Fin du ministère du marquis d’Argenson/06

Fin du ministère du marquis d’Argenson
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 522-546).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

FIN DU MINISTERE DU MARQUIS D'ARGENSON

VI.[1]
SUITE DE LA CAMPAGNE DE 1746. — BATAILLE DE RAUCOUX. — MARIAGE DU DAUPHIN.


On a vu que Louis XV, qui ne s’attardait pas longtemps lui-même à pleurer les objets de ses affections et n’avait pas grande sympathie pour les chagrins de cœur, avait décidé dès le premier jour de ne pas laisser regretter longtemps la dauphine. Il fut tout de suite résolu qu’avant la fin de son deuil le jeune dauphin serait remarié, et il ne restait plus qu’à lui chercher un parti convenable parmi les princesses d’Europe.

Or, il y en avait une qui semblait désignée pour combler, le plus tôt et le plus complètement possible, le vide si inopinément fait par la mort. C’était la sœur même de la princesse défunte, la seconde fille de Philippe V et d’Elisabeth, l’infante Antonia. Au point de vue diplomatique aussi bien que dans un intérêt de famille le choix était indiqué : c’était maintenir l’alliance des deux couronnes et l’union des deux branches de la maison royale dans les conditions mêmes où un double mariage les avait scellées. Un parti puissant se prononça donc tout de suite en faveur d’une combinaison si naturelle. Le dessein, mis en avant à Madrid par la fille de Louis XV, femme de don Philippe (celle qu’on appelait Madame Infante), fut agréé et pris à cœur par Ferdinand, toujours affectueusement disposé pour les enfans du second lit de son père. Tous les partisans de l’alliance espagnole en France, le maréchal de Noailles en tête, adoptèrent l’idée avec passion. On y lit entrer aisément la reine de France, docile aux influences de famille, et enfin, au premier moment, le dauphin lui-même qui, ne pouvant gardera celle qu’il avait perdue la fidélité de son affection, vit là au moins un hommage à rendre à sa mémoire. L’ambassadeur Vauréal, voyant toutes ces influences réunies, se déclara, sans attendre d’instructions, dans le même sens. Il avait dû autrefois une grandesse à un des mariages royaux, le même moyen pouvait lui valoir un chapeau de cardinal.

L’affaire, qui semblait aller toute seule, vint subitement échouer contre un obstacle d’un genre inattendu, ce fut un scrupule de Louis XV. Ce prince, on le sait, avait la conscience très capricieuse : violant chaque jour sans se gêner les préceptes que l’Évangile met avant tout autre, sa dévotion s’arrêtait effrayée devant les règlemens canoniques et les lois extérieures de l’église. Il s’agissait dans le cas présent de faire épouser au dauphin la sœur de sa première femme : c’était une affinité dont le degré constituait un empêchement de droit ecclésiastique. Rien assurément n’était plus aisé que d’en aller chercher la dispense à Rome ; les exemples et les précédens à cet égard ne faisaient pas défaut. Mais la valeur des dispenses pontificales, comme de tous les actes de la cour de Rome, n’était reconnue en France par l’épiscopat et la magistrature (deux corps alors également gallicans) qu’avec beaucoup de doutes, de contestations et de réserves. On alarma la piété délicate de Marie Leczinska : on prononça à l’oreille le mot d’inceste ; c’était renouveler, disait-on, sous une fausse apparence de légalité, le scandale donné par les demoiselles de Mailly, que la colère divine avait si cruellement châtiées. Louis XV, troublé lui-même par ce souvenir, se mit à craindre que, le mariage étant réprouvé par des docteurs graves et mal vu de la population pieuse, la légitimité de la postérité qui en sortirait ne fût mise en doute. Ferdinand, au contraire, élevé à une tout autre école de théologie, ne pouvait comprendre qu’un mot du pape ne mît pas toutes les consciences en repos. Bref, on vit naître et grossir une de ces difficultés qui, mettant aux prises des sentimens d’une nature très délicate, jettent souvent du froid, même entre particuliers, dans les familles les mieux unies.

D’Argenson résolut d’abord très sensément de s’en tenir à l’écart. — « L’affaire du second mariage de M. le dauphin, écrivait-il à Vauréal, me fait tout craindre : je n’ai jamais eu tant de poltronnerie que dans celle-ci : j’ai évité d’en dire mon avis… Je me suis retiré dès le premier moment… Quelque dauphine que nous ayons, j’y aurai un peu moins contribué que la mouche du coche, même par le bourdonnement ; ce n’est point affaire de conseil, pas même de travail, mais de pure volonté du roi[2]. »

Il ne resta malheureusement pas longtemps dans cette sage réserve. Dès que la volonté du roi se fut prononcée (et elle fut exprimée avec une netteté et une énergie inaccoutumées), au lieu de se borner à s’y soumettre, il entra avec passion et sans déguisement dans une véritable lutte contre ceux qui tentèrent de la faire révoquer ; ils étaient nombreux, ardens et ne se découragèrent pas facilement. Le combat qu’il nous décrit, avec sa verve accoutumée, fut très acharné. — « La brigue et l’adresse infernales des cours, dit-il, furent des plus vifs sur cette affaire… Chaque jour elles augmentaient les menaces et les progrès en faveur du mariage d’Espagne… Les Noailles, les Maurepas qui composent toute la cour femelle, toutes les harpies, les fausses dévotes, les commodes ( ? ), les catins, tout était en mouvement. Madame Infante écrivait au roi les lettres les plus longues et les plus tendres sur cette matière… L’évêque de Rennes avait le département des menaces, il nous menaçait des plus affreux malheurs politiques si on ne prenait pas l’infante Antonia… Le roi me donna occasion de lui parler ouvertement sur cette affaire : il me montra une lettre de Madame Infante qu’il me donna en entrant à la tribune de la chapelle et que je fus obligé de lire dans mon chapeau pendant la messe… Je l’assurai que, s’il voulait déclarer demain qu’il mariait le dauphin à toute autre qu’à l’infante, il ne serait rien de toutes les grandes menaces, que personne ne soufflerait plus et que l’Espagne n’en serait que mieux avec nous. Ce fut le point sans doute que j’eus le plus de peine à lui persuader, car tout ce qui environnait le roi ne lui parlait que de ma prétendue incapacité[3]. »

Tant d’ardeur ne pouvait manquer de surprendre, car on avait peine à s’expliquer pourquoi un ministre, — ami de Voltaire, — qui ne se piquait pas d’un excès de dévotion, — nullement puritain d’ailleurs sur l’article des mœurs, se passionnait à ce point pour faire prévaloir sur un intérêt politique sérieux des considérations tirées de difficultés théologiques. Lui-même en était un peu embarrassé ; tantôt il faisait semblant de partager, au nom de l’honnêteté et de la morale, les scrupules de la casuistique ; tantôt, cessant de feindre, il donnait seulement son attitude comme un moyen d’entretenir, même sur un sujet sans importance, le clergé français dans l’habitude de résister à la domination de la cour de Rome. Ainsi, un jour il tançait vertement Vauréal pour s’être mis en avant sans réflexion. — « Il est étonnant, lui disait-il, qu’un homme de votre robe et de votre état n’ait pas dit un mot des inconvéniens qu’il pourrait y avoir, par rapport aux règles et aux mœurs, à épouser une seconde sœur après avoir eu des enfans de la première. Il y avait au moins ratio dubitandi. » — Mais peu de temps après : — « Vous voilà, ajoutait-il, j’espère bien, éclairci sur la question théologique. Ceci, à la vérité, est de la morale pratique. On se déshabituera quelque jour de ces préjugés, de ces prohibitions ridicules,.. mais il faut encore quelques siècles pour parvenir à tant de perfection ; en attendant, la raison éclaire ici comme elle peut, et on y fait moins de cas des moines qu’en pays d’inquisition. » — « Depuis Calvin, disait-il encore, on a répandu bien des doutes sur le pouvoir absolu des chefs, c’est un malheur, mais ces doutes ont cependant leur utilité en bien des choses[4]. »

La vérité est que le cas de conscience le préoccupait assez peu et qu’une idée très étrangère à la morale s’était emparée de son esprit. Il s’était rappelé, ou quelqu’un l’avait fait souvenir, que le roi de Sardaigne avait trois filles, dont l’une venait de prendre dix-huit ans et était en âge d’être mariée : ce quelqu’un-là était peut-être Voltaire lui-même, qui dès le 24 juillet lui écrivait : — « Eh bien ! monseigneur, il faut marier notre dauphin à Marie-Thérèse, princesse de Savoie, née le 28 février 1728… renouer ainsi par ces beaux nœuds votre traité de Turin dont je suis l’éternel admirateur, rendre la France heureuse par une belle paix et votre nom immortel en dépit des sots. » — Il n’en avait pas fallu davantage pour faire renaître la faiblesse que d’Argenson gardait au fond du cœur pour son projet favori. A partir de ce moment, écarter l’infante ne fut plus pour lui qu’un moyen de faire arriver la princesse savoyarde apportant avec elle, en dot, l’alliance de son père et la libération toujours rêvée de l’Italie. Il crut (assez à tort, comme on va le voir) que le roi, partageant ses regrets pour le traité de Turin, serait heureux de le ressusciter par cette voie indirecte, et s’imagina même avoir fait aussi entrer dans cette pensée Mme de Pompadour, par l’intermédiaire des frères Paris, qui se prêtèrent, je ne sais pourquoi, à entretenir son illusion. De là tout un échafaudage de négociations bâti sans aucun fondement réel, et qui n’exista jamais sérieusement, je crois, que dans la tête qui l’avait conçue, car tout se passa en conversation, et il n’en reste aucune trace écrite[5]. — « Je chargeai, dit-il dans ses mémoires, Montmartel de négocier à Paris avec Montgardin ; la princesse de Carignan me voyait souvent à ce sujet. Enfin, l’allaire avança beaucoup, on alla jusqu’à dire qu’on pouvait passer outre au mariage pourvu que le roi de Sardaigne ne fît rien de pire que ce qu’il avait fait contre nous depuis quelques mois ; laissant le reste à démêler à la reine de Hongrie, ce mariage devant le rendre suspect à son alliée. Je liai enfin une nouvelle négociation directement avec Montgardin ; je voulais que le roi de Sardaigne offrît la paix aux deux couronnes à des conditions fort modérées de notre part, mais ce devait être à lui à offrir, afin que, ces offres passant sur-le-champ à Madrid, nous ne parussions pas même avoir négocié à l’insu de l’Espagne[6]. »

Précaution prudente, car le souvenir des négociations clandestines de l’année précédente hantait toujours les imaginations à Madrid. Rien de plus raisonnable donc que de vouloir agir loyalement et à ciel ouvert avec l’Espagne ; mais c’était peut-être passer la mesure que de laisser ou de faire écrire à Louis XV une lettre dans laquelle, en refusant absolument la main de l’infante, il essayait d’obtenir de Ferdinand, non-seulement l’autorisation, mais le conseil de donner la préférence à la fille de Victor-Emmanuel. L’idée était étrange ; et, si la pièce n’existait pas tout entière en minute de la main de d’Argenson, on aurait de la peine à y croire.

« Le duc d’Huescar[7], disait Louis XV dans cette épitre vraiment comique, m’a offert l’infante Antoinette pour réparer la grande perte que mon fils et moi avons faite. Tout autre que lui, j’y donnerais les mains avec une joie et une satisfaction extrêmes : mais la religion, ma conscience et la crainte de l’avenir ne me le permettent pas, dont je suis au désespoir, et il est impossible de me vaincre là-dessus. Je sais qu’en Espagne on est accoutumé à voir donner de pareilles dispenses, mais ici il n’en est pas de même : le clergé et le peuple pensent comme moi, ou, pour mieux dire, je ne pense qu’après eux, la voix du peuple est la voix de Dieu. Mais ce qui me console infiniment, c’est que le duc d’Huescar m’a assuré que Votre Majesté ne m’en saurait nul mauvais gré et que rien, s’il plaît à Dieu, ne dérangera l’union, l’harmonie et la tendresse qui règnent entre nous, et c’est dans cette persuasion que je demande conseil à Votre Majesté sur le choix que je dois faire pour mon fils. Il y a en Savoie trois princesses : cette union est familière dans notre maison, et nous en sommes des preuves vivantes et incontestables. Le roi de Sardaigne, dans la dernière lettre qu’il m’a écrite lors de cette belle affaire d’Asti, m’a assuré que l’amitié était rétablie entre nous, et je ne le voudrais prendre que sur ce pied-là ; car tout autre traité avec lui je veux qu’il passe par Votre Majesté, et jusque-là je seconderai Votre Majesté contre lui de tout ce que je peux, et même de plus, car je n’ai pas moins à cœur qu’elle l’établissement de l’infant. » Suivaient quelques reproches, d’un ton très adouci, sur l’attitude de M. de La Mina en Italie, — et enfin l’assurance de ne décider rien « sans la réponse de Votre Majesté à celle-ci, ne voulant rien faire du tout que Votre Majesté ne le sache et ne l’approuve[8]. »

La démarche était plus que loyale, à vrai dire, même un peu naïve et bien faite pour attirer la réponse justement offensée et légèrement railleuse de Ferdinand. — « Quand le duc d’Huescar, dit le roi d’Espagne, me donna avis de ce que Votre Majesté avait répondu à la proposition de mariage de l’infante Marie-Antoinette avec le dauphin,.. je jugeai que les empêchemens qu’on mettait à cette union venaient seulement des scrupules non bien considérés… La lettre de Votre Majesté m’a désabusé, et j’y vois avec douleur qu’on y dit, ce qu’il n’est aisé de persuader à personne, c’est que la religion défend en France les mariages qui sont permis en Espagne. J’avoue à Votre Majesté que je ne comprends pas comment on peut douter des facultés du souverain pontife pour de pareilles dispenses… Ce serait plutôt une hérésie, bien loin d’être un acte de religion. Je dois au moins le supposer ainsi tant que l’Église n’a rien déclaré, au contraire : et cela supposé, Votre Majesté ne me marquant pas d’autre motif pour que le choix ne tombe point sur ma sœur, je ne puis donner un conseil qui s’oppose à ce que je pense. Que Votre Majesté m’en dispense et qu’elle me rende la justice qu’en ceci, de même que dans mes lettres et dans toutes mes opérations, je suis et je serai conséquent. » — La fin de la lettre était destinée à affirmer (ce qui était vrai plus en apparence qu’en réalité) que, toutes les opérations militaires en Italie ayant été réglées de concert entre les généraux français et espagnols, il n’y avait pas lieu de douter de la fidélité de l’Espagne à ses engagemens[9].

Pendant que cette correspondance aigre-douce était engagée, le château de cartes élevé par d’Argenson s’écroulait de lui-même sans qu’il fût besoin de souiller dessus. Tandis que l’on causait à Paris, les troupes piémontaises, ne recevant aucun ordre de marquer le pas, ne se faisaient pas faute d’inquiéter la retraite de l’armée française vers la Provence. Des escarmouches sanglantes avaient lieu journellement. Puis vint la nouvelle de la soumission de Gênes, dont les Piémontais prétendaient bien tirer leur part de profit : singuliers préludes d’une fête nuptiale ! Le roi, impatienté, finit par dire qu’il ne pouvait être question d’un mariage quand la fiancée serait contrainte de demander un sauf-conduit pour venir à la noce, afin qu’on ne tirât pas sur elle, et d’Argenson lui-même fut obligé de dire à la princesse de Carignan dans le jardin du Luxembourg, où se passaient leurs conférences : « Que voulez-vous que nous fassions quand vous recevez nos fleurettes à coups de fusil ? » — Et de cette chimère il ne resta d’autre trace que l’opinion, plus que jamais établie à Madrid, que c’était à lui, à ses faiblesses toujours renaissantes pour l’alliance piémontaise, que les intérêts de la couronne et la dignité d’une infante d’Espagne étaient une fois de plus sacrifiés.

L’Espagne et la Sardaigne ainsi congédiées, et les familles royales protestantes naturellement écartées, il ne restait plus qu’une seule princesse qui, par sa naissance et sa religion, pût être convenablement destinée à partager le trône de France. C’était la fille de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, Auguste III, ce débile souverain qu’on avait vu, depuis le commencement de la guerre, jouet de tant de fortunes et ballotté entre tant d’alliances contraires. Mais ce choix, au premier aspect, ne paraissait pas présenter moins d’objections que les deux autres. D’abord Auguste était le compétiteur heureux qui avait enlevé la couronne de Pologne au beau-père de Louis XV, et, quelle que fût l’abnégation de la sainte et digne reine de France, il était dur de lui demander de serrer contre son cœur maternel la fille de celui qui avait vaincu et proscrit son père. La princesse, venant d’Allemagne, n’aurait-elle pas à traverser Nancy, où Stanislas régnait encore ? Puis Auguste lui-même, lâche et timoré comme on le connaissait, aimant à se ménager dans tous les sens, et sa femme, archiduchesse d’Autriche, seraient-ils pressés de contracter des nœuds si étroits avec l’ennemi de Marie-Thérèse ? Le comte de Brühl, leur oracle, leur permettrait-il d’y souscrire ? Un traité récent engageait bien (nous venons de le voir), moyennant finances, les troupes saxonnes à ne plus servir contre la France, mais la neutralité seule était promise, et encore, dans des conditions de réserve et de secret qui faisaient douter qu’elle fût scrupuleusement observée. Enfin, qu’allait penser Frédéric, dans le silence énigmatique où il était désormais renfermé, d’une telle avance faite à un voisin qui avait toujours encouru son déplaisir et que le mépris seul sauvait de sa haine ?

Tout paraissait donc de ce côté, comme de l’autre, annoncer une négociation épineuse. A la grande surprise, pourtant, comme à la satisfaction de d’Argenson, dès que, tout autre parti étant reconnu impossible, il dut conseiller au roi de tourner ses vues vers Dresde, toutes les difficultés semblèrent aplanies d’avance. Le roi se décida tout de suite à des démarches directes, qui eussent été compromettantes si leur succès n’eût paru déjà assuré. Nulle objection, non plus, de la part ni de la famille royale, ni des autres ministres. Cette facilité ne donna-t-elle pas à d’Argenson le soupçon que l’affaire, pour être si avancée, devait avoir été traitée à son insu et en dehors de lui ? Je l’ignore ; en tout cas, il n’en laisse pas percer la supposition dans ses mémoires.

C’était pourtant la réalité ; pendant qu’il suivait à Paris, avec les agens plus ou moins autorisés de Charles-Emmanuel, des conversations qui ne pouvaient aboutir, un autre négociateur, doué assurément de vues politiques moins élevées, mais peut-être de plus de finesse pratique, et en tout cas, au lieu d’ingrates transactions diplomatiques, comptant ses années par des victoires, était intervenu sans rien dire ; et, prenant un à un tous les obstacles qui pouvaient s’opposer à la combinaison de son choix, les avait silencieusement écartés. C’était tout simplement Maurice de Saxe, à qui l’idée était venue, pendant un intermède obligé de ses actions militaires, de passer son temps à mettre la couronne de France sur la tête de sa nièce.

On peut se rappeler que nous avons laissé Maurice sur la frontière orientale de la Flandre, venant de forcer le prince Charles à repasser la Meuse et commençant les travaux du siège de Namur. La tranchée ouverte, il n’avait pas cru devoir suivre par lui-même une opération dont le succès était certain, puisqu’il n’était plus disputé par personne. La direction du siège était laissée au comte de Clermont, qui s’en acquittait convenablement, n’ayant plus d’autre pensée que de témoigner (comme il l’écrivait lui-même à Paris-Duvernay) « qu’il ne ressemblait en rien-au prince de Conti, qu’il n’avait du prince du sang que le rang et la naissance, et non la hauteur où souvent cet état engage. » En attendant, le maréchal lui-même restait en face de la Meuse, aux environs de Tongres, empêchant par sa seule présence l’armée ennemie de tenter une seconde fois le passage du fleuve et l’obligeant, pour se rapprocher de la Hollande, de faire un long détour en suivant la rive droite. Cette surveillance, qui exigeait une vigilance de tous les instans, n’était pourtant pas un emploi suffisant pour son tempérament dévoré d’activité. Aussi, pour tromper l’ennui, n’avait-il pas manqué de mander à son camp Favart et sa troupe, dont il prenait soin d’organiser lui-même chaque jour les représentations du soir, faisant, par occasion, à la belle Chantilly une cour dont les plaisans s’amusaient et dont son mari commençait à s’alarmer. C’est pendant ces jours de repos, qui auraient été le travail d’un autre, qu’une lettre du ministre de Saxe à Versailles, le comte de Loos, vint l’informer que, le second mariage du dauphin faisant le sujet de toutes les conversations de la cour, le nom de la princesse saxonne avait été prononcé, et qu’un mot d’une bouche qui commandait le feu à plus de cent mille hommes aurait chance d’être écouté, même dans une affaire de famille[10].

L’avertissement n’eut pas besoin d’être donné deux fois pour que Maurice se décidât à se mettre en campagne. Une alliance qui le ferait entrer lui-même presque dans l’intérieur de la famille royale était, pour sa position personnelle (quelque grande qu’elle fût déjà, et le devînt plus encore chaque jour), un accroissement inespéré. Mais, outre ces visées d’ambition, qui ne le laissaient nullement indifférent, on a vu le prix qu’il attachait à maintenir la Saxe dans les liens d’une union avec la France, d’où dépendaient la neutralité de l’Allemagne et les libertés de ses propres opérations militaires. Mesurant, comme il l’eût fait sur le champ de bataille, les difficultés qu’il avait à vaincre, c’est à Dresde qu’il sentit d’abord la nécessité d’agir. Auguste ne pouvait manquer d’être flatté de la perspective de grandeur proposée à sa fille et il l’avait assez clairement laissé voir au comte de Loos. Mais, si une demande faite pour l’obtenir n’était pas agréée à Versailles, elle serait toujours connue et mal prise à Vienne ut le compromettrait avec Marie-Thérèse. L’essentiel était donc de lui faire croire au succès, et c’est à quoi Maurice travailla en faisant parade (plus peut-être qu’il n’en était sûr) de son crédit à la cour. — « Je suis à même, écrit-il à son frère, de savoir l’intrinsèque de la cour de France, et je ne laisse pas que d’y avoir quelques liaisons… Je prends la liberté d’envoyer une lettre que m’a adressée ces jours derniers Mme de Pompadour, et qui pourra faire juger à Votre Majesté que je ne suis pas mal dans les petits cabinets[11]. »

La preuve était bonne, en effet, car la lettre était, en réalité, bien qu’à mots couverts, un remercîment pour un service d’une nature très délicate que le maréchal venait de rendre à la marquise, et qui devait lui aller au cœur. Après les premiers jours de deuil passés, le roi voulait absolument retourner à l’armée, et c’est ce que, à tout prix, la marquise voulait empêcher ; elle ne vivait plus dès qu’elle savait le roi dans un lieu où elle ne pouvait pas le suivre et dans une compagnie où il n’entendait plus parler d’elle. Interrogé directement, le maréchal, qui ne tenait pas plus que de raison à une auguste présence (au fond, toujours embarrassante), avait eu la complaisance d’affirmer que, la campagne devant se terminer sans aucune action d’éclat, le déplacement du roi ne serait pas motivé, et, en définitive, Louis XV ne bougeait pas. — « Que vous seriez ingrat, mon cher, si vous ne m’aimiez pas, écrivait la favorite reconnaissante, car vous savez que je vous aime beaucoup. Je crois ce que vous me dites comme l’Evangile, et, dans cette croyance, j’espère qu’il n’y aura pas de bataille et que notre adorable maître ne perdra pas l’occasion d’augmenter sa gloire. — Il me semble qu’il fait assez ce que vous voulez… Je mets toute ma confiance en vous, mon cher maréchal ; en faisant la guerre comme vous la faites, je me flatte d’une longue et bonne paix[12]. »

Aussi, dès qu’Auguste, tranquillisé et séduit à la fois, eut envoyé l’autorisation d’agir par les grands et les petits cabinets, ce fut à cette porte, qui donnait l’entrée du cœur du roi, que Maurice alla frapper tout droit. Nous n’avons malheureusement pas la lettre où il plaida la cause de sa nièce. Mais, par la réponse, on peut voir qu’elle fut gagnée. La marquise avait, à la vérité, pour obliger le maréchal, une autre raison encore que la reconnaissance. Attentive à se ménager des alliés dans tous les camps, elle venait de faire une concession très grave aux instances de la princesse douairière de Conti, et elle voulait empêcher que le maréchal prît la chose en trop mauvaise part. Conti, à sa demande, avait obtenu du roi une patente de généralissime qui lui donnait l’assurance que, si on recourait encore à ses services, le commandement supérieur ne pourrait plus lui être disputé par personne. C’était, en principe au moins, lui donner raison sur le point même du débat élevé entre Maurice et lui, qui lui avait fait quitter l’armée de Flandre. Comment le vainqueur de Fontenoy s’accommoderait-il de cette prééminence attribuée à un rival si peu digne de lui être comparé ? Il fallait à tout prix lui fermer la bouche, d’abord en l’assurant que cette dignité purement nominale ne pouvait l’inquiéter, puisqu’on n’avait aucun dessein de renvoyer le nouveau généralissime à l’armée ; puis (ce qui serait plus efficace encore), en allant au-devant du vœu exprimé en faveur de la princesse qui lui était chère. C’est tout cela qui est renfermé dans ce petit billet de quelques lignes, véritable chef-d’œuvre de diplomatie féminine, qui montre que, dans la pratique de l’art des cours, la fille du commis Poisson n’avait plus son éducation à faire.

— « Vous serez sans doute étonné, mon cher maréchal, d’avoir été aussi longtemps sans avoir de mes nouvelles ; mais vous ne serez pas fâché quand vous saurez que j’ai toujours attendu une réponse que le roi voulait faire à la lettre que vous m’écriviez. J’espère que ce que vous désirez réussira. Le roi vous en dira plus long que moi. Vous savez qu’il a donné au prince de Conti une patente. Soit dit entre nous, cette patente l’a satisfait et a rétabli sa réputation, qu’il croyait perdue. Voilà ce qu’il pense, et moi, je crois que c’est une chose embarrassante pour le roi et qui empêchera qu’on ne se serve de lui autant qu’il le croit. En tout cas, cela ne ferait rien pour vous, et l’on vous mettra toujours à l’abri de la patente. Ne dites mot de cela à âme qui vive. Adieu, mon cher maréchal ; je vous aime autant que je vous admire. C’est beaucoup dire. »

Si bien dorée que fût la pilule, Maurice eut, comme on le verra, quelque peine à la digérer ; mais il sentit que, pour le moment, se plaindre n’avancerait pas sa grande affaire et il contint, pour quelque temps du moins, l’expression de son mécontentement[13].

Mme de Pompadour acquise, c’était beaucoup : ce n’était pas tout. Restaient toujours les partisans de l’alliance espagnole, qui, rebutés, mais non absolument découragés par un premier refus, pouvaient se proposer de tout entraver et de traîner tout en longueur, afin de lasser la résistance du roi et de revenir à la charge à un moment propice. A la tête de ce groupe actif et insistant était toujours le maréchal de Noailles, en relations constantes avec les personnages influens de Madrid et inséparable, à Versailles, de l’ambassadeur. Rien n’était fait tant qu’il n’avait pas déposé les armes.

On sait quelle était l’intimité de Noailles et de Maurice, dont ils avaient donné l’un et l’autre une preuve touchante sur le champ de bataille de Fontenoy : c’était une amitié toute fraternelle de la part du plus âgé, une déférence presque filiale de la part du plus jeune des deux maréchaux. Maurice se piquait de ne pas oublier qu’il avait dû à l’intervention de Noailles son élévation à la première dignité de l’armée française : il prétendait même tout devoir, jusqu’à ses connaissances militaires, aux exemples et aux leçons du dernier survivant des grandes guerres de Louis XIV. Noailles avait le bon goût de ne pas ajouter tout à fait foi à ces témoignages d’humilité ; mais au déclin de la vie on aime à se laisser caresser, et il acceptait sans peine une correspondance régulière établie sur ce pied de familiarité confiante. On ne trouve jamais cette correspondance plus active (car elle devient même presque quotidienne) que pendant ces jours, où Maurice suit évidemment une pensée qu’il ne se presse pas de découvrir. Il consulte son prétendu maître sur les choses les plus insignifiantes, cède au moindre de ses avis, et ce n’est qu’après l’avoir pour ainsi dire enjôlé qu’il frappe le dernier coup en faisant appel à ses sentimens.

Voici d’abord une consultation toute militaire. Maurice, en faisant le siège de Namur, avait annoncé la décision d’arrêter les opérations actives dès que le corps de la ville serait rendu, laissant la citadelle et sa garnison simplement bloquées jusqu’à l’entrée de l’hiver et comptant sur le défaut de subsistances pour amener, sans nouvelle effusion de sang, une soumission complète. Noailles craint que ce succès ne paraisse insuffisant, comme couronnement d’une longue campagne dont on accusait déjà la stérilité et l’inaction ; il s’en inquiète pour l’effet politique aussi bien que pour la réputation de son ami. — « La prise seule de la ville de Namur, lui écrit-il, après d’assez longs développemens, ne produira pas en Hollande le même effet que la réduction de la ville et du château. Cette entreprise une fois terminée, il n’y a plus de barrière entre nous et les Hollandais, et l’on peut ouvrir la campagne dans leur propre pays. C’est une considération très importante et qui doit porter le parti pacifique en Hollande, s’il n’est pas assez fort pour déterminer la république à faire la paix indépendamment de ses alliés, à l’obliger du moins de redoubler ses efforts pour engager les Anglais à y entrer de bonne foi… Je ne finirais pas, mon très cher maréchal, si je vous disais toutes les raisons que j’ai pour appuyer ce sentiment… Je terminerai par les deux articles qui me touchent le plus : d’abord, le roi le désire ; .. le second est que je crois de votre intérêt et de votre gloire personnelle de mettre tout en usage pour y parvenir. Vous connaissez le peuple ; il est ingrat et compte pour peu tout ce qu’on a fait, s’il reste encore quelque chose à faire… Enfin, je veux et entends que vous soyez reçu aux acclamations publiques et qu’en vous voyant le parterre vous regarde toujours avec les mêmes yeux, pourvu qu’il ne vous en coûte pas tous les ans d’aussi beaux pendans d’oreilles que ceux de l’année dernière. Pardonnez-moi, mon très cher maréchal, toutes mes réflexions et représentations ; l’attachement tendre et sincère que j’ai pour vous me les a dictées. »

Maurice répond, courrier par courrier : — « Je vous prendrai le château de Namur, mon maître, ne vous fâchez pas : aux façons que le roi a avec moi, je prendrais le diable par les cornes ! Si j’ai fait quelques réflexions modérées, ce n’a été que parce que je crois que ce château se prendrait tout seul, ayant très pauvre opinion de leurs subsistances. Mais il n’est plus question de tout cela : le roi le désire, et tout doit céder à la puissance d’un si grand et si bon monarque. Je vous envoie copie de la lettre que j’écris à M. le comte d’Argenson… Le bien de la chose m’est toujours préférable aux applaudissemens, quoique je ne les dédaigne pas ; et quant aux boucles d’oreilles, j’aime encore à en donner, sans toutefois en prétendre de rétribution : il faut vous dire cela pour vous tranquilliser, et je suis lâché que ce soit la vérité[14]. »

Voici maintenant, deux jours seulement après, un conseil d’un tout autre genre, cette fois demandé par Maurice avant d’être donné par son ami. Une place étant devenue vacante à l’Académie française, on insistait pour la lui faire accepter. L’offre était singulière, moins cependant qu’elle ne le paraîtrait de nos jours. L’Académie française, on le sait, n’était pas alors (dans l’opinion généralement admise pas plus que dans la pensée première de son fondateur) une réunion destinée exclusivement aux gens de lettres. Déjà mis suffisamment en rapports par la communauté de leurs travaux, les lettrés n’auraient pas eu besoin pour se rapprocher de cette attache officielle. Le but de l’institution, au contraire, était d’ouvrir au mérite littéraire l’entrée d’une haute société dont les différences de rang et de naissance, alors admises, pouvaient le tenir éloigné ; c’était aussi, par un échange de relations, également utile de part et d’autre, d’apprendre aux hommes du monde à cultiver leur esprit et aux hommes d’étude à se dégager des routines de la pédanterie. C’était donc non seulement une coutume, mais une règle d’aller chercher, pour les appeler à l’Académie en même temps que les auteurs en renom, les honnêtes gens (comme on disait alors) qui avaient fait preuve de goût, sans leur demander d’appuyer leurs titres par aucune œuvre signée de leur nom. L’Académie était un terrain commun où on était accoutumé à voir se rencontrer des réputations de genres les plus différens. Dans le cas présent cependant, la politesse ainsi faite par la gloire littéraire à la renommée militaire était un peu forte : Maurice étranger de naissance, bien que sachant manier notre langue avec une aisance heureuse et souvent piquante, ne la prononçait pas sans accent et abusait on l’écrivant (comme j’en ai déjà donné plus d’une preuve) des libertés que les gens les mieux élevés prenaient alors avec l’orthographe. Il suffit de transcrire textuellement la lettre suivante pour convenir qu’il n’avait pas absolument tort de se trouver déplacé dans une réunion où on aurait dû discuter les articles du dictionnaire.

« On ma proposez mon maître d’aitre de lacademye française. Jay repondus que je ne savez seulement lortograffe et que se la malet comme une bage à un chat. On ma répondu que le maréchal de Vilar ne savet pas écrire ni lire ce qu’il ecrivet et qu’il en etet bien. Sait une persequution : vous n’en êtes pas, mon maître, sela rend la défence que je fais plus belle ; personne n’a plus d’esprit que vous, ne parle et necrit mieux : pourcoy n’en êtes vous pas. Sela mambarasse : je ne voudrès pas choquer personne bien moins un corps où il y a des jans de mérite : d’un autre cote je crains le ridiqule et selui ci me paret un bien conditioné : aiei la bonté de me répondre un petit mot. »

Noailles réplique sur-le-champ avec toute la liberté que l’amitié permet, mais en exprimant une sévérité de jugement sur le compte de l’Académie dont le rédacteur de ses mémoires croit devoir l’excuser, et qui, heureusement pour la compagnie, comme on le sait, n’a pas été héréditaire dans sa famille : « Je n’ai reçu qu’hier à Saint-Germain, où j’étais à prendre le bon air, mon cher maréchal, la lettre dans laquelle vous me consultez sur la proposition qui vous est faite d’être de l’Académie française. Je pense comme vous, mon très cher comte, rien ne vous convient moins, et quand on vous cite le maréchal de Villars, c’est un ridicule qu’il s’est donné avec plusieurs autres qu’il avait, malgré de grandes et bonnes qualités. J’ai toujours regardé cette affiche comme ne convenant pas à un homme de guerre, pas même à un homme sérieux. Si c’était l’Académie des sciences, encore patience, il y a des objets qui peuvent convenir à toutes les professions : mais pour s’associer à des gens qui ne savent que jouer des mots et changer l’ancienne orthographe, je vous avoue que je serais fâché d’y voir mon cher comte Maurice. Il m’ordonne de lui dire mon sentiment et je le fais avec franchise et la sincérité que j’aurai toujours pour ce qui l’intéresse. C’est après la demain votre fête, ajoutait-il, elle nous est commune (Maurice était aussi son nom de baptême) ; nous ne pourrons pas boire ensemble, j’en suis inconsolable : j’irais volontiers vous trouver à Tongres pour dîner avec vous et voir un peu la contenance de ces messieurs[15]. »

Pendant que ces correspondances sur des sujets si divers vont et viennent de Tongres à Versailles, Namur s’est rendu et le château, serré de près, ne va pas tarder à capituler. Maurice alors en vient ouvertement à son fait, comme s’il se sentait le droit de demander sa récompense pour avoir si bien et si heureusement obéi. « Eh bien ! mon maître, êtes-vous content de votre garçon ? Je vous jure que ce sera la chose du monde qui me flattera le plus. On m’écrit que vous ne voulez pas que notre petite princesse épouse M. le dauphin. Si je pouvais avoir mérité par mon attachement quelque chose auprès de vous, je me jetterais à vos genoux, mon bon maître, pour vous prier de ne nous être pas contraire. Elle est jolie et vous caressera avec des petites façons charmantes : je l’ai vue telle comme enfant, et on me dit que cela était devenu dangereux depuis. Vous aurez un dauphin avant la révolution d’une année, je vous le promets et vous savez que quelquefois je suis inspiré. Je ne vous écrirais pas avec cette chaleur, si je n’étais pas persuadé que vous et toute la France vous serez très contens, surtout M. le Dauphin, qui trouvera cela tout à fait agréable ; car elle est charmante et enjouée. Faites donc, mon maître, qu’on aille en avant dans cette affaire, du moins ne nous gênez pas et soyez persuadé que votre disciple vous en aura une reconnaissance éternelle[16]. » Convenons qu’il était difficile de se refuser à une si aimable insistance faite par un disciple qui acceptait les conseils de si bonne grâce et en tirait si bon parti. Peut-être Noailles se sentait-il déjà mal engagé dans une voie où il allait à l’encontre de la volonté royale. Toujours est-il qu’il saisit la première occasion pour faire savoir au roi qu’il n’avait jamais eu l’intention de s’ingérer dans une affaire aussi délicate qu’un mariage et qu’il ne faisait qu’un vœu, « c’est que M. le Dauphin trouvât une princesse aimable qui pût fixer son estime et sa confiance, saine de corps et d’esprit, et pouvant donner une suite d’enfans mâles, robustes, et bien conditionnés. » Et rencontrant quelques jours après le comte de Loos, il vint à lui en souriant : « C’est donc vous, lui dit-il, qui me faites gronder par le maréchal de Saxe, je ne suis pourtant pas votre ennemi. »

Le nouvel ambassadeur à Dresde, le marquis des Issarts, écrivait de son côté qu’il avait vu la princesse à l’église et qu’il était ravi de l’agrément de son visage, du charme de son expression et de la pieuse douceur de son attitude. Qui restait-il donc dans le parti de la résistance ? Peut-être la pauvre reine, qui gardait encore son petit coin de stanislaïsme ? Mais Mme de Pompadour avait entrepris de la convaincre, et, chose étrange, elle paraissait y réussir : on remarquait déjà que la reine pleurait, et les larmes étaient chez elle le signe de la résignation[17].

Si quelque hésitation, du reste, durait encore, un incident inattendu et glorieux, que Maurice n’aurait pas sans doute provoqué, mais qu’il accepta peut-être plus volontiers ce jour-là qu’un autre, allait y mettre un terme. Les désastres d’Italie, qu’on pouvait prévoir, avaient fait évanouir le rêve de l’alliance savoyarde. La victoire de Raucoux, sur laquelle on ne comptait pas, allait emporter d’assaut le mariage saxon.

Après la prise de Namur, la saison d’automne étant arrivée (puisque le château ne se rendit que le 1er octobre), il semblait que la campagne fût finie pour cette année. Le terrain des Pays-Bas était complètement déblayé ; il ne restait plus rien de la fameuse barrière. Le seul siège qu’on eût encore à faire était celui de Maestricht, mais cette forte cité étant en territoire hollandais, c’eût été violer la consigne. Maurice croyait donc sa tâche accomplie au moins pour l’année, et il le pensait si bien que, fidèle à une habitude qu’il avait prise et dans laquelle on l’avait, au ministère de la guerre français, fort encouragé à persévérer, il présentait au roi de Prusse un tableau résumé des opérations de la campagne en sollicitant son approbation. Allant au-devant du reproche qui lui était fait, de n’avoir remporté aucun avantage éclatant et d’avoir manœuvré plutôt que combattu : « Namur est pris, lui écrivit-il,.. je crois avoir beaucoup fait que d’avoir obligé le prince de Lorraine de l’abandonner et de se retirer par un pays où son armée a souffert considérablement, sans m’être soumis à un combat, toujours douteux, lorsqu’on n’a pas de troupes sur la discipline desquelles on peut compter. Les Français sont ce qu’ils étaient du temps de César et tels qu’il les a dépeints, braves à l’excès, mais inconstans, formes à se faire tuer dans un poste lorsque la première étourderie est passée… mais mauvais manœuvriers en plaine. Tous ces défauts, sire, vous ne les connaissez pas dans vos troupes et vous savez parfaitement ce que vous en pouvez attendre ; comme il ne m’est pas possible de les former comme ils devraient être, j’en tire le parti que je puis et je tâche de ne rien donner de capital au hasard… »

« Monsieur le maréchal, lui répondit sans hésiter le roi de Prusse, la lettre que vous m’avez fait le plaisir de m’écrire m’a été fort agréable ; je crois qu’elle peut servir d’instruction pour tout homme qui est chargé de la conduite d’une armée : vous donnez des préceptes, vous les soutenez par des exemples, et je puis vous assurer que je n’ai pas été des derniers à applaudir aux belles manœuvres que vous avez faites. Dans le premier bouillon de la jeunesse, lorsqu’on ne met que la vivacité d’une imagination qui n’est pas réglée par l’expérience, on sacrifie tout aux actions brillantes et aux choses singulières qui ont de l’éclat : à vingt ans, Boileau estimait Voiture ; à trente ans, il lui préférait Homère. Dans les premières années que je pris le commandement de mes troupes, j’étais pour les pointes ; mais tant d’événemens que j’ai vu arriver, auxquels même j’ai eu part, m’en ont détaché… On fera toujours de Fabius un Annibal ; mais je ne crois pas qu’Annibal soit capable de faire la conduite de Fabius… Je vous félicite de tout mon cœur sur la belle campagne que vous venez de finir[18]. »

Tout le monde s’attendant ainsi à la suspen ion des hostilités, il semblait naturel de croire que le prince de Lorraine aussi se le tiendrait pour dit, et que, revenu à Maestricht en longeant la rive droite de la Meuse, par un chemin où, disait plaisamment Maurice, « il avait rencontré plus de pierres que de pain, » il y reprendrait paisiblement ses quartiers d’hiver. Au dernier moment, cependant, craignit-il le ridicule dont il serait couvert devant ses alliés, devant Cumberland, qui était sous ses ordres, et Waldeck, qu’il avait privé du commandement, par ce retour au point de départ, après des allées et venues stériles pendant lesquelles il n’avait pas regardé une seule fois l’ennemi en face ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, à la surprise générale, il se décida, à la dernière heure, à franchir une seconde fois la Meuse. A la vérité, il choisit un point un peu au-dessous de Maestricht, où il était à peu près sûr qu’on ne lui disputerait pas le passage. Après cette opération, faite sans peine aussi bien que sans gloire, il revint se camper vis-à-vis de l’armée française, entre Tongres et Liège. Son intention ne paraissait point être, cette fois encore, d’en venir aux mains, et il ne fit aucun mouvement qui annonçât une attaque. Il prenait seulement une position qu’il jugeait avantageuse pour la reprise des hostilités l’année suivante, et, en interdisant aux Français l’entrée de l’évêché de Liège, il se réservait pour lui-même les ressources de subsistance qu’on pouvait tirer de cette contrée.

Maurice voyant, après quelques jours, qu’aucune agression ne se produisait, hésitait fort à en prendre lui-même l’initiative. Il ne trouvait pas un intérêt suffisant à engager un combat qui coûterait beaucoup de sang, quand la victoire elle-même n’avait pas de lendemain possible. En examinant, cependant, la situation qu’avait prise le prince de Lorraine, il la trouva si étrangement choisie, que son impression changea. Le prince, en effet, s’était établi dans l’angle fermé, entre la Meuse et un cours d’eau qui s’y jette, appelé le Jaer, sur une ligne très étendue, coupée par des ravins dont les uns tendaient au fleuve et les autres vers son affluent, et qui ne permettaient aux deux ailes de son armée de communiquer que par une très étroite chaussée. Une attaque hardie pouvait, en séparant ces ailes sans qu’elles pussent se rejoindre, les écraser toutes deux, après avoir jeté dans la Meuse celle qui était adossée au fleuve.

Sa résolution fut prise alors. Il rappela à lui le comte de Clermont et les troupes qui avaient fait le siège de Namur et fit passer le Jaer à toute son armée ainsi réunie. Il n’expliquait à personne, pas même à son chef d’état-major, le but de cette disposition, qui donna de suite lieu à beaucoup de commentaires[19]. Le 10 au matin, seulement, il fit venir Favart. — « Je vais, dit-il, vous confier un secret que vous garderez jusqu’à ce soir : demain je livre une grande bataille ; personne ne s’en doute. Ce soir, quand le spectacle sera terminé, vous annoncerez : « Demain, relâche, à cause de la victoire ; vous ajouterez : Après demain, on jouera les Amours grivois et Cythère assiégée. » Mettez-moi ce que je viens de vous dire en vers, que votre femme chantera sur un air militaire. Huit ou dix vers, pas davantage. »

Effectivement, à la fin de la représentation, devant une salle comble, la Chantilly s’avança et chanta ce couplet :


Demain, nous donnerons relâche
Sans que notre public s’en fâche.
Demain, bataille, jour de gloire :
Que dans les fastes de l’histoire
Triomphe encor le nom français !
Dignes d’éternelle mémoire,
Revenez après ce succès,
Jouir des fruits de votre victoire.


Et, en posant ses petits doigts sur ses lèvres, la jolie actrice envoya au parterre un de ses plus aimables sourires.

Bataille ! Bataille ! ce fut le cri de surprise et de joie qui s’éleva dans toute l’assistance. C’était le vœu formé depuis des mois par une jeunesse impatiente : on était exaucé quand on n’y comptait plus. Jamais on ne courut aux armes avec une ardeur plus gaie. « C’est la victoire, dit le maréchal à d’Espagnac en se couchant ; le cœur va s’en mêler. Demain la poudre et les balles. Bonsoir[20] ! »

Malgré le secret si bien gardé, toutes les mesures étaient prises. Le front de l’ennemi s’étendait du village de Houtain, bordant le Jaer, où campaient les Autrichiens, jusqu’aux hameaux de Grâce et d’Anse, qui touchaient à la Meuse, et dont la garde était confiée aux Hollandais. Le centre, appuyé au gros bourg de Raucoux, était occupé par les Anglais, les Hessois et les Hanovriens. J’ai dit que de profonds ravins (la plupart garnis de redoutes) séparaient chacune de ces positions ; mais la ligne était trop longue pour pouvoir être partout bien gardée, et les mouvemens d’un point à l’autre étaient rendus difficiles par la nature même du terrain. Maurice, rangeant ses troupes en demi-cercle en face des alliés, chargea le comte de Clermont, qui commandait sa droite, de déposter les Hollandais de la position d’Anse ; lui-même dut foncer sur celle de Raucoux. Quant à sa gauche, confiée au marquis de Clermont-Gallerande, elle dut, au moins au début de la journée, se borner à observer et à intimider les Autrichiens pour les immobiliser dans leur station d’Houtain, d’où il leur était déjà très malaisé de se déplacer pour venir en aide à leurs alliés.

Le succès répondit pleinement à ses prévisions. Il eût été plus complet encore si un brouillard épais, régnant sur toute la contrée pendant la matinée, n’eût fait retarder le signal d’attaque jusqu’à midi. Anse et Grâce furent rapidement emportés par Clermont Prince (comme on l’appelait, pour le distinguer de Clermont-Gallerande). Raucoux, couvert par une assez forte redoute (que l’infanterie anglaise défendit avec son énergie et sa solidité accoutumées), opposa plus de résistance. Maurice en vint à bout cependant ; et, parvenu sur les hauteurs qui dominent le bourg, il put apercevoir Anglais et Hollandais se précipitant pêle-mêle vers la Meuse. Malheureusement, le jour tombait déjà (le soleil disparaît de bonne heure en octobre), et les plis de terrain qui avaient entravé les mouvemens de l’armée alliée devenaient une gêne pour la cavalerie française et lui rendaient impossible de poursuivre les fuyards pour les jeter et les noyer dans le fleuve. Deux heures de plus de jour, disait Maurice, et personne ne nous échappait. Grâce à la nuit, au contraire, la plus grande partie de l’armée alliée put se défiler par les ponts, qu’on ne put détruire à temps. Il n’y eut plus, sur la gauche du fleuve, que les Autrichiens, qui, n’ayant pas bougé d’Houtain, se retirèrent dans un camp fortifié sous Maestricht, d’où une nouvelle bataille eût été nécessaire pour les déloger[21].

Le résultat matériel était donc loin d’être complètement atteint, et le chevalier de Belle-Isle, qui était le premier lieutenant-général de service ce jour-là, n’avait pas absolument tort d’écrire à son frère : « Je souhaite que le fruit de cette action soit plus considérable pour la politique que pour le militaire. » — L’effet moral n’en était pas moins grand. Ce n’étaient pas seulement onze drapeaux, cinquante pièces de canon, soixante officiers de marque restés entre les mains du vainqueur. C’était le désordre jeté dans les rangs de la coalition, où les récriminations réciproques d’Anglais contre Allemands, de Cumberland contre Charles de Lorraine, et de Waldeck contre tous deux, allaient reprendre avec une nouvelle intensité de vivacité et d’aigreur. C’était aussi le prestige des armées françaises, un peu atteint par les revers d’Italie et par la timidité apparente des mouvemens de l’armée de Flandre, relevé et rajeuni. Notre infanterie, en particulier, dont l’attitude avait été si faible à Dettingue et pas entièrement satisfaisante même à Fontenoy, était glorieusement réhabilitée ; c’est à elle qu’appartenait l’honneur de la journée. — « Je me raccommode avec l’infanterie, » disait le soir le maréchal de Saxe. — Puis des traits touchans (à la vérité, quel jour de bataille en avait-on jamais manqué ? ) venaient rehausser le nom de cette noblesse française, dont la légèreté indocile impatientait parfois ses chefs, mais dont l’héroïsme, le jour venu, répondait toujours à l’appel. Des noms déjà très illustres étaient répétés de bouche en bouche : d’abord celui du chevalier de Belle-Isle lui-même, qui s’était multiplié pendant toute la journée par des prodiges d’activité et de valeur, oubliant toute rivalité et se faisant l’aide-de-camp de Maurice, aussi ardent et aussi fidèle qu’il l’eût été de son frère : puis celui du duc de Bouillers, qui, n’ayant pas de commandement de son grade, était venu combattre à pied sous les ordres de son fils, jeune colonel d’un régiment : enfin, et surtout celui du marquis de Fénelon, naguère ambassadeur en Hollande, qui, le jour où la politique lui avait retiré son poste, était venu reprendre son rang dans l’armée. Blessé depuis quarante ans, il pouvait à peine marcher ; mais ne voulant pas s’éloigner du feu, il avait entrepris de parcourir les retranchemens à cheval. La balle qui vint le frapper le trouva fidèle ce jour-là, comme toute sa vie, aux leçons de son oncle, qui ne lui aurait pas souhaité d’autre fin. — « Son extrême dévotion, dit Voltaire, augmentait encore son intrépidité. Il pensait que l’action la plus agréable à Dieu était de mourir pour son roi. Il faut avouer qu’une armée composée d’hommes qui penseraient ainsi serait invincible. »

Le succès restait donc très éclatant, et rien ne vint troubler la représentation des Amours grivois, qui eut lieu le lendemain à l’heure dite et suivant le programme annoncé. Favart, qui trouvait des rimes, bonnes ou mauvaises, pour toutes les occasions, crut devoir faire un trait de véritable chevalerie française en rendant, dans ce couplet improvisé, hommage à la valeur des défenseurs de Raucoux :


Anglais, chéris de la victoire,
Vous ne cédez qu’aux seuls Français,
Vous n’en avez pas moins de gloire.


La joie ne fut pas moins vive à Versailles quand on y reçut le marquis de Vallons, que Maurice (sans doute pour bien montrer qu’il était pleinement réconcilié avec le comte de Clermont) chargea d’y porter les drapeaux pris sur l’ennemi. Le roi, la reine, Mme de Pompadour, voulaient voir successivement et séparément le jeune officier et lui faire raconter en détail les moindres incidens de la journée, la marquise ayant soin cependant (raconte Valfons lui-même dans ses souvenirs) de lui lire d’abord des lettres qu’elle avait déjà reçues de l’armée pour bien faire voir qu’elle était au courant de tout ce qui s’y passait, et quand elle eut tout entendu et se fut fait tout expliquer : « Le maréchal, dit-elle, doit être très content. Qu’il doit être beau à la tête d’une année sur le champ de bataille ! — Oui, madame, il y fait l’impossible pour se rendre encore plus digne de votre amitié. — Vous pouvez lui écrire que je l’aime bien[22]. »

On avait sujet, à la vérité, d’être bien aise : car les occasions de se féliciter devenaient rares dans ces derniers temps. Sans parler des nouvelles de plus en plus fâcheuses qui arrivaient d’Italie, une alarme d’un genre tout à fait inattendu venait de faire passer des heures d’attente cruelle aux ministres de la guerre et de la marine : le 5 octobre, au matin, une escadre anglaise, forte de vingt voiles, était apparue soudainement en vue des côtes de Bretagne. S’approchant du littoral, qu’elle trouvait entièrement dégarni, elle avait débarqué, sans rencontrer le moindre obstacle, un corps d’armée d’environ cinq mille hommes. La petite troupe s’était avancée, toujours sans rien trouver devant elle, jusqu’aux portes de Lorient. Le commandant de ce port, pris entièrement au dépourvu, ne songeait déjà plus qu’à capituler, et un coup de main livrait ainsi aux Anglais toutes les richesses, les marchandises et le matériel entier de la compagnie des Indes, dont Lorient était le siège et contenait tous les magasins. Heureusement, les milices du pays, rapidement accourues, bien que dans un état d’armement le plus imparfait, aidées de bandes de paysans munis de fourches, firent mine d’opposer quelque résistance, et le vent ayant fraîchi, le commandant de l’escadre fit savoir au chef de la troupe envahissante qu’il allait être obligé de prendre le large ; l’officier, craignant d’être délaissé en terre ennemie, se hâta de se rembarquer, n’emportant, dit plaisamment Horace Walpole, pour tout fruit de sa conquête, que des vaches, des oies et des dindons. L’inquiétude était donc dissipée ; mais cet affront, fait impunément au sol français, et la preuve manifeste ainsi donnée du pitoyable état des défenses maritimes de la France, laissait de tristes préoccupations : une victoire arrivait à point pour en distraire.

Après une aventure qui pouvait prêter à rire aux mauvais plaisans, comment aurait-on rien refusé à l’heureux général, qui, lui au moins, ne se laissait jamais surprendre et savait mettre en France, comme en Europe, tous les rieurs de son côté ? à celui dont la popularité était sans égale dans les cafés de Paris, qu’on y appelait couramment le tapissier de Notre-Dame et à qui un libertin comme Piron écrivait cette lettre qu’on se passait de main en main : — « Vous êtes sans contredit, monseigneur, le maréchal de France le plus édifiant que nous ayons, quoique nous en ayons, Dieu merci ! de très pieux… Vous êtes envoyé du ciel pour notre salut temporel et spirituel, vous nous menez en paradis, sur votre char de triomphe, car depuis que vous avez l’épée et le bâton à la main, vous nous mettez sans cesse les louanges de Dieu à la bouche ; les Te Deum ne finissent pas, et j’y trouve mille gens que je n’avais jamais vus à la messe et que je ne connaissais que par leur assiduité à l’Opéra. » — Les moindres désirs d’un homme qui disposait à ce point de la renommée devenaient une loi, et il est des jours où l’envie elle-même doit faire silence. Le 24 octobre, douze jours après la bataille, l’ambassadeur de France à Dresde recevait l’ordre de faire la demande officielle de la princesse de Saxe, et le roi en donnait avis au maréchal par un billet écrit de sa main où il lui racontait même en confidence toute la peine qu’il avait eue à vaincre la résistance de la reine[23].

D’Argenson n’en resta pas moins convaincu (il le demeura toute sa vie) qu’il était l’auteur de l’idée si heureusement réalisée, que l’exécution lui en était due et qu’il avait même été jusqu’à la dernière heure le seul à qui le roi eût fait confidence de sa résolution[24]. Une préoccupation, que j’ai déjà eu l’occasion d’indiquer, troublait pourtant encore le contentement qu’il en éprouvait. Il avait dû donner avis du projet de mariage à Berlin, et il attendait qu’une réponse lui fît connaître quel accueil la communication avait reçue. Comment Frédéric s’accommodait-il de ce rapprochement avec une cour ennemie ? N’avait-on pas dit, d’ailleurs, un moment qu’il n’eût pas été fâché qu’on songeât à la dernière de ses sœurs non mariée, la princesse Amélie, à qui il aurait permis de se faire instruire dans la religion catholique ? Rien n’était moins vraisemblable ; mais du moment où le bruit s’en était répandu, n’aurait-il pas voulu qu’on lui fît au moins la politesse de s’en enquérir ? D’Argenson restait donc en souci sur ce point si important à ses yeux, et rien ne l’indiquait mieux que le soin avec lequel il avait chargé Valori de bien assurer que Sa Majesté ne serait, après ce mariage, que « plus attachée à contribuer à augmenter le crédit et la considération de S. M. P. dans le Nord. » Il ne respira tout à fait que quand Valori put lui transmettre ce que cet envoyé appelle la plus galante approbation. Frédéric n’hésitait pas à trouver que l’alliance proposée était convenable de tout point et même utile pour disputer la cour de Saxe à l’influence de Vienne et de Saint-Pétersbourg. S’il avait un conseil à donner, ce serait celui-là, et le trait lut bientôt suivi d’une lettre au roi où il exaltait la gloire de non règne, et d’une autre au maréchal de Saxe pour le complimenter sur ses derniers exploits. Rien de plus galant assurément qu’un tel langage. De savoir ce qu’il contenait de sincérité, de dédain, d’ironie ou de calcul, c’est ce qu’il serait difficile de déterminer. En tout cas, dans les termes de déférence où la démarche avait été faite de la part d’un souverain victorieux envers un allié peu sûr, c’était un hommage dont il eût été difficile de ne pas se montrer satisfait[25].

D’Argenson, en recevant les deux envois de Frédéric, eut bien quelque soupçon que le langage en était trop emphatique pour que les sentimens fussent parfaitement sincères. « C’est trop éloquent, trop poétique, écrivait-il à Valori : ce n’est pas ainsi que parle l’amitié. Il prétend trop au bel esprit : c’est un faux goût pour un prince. » Mais il n’en éprouve pas moins, d’un agrément si aimablement donné à un projet qui pouvait déplaire, une véritable reconnaissance, et il en fit à Chambrier les plus chaleureux remercîmens. — « Soyez persuadé, lui dit-il, que le roi dans cette affaire a été principalement occupé des intérêts de Sa-Majesté prussienne. Vous voudrez bien en croire un témoignage que vous savez n’être pas trompeur et venir d’une part très affectionnée à vos intérêts. » — Puis il fit venir le comte de Loos et lui donna lecture des termes bienveillans dont le roi de Prusse s’était servi en parlant de la cour de Dresde. Après une telle preuve de bonne volonté, ajoutait-il, le roi de Pologne ne devait pas hésiter à se rapprocher de son voisin et à le garantir contre toute attaque, principalement contre celle des Russes, qui était toujours la plus à craindre[26].

Le roi, de son côté, faisait bien parvenir au roi de Pologne des conseils analogues par l’intermédiaire de Maurice de Saxe, mais dans des termes beaucoup moins vifs et qui ne montraient pas qu’il prît un égal intérêt à les voir suivre. — « Je ne sais, écrivait Maurice à son frère, ce que le marquis d’Argenson qui est une bête dira au comte de Loos, mais je crois bien, sire, de vous faire passer en droiture ce qui vient de la personne du roi et de mon amie (Mme de Pompadour). Le roi très chrétien désire que Votre Majesté le favorise pour que l’empire ne se déclare point contre lui, que vous contribuiez, sire, à la paix et que vous vous liiez avec la Prusse au moins en apparence. Ce sont ses termes. Toutes ces choses sont momentanées[27]. »

Si cette lettre eût passé sous les yeux de d’Argenson ou s’il en eût seulement soupçonné l’existence, il ne se serait point écrié, comme il le fait dans ses mémoires : « Qui aurait cru que les mesures d’une cabale de cour étaient si bien prises que je devais avoir mon congé juste le jour où le mariage se célébrait à Dresde ? » Il aurait compris que ce mariage, dont il était fier comme de son œuvre et dont il n’avait été que l’intermédiaire officiel, devenait, au contraire, le gage d’une coalition formée à son insu entre Dresde et Versailles pour le perdre et dont le roi lui-même, s’il ne suivait pas encore tous les conseils, écoutait déjà les confidences.


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre et du 15 décembre 1889, du 1er janvier, du 15 février et du 15 mars 1890.
  2. D’Argenson à Vauréal, 1 et 20 août 1746.
  3. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. v, p. 56 et suiv.
  4. D’Argenson à Vauréal. 12 août, 12 septembre 1746. — (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Journal et Mémoire de d’Argenson, t. V, p. 55.
  5. La seule trace que j’en ai trouvé est une allusion dans une lettre particulière de Montgardin à d’Argenson.
  6. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. V p. 65 et 66.
  7. Le duc d’Huescar, que nous avons vu plus haut envoyé extraordinaire, venait de recevoir le titre et les fonctions d’ambassadeur en remplacement du marquis de Campo-Florido.
  8. Louis XV à Ferdinand VI, 7 septembre 1746. (Correspondance d’Espagne, ministère des affaires étrangères.) — La lettre est de l’écriture de d’Argenson, mais il ne la cite pas dans ses mémoires, bien qu’il y insère textuellement le reste de la correspondance de Louis XV et de Ferdinand. M. Roussel, dans sa Correspondance du maréchal de Noailles, a publié la même lettre sous la date du 31 août.
  9. Roussel. (Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, p. 245 et suiv.) — Louis XV à Ferdinand VI, 31 août. — Ferdinand à Louis XV, 15 septembre 1746.
  10. Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe, dauphine de France : lettres et documens inédits des archives de Dresde publiés par le comte de Vitzthum. Leipzig, 1807. — C’est ce recueil qui fait connaître la part prise par Maurice au mariage du dauphin, dont d’Argenson ne fait pas mention.
  11. Maurice à Auguste III, 8 septembre 1746. Vitzthum, p. 25.
  12. Mme de Pompadour à Maurice. Vitzthum, p. 37.
  13. Auguste III à Maurice de Saxe, 28 septembre 1746. — (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.) — Mme de Pompadour à Maurice de Saxe, 3 octobre 1746. Vitzthum, p. 53.
  14. Noailles à Maurice, 13 septembre, Maurice à Noailles, 16 septembre 1746. — (Ministère de la guerre et papiers de Mouchy.)
  15. Maurice à Noailles, 13 septembre, Noailles à Maurice, 18 et 20 septembre 1746. — L’original de ces lettres, déjà publiées en partie dans les mémoires de Noailles, t. IV, p. 10 et 11, est aux mains de M. le duc de Mouchy. Le maréchal de Noailles (dit l’abbé Millot qui tint la plume pour rédiger les mémoires) paraît oublier ici ce que notre littérature doit à l’Académie.
  16. Maurice à Noailles, septembre 1746. Cette charmante lettre fait partie de la collection de Mouchy, elle y est inscrite sous la date du 18 octobre : ce qui la ferait postérieure de huit jours à la bataille de Raucoux. Cette date m’a paru impossible à maintenir. Le 18 octobre, le mariage saxon était déjà décidé à Versailles, et Maurice, bien informé par les petits cabinets, ne pouvait l’ignorer. De plus, dès le 27 octobre, écrivant à son frère, il se vante d’avoir eu en son particulier une conversion à faire qui est le Noailles et d’y avoir employé des argumens qui ne figurent pas dans la lettre que je viens de citer. Il y en a donc eu au moins encore une autre après celle-ci. Or entre le 18 et le 27 octobre, de Tongres à Versailles, il y avait à peine le temps d’avoir une réponse. (Vitzthum.)
  17. Rousset, t. II, p. 243. — Le comte de Loos écrit le 9 octobre : « On a remarqué une agitation et un air de tristesse chez la reine, qui fait présumer que le roi lui a parlé décidément du mariage de M. le Dauphin avec notre princesse. » Et Chambrier dit plus tard : « La reine a beaucoup pleuré avant d’avaler cette pilule. »
  18. Maurice de Saxe à Frédéric, 21 septembre, Frédéric à Maurice, 3 octobre 1746. — (Ministère de la guerre.) Grimoard, Lettres et Correspondances de Maurice de Saxe, t. III, p. 181 et 240.
  19. On voit, par la correspondance du chevalier de Belle-Isle avec son frère que, jusqu’au dernier moment, on doutait dans l’armée que Maurice se décidât à la bataille. Le chevalier lui reproche le 9 de ne pas profiter de la faute du prince Charles qui s’est mis dans une pépinière de ravins.
  20. Mémoires de Favart. — Théâtre du maréchal de Saxe en Belgique. Emery, 1748. Il est difficile de ne pas croire que c’est le bonsoir donné à d’Espagnac par Maurice qui a inspiré au chansonnier de l’armée ces couplets devenus si vite populaires :
    Malgré la bataille
    Qu’on donne demain,
    Viens, faisons ripaille
    Charmante c…
    Et la fin :
    Mais quoi, de nos bandes
    J’entends le tambour ;
    Gloire, tu commandes,
    Adieu les amours.
  21. On reproche beaucoup dans les récits militaires du temps au marquis de Clermont-Gallerande de n’avoir pas attaqué à temps les Autrichiens dans leurs postes d’Houtain. Maurice pourtant, rendant compte de la bataille au roi de Prusse, dit en propres termes, qu’il l’avait chargé seulement d’amuser les Autrichiens.
  22. Mémoires de Valfons, p. 192.
  23. Vilzthum, p. 63. — Piron au maréchal de Saxe, 10 octobre 1746. (Lettres et Mémoires du maréchal de Saxe, t. III, p. 276.)
  24. Il dit encore dans ses Mémoires : « Tout passa par moi seul depuis le commencement de la détermination jusqu’à la fin de l’exécution,.. de plus, cette affaire était secrète, la devinait qui pouvait. » (Journal, t. V, p. 68 et 69.)
  25. Frédéric à Chambrier, 8 octobre ; — d’Argenson à Valori, 24 octobre, 18-21 novembre 1746. — (Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric à Louis XV, 28 octobre ; au maréchal de Saxe, 23 octobre 1746. (Pol. Corr., t. V, p. 215 et 218.) — Valori, dans ses Mémoires, parle de l’idée de marier le dauphin avec la princesse Amélie comme d’un projet sincèrement conçu par Frédéric et qu’il aurait été bien aise de voir agréer. — Je doute de cette assertion. Frédéric, à ce moment, n’avait nulle envie de s’unir à ce point à la France et encore moins de blesser, par le changement de religion de sa sœur, le parti protestant, dont il tendait au contraire à se rapprocher. Il n’y a pas de trace de ce projet dans la correspondance du ministère français. Le comte de Loos en parle au comte de Brühl comme d’un bruit répandu à la cour. — Flassan (t. V, p. 191) dit que ce fut Maupertuis qui eut cette pensée et la fit passer à Paris comme si elle eût émané de Frédéric. Je ne sais pas où il a trouvé ce détail.
  26. Chambrier à Frédéric, 28 octobre 1746. — (Ministère des affaires étrangères.) — Le comte de Loos au comte de Brühl, 24 octobre 1746. (Archives de Dresde.)
  27. Maurice de Saxe à Auguste III, 27 octobre 1746. (Vitzthum, p. 63.) — On voit que les courtisans appelaient volontiers le marquis d’Argenson, d’Argenson la bête, pour le distinguer de son frère plus aimable et moins sauvage. Ce n’est assurément que dans ce sens, que Maurice pouvait se servir de cette épithète. Dans toute autre acception, elle aurait paru, même aux yeux des moins clairvoyans, absolument déplacée.