup qui devait les écraser. De plus, depuis ses campagnes d’Allemagne, il était resté en termes plus que médiocres avec le comte de Brühl, à qui il attribuait et avait même plusieurs fois reproché l’attitude hostile prise par le roi son frère envers la France.
L’ouverture à faire était donc assez malaisée. Brühl l’aborda pourtant sans hésiter, prenant pour prétexte d’entrer en correspondance les remercîmens qui étaient dus à Maurice comme à l’heureux négociateur du mariage, mais l’entretenant tout de suite par une adroite flatterie de considérations de haute politique, comme si c’était bien son affaire et qu’il en dût être pleinement au courant. — « La réussite de cette grande affaire, lui écrivit-il, le 6 novembre, a été d’autant plus agréable qu’on a fait la chose généreusement, et sans y attacher de conditions relatives à la politique. L’on n’y perdra rien, vu que tout ce que le roi pourra faire pour complaire aux désirs de Sa Majesté très chrétienne, il le fera sans cela, par amitié pour ce monarque et par tendresse pour la princesse, future dauphine… Si, d’ailleurs, par la quantité des différens intérêts, les conférences de Breda ne veulent point avancer, qu’on nous dise le dernier mot, et qu’on nous laisse le soin de ménager la négociation à la cour de Vienne. Les deux cours une fois d’accord, le reste s’ensuivrait infailliblement. Nous nous y prendrions avec tant de précaution, qu’en cas que, contre notre attente, nous ne puissions pas réussir à souhait, nous ne commettrions la France en rien. Il est d’autant plus à souhaiter qu’on en vienne bientôt à des explications qu’il y a sans cela, si l’affaire traîne, à craindre que l’Angleterre, redoublant d’efforts auprès de la Russie, ne trouve moyen d’émouvoir cette grande machine, ce que nous ne serions pas en état d’empêcher, quelque volonté que nous en eussions… Quant au roi de Prusse, il n’aura rien à craindre tant qu’il restera tranquille, mais la France devrait une bonne fois ouvrir les yeux sur ce qui regarde ce prince. Rusé comme il est, il flatte de nouveau de toute façon la France, mais l’exemple du passé où il a deux fois fait sa paix particulière, sous les auspices de l’Angleterre, sans se soucier des intérêts de cette couronne, cela ne devrait-il pas lui faire craindre que le roi de Prusse pourrait fort bien, quand la France serait épuisée, lui jouer un nouveau tour, plus sanglant encore que les précédens, en se tournant tout à fait du côté des puissances maritimes et de leurs alliés, par où la France se trouverait fort embarrassée de sa situation, pendant que le roi de Prusse obtiendrait par là la plus forte garantie pour la Silésie et peut-être encore d’autres nouveaux avantages ? Or, si ce cas est possible, comme il l’est, pourquoi ne pas le prévenir quand on le peut ? Je remets ces faibles réflexions au jugement plus éclairé de Votre Excellence, en ajoutant seulement que, quant à nous, nous avons une fois payé trop cher l’alliance prussienne pour y retourner une seconde fois… Je finis par où j’aurais dû commencer, c’est-à-dire par vous féliciter, monseigneur, des glorieux exploits que vous avez faits dans la dernière campagne, laquelle, après tant de places prises, vous avez encore terminée par une sanglante bataille et une victoire complète. Vous avez travaillé l’été à la guerre de la bonne façon. Tâchez donc d’en faire autant pendant l’hiver pour la paix, et vous mettrez le comble à votre gloire immortelle ! »
Et, quelques jours après, sous prétexte de régler certains détails du voyage de la Dauphine, il reprend la plume et complète cette fois tout à fait sa pensée : « Le ministre du roi a ordre de vous communiquer tout, monseigneur,.. et j’espère que Votre Excellence me fera réparation entière sur ma façon de penser. L’ambassadeur extraordinaire qu’on veut nous envoyer nous embarrasse un peu : mais nous tâcherons de l’accommoder le mieux que nous pourrons, si l’affaire n’est pas à changer. Ayant du reste dans ma dernière lettre déjà dit tout ce qu’il y a à dire sur les affaires du temps, je ne puis que m’y rapporter, ajoutant seulement que selon des notions toutes fraîches encore de la cour de Vienne, nos espérances augmentent de pouvoir acheminer les choses à un accommodement, si la France veut bien nous déposer ses sentimens relativement à une paix. Je dois dire en secret que la cour de Vienne accuse MM. d’Argenson et un faux système qu’ils auraient adopté d’être cause qu’on n’en pourrait venir à un accommodement[21]. »
Maurice, on l’a déjà bien vu, malgré l’ardeur bouillante qui lui donnait, à certains momens, l’air d’un emportement étourdi, n’était pas homme à se lancer sans réflexion dans une affaire délicate. Les lettres du comte de Brühl le rejoignirent à Versailles, où il était attendu, et fut reçu avec un accueil qu’on s’efforça de rendre aussi brillant que celui de l’année précédente. A la suite de sa première audience, il faisait partir un courrier, chargé d’une expédition qui réglait tous les moindres détails de l’ambassade extraordinaire. Il y joignait lui-même un énorme paquet pour le roi et la reine de Pologne, destiné à aller au-devant de toutes les inquiétudes que de tendres parens pouvaient éprouver à la veille de se séparer d’une fille très aimée. Il y parlait de tout, d’abord du caractère de toutes les personnes de l’intérieur royal avec qui la nouvelle mariée aurait à vivre, — y compris celle qui devait à la beauté et à l’amour la plus grande, bien que la moins légitime des influences, — puis des moindres étiquettes, des robes et des pierreries, des fourrures, de ce qu’on trouverait dans le trousseau et de ce qu’il conviendrait d’apporter ; enfin des vains efforts qu’il faisait pour obtenir qu’on laissât à la princesse au moins sa femme de chambre et son confesseur (points sur lesquels, dit-il, j’ai été repoussé à la barricade).
Après tant de pages griffonnées à la hâte, il ne lui restait plus « que quelques instans, écrivait-il à Brühl, pour répondre aux deux lettres dont Votre Excellence m’a honoré, et qui demandent un détail réfléchi. La cour de Vienne pourrait bien ne pas se tromper tout à fait, Basta ! Je prie Votre Excellence d’être persuadée que je suis avec elle comme on est avec une coquette aimable, on se brouille avec elle souvent, mais on se raccommode et on s’aime toujours… Je vous ai toujours aimé tendrement, et pourrai vous chanter cette chanson de M. le duc d’Orléans :
- Reviens, Philis, à cause de tes charmes,
- Je ferai grâce à ta légèreté[22]. »
Rien n’était plus encourageant, et effectivement la lettre de Brühl était arrivée au bon moment. D’une part, en effet, Maurice revenait très fatigué des entraves qu’on avait mises à l’essor de sa brillante campagne. A aucun prix il ne voulait recommencer dans de pareilles conditions, et il accusait, comme tout le monde, de la gêne qu’il avait subie, la politique indécise de d’Argenson et ses ménagemens pour les bourgeois d’Amsterdam. Son bon sens naturel, d’ailleurs, lui faisait comprendre qu’à tant faire que vouloir la paix, il fallait la chercher directement à Vienne, où on pouvait l’obtenir, mais non en Hollande, où on ne ferait jamais qu’en parler : et de là à penser que personne n’en dicterait mieux les conditions que le capitaine vainqueur qui tenait en gage une partie du patrimoine de la maison d’Autriche, il n’y avait déjà pas loin.
Mais à toutes ces considérations d’intérêt public, une autre se mêlait, plus personnelle, et, je le crains bien, plus puissante sur l’esprit du maréchal. Avec quelque honneur qu’il fût accueilli à Versailles, il n’avait pu manquer d’y rencontrer le prince de Conti décoré de son titre de généralissime : sa seule présence lui rappelait la compétition élevée entre eux et l’avantage moral que donnait à son rival un titre qui le mettait hors de pair et comme à la tête de l’armée française. Il savait bien d’où était parti le coup, puisque Mme de Pompadour s’en était confessée à lui-même, et que la prudence seule avait contenu, le premier jour, l’expression de son ressentiment ; mais le trait n’en restait pas moins gravé dans son cœur, et n’osant s’en prendre à l’auteur principal, il faisait retomber volontairement sa colère sur le ministre qui avait signé la malencontreuse ordonnance. A la vérité, le comte d’Argenson et son frère n’étaient guère amis, mais c’était entre eux une querelle domestique peu connue au dehors et surtout à l’armée, et que Maurice pouvait au moins faire semblant d’ignorer. Le nom de d’Argenson n’en sonnait pas moins très mal aux oreilles de Maurice, et il était tout préparé à entrer dans le concert formé pour porter à la position de l’aîné une atteinte qui devait ébranler celle du cadet. D’ailleurs, il n’eût pas fait deux pas à Versailles sans être entouré des ennemis de d’Argenson qui le comblaient de caresses, d’autant plus sensibles pour lui que le ministre, connu par la rudesse de ses manières, était plus sobre de ce genre de témoignages. Dans le nombre et parmi les plus acharnés dans leur haine était, on le sait, le maréchal de Noailles, que Maurice appelait, par plaisanterie, son maître dans l’art de la guerre, mais qui l’était bien en réalité dans l’art de manœuvrer à la cour.
Excité par ces flatteries intéressées, Maurice donna librement carrière à son retentissement, et il faut qu’il ait fait entendre même son irritation aux échos pour que le prudent Luynes ait cru devoir en enregistrer l’expression dans son journal : « Comme M. le maréchal de Saxe avait été bien reçu, dit-il, par le roi, on voulut lui faire compliment sur la manière dont le roi le traitait. Ce compliment ne parut pas le toucher, d’autant plus qu’il était peiné du brevet qu’avait obtenu M. le prince de Conti… Voici à peu près ce qu’il dit dans ce temps à un homme de bonne foi de qui je le sais : — « Le roi me parle, il est vrai, mais il ne me parle pas plus qu’à Assemate (gentilhomme de la vénerie). Si j’étais actuellement dans la même situation où je me trouvais il y a sept ou huit ans, c’est-à-dire simple courtisan, je n’aurais pas sujet de me plaindre, mais puisqu’il faut parler de soi, si l’on veut examiner ce que j’ai fait depuis la prise de Prague, je crois qu’on pourra dire que j’ai ranimé le courage et la valeur des troupes françaises qui paraissaient un peu endormies. Qu’on les examine à Dettingue et à Fontenoy, et on verra si le même esprit règne dans l’armée. C’est peut-être pour me flatter qu’elles prétendent être invincibles quand je suis à leur tête, mais au moins les ennemis du roi craignent-ils d’être battus lorsque je commande une armée vis-à-vis d’eux. Je sais le respect qui est dû aux princes de la maison de France et je ne m’en écarterai jamais : que le roi les déclare tous généralissimes de ses armées au berceau, je n’ai rien à dire ; mais que M. le prince de Conti ait acquis ce titre en récompense de ses services, je crois avoir droit de me plaindre. Après cela j’aime le roi et je dois exécuter ses ordres : quand il voudra que je marche, il faudra bien marcher, mais dans le fond qu’ai-je à espérer ? J’ai plus de bien qu’il ne m’en faut : j’ai tous les honneurs que je puis désirer. Si les affaires de l’état devenaient pressantes à un certain point, je crois pouvoir dire qu’on aura recours à moi. Je souhaite que cette situation malheureuse n’arrive jamais, et qu’on veuille bien me laisser jouir d’un repos dont ma santé a besoin. Je n’ai qu’à perdre ; un événement malheureux flétrit les lauriers. On prétend m’avoir l’obligation du mariage de M. le dauphin… Cela n’est pas juste, le roi l’a fait parce que cela lui a convenu, je n’y ai point de mérite[23]. »
Des sentimens si peu dissimulés ne pouvaient rester ignorés de ceux qui avaient intérêt, soit à les entretenir, soit à les calmer. Des amis de d’Argenson (du comte, au moins, car le marquis n’en avait guère à la cour) essayèrent bien d’intervenir, et le marquis de Valions qui était du nombre et qui avait si bien travaillé dans la querelle du comte de Clermont, se vante dans ses Souvenirs d’avoir obtenu un succès pacifique du même genre en ménageant au maréchal une entrevue avec le ministre, où une compensation lui lut promise et qui finit en assez bons termes. Mais Valfons convient lui-même que ce ne fut qu’un replâtrage, et la plaie était encore très vive, comme on va le voir, dans le cœur de Maurice, quand il dut recevoir la visite que ne pouvait manquer de lui faire d’ambassadeur extraordinaire partant pour Dresde.
Richelieu, contre son ordinaire, était fort ému ce jour-là. Il n’avait pu ignorer que sa mission, au moins dans les conditions où ses amis et lui avaient rêvé qu’elle aurait lieu, avait été mal prise à Dresde et qu’on avait tout fait pour la prévenir. De plus, ayant demandé pour quelle raison le maréchal de Saxe n’était pas chargé lui-même d’aller chercher et ramener sa nièce, on lui avait bien répondu que la qualité d’étranger récemment naturalisé rendait le maréchal peu propre à représenter le roi dans une occasion si solennelle ; mais on lui avait en même temps laissé voir que dans la disposition toujours hostile où était l’Allemagne, la personne d’un ambassadeur français n’était pas toujours sûre d’être respectée et qu’on ne voulait pas exposer le commandant de l’armée à quelque aventure comme celle dont Belle-Isle avait été victime. Cette perspective en soi n’avait rien de rassurant. Maurice n’eut pas de peine à se rendre compte des alarmes de Richelieu. « Il m’est venu voir avant-hier, écrivait-il au comte de Brühl, et m’a conté ses peines. Il m’a dit qu’il s’était chargé de cette commission, pensant qu’elle serait agréable, et qu’il voudrait (maintenant) que les hussards le prissent en chemin pour qu’il n’arrivât pas chez vous. Cela pourrait bien arriver, car on n’a pris aucune précaution pour l’empêcher… J’ai fait ce que j’ai pu pour le tranquilliser et le mettre à l’aise. Je lui ai dit qu’il n’y avait rien contre lui personnellement, mais que, comme c’était une ambassade solennelle, on craignait les prétentions de l’ambassadeur… Hélas ! mon Dieu, m’a-t-il répondu, je ne prétends rien, je me suis chargé d’une commission honorable, et que j’ai crue agréable. Je désire de plaire au roi, à M. le comte de Brühl, et à toute la cour, et voilà tout. Je ne suis chargé de rien de plus, et je ne resterai que le temps qu’il faudra pour amener cette princesse tant désirée avec le respect que je dois à Leurs Majestés et au roi mon maître… M. le duc de Richelieu part donc dans l’intention de plaire à la cour et de vous plaire en particulier… Le roi de Prusse avait désiré le voir : il n’a pas voulu y aller pour ne pas sentir le Prussien en vous arrivant… Tout cela ne doit ni vous effaroucher, ni vous déplaire. »
Se mettant tout à fait à l’aise, il laisse voir au comte de Brühl que son parti est pris et qu’il est entré tout à fuit dans ses desseins… « Les d’Argenson branlent au manche, comme on dit ; celui des affaires étrangères est si bête que le roi en est honteux, celui de la guerre veut taire le généralissime et n’y entend rien. Les tracasseries, les intrigues de cour l’appuient uniquement. Il va à la parade partout et ne fait pas sa besogne, qui est immense, moyennant quoi tout va à la diable. Les affaires ne s’expédient pas, il est noyé par les affaires et ne peut plus se mettre au courant… il est haï : ses bureaux ne le secondent pas et il se noie dans les crachats, cela me fait rire quelquefois. Le roi, qui est sage et qui a plus de judiciaire qu’eux tous, le voit et ne sait quel parti prendre : car nous avons de la gloire. Pour moi, qui n’ai pour toute arme que le bouclier de la vérité, l’on me craint, le roi m’aime et le public espère en moi… Je vous assure entre nous que, s’ils ne m’avaient pas, ils ne sauraient où donner de la tête. Hommes, argent, rien ne leur fait défaut, aber sie wissen nicht es einzurichten (mais ils ne savent pas s’y prendre). Outre cela, la troupe et l’état ont confiance en moi, et cela fait beaucoup pour le maintien intérieur de l’état et la tranquillité de la monarchie. Vous voyez bien que je ne vous boude plus, puisque je (vous parle comme cela : direz-vous que je ne vous aime pas ? Voilà, dit-il enfin, un tableau de ce pays ici ; il est impossible que cela dure : je ne veux pas me fourrer dans la mêlée, car mon poste est bon et honorable et je ne le quitterai pas. On commence à soupçonner ici M. d’Argenson de ne pas vouloir sincèrement la paix. C’est un pétard, si on y met le feu, il sautera : car tout le royaume la veut, le roi, la cour et le clergé. Tous sont persuadés que je la désire, mais si ces messieurs font naître des incidens, je ne puis rien[24]. »
Il était impossible de dire plus clairement qu’on ne demandait pas mieux que d’être médiateur de la paix et de se faire, pour y travailler à l’aise, l’exécuteur des d’Argenson, enfin que Richelieu en passerait, sans trop se faire prier, par où on voudrait. Dès lors, le plus simple aurait été d’obtenir du roi la permission d’engager l’affaire directement sans consulter le ministre, puisque, loin qu’on pût compter sur lui pour la faire aboutir, il était convenu qu’il y périrait. Le procédé cependant parut un peu violent à proposer à un ami, et d’ailleurs le comte de Loos, qui avait eu à se louer de d’Argenson dans plus d’une circonstance, voulut, qu’on y mît plus de ménagement. Il fut donc résolu qu’on entretiendrait d’Argenson des offres pacifiques de Brühl, afin d’obtenir au moins son assentiment apparent qui, fût-il donné du bout des lèvres, permettrait de faire officiellement des ouvertures, sauf à les pousser ensuite plus vivement par des voies secrètes.
Ce fut Maurice qui se chargea d’abord de tâter (c’est son expression) le ministre ; mais il fut si mal reçu qu’il vint dire à Loos qu’il n’en avait tiré que des platitudes. Loos s’y prit sans doute avec plus d’art, car il réussit à se faire écouter. D’Argenson, tout en se montrant plein de méfiance et de très mauvaise grâce, consentit cependant à laisser le roi de Pologne sonder le terrain à Vienne, mais en enfermant d’avance son action dans des conditions qui rendaient vraiment la démarche dérisoire et le succès impossible. Il voulait qu’on prît pour point de départ les articles convenus au printemps précédent avec les Hollandais, et qui portaient en première ligne, on peut s’en souvenir, la cession du grand-duché de Toscane à l’infant. Dans l’état si gravement empiré des affaires d’Italie, c’était aller au-devant d’un refus certain. Mais ce n’était rien encore ; il ajoutait que le nouvel arrangement devrait prendre pour bases les répartitions de territoire faites par les traités de Worms et de Dresde, ce qui mettrait ainsi non-seulement les dernières concessions faites à la Sardaigne, mais les conquêtes de la Prusse sous la garantie expresse de la France. Demander à Marie-Thérèse, qui ne pouvait avoir d’autre pensée, en se rapprochant de Louis XV, que de le brouiller avec Frédéric, de commencer par établir une solidarité plus étroite que jamais entre ses ennemis de la veille, c’était vraiment se moquer, et Loos dut avoir quelque peine à garder son sérieux. Mais l’essentiel était d’obtenir que Richelieu lût chargé d’un mandat général, dont on se réservait ensuite de lui faire élargir les termes. Ce point, en définitive, fut obtenu, et le duc put partir, emportant l’acceptation expresse des bons offices d’Auguste III, et comprenant à demi-mot que si, de la part de d’Argenson, cette commission n’était qu’une vaine formalité, elle était prise beaucoup plus au sérieux par des personnages plus puissans qu’un ministre discrédité : assuré, d’ailleurs, qu’une fois mis en règle avec les égards qu’il devait à l’amitié, il était en liberté d’agir dans la mesure que son intérêt lui commanderait[25].
Effectivement, il avait beau emporter, dans ses instructions officielles, l’ordre de tâcher de rompre le charme fatal qui attachait Auguste à son ministre, il n’était pas arrivé depuis vingt-quatre heures et avait eu à peine le temps d’être présenté à la princesse dont il allait devenir l’époux par procuration que déjà il était mis avec Brühl sur le pied d’une confidence intime. Du reste, il ne pouvait se tromper sur la nécessité de s’entendre avec ce favori, s’il voulait même être écouté jusqu’au bout dans sa première audience ; car Auguste III avait choisi ce moment même pour donner à Brühl, qui jusque-là n’était que simple secrétaire d’État, la dignité de premier ministre, comme pour bien faire voir que rien ne le déciderait à s’en séparer. Aussi l’accord entre l’ambassadeur extraordinaire et le nouveau premier ministre fut-il tout de suite si complet que, dès le 27 décembre, un courrier partait pour Vienne, chargeant le ministre de Saxe d’entrer, au nom du roi de France, en pourparlers avec Marie-Thérèse. Naturellement, dans ces premiers entretiens, il ne pouvait être question que des communications dont Richelieu était officiellement porteur. « Elles sont bien vagues et bien générales, faisait observer Brühl, et le traité de Dresde, qu’on y veut mêler, peut tout gâter. C’est assez cependant pour commencer la conversation : qu’on nous dise maintenant le dernier mot de la France, et nous nous chargeons de le proposer nous-mêmes. Seulement, il faudrait laisser le roi de Prusse hors du jeu. » Richelieu, quoique sachant parfaitement qu’il apportait le dernier mot, sinon du roi, au moins du ministre, et que, sur le second point en particulier, il allait directement contre les intentions de son ami, ; ne fit nulle difficulté de demander ce complément ou plutôt cette rectification d’instructions. Il s’y serait refusé, d’ailleurs, qu’on se serait passé de lui, car Brühl faisait directement la même démarche par l’intermédiaire du comte de Saxe, à qui il racontait son entretien avec l’ambassadeur extraordinaire, en le priant de tâcher qu’on vît enfin plus clair sur le roi de Prusse et résumant tout par ce mot significatif : « Votre Excellence dit que, pour faire l’accommodement, il faudrait faire sauter un pétard ; qu’elle veuille donc bien le charger elle-même et l’allumer[26]. »
L’accueil fait à Vienne par Marie-Thérèse à l’ouverture du ministre saxon aurait été concerté avec Brühl lui-même que rien n’aurait pu mieux entrer dans ses vues. La démarche trouva l’impératrice assez troublée et plus disposée qu’elle ne l’avait été depuis longtemps à entendre parler d’accommodement. Les dernières victoires de Maurice en Flandre l’avaient vivement émue, et après les échecs réitérés de son beau-frère, le prince de Lorraine, elle ne savait, en vérité, qui opposer à cet invincible adversaire. D’Italie aussi, malgré l’heureuse tournure que ses affaires y avaient dernièrement prise, elle recevait des nouvelles qui l’alarmaient. L’insistance de l’Angleterre l’entraînait, assez malgré elle, dans une agression contre la Provence, tandis qu’elle aurait préféré rester dans la Péninsule avec toutes ses forces pour y conserver et peut-être compléter, par la conquête du royaume de Naples, la grande situation qu’elle y avait reconquise. De plus, le général Braun, croyant lui complaire, avait tellement exagéré à Gênes les rigueurs et l’oppression de la conquête, qu’un mouvement insurrectionnel venait d’éclater dans cette cité toujours turbulente et que la garnison autrichienne, prise à l’improviste, sans forces suffisantes, avait dû évacuer la ville. Enfin, à Vienne, comme partout, régnait une fatigue extrême de cette longue guerre et un désir assez général de ne pas voir commencer, avec l’année nouvelle, une nouvelle série de périls et de luttes.
L’impératrice accueillit donc d’assez bonne grâce le ministre de Saxe, auquel elle ne fit pas même difficulté de conter ses peines. Mais dès qu’il eut commencé à exposer sur quelles bases le cabinet français était disposé à entrer en pourparlers : « Ce sont les projets de MM. d’Argenson, dit-elle tout de suite ; je les connais, et il n’y a pas à y songer. » — Mais ce fut bien autre chose quand on prononça le mot du traité de Dresde et de la garantie nouvelle qu’on lui demandait d’y laisser donner. — « Je ne vois pas, dit-elle vivement, ce que la paix de Dresde peut avoir de commun avec un accommodement avec la France. — Elle s’arrêta alors sur ce dernier point (dit la dépêche saxonne) et me parla de cette garantie de la France qu’on voulait stipuler en faveur du roi de Prusse comme d’une chose de la dernière conséquence, si impossible qu’elle croyait qu’il valait mieux continuer encore deux ans la guerre que de la permettre. Elle m’allégua pour sa principale raison que cette garantie fournirait à tout bout de champ des prétextes spécieux à la France de se mêler dans toutes les bisbilles qui pourraient naître entre Sa Majesté Impériale et la Prusse… Je vis bien que cet article tient entièrement au cœur à Sa Majesté Impériale, et que, si l’on pouvait porter la France à faire abstraction de cette garantie, la négociation deviendrait beaucoup plus aisée. » — Le même langage fut tenu à l’envoyé saxon par les ministres Bartenstein et Uhlfeid, à qui l’impératrice donna l’ordre de s’entretenir avec lui. — « M. le comte d’Uhlield me dit qu’il voyait bien, par la substance des ouvertures que je venais de lui faire, qu’il fallait que le contenu fût en partie du cru de MM. d’Argenson, parce qu’il était conforme à leur façon de penser assez connue. Je lui répondis qu’il se pourrait bien qu’ils y eussent leur part[27]. »
On ne peut être surpris que Brühl, en recevant cette espèce d’acte d’accusation contre le ministre dont il tenait à tout prix à se délivrer, n’eut rien de plus pressé que de l’envoyer à Paris pour le faire passer sous les yeux du roi de France ; c’était bien, vraiment, la mèche à allumer pour faire sauter le pétard. Mais on pouvait être plus surpris que Richelieu, à qui, sans doute, Brühl ne laissa rien ignorer, bien loin de se montrer découragé de continuer une négociation dont la suite devenait si menaçante pour son ministre, ne s’en montra que plus empressé de la poursuivre. Il laissait même si bien voir ses sentimens, dans une lettre adressée à d’Argenson lui-même ; il y indiquait avec tant de soin la voie à prendre pour continuer l’affaire, quand lui-même serait forcé de quitter Dresde ; enfin, il rappelait avec si peu de ménagemens les causes qui avaient fait échouer la transaction de l’année précédente et qu’il fallait cette fois éviter, que d’Argenson, en recevant ces conseils si peu de son goût, comprit enfin qu’il était joué même par l’ami de Voltaire. Au dos de la copie de la lettre qu’il se fit remettre, on trouve cette note de sa main : « S’il a été envoyé quelque ordre à ce sujet au duc de Richelieu, c’est par quelque lettre du roi dont je n’ai pas eu connaissance[28]. » Ce qui est surprenant, c’est qu’il eût tardé si longtemps à sortir d’illusion.
L’orage, en effet, grossissait contre lui d’heure en heure, et il était presque le seul à ne pas l’entendre gronder. Ce n’était plus une conspiration, c’était un siège en règle fait autour du roi, à ciel découvert. Ministres, maîtresse, maréchaux, princes, courtisans en crédit et diplomates étrangers, tous étaient unanimes à l’accuser d’être le seul obstacle à la paix. Le reproche était exprimé dans des-termes souvent contradictoires. De Breda, Puisieulx accusait sa timidité et sa mollesse ; de Dresde, tout à l’opposé, c’était son obstination à braver l’Autriche dont on lui faisait un crime ; mais les paroles étaient différentes, l’air et surtout le refrain étaient les mêmes. Puis, comme il arrive quand les courtisans sentent tourner lèvent de la popularité et de la faveur, des qualités dont on avait peut-être apprécié jusque-là le mérite et surtout la rareté, paraissaient des singularités insupportables. La familiarité de sa conversation, peu conforme, il est vrai, aux usages diplomatiques, mais qui avait paru d’abord vive et piquante, était taxée de trivialité et de grossière ignorance des usages. Sa candeur, qui le portait à dire souvent ce que, dans son propre intérêt, il eût mieux fait de taire, n’était plus qu’une indiscrétion qui ôtait toute sûreté à son commerce. Enfin, tout lui réussissait mal, même des actes en soi bien conçus et qui, dans d’autres circonstances, n’auraient trouvé que des approbateurs.
Ainsi, informé du travail incessant que l’Angleterre faisait à Lisbonne pour se ménager, par l’intermédiaire du beau-père de Ferdinand VI, un arrangement particulier avec la cour de Madrid, il avait eu la pensée d’aller au-devant lui-même de cette transaction clandestine en engageant le roi de Portugal à offrir d’une façon générale ses bons offices à toutes les parties belligérantes. C’était un dessein assez heureusement imaginé, car on disputait ainsi à l’Angleterre un terrain où de vieux souvenirs paraissaient lui ménager un avantage, et on s’assurait que rien ne serait conclu à Lisbonne à l’insu de la France et à son détriment. La proposition, bien que flatteuse pour la vanité d’un petit état, ne fut pas agréée sans peine, car le roi Jean V et son premier ministre, le cardinal de Molla, étaient l’un et l’autre des vieillards cacochymes, peureux et ne songeant qu’à vivre en paix au milieu des difficultés européennes sans se créer trop d’embarras. Quand on les eût décidés enfin à force d’instances à faire une démarche quasi-officielle, ce fut avec une extrême timidité et beaucoup de réserves, en protestant que si le Portugal s’offrait comme conciliateur, il n’avait nul dessein de s’imposer et surtout d’aller sur les brisées des plénipotentiaires réunis à Breda. Malgré ces précautions, précisément parce que la manœuvre déjouait une intrigue qu’on espérait voir aboutir, elle lut très mal prise à Londres, à Vienne, et même à Madrid, où la reine d’Espagne, qu’on avait eu le tort de ne pas prévenir, se montra fort blessée que son père se fût mis en avant sans la consulter. On traita de haut cette ingérence intempestive d’un souverain sans importance dans des affaires où il n’avait rien à démêler. Aux premiers signes de mécontentement qui leur furent donnés, roi et ministre portugais reculèrent avec une sorte d’effroi, et comme d’Argenson, avec l’intempérance de langue qui ne lui était que trop habituelle, avait eu l’imprudence de se vanter de leur intervention comme d’un succès personnel, ce fut sur lui qu’ils furent très empressés de rejeter toute responsabilité du tort qu’on leur reprochait. Le cardinal-ministre s’en exprima avec l’envoyé de France à Lisbonne, dans les termes les plus sévères, et ce fut dans tout le monde diplomatique d’Europe un concert contre le ministre français, qui, au moment même où s’ouvrait sur sa demande une conférence solennelle à Breda, cherchait sous main à lui dérober la matière même de ses délibérations[29].
Rien n’était moins juste, car, tandis que d’autres ne se gênaient nullement pour agir dans l’ombre, lui n’était coupable que d’avoir parlé trop tôt et trop haut ; mais le malheur voulait que ceux qui auraient dû justifier ou du moins expliquer sa conduite, ses propres agens, étaient occupés à tout autre chose qu’à le défendre. A Madrid, quand la reine l’accusait, c’eût été à Vauréal à plaider sa cause, mais on a vu quel avocat il avait désormais dans ce prélat intrigant. A Lisbonne, c’était pis encore, il n’était représenté que par Chavigny, le même dont il avait méconnu les services à Munich et qui, relégué par lui dans ce poste reculé, lui en voulait mortellement de cette disgrâce : « C’est un homme, disait Chambrier, que d’Argenson hait et craint. » — Les deux agens, liés de longue date par une amitié commune avec Belle-Isle, l’étaient maintenant par leurs ressentimens, et profitaient de leur voisinage pour entretenir une correspondance toute pleine d’invectives contre leur chef commun où respirait l’attente impatiente de la chute que tout le monde annonçait. D’Argenson n’était jamais nommé entre eux que par ces appellations, notre homme, le fou, le fanatique que vous savez.
Vauréal surtout, tenu au courant jour par jour par ses relations à Versailles, élève le ton à mesure que la crise approche et s’apprête ouvertement à porter le dernier coup à son ancien ami : — « Je n’ai point encore passé le Rubicon, écrit-il le 2 décembre, mais selon la réponse que je vais recevoir sur certains points, je me déclarerai tout à fait. » — Et, effectivement, quelques jours après, il se déclare en morigénant son ministre sur un ton qui fait voir qu’il ne conserve plus aucun doute. Il lui dit sans détour qu’il n’a pas pu faire accepter un mot de sa justification sur la négociation engagée avec le Portugal : — « Pour vous dire la vérité, ajoute-t-il dans sa lettre officielle, je ne comprends ni le sujet du mystère, ni l’utilité de cette négociation qui donne au roi de Portugal un air d’importance qu’il ne peut pas soutenir, au lieu qu’il était auparavant dans l’habitude de penser que c’était lui qui avait besoin de la médiation du roi pour ses affaires particulières avec cette cour-ci. Je regarde cette anecdote comme une des choses qui, sans pouvoir produire aucun fruit, sont le plus capables de nous décréditer en donnant à penser que nous cherchons toute sorte de chemins et que dans nos recherches notre premier soin est de nous cacher de l’Espagne : cela est certainement aussi contraire à votre intention qu’aux assurances que vous m’en donnez tous les jours. Cependant, le malheur a voulu que, depuis, la mort de Philippe V, Leurs Majestés très chrétiennes ont toujours cru avoir des raisons de s’en plaindre[30]. »
Et rendant compte à Chavigny de cette démonstration impertinente : — « Je ne m’étonne pas, dit-il, de n’être cru ici par personne, car on y tient notre homme pour le plus grand menteur du monde. » — Puis se moquant des négociations diverses engagées sur tous les terrains à la fois : — « Voilà, mon cher confrère, comment procède notre marquis ; on dit qu’il est bon d’avoir plusieurs cordes à son arc, je ne pense pas qu’il faille l’entendre de cette façon. »
Dans la même lettre, pour n’épargner à d’Argenson aucun désagrément et lui donner des leçons de convenance diplomatique, il lui reproche de communiquer à la reine d’Espagne le texte même des dépêches de ses agens, entre autres de Puisieulx : — « Il y a peu d’amis, dit-il, à qui on puisse confier ainsi l’intérieur de son ménage… Croiriez-vous que la reine m’a demandé ce que c’était qu’un soliveau (c’était le mot dont Puisieulx s’était servi pour qualifier le rôle de lord Sandwich à Breda) et si c’était là un mot dont on pût user avec un ministre étranger. »
J’ai le regret de constater qu’à ce langage d’une si audacieuse impertinence, d’Argenson ne répondit pas cette fois avec le ton de noblesse et de fierté qui lui était habituel. Loin de se fâcher, il se justifie : — « Je n’ai certainement ni ordre, ni dessein de vous cacher aucune chose, monsieur, si cela arrive, je vous en fais de bon cœur mes excuses et elles tomberont plus sur mes omissions que sur mes intentions. On ne saurait pousser plus loin que je ne fais une confiance dans votre habileté et dans votre amitié que je désire plus que jamais sans doute et sans nuage[31]. » — Étrange excès d’illusion ! si elle était sincère, qu’aurait-il donc fallu pour la dissiper ?
Une autre résolution, celle-là très sagement prise, avait eu aussi pour effet de créer à d’Argenson, au lieu d’un défenseur qu’il aurait pu se ménager, un puissant ennemi de plus. Au moment où l’hostilité du maréchal de Saxe contre son frère et contre lui devenait apparente, une habileté vulgaire lui aurait conseillé de se rapprocher du prince de Conti, et effectivement peut-être pour lui complaire, il avait, sur sa recommandation, nommé à l’ambassade de Saxe (vacante depuis le rappel de Vaulgrenant), un protégé de la famille du prince, le marquis des Issarts, bien que, originaire du Comtat Venaissin, ce seigneur ne lût Français que par adoption. Mais la nomination une fois faite et des Issarts déjà parti, le hasard lui fit savoir que l’intérêt que le prince portait à son protégé n’était pas dicté uniquement par l’amitié ou la bienveillance. Des seigneurs polonais appartenant à ce qu’on nommait dans cette contrée turbulente le parti national (c’est-à-dire celui qui avait été opposé à Auguste III et qui avait succombé avec Stanislas), venus en visite à Versailles pour rendre leurs devoirs à la reine, avaient rappelé à Conti qu’un prince, son aïeul, avait été appelé autrefois au trône électif de Pologne et lui avaient fait entendre qu’advenant la mort probablement prochaine d’Auguste III, le même choix pourrait se porter sur lui, pourvu que, s’y prêtant lui-même, il eût l’art d’y préparer les esprits. Il n’en avait pas fallu davantage pour que l’esprit remuant et mobile du prince eût pris feu sur cette espérance, et l’ambassadeur de France à Dresde ayant à suivre souvent le roi Auguste sur le théâtre agité des diètes de Pologne, le choix d’un homme à sa dévotion, pour un poste de cette importance, était évidemment à ses yeux un jalon posé d’avance sur la voie qui devait le conduire au trône.
Ce fut une indiscrétion du confident polonais du prince de Conti qui ouvrit les yeux à d’Argenson sur un dessein que rien n’avait pu lui faire supposer. Il y vit tout de suite et avec raison (ce que c’était en effet) une chimère dont la réalisation, fut-elle possible, serait d’un avantage douteux, mais dont la révélation, arrivant aux oreilles d’Auguste III, était de nature à compromettre gravement les bonnes relations si récemment rétablies avec la maison de Saxe. Auguste avait sûrement le désir de léguer à son fils la succession qu’il avait lui-même tenue de son père et de perpétuer dans sa famille l’union de la couronne héréditaire de Saxe et de la couronne élective de Pologne. Rien n’eût été plus inconséquent et plus absurde que de le blesser dans ses affections paternelles, le jour même où on recherchait l’alliance de sa fille. D’Argenson prit donc très raisonnablement le parti de couper court absolument à une tentative aussi inopportune. On eût beau lui faire entendre que la reine et peut-être le roi lui-même ne décourageaient pas les vues du prince de Conti et lui permettaient de les suivre, — le comte son frère, qu’il consulta et qui avait l’œil plus ouvert que lui sur les menées secrètes dont le roi avait de jour en jour davantage le goût et l’habitude, l’engagea vainement à procéder avec ménagement, de peur de rencontrer quelque fantaisie royale sur son chemin, — il n’en persista pas moins à faire envoyer au marquis des Issarts l’ordre formel de s’abstenir de tout ce qui pourrait donner le moindre ombrage au roi Auguste. Des Issarts se le tint pour dit, et quand il dut suivre Auguste en Pologne, il s’y comporta de manière à ne donner à la cour de Saxe aucun sujet de plainte. Mais Conti comprit d’où était venu l’obstacle qui l’obligeait d’ajourner indéfiniment ses espérances et entra avec passion dans le dessein de s’en venger. Les influences diverses se trouvèrent toutes ainsi réunies dans le même sens et avec la même ardeur, et le roi n’entendit plus retentir à ses oreilles que le son de la même cloche[32].
Il hésitait pourtant encore, rien ne lui étant plus pénible, disent ceux qui l’ont observé de près, que de se séparer d’un de ses ministres. Quand il lui fallait se résoudre à une exécution de ce genre, on s’en apercevait à la pâleur de son visage, à une agitation nerveuse qui trahissait son malaise intérieur. En général, à mesure qu’il avançait en âge, loin que l’habitude du pouvoir lui donnât la confiance de l’exercer, tout acte d’initiative et de responsabilité à prendre semblait lui coûter davantage. On sentit qu’il ne fallait pas moins pour le décider que de lui permettre de se mettre à couvert derrière l’autorité d’un de ses conseillers plus considérable que tous les autres par l’âge, la réputation et les grands souvenirs qui se rattachaient à son nom. En même temps qu’arrivaient les dépêches accusatrices de Brühl, les récits railleurs de Puisieulx, les perfides insinuations de Chavigny, le tout colporté et commenté par Mme de Pompadour (qui se trouvait heureuse de complaire à la fois à Maurice de Saxe et à Conti), un mémoire était remis au roi en mains propres par le maréchal de Noailles. Singulière composition oratoire où étaient relevés, sur le ton tour à tour du réquisitoire et de la satire, les moindres torts ministériels de d’Argenson, avec tous ses défauts et même ses légers ridicules.
Le début est solennel : « Sire, il est des conjonctures où tout doit céder à l’obligation de parler au maître : tous vos sujets vous doivent la vérité, à plus forte raison ceux que leur charge, leur emploi et le serment qu’ils vous ont prêté attachent plus étroitement à votre personne. » — Suivait la peinture la plus noire de la situation politique, mais tout le mal n’était, suivant l’auteur du mémoire, que la conséquence et la suite des fautes d’un seul homme. Après la mort de Charles VII, on pouvait se réconcilier avec Marie-Thérèse en lui faisant acheter la reconnaissance de la dignité impériale de son époux : un seul homme s’était opposé à cette issue honorable de tant d’efforts, par suite « d’un faux système né de sentimens étranges et d’antipathie sans raison. » C’était encore lui qui avait tout perdu en Italie par une négociation cachée qui avait offensé l’Espagne et inspiré au roi de Sardaigne une confiance dont l’honneur français avait été victime. Ici intervient naturellement le fameux billet adressé à Maillebois, cause unique de l’humiliation subie à Asti par nos armes : « C’est plus qu’une simple imprudence, s’écrie l’auteur du mémoire, je n’ose caractériser la conduite du nom qu’elle mériterait. » Pour réparer cette faute capitale, on s’est jeté sans réserve dans les bras des Hollandais sans se demander s’ils n’étaient pas dans la dépendance servile de l’Angleterre. « Tout le monde commet des fautes, c’est la condition de l’humanité ; quand ceux qui les commettent les sentent et les reconnaissent, elles peuvent devenir utiles pour se corriger et se réformer : mais il n’est pas possible de les multiplier et de les accumuler à un certain degré, à moins qu’elles ne proviennent du fond de caractère, alors le mal est sans remède. »
C’est ici que le ton s’élève et que s’exhale tout le fiel d’une haine longtemps concentrée. Ignorance, présomption, indiscrétion, grossier oubli de toutes les convenances, il semble que tous les vices se soient donné rendez-vous dans une seule âme. À de justes critiques sont joints des reproches qui sont le contraire de la vérité et même de la vraisemblance. Ce ministre qui lisait tout, annotait tout, et dont l’écriture remplit des volumes de nos archives, qui vivait à la cour dans une solitude qu’on trouvait renfrognée et maussade, est sérieusement accusé de se livrera la paresse et de perdre son temps aux spectacles. Une remarque, peut-être plus juste et dont la finesse contraste avec ces choquantes exagérations, est celle-ci : « L’illusion dans laquelle il vit lui fait journellement voir tout ce qu’il imagine et ce qu’il désire… Il est dangereux, sire, de ne point apercevoir les objets, il l’est peut-être plus encore de les voir différens de ce qu’ils sont : rien n’est plus à craindre que de fausses lueurs ; l’obscurité même est préférable. »
La conclusion est qu’il faut, dans son intérêt même, ne pas laisser plus longtemps « un ministre du roi en spectacle aux yeux de la cour, de la ville et des étrangers, dans un poste qu’il avilit par son peu de capacité, par ses travaux et par les ridicules qu’il s’est donnés… Le feu roi (dit le mémoire en terminant, et à défaut de signature, cet appel à un souvenir de Louis XIV en tiendrait lieu), regardait cette place avec raison comme la première du ministère et comme celle qui exigeait le plus de connaissances et de supériorité de génie : et je me suis persuadé qu’on ne peut mieux parler à Votre Majesté qu’en empruntant les expressions de son illustre bisaïeul[33]. »
Contre tant d’efforts réunis et tant de haines accumulées, quelle protection efficace le ministre, ainsi pris de toute part à partie, aurait-il pu encore invoquer ? Une seule peut-être : celle du roi de Prusse, qui la lui devait assurément, sinon par amitié ou par reconnaissance, au moins par intérêt et pour ne pas laisser sortir du conseil de Louis. XV le seul des anciens partisans de l’alliance prussienne qui n’en fût pas dégoûté. Aussi lorsque, tout à fait à la dernière heure, d’Argenson prit enfin l’alarme et vit ce qui se tramait autour de lui, ce fut de ce côté qu’instinctivement il se décida à chercher un appui. Une occasion se présentait naturellement pour Frédéric de lui tendre une main secourable, et ce n’eût été que la récompense d’un nouveau service qui lui était rendu. Un traité d’alliance défensive était négocié et presque conclu entre la Prusse et la Suède pour préserver l’une et l’autre de ces deux puissances contre le voisinage dangereux de la Russie. Le ministre de France à Stockholm avait activement travaillé à amener ce résultat, auquel Frédéric (inquiet comme il l’était toujours de la sécurité de sa frontière septentrionale) attachait beaucoup de prix. Pour vaincre la résistance de la diète suédoise, la France consentait non-seulement à renouveler, mais à accroître les subsides qu’elle donnait de longue date aux héritiers de Gustave-Adolphe. En échange de ce sacrifice d’argent, on ne réclamait qu’une seule chose, c’était que le traité, au lieu de deux signatures, en portât trois, et que la France figurât comme partie principale dans une alliance dont elle devait faire presque tous les frais. C’était peu, en vérité, mais le seul fait d’apporter au conseil, dans ce moment critique, un acte diplomatique, scellé à la fois par la France et par la Prusse, pouvant paraître le gage et le germe d’un nouveau pacte fédératif, eût été un triomphe pour lui : il eût répondu ainsi victorieusement à ceux qui l’accusaient de ne rien obtenir par ses caresses et de porter au plus volage des alliés de la France une affection sentimentale qui n’était jamais payée de retour.
Si légère que fût la faveur, Frédéric la refusa impitoyablement : l’argent de la France, il voulait bien le recevoir et même la presser de le fournir ; son concours diplomatique, il était bien aise d’en tirer parti ; mais contracter envers elle, sous une forme quelconque, un engagement dont elle pourrait se prévaloir, le cas échéant, pour l’entraîner dans une action commune, c’est à quoi il était décidé à ne pas se prêter. — « Faites bien savoir au marquis d’Argenson, répéta-t-il sur tous les tons à Chambrier comme à Valori, que je ne veux pas m’embarquer avec la France ; qu’elle cesse de me le demander, elle y perdrait sa peine et gâterait mes affaires[34]. »
Quand ce refus hautain fut transmis à d’Argenson, en réponse à ses instances multipliées, il éprouva un véritable accès de désespoir. C’était comme s’il eût senti une planche de salut qui se brisait sous ses pieds. « Il me dit, écrit Chambrier, qu’il ne pouvait pas me cacher que l’éloignement que Votre Majesté faisait paraître pour la triple alliance que le roi son maître avait fait proposer, avait navré le roi de France, et que si, lui, d’Argenson, était disgracié, ce serait par Votre Majesté qu’il le serait, quoiqu’il eût rompu plus de vingt lances pour elle, mais que ses ennemis faisaient valoir, tant qu’ils pouvaient, le mépris qu’ils attribuaient à Votre Majesté pour l’alliance du roi son maître ; et, pour persuader à Sa Majesté Très Chrétienne que les assurances que lui, d’Argenson, avait données du contraire, procédaient de son peu de discernement et de l’illusion qu’il s’était toujours faite des sentimens de Votre Majesté pour la France. » — « Le roi de Prusse ne veut donc plus nous connaître ! ajoutait-il avec amertume. Tient-il l’alliance de la France pour une honte, ou la regarde-t-il comme une puissance qui ne compte plus ? » — Puis, prenant lui-même la plume, il écrivit à Valori : — « Vous savez nos sentimens pour le roi de Prusse, nous sommes ses amis et ses admirateurs, et nous pouvons nous flatter d’un retour sincère de la part de ce prince ; mais, depuis quelque temps, il n’est plus le même à notre égard, » — et il énumérait sur le même ton de sensibilité blessée toutes les marques de froideur et d’indifférence que la Prusse ne cessait de donner à son ancienne alliée[35].
Ces plaintes, au lieu de toucher Frédéric, ne firent que l’irriter, — on dirait volontiers, — l’agacer au plus haut degré. Il voyait décidément plus clair que d’Argenson dans le jeu qu’on suivait à Dresde. Ses informations, toujours exactes, ne lui laissaient rien ignorer de l’intimité visible et croissante établie entre Richelieu et le comte de Brühl, et ce n’était pas à lui qu’on pouvait faire croire (comme Richelieu l’écrivait à d’Argenson) qu’il ne s’agissait entre eux que de rivaliser de magnificence pour les fêtes du mariage de la dauphine. Richelieu ne s’avisait-il pas de prendre parti contre lui pour la Saxe au sujet de certains différends survenus pour l’exécution du dernier traité ? Évidemment on l’avait trompé, on avait voulu lui faire croire que le mariage et l’ambassade étaient destinés à servir ses intérêts dans le nord de l’Allemagne. Ambassade et mariage, au contraire, tout était mis à profit contre lui, et les regards n’étaient plus tournés que vers l’Autriche[36]. D’Argenson était-il dupe ou complice de ce manège ? Qu’importait ! S’il n’avait pas l’esprit de s’en apercevoir ou le crédit suffisant pour y mettre un terme, à quoi bon ménager un ministre que ses propres agens raillaient à sa barbe ? Le parti fut donc pris de ne pas attendre sa disgrâce imminente et de lui signifier nettement son congé. — « Si le marquis d’Argenson, lui fit-il dire, a la bile si facile à aigrir, je ne lui ferai plus aucune confidence ni ouverture… Vous pouvez lui faire remarquer qu’il ne me convient nullement d’être le don Quichotte de la France ; c’est une erreur de croire que je ne puis respirer sans la France. L’amitié du roi de France sera toujours un objet de mes plus chers désirs ; mais tout ce que j’en attends, c’est principalement d’avoir la garantie de toutes les puissances contractantes lorsqu’on parviendra à faire la paix générale. Pour le reste, je ne vois pas de raison de me mêler de toutes les affaires de la France. » Et il engageait en même temps son envoyé à se mettre d’avance dans les bonnes grâces du maréchal de Saxe et de Paris-Duverney, puisque c’étaient eux qui auraient la plus grande influence dans le changement, devenu inévitable[37].
C’était le coup de grâce : d’Argenson n’eut pas le temps de le recevoir. Le jour même (10 janvier) où cette dure épître partait de Berlin, il avait, avec Le ministre de Prusse, un dernier entretien où, revenant sur la vivacité de ses paroles, il l’assurait qu’après tout ses sentimens pour la Prusse étaient inaltérables. — « L’alliance de la Prusse et de la France est un système dont les bases doivent être inébranlables. C’est le mien. Je sais bien que tout Paris dit que je vais être disgracié, mais je ne le pense pas. » — « Je n’eus pas la force, ajoutait Chambrier, de répondre à ce ministre, parce que je savais que son renvoi était décidé. »
Effectivement, le lendemain, au sortir d’un dîner de noces donné pour le mariage du fils du comte d’Argenson avec une demoiselle de Mailly, les deux frères recevaient chacun une lettre royale. Le marquis était congédié ; le comte, plus habile, et qui avait su se gardera temps, était confirmé, au contraire, dans sa situation ; et, pour bien marquer que son crédit n’était pas ébranlé, on lui accordait les faveurs des grandes entrées. On sut bientôt à quel prix il avait obtenu d’être épargné dans le naufrage de sa famille. Le maréchal de Saxe était promu au rang de maréchal-général, dignité que personne n’avait occupée depuis Turenne, égale à celle de généralissime pour l’honneur et pour l’éclat, et donnant plus directement droit au commandement suprême. — a Hé bien ! mon cher comte, écrivait-il au comte de Brühl, le pétard a donc sauté ! Je vous fais mon compliment sur la charge de premier ministre. Vous l’aviez depuis longtemps, mais vous ne vouliez pas en convenir. Pour moi, on me fait maréchal-général de camp et des armées, ce qui veut dire en allemand général feld-maréchal. Cela me fait le premier général du royaume et au-dessus de tous les maréchaux de France. Quant au militaire, je ne puis monter plus haut, oder es wird haksbrechende Arbeit daraus (ou bien je me casserai le cou). Je voudrais, à cette heure, que la paix vînt bien vite pour m’en retirer avec honneur[38]. »
Ainsi sortait du pouvoir, après l’avoir exercé deux années, ce ministre si différent de ceux qui l’avaient précédé et qui l’allaient suivre et dont le mélange original de mérites et de défauts tranche si fortement sur la médiocrité générale qui régnait autour de lui. L’attrait que l’étude d’un tel caractère inspire me fera excuser de l’avoir suivi jour par jour, au prix même de quelques longueurs, dans toutes les phases d’une carrière dont j’ai eu plus d’une fois à déplorer les erreurs. On ne rencontre pas tous les jours, sur les chemins souvent arides de l’histoire, une nature si élevée, un esprit d’un tour si piquant, tant de droiture dans les intentions, et une telle bonne foi dans d’honnêtes illusions. Malgré le regret et même l’impatience que cause parfois le spectacle de si rares qualités dépensées sans fruit, on ne se sépare pas volontiers d’un guide si intéressant à suivre, même dans les fausses voies où on le trouve engagé. Puis, après avoir feuilleté de gros volumes, souvent insipides, des correspondances diplomatiques, quelle joie n’était-ce pas d’apercevoir en marge d’une dépêche insignifiante une note écrite d’une main pressée, dont le trait saccadé, qui n’est pas méconnaissable, trahit la vivacité de la pensée ! C’est, ou l’élan d’un sentiment généreux, ou une saillie qui peint toute une situation au naturel. Rien de convenu, rien d’officiel, la vieille feuille jaunie s’anime : ce n’est plus un diplomate qui calcule, ni un ministre qui ordonne : c’est un causeur brillant qui suit la fantaisie de sa pensée et qu’on se plaît à écouter.
Il semble que malgré le concert d’attaques dont il venait d’être l’objet, ceux-mêmes qui applaudissaient à la chute de d’Argenson ne purent se défendre de rendre hommage à l’intégrité de son caractère. La haine s’arrêta dès qu’elle fut satisfaite, parce que, s’il avait gêné plus d’une ambition, il n’avait fait tort à aucun droit. Comme on ne craignait de sa part aucune intrigue contre ses successeurs, on ne prit pas la précaution ordinaire de l’envoyer en exil méditer sur ses disgrâces, de larges pensions lui furent conservées. — « La clameur publique, dit Luynes, contre M. le marquis d’Argenson n’est pas l’effet d’une prévention particulière, car il n’a pas d’ennemis. Tout le monde convient qu’il est honnête homme, qu’il a de très bonnes intentions et qu’il veut le bien : mais il n’a pas les talens nécessaires pour l’accomplir. »
Le jugement le plus sévère que je rencontre parmi les témoignages contemporains, qui l’aurait cru ? c’est celui de Frédéric. Non pas qu’il se soit fait faute de s’associer publiquement aux regrets éprouvés par la coterie lettrée et philosophique qui perdait dans le ministre son protecteur et dont il tenait à ménager la popularité déjà croissante. Quand le changement opéré à Versailles fut connu à Berlin, le jeune marquis de Paulmy y était venu, après sa mission de Saxe finie, afin de présenter ses nommages au grand homme du jour, en achevant son tour d’Allemagne. Il était logé et choyé au palais et on l’avait même présenté à l’académie nouvellement fondée (sur le modèle de celle de Paris), où il fit, dit Valori, un très beau discours : ce fut donc là qu’il fallut lui apprendre la disgrâce paternelle. Frédéric ne négligea rien pour lui adoucir le coup, et les soins qu’il lui prodiguait furent plus empressés et plus délicats le lendemain que la veille. Mais il n’en écrivait pas moins en même temps à Chambrier : — « Je suis d’opinion que la France n’a pas perdu grand’chose au marquis d’Argenson, je ne saurais me l’imaginer autrement, et je l’ai toujours pris pour un homme médiocre qui ne ferait jamais ni grand bien ni grand mal, et de ces sortes d’esprits faibles qui, quand ils prennent des préjugés, il n’y a pas moyen de les en faire revenir. » — Quelle oraison funèbre prononcée devant une tombe ministérielle qui se fermait (nous venons de le voir) sur une parole de fidélité et de dévouaient ! La vérité n’y était pas moins blessée que la reconnaissance. Car assurément, médiocre, c’est ce que d’Argenson était le moins. Ni ses mérites, ni ses démérites n’étaient pris dans la moyenne, ni mesurés au niveau commun. Et quant à ses préjugés, était-ce à celui qui en avait tant profité qu’il convenait de s’en plaindre[39] ?
Une vieille amitié dictait à Valori une appréciation à la fois plus fine et plus juste. Assurément il va un peu vite, en affirmant dans ses Mémoires que d’Argenson avait un grand sens et une bonne judiciaire : ce n’étaient pas là ses traits distinctifs. Mais il a raison d’ajouter que « peu au fait de la cour, il n’avait jamais pu acquérir l’esprit d’intrigue nécessaire pour s’y maintenir, et qu’il est la preuve que de petits ridicules y sont souvent plus nuisibles que de grands. » Et il conclut justement en disant « qu’il n’en est pas moins vrai qu’il fut capable de grandes idées générales et que peu d’hommes ont apporté au ministère plus de lumières sur tous les sujets[40]. »
Une intelligence assez large pour saisir de grandes idées générales, c’est bien là, en effet, la supériorité qu’on ne peut contester à d’Argenson, mais qui malheureusement, pour être mise à profit dans la politique, ne peut se passer d’autres qualités moins relevées : le sens pratique, la mesure du possible, la connaissance des hommes. Des parties de l’homme d’état, d’Argenson eut ainsi les plus hautes ; celles qui lui firent défaut furent les plus ordinaires, qui ne sont pas les moins nécessaires. Sa pensée s’étendait trop au dehors et au-dessus de lui pour le laisser voir assez clairement ce qui se passait à ses côtés ou même à ses pieds. Chose étrange, cependant : cet esprit si libre qui s’affranchissait si hardiment des préjugés de son entourage, il est une tradition du passé, une seule à laquelle il est resté aveuglément attaché, sans s’être demandé un seul jour si les progrès des temps n’en rendaient pas la modification nécessaire. Le système politique inauguré par François Ier, suivi par Henri IV et Louis XIV, lui parut une sorte d’évangile diplomatique, dont il n’osait pas s’écarter. L’abaissement de la maison d’Autriche fut sa préoccupation unique et constante, absolument comme si rien ne s’était passé en Europe depuis Pavie et depuis Rocroy. L’avènement d’une royauté nouvelle au nord de l’Allemagne, patiemment fondée par une suite de souverains éminens, et tout d’un coup illuminée par le génie, ne l’avertit pas que la conséquence était peut-être qu’il était temps pour la France aussi d’infléchir l’orientation et l’axe de sa politique. Le changement qui allait devenir à peu près inévitable si peu d’années après, il n’en eut pas le soupçon et en eût repoussé la pensée avec une invincible répugnance. C’est avec une obstination consciencieuse qu’il quittait le pouvoir en répétant sa propre maxime favorite, à savoir que l’agrandissement de la Prusse valait pour la France mieux que l’extension de son propre territoire. Sur ce point, du moins, il faut convenir qu’il n’eut pas le pressentiment des menaces de l’avenir.
Que serait-il arrivé cependant, si, à ce moment critique, un politique digne de ce nom, devinant le tournant fatal des événemens, eût pris résolument le parti d’offrir à Marie-Thérèse un concours qu’elle n’aurait pas pu payer trop cher, et, couronnant lui-même son époux, l’eût aidée à prévenir l’accroissement d’une grandeur nouvelle dont la seule apparition portait déjà une perturbation profonde dans l’équilibre de l’Europe ? Ce qui fut advenu d’une telle résolution hardiment prise est d’autant plus impossible à prévoir, qu’à ce nouveau Richelieu ou ce nouveau Mazarin n’aurait pas manqué au besoin un nouveau Turenne. La Providence plaçait à cette heure, pour la dernière fois, le drapeau de la monarchie française dans les mains d’un grand capitaine. En lui donnant Maurice, elle lui faisait une grâce qui ne devait pas être renouvelée, car la victoire ne peut rester longtemps fidèle à ceux qui ne savent pas profiler de ses faveurs. Ce qu’une main habile et ferme aurait su faire d’un tel instrument, qui peut le dire ? En tout cas, il est deux reproches que la postérité française a le droit de faire à d’Argenson : il ne s’est jamais défié de Frédéric et n’a pas su se servir du maréchal de Saxe.
Duc DE BROGLIE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 novembre et du 15 décembre 1889, du 1er janvier, du 15 février, du 15 mars et du 1er avril 1890.
- ↑ Mémoires et Journal de d’Argenson, t. V, p. 68.
- ↑ D’Argenson à Vauréal, 10 octobre, 23 novembre. — Vauréal à d’Argenson, 3 novembre 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Vauréal à d’Argenson, octobre et novembre, passim, — D’Argenson à Vauréal, 13 novembre 1746. — D’Argenson à Belle-Isle, 15 novembre 1746. (Correspondance d’Espagne. Ministère des affaires étrangères.) — Vauréal à Belle-Isle (billet sans date.) (Ministère de la guerre, partie supplémentaire.) — Journal de Luynes, t. VIII, p. 10. — (Correspondance de l’ambassadeur de Venise à Paris, 14 novembre 1746.) — (Mémoires et Journal de d’Argenson, t. V, p. 26 et 27.) — Il y a lieu d’être surpris que d’Argenson, après avoir reconnu que le renvoi de Maillebois fut amené par les plaintes du gouvernement espagnol et les intrigues de Vauréal, attribue pourtant à ses efforts et même à son habileté les ordres qui furent donnés ensuite à La Mina de se rapprocher de Belle-Isle ; il est trop clair que ce changement d’instructions fut la conséquence de la satisfaction donnée aux rancunes de l’Espagne par la révocation d’un général qui lui déplaisait. L’habileté du ministre n’y fut pour rien.
- ↑ Mémoires et Journal de d’Argenson, t. IV, p. 315-348.
- ↑ Mémoires et Journal de d’Argenson, I, c. Voir dans la correspondance de Hollande, juin 1740, les lettres de Puisieulx pendant sa mission secrète. — (Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Pelham à Walpole 29 juillet 1746. — Pelham administration, t. I, p. 332.
- ↑ Mémoires et Journal de d’Argenson, t. IV, p. 332.
- ↑ D’Argenson à Puisieulx, 24 septembre 1746. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Puisieulx à d’Argenson, 3 octobre 1746. (Correspondance de Hollande. Ministère des affaires étrangères.) Mémoires et Journal de d’Argenson, t. IV, p. 4 et 9. — C’est d’Argenson qui accuse Van der Heim de ce qu’il appelle une friponnerie. Les dépêches anglaises établissent très nettement, au contraire, que la résolution de demander l’admission des agens autrichiens et sardes à la conférence fut prise par tous les magistrats hollandais (Gillis en particulier) après de longues hésitations et sur la demande expresse de lord Sandwich après son arrivée à La Haye.
- ↑ D’Argenson à Puisieulx, 16 octobre 1746.
- ↑ Puisieulx à d’Argenson, 7, 9, 13, 17, 22 et 30 octobre 1746. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Les correspondances relatives aux conférences de Breda et au congrès d’Aix-la-Chapelle sont classées dans les volumes de la Correspondance de Hollande.
- ↑ D’Argenson à Puisieulx. 30 octobre 1746. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Puisieulx à d’Argenson, 26 novembre 1746. (Correspondance de Hollande. — Conférences de Breda. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Puisieuix à d’Argenson, 17 décembre 1746.
- ↑ Le comte de Loos au comte de Brühl, 9 novembre 1746. (Archives de Dresde.)
- ↑ Frédéric à Voltaire, 18 décembre 1746. (Correspondance générale.)
- ↑ Correspondance de Prusse, décembre 1746 et premiers jours de janvier 1747. — (Ministère des affaires étrangères.) — On a lieu d’être surpris que M. Droysen ait pris d’Argens pour un secrétaire de l’ambassade de France, envoyé à Richelieu par Valori.
- ↑ Frédéric à Klingræn, ministre à Dresde, 29 décembre, 1746. — Pol. corr.. t. V, p. 277.
- ↑ Loos à Brühl, 1er décembre 1746. (Archives de Dresde.)
- ↑ Le comte de Brühl à Maurice de Saxe, 8, 16 novembre 1746. (Vitzthum, p. 87-94.
- ↑ Maurice de Saxe au comte de Brühl, 1er décembre 1740. (Vitzthum, p. 104.)
- ↑ Luynes. t. VIII, p. 27, 28.
- ↑ Maurice de Saxe au comte de Brühl, 10 décembre 1746. (Vitzthum, p. 107, 110.)
- ↑ Le comte de Loos au comte de Brühl, 9, 14 décembre 1746. (Archives de Dresde.)
- ↑ Brühl à Maurice de Saxe, 27 décembre 1746. (Vitzthum, p. 134, 135.)
- ↑ Laos, ministre de Saxe à Vienne (c’est le frère du ministre de la même cour à Paris portant le même nom que lui), au comte de Brühl, 6 janvier 1747. (Archives de Dresde.) — D’Arneth affirme également que Marie-Thérèse était résolue à n’ouvrir l’oreille à aucune proposition d’accommodement, tant que d’Argenson serait au pouvoir (t. III, p. 262).
- ↑ Richelieu à d’Argenson, 8 janvier 1747. (Correspondance d’Autriche. — Ministère des affaires étrangères.) — La note de d’Argenson porte la date du 10 janvier, avant-veille de sa révocation. — La dépêche du duc de Richelieu relatant l’entretien de Marie-Thérèse avec le ministre saxon fut-elle transmise à temps à Paris pour avoir été une des causes déterminantes de la chute de d’Argenson ? C’est ce que je n’oserais affirmer. Ce que j’ai tenu à mettre en lumière, c’est le concert d’attaques dirigées contre ce malheureux ministre à la fois de Breda, de Dresde, de Madrid et de Vienne. Parmi ces attaques, quelles sont celles qui ont été suivies d’effet, et y en a-t-il qui se soient trouvées inutiles parce que la chute de d’Argenson qu’elles avaient dessein de provoquer était un fait accompli, quand le roi en put prendre connaissance ? C’est ce qu’il est, je crois, impossible de déterminer avec la lenteur et l’irrégularité des postes à cette époque. Le fait essentiel (la conspiration unanime poursuivie contre d’Argenson du dedans comme du dehors) n’en reste pas moins acquis, et c’est assez pour détruire l’opinion (accréditée par d’Argenson lui-même) qu’il ne fut renvoyé que pour avoir déplu à Mme de Pompadour. À tort ou à raison, par ses qualités, comme par ses défauts, il en était arrivé à déplaire à tout le monde et à n’être plus défendu par personne.
- ↑ Journal et mémoires de d’Argenson, t. V. p. 38, 42. — Note de d’Acunha, ministre de Portugal à Paris, 20 novembre, et lettre de d’Argenson à d’Acunha, 29 novembre. — Conversation du cardinal de Molla avec Chavigny, ministre de France à Lisbonne, 27 décembre 1746. (Correspondance de Portugal. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ Vauréal à Chavigny, 2, 9 décembre, — à d’Argenson, 17 décembre 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
- ↑ D’Argenson à Vauréal, 30 décembre 1746.
- ↑ Journal et mémoires de d’Argenson, t. V. p. 48-52. — Notes de d’Argenson sur la mission de Blandowski, octobre 1746. (Correspondance de Pologne. — Ministère des affaires étrangères.) — Cette prétention du prince de Conti au trône de Pologne, approuvée par Louis XV à l’insu de ses ministres, a été, on pout se le rappeler, l’origine de cette diplomatie secrète dont j’ai eu l’occasion de faire l’exposé complet dans le Secret du roi. J’ai donc dû mentionner au début même de cet ouvrage le trait de d’Argenson que je rapporte ici ; seulement, je porte aujourd’hui sur la conduite de ce ministre un jugement un peu différent. L’étude plus approfondie de la situation m’amène à approuver ce que j’avais autrefois qualifié plus sévèrement. Rien n’eût été, en effet (d’Argenson a raison de le dire dans ses mémoires), plus déraisonnable que de mettre en question une alliance très utile et tout récemment conclue avec la maison de Saxe pour un projet en l’air d’une exécution à peu près impossible. Je laisse également indécise la question que j’avais tranchée négativement, de savoir si le nouvel ambassadeur à Dresde, le marquis des Issarts, fut initié au secret d’une négociation clandestine. Il est certain que Conti, en faisant nommer un de ses protégés à l’ambassade de Dresde, avait le dessein de frayer la voie à son élection. Mais rien n’atteste que le roi, qui peut-être le laissait faire par complaisance, l’ait dès lors autorisé à entretenir avec cet agent officiel une correspondance régulière dont il se fût fait rendre compte lui-même, comme ce fut plus tard le cas avec le comte de Broglie. Rien dans la correspondance de ce dernier ne fait supposer qu’il ait été devancé dans cette mission occulte par son prédécesseur, et il ne reste aucune trace au ministère d’une correspondance secrète de des Issarts avec Conti. Je persiste à croire que la diplomatie secrète ne prit un caractère régulier et une consistance véritable qu’après la paix d’Aix-la-Chapelle, et, par suite, probablement, du mécontentement que la fin peu satisfaisante d’une longue guerre avait dû laisser dans l’esprit de Louis XV contre tous ses ministres.
- ↑ Mémoire présenté au roi par le maréchal de Noailles, le 15 décembre 1746. — Rousset, t. II, p. 252 et suiv.
- ↑ Pol. corr., t. V, p. 237, 249, 251, 262, 274.
- ↑ Chambrier à Frédéric, 2 janvier 1746. — D’Argenson à Valori, même date. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Droysen, t. III, p. 282.
- ↑ « J’apprends, écrivait-il un peu plus tard à Chambrier, que le duc de Richelieu a été fort satisfait du comte de Brühl, sa trop grande vivacité ayant succombé aux paroles emmiellées et trompeuses de ce dernier. » — Pol. corr., p. 309.
- ↑ Pol. corr., Frédéric à Chambrier, t. v, p. 272, 280, 288, 291. — Droysen, t. III, p. 288, rapporte comme un fait certain le charme exercé par Brühl sur Richelieu.
- ↑ Maurice de Saxe au comte de Brühl. (Vitzthum, p. I. 154).
- ↑ Frédéric à Chambrier, 30 janvier 1747. — Pol. corr., t. V, p. 302.
- ↑ Valori. — Mémoires, t. I.