Fin du ministère du marquis d’Argenson/02

Fin du ministère du marquis d’Argenson
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 721-750).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

FIN DU MINISTERE DU MARQUIS D'ARGENSON

II.[1]
AFFAIRES D’ESPAGNE ET D’ITALIE. — PROJET DE CONFÉDÉRATION ITALIENNE.

Je demande aux lecteurs de la Revue la permission d’interrompre ici pour un moment la suite de ce récit pour les entretenir d’un incident qu’il n’est pas sans intérêt de faire connaître, afin que je ne sois pas accusé de m’être volontairement mépris sur le caractère des faits que je vais avoir à rapporter.

Appelé à raconter des actes du gouvernement du roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel III, qui sont très diversement appréciés par les historiens italiens et même sévèrement condamnés par plusieurs d’entre eux, j’avais cru ne pas pouvoir me confier exclusivement aux renseignemens tirés des documens de la diplomatie française. Je désirais en contrôler l’exactitude en les comparant avec les documens italiens ayant trait aux mêmes événemens, et je m’étais adressé à la direction supérieure des archives royales de Turin pour obtenir communication des pièces que je croyais de nature à m’éclairer. J’avais déjà fait, dans des cas analogues, des demandes de ce genre aux archives de Dresde, de La Haye et de Londres ; partout j’avais trouvé l’accueil le plus empressé et le plus bienveillant. Ce souvenir m’encourageait à espérer que ma prétention ne paraîtrait pas plus indiscrète cette fois que dans les occasions précédentes.

Ce qui m’encouragea encore davantage, ce fut la réponse pleine de courtoisie que je reçus, le 2 janvier de cette année, de M. le directeur des archives piémontaises. Il m’annonçait qu’il avait bien voulu faire les recherches que je sollicitais de lui, que les correspondances qui pouvaient répondre à ma curiosité, et dont il m’indiquait le nombre, la date et la nature, avaient été mises de côté pour m’être expédiées en copie, aussitôt qu’il en aurait obtenu l’autorisation de M. le président du conseil, ministre des affaires étrangères et de l’intérieur. Il ne paraissait pas mettre en doute l’assentiment de M. Crispi, et de fait, l’approbation, nécessaire en tout pays, de l’autorité supérieure pour les communications diplomatiques n’est en général qu’une simple formalité, quand aucune objection n’est élevée par le directeur spécial à qui le dépôt des archives est confié.

J’attendis plusieurs mois l’envoi qu’on m’avait fait espérer. Enfin, le 5 août dernier, M. le directeur m’a fait savoir, dans des termes toujours très obligeans, son regret de ne pouvoir y donner suite. Un nouvel examen avait fait reconnaître, me dit-il, que les documens que j’avais indiqués étaient de nature confidentielle et secrète, et que, d’après les règlemens en vigueur, on ne pouvait en laisser prendre ni communication ni copie.

J’avoue que cette déclaration, à laquelle je ne m’attendais pas, m’a causé une légère surprise. Comment le caractère confidentiel et secret des documens, inaperçu en janvier, était-il devenu visible huit mois après ? Et comment des pièces relatives à une époque éloignée de la nôtre de près d’un siècle et demi, et antérieure à toute la série des révolutions qui ont changé la face de l’Europe, peuvent-elles renfermer encore des secrets d’état ?

Quelques personnes ont voulu me faire croire que l’interdiction qui m’était opposée m’était personnelle et avait pour cause la liberté de certains jugemens que j’avais pu porter dans mes écrits précédens sur la politique suivie, dans différentes occasions, par l’illustre maison de Savoie. On se serait méfié du parti que je pouvais tirer des pièces qu’on m’aurait laissé voir.

Je ne puis admettre un instant une telle supposition. Ce serait attribuer au gouvernement italien actuel des égards posthumes pour la mémoire de Charles-Emmanuel III que je n’ai trouvés ni en Saxe pour celle d’Auguste III, ni en Angleterre pour celle de George II, et que personne de nous, j’en suis sûr, n’est tenté d’avoir pour la bonne renommée de Louis XV et de ses ministres. Que deviendrait la vérité historique, si elle devait à jamais rester voilée par des susceptibilités héréditaires de cette nature ?

En tout cas, jamais précaution n’aurait été moins avisée et n’aurait été plus directement contre son but. Que pouvais-je trouver, en effet, dans les documens émanés du souverain et des ministres piémontais, sinon la justification (présentée à leur point de vue) de leur conduite, et la réponse aux incriminations que je voyais portées contre eux dans les correspondances françaises ? C’était la défense que je voulais opposer à l’accusation. Je regrette qu’on ne m’en ait pas fourni les moyens, et qu’on ne m’ait pas mis en mesure d’atténuer moi-même la sévérité de mes appréciations.

Pour suppléer pourtant en une certaine mesure à ce qui m’était refusé, j’ai appelé à mon aide les correspondances des archives anglaise et autrichienne, le gouvernement britannique et celui de Marie-Thérèse ayant été, à cette époque, les alliés du gouvernement piémontais et devant par là même le juger avec plus de faveur que des ennemis comme l’Espagne et la France. Je n’ai pas besoin de dire que là, du moins, toutes les portes m’ont été ouvertes. M. le chevalier d’Arneth en particulier, le célèbre historien de Marie-Thérèse (à qui est confiée la garde des archives de Vienne), a bien voulu répondre, par une lettre toute de sa main, à une interrogation que je lui avais posée. Je suis heureux de lui en adresser ici tous mes remercîmens.


I

Il y a, pour une puissance engagée dans une grande guerre qui se prolonge, telle alliance dont les conditions deviennent onéreuses, à ce point qu’elle gène au lieu de servir, et que l’isolement absolu serait encore préférable. C’était le cas, au moment où ce récit est parvenu, de celle qu’un traité conclu à Fontainebleau, trois ans auparavant, avait établie entre le roi de France et le roi d’Espagne pour assurer la communauté de leur action en Italie. C’est à l’origine, déjà éloignée, de ce traité qu’il faut remonter pour bien apprécier le caractère d’un acte imprudent et excessif, dont les conséquences ne s’étaient jusqu’à ce moment fait que faiblement sentir, mais allaient exercer sur l’issue de la grande lutte européenne une influence très fâcheuse pour les intérêts de la France.

Le traité de Fontainebleau était, on peut se le rappeler, l’œuvre de Louis XV lui-même : c’était le monarque qui en avait personnellement réglé tous les détails et préparé l’exécution pendant le court intervalle de temps où, épris du désir de régner, il voulait tenir lui seul, dans ses propres mains, les rênes de la politique. Jusque-là, en effet, c’est-à-dire pendant les premières années de la guerre, bien que les armées françaises et espagnoles combattissent ensemble, — travaillant en commun à soustraire l’Italie à la domination autrichienne, — aucune stipulation n’était intervenue pour disposer d’avance, après la victoire, de la dépouille du vaincu. Philippe V prétendait encore à tout l’héritage de Charles VI, et Louis XV n’avait pris aucun engagement précis de lui en faire obtenir telle partie plutôt que telle autre. Cet état de vague et d’incertitude avait été même maintenu avec soin par la politique française tant que l’ambitieux et déjà puissant souverain qui gardait l’entrée des Alpes, le roi de Sardaigne, ne s’était pas prononcé définitivement et mettait son concours aux enchères entre les amis et les ennemis de Marie-Thérèse. Toutes les provinces italiennes conquises ou à conquérir pouvant servir d’appât à ses convoitises, on tenait à les garder toutes en réserve pour lui permettre de faire son choix. Mais quand Charles-Emmanuel III, cédant aux instances de l’Angleterre, se fut enfin ouvertement, par le traité de Worms, déclaré pour l’Autriche, Louis XV, dépité d’avoir vu ses avances repoussées, avait cru devoir répondre en resserrant ses nœuds avec l’Espagne. Le traité de Fontainebleau était la revanche du traité de Worms ; un article spécial assurait à l’infant Philippe, dernier fils du roi d’Espagne, la souveraineté du Milanais, à laquelle devaient être joints les deux duchés de Parme et de Plaisance, sous la seule condition d’en laisser l’usufruit viager à sa mère, la reine Elisabeth. L’infant ayant épousé la fille aînée de Louis XV, l’amour paternel avait pu contribuer à dicter une promesse aussi libérale.

D’ordinaire, ces engagemens pris d’avance pour escompter des conquêtes à venir n’ont pas, aux yeux de ceux qui les prennent, ni de ceux qui les reçoivent, une grande valeur : ces provinces, dont on dispose sans les posséder, ressemblent à la dépouille de l’ours de la fable, et il demeure convenu (sans qu’on le dise) que la fortune des combats décidera, à la dernière heure, dans quelle mesure il sera possible et utile de donner suite à ces paroles en l’air. Mais ce n’est point ainsi que l’entendait l’impérieuse et impétueuse Elisabeth. Dès qu’elle tint en main la promesse de Louis XV, ce fut à ses yeux comme un billet à ordre qu’elle était décidée à ne laisser ni protester ni réduire. La possession du Milanais par l’infant devenait, suivant elle, à partir de ce moment, le principal, sinon le seul objet de la guerre, et la première clause, la condition sine qua non à insérer en tête d’un traité de paix. Les armées françaises ne durent plus combattre qu’en vue de ce but unique, et le ministère français dut y sacrifier toute autre prétention. La France, on un mot, s’était rangée derrière l’Espagne et devait rester à ses ordres. Aussi, dans la crainte que Louis XV ne tentât de s’échapper, il était surveillé et tenu à l’œil par son oncle et sa tante, comme un débiteur dont le créancier met en doute la solvabilité et la bonne foi. Jamais amitié ne fut plus orageuse : tout était matière à soupçons et à reproches. Les victoires mêmes que Maurice remportait en Flandre donnaient ombrage, et on n’y applaudissait, à Madrid, que pour la forme ; car, une fois maître des Pays-Bas, le beau-père n’allait-il pas préférer son agrandissement personnel à celui de son gendre ? Puis, dès que, sur un point quelconque de l’horizon, une conversation diplomatique était engagée par les agens français, leurs collègues espagnols accouraient, dressant l’oreille et exigeant d’être admis en tiers. Si on parlait devant eux à voix basse, c’est que la trahison était méditée, sinon déjà consommée. La méfiance, d’ailleurs, était appuyée et entretenue, il faut le dire, par le sentiment commun des Espagnols, toujours malveillans pour ce qui venait de l’autre côté des Pyrénées et, depuis qu’ils obéissaient à un petit-fils de Louis XIV, plus jaloux que jamais de se défendre de la domination française.

Les difficultés, sans cesse renaissantes, produites par une telle disposition d’esprit, sont peintes avec vivacité dans une dépêche de l’ambassadeur de France à Madrid, Vauréal, évêque de Rennes : — « Je trahirais mon devoir, écrivait-il à d’Argenson, si je déguisais la vérité dans une matière aussi importante ; je vous l’expose en particulier, afin que vous en rendiez compte au roi, si vous ne jugez pas à propos de le faire en plein conseil. Ce serait se tromper que d’espérer de faire sentir ici le prix de ce que la France fait pour l’Espagne ; tout ce que nous faisons, nous y sommes obligés, ou nous ne le faisons que pour notre intérêt particulier : si les succès sont mauvais, ce sera toujours notre faute ; s’ils sont bons, nous n’y aurons contribué que faiblement, et on croira toujours que nous aurions pu faire beaucoup davantage : tout ce que nous aurons fait sera non avenu, et ce que nous aurions pu faire sera infailliblement matière à reproches. En un mot, monsieur, avarice, jalousie, ingratitude, c’est tout ce que nous devons attendre de l’Espagne tant qu’elle sera gouvernée comme elle l’est présentement… Depuis que le roi a pris des engagemens, il a déclaré la guerre à tous les ennemis de l’Espagne ; il n’y a marque d’amitié et de confiance que Sa Majesté ne lui ait donnée… Qu’en est-il, arrivé ? les prétentions ont augmenté en proportion des faveurs reçues : l’insensibilité, pour tout ce qui a rapport à la France, s’est montrée à découvert. Les succès du roi en Flandre et en Allemagne ont causé la douleur la plus amère : la défiance et les soupçons ont augmenté… Tel sera toujours l’effet des complaisances, quand on ne sera pas bien sûr ici qu’elles sont accompagnées de la plus grande fermeté ! .. Enfin, monsieur, nous devons compter que jamais le cœur ne sera pour nous[2]. »

À ce tableau si bien tracé de la situation, l’évêque ajoute, dans le cours de sa correspondance, des portraits esquissés de main de maître, et qu’il appelle lui-même des miniatures, des différens personnages auxquels il avait affaire. C’est d’abord le roi lui-même, ce petit-fils de Louis XIV et ce frère du duc de Bourgogne, si peu digne de telles parentés, qu’on avait vu autrefois, quand il arriva en Espagne, animé d’un certain feu de jeunesse, mais sans être jamais soutenu (disait déjà son précepteur Louville) parce ressort intérieur qui fait les hommes. L’évêque nous le montre maintenant alourdi, et comme hébété, sous le poids de l’étiquette espagnole. Toujours partagé, d’ailleurs, entre une sensualité ardente et une dévotion scrupuleuse, ce mélange a fait de lui à deux reprises, dans ses deux mariages successifs, un esclave de l’amour conjugal et le tient encore en adoration devant sa seconde femme, à un âge où ce genre de séduction semblerait ne plus pouvoir exercer son empire. A côté de lui voilà la reine qui tranche sur tout, décide de tout, de la politique comme du militaire, sans se connaître à rien. Insinuante autant qu’irascible, elle passe, pour se faire obéir, de la colère aux supplications, et des larmes à la rage, et elle connaît si bien le secret de sa puissance sur son époux que, pour faire excuser ses étourderies et ses emportemens, elle se vante, à tout propos et-pour tout mérite, de sa chasteté. — « Au moins, s’écrie-t-elle, on ne peut pas dire que je suis une p….. »

Rien n’est piquant comme la peinture faite par l’évêque de ces vieux époux ne se quittant ni jour ni nuit, donnant leurs audiences avant leur lever, dans leur chambre commune, la reine prenant la première la parole, puis entrant en fureur à la moindre contradiction et se retournant brusquement vers le roi, qui tremble et se tait, en s’écriant : « Eh bien ! monsieur, parlez donc, vous m’impatientez, il faut que ce soit toujours moi qui parle, je ne fais que vous obéir, et vous laissez tout tomber sur moi. Moi, je ne suis qu’une bête qui ne m’entends à rien et ne me mêle de rien. »

Autour de ces deux physionomies qui tiennent le centre du tableau, se groupent les ministres et les principaux agens, tous également bien drapes par le même crayon : c’est l’ambassadeur espagnol à Versailles : « Campo Florido, l’homme le plus méprisé qu’il y ait dans ce pays-ci, » voler pour donner et donner pour voler, « voilà les deux points cardinaux de son âme et de sa politique… » Puis le ministre Scotti, « fou et visionnaire à l’excès, vendeur de mithridate, sans talent pour le débiter, géographe, mathématicien, politique : en un mot, il est de tous les arts et de toutes les professions, il commence des discours de toute sorte et finit par des ordures sur ses bonnes fortunes. » — Le seul qui soit un peu ménagé, c’est le « comte de Montijo, honnête homme que la reine a fait grand maître parce qu’elle ne pouvait pas ne pas le faire… à qui elle accorde juste une demi-heure de conversation entre une heure et minuit ; ce qui pèse un peu au grand maître parce qu’il aime à se coucher de bonne heure. » — « En voilà assez pour aujourd’hui, dit enfin l’évêque à la fin d’une de ses piquantes satires, sentant sa verve s’épuiser, lisez et brûlez[3]. »

« En vérité, s’écrie d’Argenson en recevant ces petits chefs-d’œuvre épistolaires, vos miniatures sont plus de la manière de Rigaud et de Rembrandt que de celle de Massé : le maître seul les verra, il aime les vérités, j’ai presque dit les nudités (pour suivre votre figure de peinture) ; mais l’idée serait peu propre pour le peintre et pour le cabinet où je les destine… Votre ouvrage ne sera pourtant pas perdu, pour la postérité : car cela ira ensuite au dépôt du Louvre d’où, après deux siècles, on les portera à la Bibliothèque du : Roi[4]. »

Le compliment du ministre n’est pas déplacé, car cet artiste qui fait si bien le portrait des autres est lui-même un type original, et quand il décrit ses entretiens avec le couple royal, du trio qu’il met en scène, il n’est pas la figure la moins intéressante. Il importe même de s’arrêter un instant pour l’étudier, si l’on veut bien démêler tous les fils de l’intrigue à laquelle il va se trouver mêlé. J’ai déjà eu plus d’une occasion de faire remarquer combien étaient rares et variés les mérites des agens diplomatiques que la France avait alors à son service : excellons instrumens dignes de ceux qui avaient secondé les grandes vues de Richelieu et de Louis XIV, et qui, pour être aussi utilement mis en œuvre, n’auraient demandé qu’à être guidés par des mains aussi fermes et aussi habiles. On a pu voir dans Valori le bon sens plein de finesse d’un vieux soldat, perçant à jour les artifices de Frédéric, et lui tenant souvent tête, sans cesser de se faire aimer de lui. Chez Chavigny comme chez l’abbé de La ville, c’est une solidité de jugement, formée et comme aiguisée par les fortes traditions d’une excellente éducation professionnelle. Vauréal nous fait voir un caractère tout différent : c’est le diplomate resté courtisan qui, malgré l’éloignement et la difficulté des correspondances, sait se tenir au courant de tout ce qui s’agite autour de son roi et des ministres, a des sentinelles aux aguets dans tous les couloirs du palais, des amis de tout rang et de tout sexe habiles à pénétrer dans les cabinets les plus secrets, pour l’avertir des rivalités ou des coups fourrés qui le menacent, comme des caprices et des faiblesses qu’il peut utilement flatter et servir. L’évêque qui ne réside jamais à Rennes est, de Madrid même, toujours présent à Versailles. La gravité de son état ne le gêne dans le choix ni de ses confidens, ni des moyens de faire sa cour. N’est-ce pas lui (nous l’avons vu) qui, gardant en qualité d’aumônier du roi, même pendant son ambassade, un appartement à Versailles, l’a mis gracieusement, sur la demande de la duchesse de Brancas, à la disposition de Mme de la Tournelle pour faciliter ses premiers entretiens avec son royal amant ? Et à partir de ce moment, les lettres de la vieille duchesse, placée à la tête de la maison de la dauphine, après avoir joué ce rôle honnête d’intermédiaire, et devenue la correspondante habituelle de l’ambassadeur, figurent à leur date avec sa grosse écriture à peine lisible, et son orthographe à la mode du temps, dans la série des dépêches d’Espagne. En remercîment du service qu’il a rendu, elle tient Vauréal au courant de tous les incidens de la cour. Mais c’est bientôt avec le roi lui-même que le complaisant prélat sait se mettre en relation directe sur les sujets les plus délicats. Le mariage du dauphin avec l’infante (qu’il est chargé de négocier) lui permet d’aborder avec le roi des détails de la nature la plus intime. Le père libertin s’amuse de la candeur et de l’innocence du jeune marié. L’évêque répond par des plaisanteries du même goût sur le compte de la future dauphine et des leçons qu’elle a dû recevoir de sa mère, le tout sur le ton le moins décent et le plus éloigné de toute gravité tant épiscopale que paternelle[5].

Avec les ministres et les gens en puissance, Vauréal n’était pas moins empressé, ni moins habile à se mettre en bonnes relations. On le trouve en correspondance familière avec Belle-Isle pendant le grand éclat de la mission du maréchal en Allemagne. Il n’y a rien là qui surprenne ; d’ambitieux à ambitieux, quand on suit des voies différentes où la concurrence n’est pas à craindre, l’accord peut s’établir assez aisément. Mais on est plus étonné de trouver la même trace d’intimité familière dans la correspondance de d’Argenson. Entre le prêtre à l’humeur souple et à l’esprit délié, et le philosophe un peu rogue, et (sauf sur l’article des bonnes mœurs) d’une honnêteté puritaine, on ne voit pas trop quel rapport de sentiment pouvait exister. L’amitié régnait pourtant entre l’ambassadeur et le ministre, et, si on ne savait qu’elle fut plus tard cruellement trompée, on la croirait des deux parts également rive et sincère. Il n’est aucun de ses agens à qui d’Argenson parle plus à cœur ouvert qu’à Vauréal, et Vauréal répond avec la même liberté. Cet échange de lettres privées, insérées entre les dépêches officielles, en forme le commentaire souvent le plus amusant. Si même, après avoir eu le regret de constater les fautes trop réelles dues au tour chimérique de l’esprit de d’Argenson et à la candeur parfois naïve de son âme, on veut, pour être équitable, apprécier aussi ce que cet esprit avait parfois de charme et cette âme d’élévation, c’est dans la lecture de ses lettres à Vauréal qu’on peut se donner le plaisir de rendre cette justice. D’Argenson fait à son ambassadeur, qu’il croit son ami, la confidence (dont celui-ci n’est vraiment pas digne) de tous les dégoûts qu’il éprouve à la cour, sa nouvelle patrie, dit-il, si tant est qu’il y en ait une dans cet endroit-là. Il décrit en termes touchans la douleur que lui causent les prodigalités, les frivolités qui l’environnent, mises en contraste avec les maux de la guerre et l’accroissement constant de la misère publique ; et son désir de paix, qu’il laissait peut-être trop voir pour un diplomate, part d’un sentiment si sincère pour les maux des peuples qu’on ne peut se défendre d’en être ému. — « J’ai tant de pitié, dit-il, pour ce qu’il en coûte (de faire la guerre) que le moindre bout de chandelle me semble à ménager : j’ai vu en ce genre tant de belles choses depuis deux mois que je défierais des Pandours de n’en pas pleurer… Je sens que je deviens Fleury. Épargnons, économisons, faisons la paix, reposons-nous sur nos conquêtes. » — Puis quelle bonne grâce à convenir des petites faiblesses dont les malins s’amusaient à l’Œil-de-bœuf ! — « L’excellent tabac d’Espagne que vous m’avez envoyé, écrit-il, je l’ai donné à M. le Premier, qui m’a cédé en échange deux bons chevaux, bien doux, ne craignant pas le bruit. Vous savez que je ne monte pas trop bien à cheval (c’est à la veille de Fontenoy). » — Enfin quelle finesse d’observation dans une remarque comme celle-ci : « Continuez vos fatigues de corps et d’esprit. Les unes remédient aux autres. L’esprit distrait le corps : et l’esprit fatigué dans le repos du cabinet nous tue ordinairement[6]. »

Le point sur lequel le ministre était le plus disposé à s’entendre avec son représentant, c’était assurément la sévérité du jugement à porter au sujet de la cour et surtout de la reine d’Espagne ; seulement leur impression, pareille au fond, s’exprime sous une forme différente. Les mauvais procédés, les soupçons injurieux, la cupidité égoïste que Vauréal constate et nous décrit avec un sang-froid ironique, son supérieur (ce vrai galant homme que la mauvaise foi indignait, toutes les fois qu’il n’en était pas dupe) en éprouve une impatience qu’il ne peut contenir. L’idée qu’on met, sous son ministère, la loyauté de la France en doute le fait absolument sortir des gonds. — « Depuis quelques jours, écrit-il, il a plu d’Espagne un vent de tracasseries dont j’ai vu peu d’exemples : le roi de Sardaigne, que nous ne connaissons ni d’Eve ni d’Adam, qui ne nous dit rien, à qui nous ne disons rien… on nous accuse d’une négociation singulière et si avancée (avec lui) qu’on date et on articule un traité de nous avec Turin. On sème la division entre Versailles et Madrid… Nous sommes des traîtres, nous nous vendons, nous qui sacrifions nos troupes, nos généraux, nos conquêtes pour établir D. Philippe.


Je ne t’ai point aimé ; cruel, qu’ai-je donc fait ?


« Ou l’on radote, en Espagne, ou on assassine… Vous avez des traîtres parmi vous autres grands[7]. On dit que vous avez un ministère ennemi de la France et des roués qui cherchent à nous tromper : nous mériterions bien qu’on en usât autrement ; c’est le moyen que tout aille mal… Je ne résiste pas à l’évidence de l’affectation qu’il y a à jeter tant de défiance de nos négociations… Le roi de Prusse, tout hérétique qu’il est… se fie à nous comme à lui-même et davantage… La cour du roi (d’Espagne) nous mésestime-t-elle davantage ? »

D’Argenson, d’ailleurs, était dans son droit de maudire ces conséquences fâcheuses du traité de Fontainebleau, car cet acte diplomatique avait été conclu avant son ministère ; il en avait toujours condamné l’imprudence et il considérait l’alliance espagnole, payée au prix de telles promesses, comme un boulet qu’on s’était mis au pied. Aussi, pour s’en délivrer, son imagination, toujours en travail, s’épuisait à chercher des expédiens sans craindre même d’aborder les idées les plus hasardées. C’est ainsi qu’on le voit un jour proposer sérieusement à Vauréal de pousser sous main l’Espagne à faire sa paix particulière avec l’Angleterre, afin que, dégagée par cette défection, la France put, en guise de représailles et en sûreté de conscience, se dispenser de tenir sa parole. Il est vrai que peu de jours après, passant d’une extrémité à l’autre, il l’autorise à aller trouver la reine et à la rassurer une fois pour toutes, en lui faisant la galanterie (c’est son expression) de l’assurer par avance que le roi ne considère ses conquêtes de Flandre que comme un objet à échanger pour assurer l’établissement de l’infant. Vauréal, étonné, et souriant de se voir ballotté entre ces instructions contraires, lui fait observer d’abord que, si Londres s’entend avec Madrid, la marine et le commerce français perdront un appui précieux contre les croiseurs britanniques, puis que, fût-on même bien décidé à offrir en hommage à l’infant tout le fruit de nos victoires, il faudrait encore éviter de s’y engager d’avance, pour garder jusqu’à la dernière heure la liberté et le mérite du sacrifice. Le ministre, alors dépité de ne trouver aucune issue pour sortir d’une situation qui le gêne, n’a de ressource que de s’écrier avec un gros soupir : « Ah ! cette reine d’Espagne ! cette reine d’Espagne[8] ! »

L’écho de cette impatience trop mal dissimulée arrivait rapidement à Madrid : car entre les deux familles royales, désormais si étroitement unies par un double mariage, c’était un échange constant de correspondances, qui, de l’une à l’autre, ne laissaient rien ignorer. La reine était donc parfaitement informée des sentimens que lui portait le ministre dirigeant de la politique de Louis XV, et, ne se piquant pas elle-même de ménager ses termes, elle lui rendait avec usure ses expressions d’irritation et de dédain.

L’incompatibilité d’humeur, devenant ainsi chaque jour plus prononcée et plus aiguë entre les deux cabinets, avait un contre-coup plus fâcheux encore sur le terrain militaire. Là, l’effet se faisait sentir par des conflits constans entre les généraux commandant les armées alliées. Un différend de cette nature, provenant de cette origine et d’une extrême gravité, venait même de s’élever à la fin de la dernière campagne, au moment où l’hiver devait en interrompre les opérations. De pareils débats sont fréquens entre des généraux chargés de faire accorder ensemble les mouvemens de troupes marchant sous divers drapeaux. Mais, d’ordinaire, c’est dans l’adversité que la discorde éclate, alors que chacun des associés trouve intérêt à se disculper, aux dépens d’autrui, des conséquences de ses fautes ou des trahisons de la fortune. Cette fois, au contraire, c’était de la victoire même, de l’excès de confiance qui en était la suite, et à propos du parti qu’on en pouvait tirer, que naissait la dissidence. Jamais campagne, en effet, n’avait été plus heureuse que celle que venaient de soutenir, pendant tout l’été de 1745, les armées espagnole et française que, dans la langue militaire du temps, on désignait sous le nom commun de Gallispaus. Les succès de Maillobois, moins éclatons que ceux de Maurice, n’avaient été ni moins complets, ni moins continus. Le vieux maréchal paraissait retrouver sur ce théâtre des exploits de sa jeunesse les réelles qualités qui avaient fait sa réputation et dont la défaillance s’était fait si tristement sentir dans son ingrate expédition de Prague. Par une manœuvre, aussi bien combinée au point de vue politique que militaire, il avait réussi à concentrer toute la lutte dans le champ, d’ailleurs assez vaste, qui s’étend entre la rivière de Gênes et le cours supérieur du Pô. Il pensait avec raison que, tant que Marie-Thérèse était occupée en Allemagne, le véritable ennemi à poursuivre était le roi de Sardaigne, qui, mal secondé par son alliée, pouvait être écrasé par un vigoureux effort. L’événement justifia sa combinaison : un mouvement de concentration très bien conduit réunit entre Gênes et Alexandrie les troupes espagnoles venant de Bologne et de Modène et les troupes françaises entrées en Italie par la Provence et suivant le littoral de la Méditerranée. Devant leur attaque vivement poussée, toutes les places fortes qui garnissaient cette contrée et dont plusieurs, comme Acqui et Tortone, avaient une véritable importance, durent successivement capituler. Charles-Emmanuel, accouru pour prendre la tête de ses troupes, mais faiblement secouru par un détachement autrichien, dut reculer jusqu’à un angle étroit de terrain formé entre le Pô, le Tanaro et la petite rivière du Scrinio, où, forcé enfin de livrer la bataille, il la perdit complètement. Rien ne put résister à l’admirable élan des colonnes françaises, franchissant le Tanaro sous le feu de l’armée, le soldat ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Ce combat de Bassignano, demeuré un des plus beaux faits d’armes de nos annales, mériterait (on l’a justement observé) d’être tiré de l’oubli où les imprudences et les malheurs qui suivirent l’ont malheureusement trop tôt laissé tomber. Charles-Emmanuel repassa le Pô en pleine déroute, ne songeant plus qu’à couvrir Turin, et laissant en la possession des vainqueurs Asti, Valence et Casal ; le seul point qui fît encore résistance sur la rive droite du fleuve était la citadelle d’Alexandrie, la ville elle-même étant occupée par des bataillons français et espagnols. Les Autrichiens, non moins déconfits, se réfugièrent à Novare.

Le bon sens disait que, l’opération ayant si bien réussi, il convenait avant toutes choses de la mener à fin. On tenait le pied sur la gorge du roi de Sardaigne : en appuyant, on le forçait de demander merci. Le projet de Maillebois fut donc de maintenir, pendant le repos forcé de l’hiver, les troupes des deux armées réunies sur le terrain qu’elles venaient de conquérir, achevant d’assurer la soumission d’Alexandrie par un blocus étroit, et menaçant ainsi Charles-Emmanuel de fondre sur lui, au premier jour, avec une force irrésistible et de le faire prisonnier dans sa capitale. Mais ce plan, qui était la sagesse même et auquel adhéraient le commandant de l’armée espagnole, le comte de Gages et l’infant lui-même qui l’accompagnait, dut être envoyé à Madrid, où toutes les questions (même de tactique et de stratégie) étaient remises à la souveraine décision de la reine, et n’eut pas la chance de lui agréer. La raison de son déplaisir était simple et elle n’en fit pas mystère. Le territoire occupé par les Gallispans ne faisait pas (sauf quelques parcelles de peu d’importance) partie des provinces dont le traité de Fontainebleau avait promis la souveraineté à l’infant Philippe : or c’étaient ces possessions (dont elle se croyait déjà la maîtresse légitime) sur lesquelles Elisabeth voulait avant tout mettre la main, persuadée qu’une fois qu’elle les détiendrait, personne ne saurait plus l’en faire départir. Elle entendait donc qu’on ne perdît ni un jour, ni une heure pour s’en emparer. Déjà, avant même le plein succès obtenu par la victoire de Bassignano, informée que les duchés de Parme et de Plaisance ne renfermaient plus que de faibles garnisons autrichiennes, elle avait exigé qu’un détachement de l’armée espagnole lût expédié immédiatement pour s’en rendre maître, et aux représentations que Vauréal lui faisait sur le danger d’affaiblir, ainsi, à la veille d’un engagement décisif, le corps principal de ses troupes : « Parme est ma patrie, lui avait-elle répondu, l’infant y sera comme chez lui : les habitans s’y souviennent de leur ancienne maîtresse ; vous verrez comme nous y serons reçus. »

La prévision s’étant trouvée justifiée (puisque la ville de Parme et celle de Plaisance ouvrirent leurs portes presque sans résistance), la reine se trouva encouragée à exiger qu’au lieu de prendre ses quartiers d’hiver sur la rive droite du Pô, son armée franchit hardiment le fleuve, entrât dans le Milanais et vint, malgré la rigueur de la saison, mettre le siège devant la capitale de ce duché. Cette fois l’imprudence étant évidente et la déraison palpable, la résistance du général français sur place, et des deux frères d’Argenson (l’un chargé de la diplomatie et l’autre de la guerre) à Paris, fut des plus vives. Il y eut, entre les deux cours, un échange de correspondances très amères, et Vauréal dut emprunter les couleurs les plus vives de sa palette pour peindre les scènes violentes qu’il eut à subir : « J’ai trouvé la reine, écrit-il dans un de ses récits, dans un si grand degré d’exaltation qu’il me fut impossible de dire deux mots suivis : la reine ne me laissait pas parler : il n’y eut guère plus de suite dans ses discours. Ce n’étaient que des phrases commencées et non achevées… Nous savons ce que nous avons à faire,.. on veut nous mener comme des enfans,.. il faut bien que chacun songe à soi… Enfin elle se leva une demi-heure plus tôt qu’à l’ordinaire (l’audience était donnée au lit, suivant l’habitude), le roi d’Espagne lui dit qu’il était trop tôt ; elle répondit : « Je veux m’en aller, restez si vous voulez. » Le roi d’Espagne me paraissant embarrassé, je crus devoir me retirer. » Bref, il n’y eut moyen de rien obtenir, et l’ordre lut envoyé au comte de Gages de marcher sur Milan (dût-il être battu). On ne laissait à Maillebois qu’un faible contingent espagnol pour continuer, sous ses ordres, l’occupation de Valence et le blocus de la citadelle d’Alexandrie. De son côté, le ministère français fit défense à Maillebois de suivre cette course imprudente. Ainsi, la désunion était patente : la concentration, cette sage manœuvre qui avait assuré le succès, était détruite : les armées alliées, répandues sur une ligne d’opération d’une étendue démesurée, ne pouvaient plus s’appuyer ni se seconder l’une l’autre. L’armée française, laissée seule et obligée, pour maintenir ses communications, de conserver des corps détachés en observation sur les rives de la Méditerranée et en vue des passages des Alpes, ne pouvait plus elle-même pourvoir qu’insuffisamment à la défense des points occupés. En un mot, la situation, tout à l’heure si forte, redevenait très précaire ; si l’ennemi reprenait ses sens, on était à la merci d’un coup de surprise ou d’audace.


II

D’Argenson avait plus d’un motif pour être vivement contrarié de l’envahissement du Milanais, fait si imprudemment par les généraux espagnols. Car, quelle que fût la conséquence de cette téméraire entreprise, — qu’elle fût couronnée de succès et aboutit à mettre entre les mains d’Elisabeth la moitié de la Lombardie, ou bien que Charles-Emmanuel, averti de l’imprudence, en profitât pour rétablir lui-même ses affaires désespérées par un acte de vigueur, — l’une et l’autre hypothèse contrariaient également un vaste plan auquel le ministre français travaillait au même moment avec ardeur et dont il attendait, en même temps que le bien de l’Europe et de la France, l’éternel honneur de son nom. Ce projet, très largement conçu, comme on va le voir, consistait à détacher le roi de Sardaigne de l’alliance de Marie-Thérèse pour le faire entrer dans une ligue de tous les princes italiens tendant à affranchir la péninsule de la domination autrichienne. Aussi, quand il affirmait à Vauréal (comme nous venons de l’entendre dire tout à l’heure) qu’il ne connaissait le roi de Sardaigne ni d’Eve ni d’Adam et n’échangeait avec lui aucune parole, ce langage, qui n’était qu’à moitié conforme à la vérité en août, ne l’était déjà plus du tout trois mois après, en décembre. À ce moment, au contraire, une négociation était bien engagée à Turin, même très vivement poussée et à la veille de réussir.

Avec tout autre qu’un fils de Victor-Amédée, la proposition de passer, en pleine guerre, d’une alliance à la contraire aurait été embarrassante à faire et sûrement repoussée. Mais à l’héritier du prince qui avait dû son titre royal à plus d’une transaction et d’une transition de ce genre, l’offre pouvait être faite avec une chance suffisante d’être, sinon accueillie tout de suite, au moins écoutée sans répugnance. C’était, je l’ai déjà dit, la tradition de la politique piémontaise (et ne survit-elle pas encore aujourd’hui avec quelques changemens de mots et de noms î) de tenir constamment la balance égale entre les maisons de Bourbon et d’Autriche, afin de pouvoir, à chaque moment, la faire incliner au gré de son intérêt, en faveur de l’une ou de l’autre des deux puissances rivales. Et pour conduire d’une main plus sûre ce jeu délicat d’équilibre, et ne jamais manquer l’occasion d’un changement de front opportun, la noble famille de Carignan avait soin d’avoir toujours, ou l’une de ses branches résidant auprès de chacune des deux cours, ou l’un de ses membres engagé au service de chacune des deux armées. C’étaient autant d’observateurs bien informés, prêts à devenir au premier jour des porteurs de paroles officieuses. C’est ainsi que, pendant toute la guerre de la succession d’Espagne, tandis que l’illustre prince Eugène (lui-même fils, comme on sait, d’une nièce de Mazarin) était à la fois le défenseur et le conseiller du saint-empire, à Versailles, la duchesse de Bourgogne, à Madrid, la reine, première femme de Philippe V, entretenaient avec Victor-Amédée, leur père, une correspondance dont la tendresse filiale ne faisait pas toujours tous les frais. Et depuis la mort de Louis XIV, pendant que le cabinet piémontais continuait à se livrer à ces alternatives d’hostilité et d’amitié pour la France, on n’avait pas cessé de voir à Paris un hôtel de Carignan, occupe avec éclat par un prince, proche héritier du trône. Le prince Thomas (c’était son nom), banni de sa patrie, parce qu’il y était criblé de dettes, était venu refaire sa fortune à Paris, en obtenant l’autorisation d’ouvrir et d’affermer une maison de jeu. Le prince venait de mourir ; mais la princesse sa femme, qui lui survivait, tenait de plus près encore que lui à la maison régnante, car elle était la fille légitimée de la belle Mme de Verue, noble demoiselle de la maison de Luynes, qui avait régné pendant de longues années sur le cœur de Victor-Amédée : elle se trouvait ainsi la propre sœur de Charles-Emmanuel et la propre tante de Louis XV. Avec les biens que son époux lui avait laissés, accrus par une large pension que son royal neveu lui assignait sur le trésor français, elle tenait un grand état de maison ; elle avait confié l’administration de ses revenus à un conseiller d’état du Piémont, le comte de Montgardin, qui habitait en cette qualité auprès d’elle. Personne ne doutait que cet intendant, de haute volée, ne fût un agent secret dont la correspondance avec Turin traitait de tout autre chose que des affaires privées de la princesse[9]. D’Argenson avait donc là un moyen tout trouvé d’avance pour entrer en conversation avec le roi de Sardaigne ; aussi (quoi qu’il en eût dit) dès le milieu de l’été, il avait déjà cherché à sonder le terrain par l’intermédiaire d’une dame de compagnie de la princesse. — « La France et la Sardaigne, disait-il, dans une lettre qui ne tarda pas à passer sous les yeux du comte de Montgardin, ne pourraient-elles pas s’entendre sans intermédiaire ? Nous commencerions entre nous la symphonie ; si les instrumens ne pouvaient s’accorder, on jetterait la musique au feu et il n’en serait plus question. » L’ouverture, sans être écartée, fut reçue avec froideur, le roi faisant répondre qu’en aucun cas il ne pouvait rien conclure sans le concours de ses alliés d’Autriche et d’Angleterre. C’était le prendre de haut, mais la déroute de Bassignano fît promptement baisser le ton, et ce fut le ministre des affaires étrangères de Piémont, Gorzegue, successeur de d’Ormea, qui engagea Montgardin à frapper lui-même à la porte restée entr’ouverte. Montgardin fit demander qu’on lui désignât une personne de confiance qu’il pût entretenir en liberté et en secret.

D’Argenson fit choix pour cette mission confidentielle du résident de France à Genève, Champeaux, alors de passage à Paris, mais qui, vivant habituellement dans le voisinage de la Savoie, pouvait avoir plus d’une affaire à traiter avec l’intendant de la famille de Carignan. Les deux négociateurs officieux se rencontrèrent en octobre 1745, dans le jardin des Capucins de la rue Saint-Jacques.

Dans les dispositions pacifiques qui paraissaient communes, et sous la pression de telles circonstances, s’il ne se fût agi que d’un arrangement diplomatique ordinaire à conclure entre les deux cabinets de Versailles et de Turin seulement, suivi ou précédé d’un armistice local, les choses auraient pu marcher assez vite, et la négociation tenue, pour ainsi dire, terre à terre, aurait avancé sans rencontrer d’obstacle. Mais l’esprit de d’Argenson, qui tendait au grand, ne s’enfermait pas dans des vues si étroites. Il ne se contentait nullement ni d’une nouvelle délimitation de frontières, ni d’un nouveau partage (pareil à ceux qui avaient été faits à tant de reprises depuis deux siècles) des provinces septentrionales de l’Italie. Ce qu’il méditait, c’était la reconstitution de la Péninsule tout entière, sur des bases rationnelles et d’après un type idéal. C’est ce qu’il définit lui-même dans ses mémoires en ces termes : Former une république et association éternelle des puissances italiques, comme il y en a une germanique, une batavique et une helvétique.

Le point capital de cette conception était de repousser pour jamais, au-delà des Alpes, toute domination étrangère afin d’établir ensuite entre les souverains de nationalité italienne un lien fédéral. C’était un plan que d’Argenson disait tenir de son maître en politique, le ministre Chauvelin, dont il s’était préoccupé dès le lendemain de son entrée au ministère, et dont il avait à plus d’une reprise, dans des méditations solitaires, essayé de tracer les grandes lignes et d’esquisser en quelque sorte l’ébauche[10].

L’idée était généreuse et le temps a fait voir qu’elle était conforme au vœu des populations. Mais à l’époque où nous sommes, le vœu des peuples, dont ils n’avaient eux-mêmes qu’une conscience assez confuse et qu’ils n’exprimaient qu’à voix basse était rarement consulté dans les délibérations dont dépendait leur destinée. Et quant aux souverains d’Italie, l’idée de d’Argenson était trop étrangère à leurs habitudes pour pouvoir être facilement agréée par eux. Peut-être même qu’un ministre moins prompt que d’Argenson à s’élever au-dessus des faiblesses de l’humanité, et plus attentif à étudier les ressorts vulgaires de la politique, aurait deviné que de tous les princes italiens qu’il appelait à concourir à son dessein, celui qui devait s’en montrer le moins séduit, c’était précisément celui auquel il allait le proposer avant tout autre, le roi de Sardaigne.

C’eût été la première fois, en effet, qu’on aurait vu les hommes d’état piémontais, gens habiles et pratiques avant tout, se vouer avec une loyauté chevaleresque à la poursuite d’une idée patriotique. Les petits louveteaux de Savoie, comme les appelait le cardinal d’Ossat, avaient bien des dents très aiguisées pour défendre leur bien ; mais quand les avait-on vus jouer le rôle de chiens de garde pour l’indépendance de la patrie italienne ? Aux temps héroïques où Florence et Milan défendaient leur liberté républicaine contre l’oppression de l’empire, les ducs de Savoie avaient toujours passé avec indifférence, suivant l’occasion du moment, des rangs des Guelfes à ceux des Gibelins. Puis je viens de rappeler que, quand les deux grandes puissances ultramontaines avaient choisi les rives du Pô pour le théâtre habituel de leurs combats, bien loin de se plaindre de la double invasion étrangère, on s’en était souvent applaudi à Turin, comme d’un moyen de faire acheter son alliance au plus offrant. Aussi, quand bien même il se fût réellement agi, dans le plan de d’Argenson, de chasser d’Italie toute influence extérieure sans distinction, Charles-Emmanuel aurait probablement vu avec regret disparaître une concurrence dont ses aïeux avaient si largement profité. Mais la proposition ne se présentait pas même avec ce caractère d’impartialité, car deux choses étaient également impossibles au ministre français : l’une de faire descendre, au midi de l’Italie, l’infant don Carlos du trône de Naples où il régnait paisiblement ; l’autre de ne pas réclamer, au nord, une part quelconque (fût-elle réduite) de la dépouille de l’Autriche en faveur de l’infant Philippe, le gendre de Louis XV, pour qui les armées françaises venaient de combattre et de vaincre. En sorte que, dans le conseil fédéral où on offrait à Charles-Emmanuel d’entrer, il se serait trouvé assis à côté de deux princes de la maison de Bourbon, passant, à tort ou à raison, pour inféodés à la France, soit par le souvenir de leur origine, soit par un lien étroit de parenté. L’idée d’aliéner sa liberté en faveur d’un conseil ainsi composé aurait fait reculer même un souverain moins connu pour la recherche âpre et égoïste de ses intérêts personnels. Il était certain d’avance qu’elle ne serait même pas sérieusement discutée, et c’est ce que ne se font pas faute de représenter les historiens piémontais de nos jours, quand leurs nouveaux compatriotes s’étonnent que l’Emmanuel du XVIIIe3 siècle se soit montré moins pressé que celui du XIXe de concourir à un plan qui portait l’étiquette de l’indépendance italienne[11].

Était-ce donc sous l’empire d’une véritable illusion ou simplement pour ne pas laisser tomber une négociation qui lui donnait un rôle important que Champeaux, revenant du jardin des Capucins de Saint-Jacques, rendait compte dans les termes suivans de son entretien avec son interlocuteur piémontais : — « Je lui ai proposé le beau et grand projet de soustraire l’Italie à la tyrannie et à l’avarice des Allemands. Je lui ai expliqué en même temps que le roi se proposait de procurer aux princes d’Italie une indépendance dont les princes allemands ne les ont jamais laissé jouir : qu’il se proposait aussi de prendre des mesures pour que ces princes ne fussent plus obligés à l’avenir de prendre part malgré eux à des guerres qui leur sont étrangères et pour qu’ils ne fussent plus exposés à voir leur pays ravagé à l’occasion de ces guerres ; il m’a paru qu’il sentait toute la beauté de ces idées et m’a marqué de l’empressement pour être informé des moyens que le roi prendrait pour les exécuter[12]. »

La satisfaction que ce compte-rendu flatteur causa à d’Argenson ne devait pas être de longue durée. Encouragé ainsi à s’expliquer plus nettement, il rédigea lui-même et fît remettre à Montgardin un projet de confédération, où, donnant carrière à son imagination, et traçant des lignes de démarcation à sa fantaisie sur la carte de la péninsule, il faisait à son gré une répartition idéale des territoires. Le roi de Sardaigne devait recevoir la plus grande partie du Milanais, mais céder en échange toute une lisière du territoire piémontais longeant la rive droite du Tanaro à l’infant Philippe, dont la part serait complétée par les duchés de Parme et de Plaisance. La république de Venise aurait Mantoue, et celle de Gênes tout le littoral de la Méditerranée, jusqu’à l’entrée de la Provence ; enfin la Toscane serait attribuée au prince Charles de Lorraine.

Bien entendu que ni le beau-frère de Marie-Thérèse, ni l’infant, ni sa mère, n’avaient été consultés sur le partage et qu’il n’y avait pas la moindre raison de supposer qu’aucune des parties prenantes fût, ni satisfaite de son lot, ni pressée de le recevoir. Le tout était pourtant terminé par une déclaration que devaient signer les futurs confédérés italiens, où il était exposé qu’il y a longtemps que « l’Italie gémit sous les prétentions des Allemands, qu’enfin les princes italiens sont résolus de se soustraire à l’autorité que l’Allemagne prétend exercer sur eux, en vertu de titres imaginaires ; qu’ils protestent de ne vouloir plus reconnaître que l’empire ait droit de seigneur suzerain sur aucune portion de l’Italie ; qu’ils sont décidés à l’avenir de jouir d’une indépendance absolue, telle qu’ils la tiennent de Dieu et de leur naissance ; qu’enfin la dénomination de l’empire romain ne peut avoir, selon eux, d’autre sens que de désigner la religion des empereurs d’Allemagne. Le roi de France déclarerait, de son côté, sa résolution de prêter main-forte à ces revendications, il faudrait tâcher d’amener le pape à adhérer à ce traité[13]. »

La réponse ne se fit pas attendre, et fut aussi sèche que précise. Tout l’échafaudage de d’Argenson était détruit dès les premières lignes comme si on eût soufflé dessus : a Le principe, disait un mémoire remis dès le 1er novembre par Montgardin à Champeaux, de mettre les Allemands hors de l’Italie et de ne plus leur laisser aucune autorité, serait si odieux à toute l’Allemagne, sans exclusion, qu’il pourrait plus aisément attirer la guerre en Italie qu’assurer sa sécurité, car le corps de l’empire, qui se réunirait tôt ou tard, ne voudrait pas souffrir une telle diminution : surtout l’acte qui est proposé à l’article 9 (la déclaration d’indépendance) abolirait tous les titres anciens et primitifs de la maison royale (de Sardaigne) et renverserait les lois fondamentales du pays. De plus, cet acte serait criminel et donnerait à perpétuité aux empereurs un droit légitime pour dépouiller le roi et ses successeurs[14]. »

Après une déclaration préalable de cette nature, qui ruinait le fondement même du projet français, il n’était pas besoin de discuter en détail les dispositions territoriales proposées. Aussi le mémoire se bornait à exprimer le doute que la prudente république de Venise (qui depuis le début de la guerre ne songeait qu’à se tenir à l’écart et à se mettre à l’abri de tous les coups) voulût se charger de l’odiosité et de l’engagement que lui donnerait l’acquisition de Mantoue contre le*gré de ses possesseurs. Enfin, et comme conclusion, « le roi souhaite sincèrement, était-il dit, la réconciliation avec la France… il sait que Sa Majesté très chrétienne la souhaite aussi ; mais, comme elle ne pourrait jamais se faire sans détruire en grande partie le système du projet dont il est question, Sa Majesté espère que la cour de France n’y insistera pas davantage, mais qu’elle voudra bien s’expliquer sur les autres points plus favorables qu’elle a fait espérer. »

On était donc très loin de compte ; mais d’Argenson, épris de la grandeur de son dessein, n’était pas homme à se décourager pour un premier échec, et Champeaux, déçu dans les espérances qu’il avait fait concevoir, ne voulait pas non plus se résigner à sa déconvenue. L’un et l’autre se persuadèrent aisément que, s’ils étaient mal appréciés, c’est qu’ils étaient mal compris, et qu’une traduction infidèle avait défiguré leur pensée. Champeaux offrit (et d’Argenson se prêt à facilement à ce projet) d’aller lui-même entretenir directement Charles-Emmanuel et son ministre de ce que le plan d’une confédération italienne avait de beau en soi et d’avantageux pour la dynastie de Savoie. La difficulté était de pénétrer en terre ennemie sans être reconnu et arrêté. De plus, il importait d’aller très vite pour que le dessein ne fût pas ébruité, et surtout qu’aucun indice n’en arrivât aux oreilles de la reine d’Espagne, qui ne pourrait manquer d’entrer en fureur à la seule pensée de se voir frustrée de la possession déjà presque acquise du Milanais et remuerait certainement ciel et terre, si elle était prévenue à temps, pour faire tout échouer. Toute une série de précautions était donc nécessaire, et le roi, en propre personne, ne dédaigna pas de régler le détail. Louis XV, en effet (qui s’y serait attendu ? ), si lent à s’émouvoir et si indifférent d’ordinaire, avait pris cette fois l’affaire singulièrement à cœur. C’était lui, nous assure d’Argenson, qui avait tracé de sa main la future répartition des territoires, se montrant très bon géographe, au fait de la nature et de l’importance de toutes les positions topographiques, et très flatté de faire voir ses connaissances. Je suis tenté de croire aussi que ce qui lui plaisait le mieux dans cette opération occulte, c’était précisément le mystère dont il convenait de l’envelopper, car, par un penchant vraiment étrange pour un souverain presque absolu, il aimait à agir dans l’ombre, à faire mouvoir des ressorts cachés : penchant qu’il garda jusqu’à la fin de ses jours et qui le conduisit (j’ai eu occasion de le raconter ailleurs) à organiser toute une diplomatie secrète, opérant à l’insu, et souvent à l’encontre de sa diplomatie officielle. Pour le moment, il se bornait à conspirer avec un de ses ministres, en cachette de tous les autres ; car il avait sévèrement défendu à d’Argenson d’entretenir du projet en question aucun de ses collègues, et d’Argenson, flatté de se trouver ainsi en tête à tête avec le maître et seul confident de sa pensée, n’en était que plus attaché à l’heureuse idée qui lui faisait faire un si grand pas dans la faveur royale[15].

« Je trouve bon, écrivait le roi, que Champeaux aille à Turin, qu’il soit bien déguisé, car il doit être connu dans ce pays-là, et qu’il n’y demeure que quatre jours, après quoi toute négociation sera rompue. » — Champeaux dut donc prendre un habit ecclésiastique, éviter les routes ordinaires, où des rencontres fâcheuses eussent été possibles. Le soi-disant abbé Rousset partit ainsi de Paris, le 5 décembre, franchit à cheval le grand Saint-Bernard, par un froid intense, à travers des précipices et des fondrières, et le 20 au soir, il débarquait à Turin, sans que rien eût trahi son incognito[16].

Cette fois, les précautions étaient prises pour éviter les malentendus et dissiper les méfiances. Le négociateur clandestin apportait trois propositions qui, bien que liées l’une à l’autre et formant un tout complet, pouvaient être débattues séparément. La première n’avait évidemment pour but que de séduire, et, si on peut ainsi parler, d’allécher le roi de Sardaigne, car on ne lui parlait que de ses intérêts, de ses droits au duché de Milan, dont il avait ajourné, mais non pas abandonné la revendication par le traité de Worms, et auxquels la France se montrait prête à apporter son appui. Elle ne demandait en échange qu’un établissement pour l’infant Philippe en Italie, et pour elle-même une rectification de territoire peu importante sur les frontières de la Provence et du Dauphiné ; de plus, la réintégration de son protégé, le duc de Modène (époux d’une princesse française), dans le petit état dont la guerre l’avait dépossédé ; enfin, quelques faveurs pour la république de Gênes, que les dernières conventions avaient maltraitée. À ce prix, France, Espagne, Naples et Gênes marcheraient de concert, — on osait l’assurer, — à une véritable croisade pour assurer à Charles-Emmanuel la souveraineté de la Lombardie.

Le second projet avait peu d’importance : il ne s’agissait que de régler le sort du duché de Mantoue, enlevé à l’Autriche, dans le cas où le sénat de Venise refuserait de le recevoir en don.

Mais c’était dans le troisième document, élaboré et développé avec un soin tout particulier et portant l’empreinte du talent comme de l’ordre d’idées favori de d’Argenson, que le ministre français avait déployé toute son éloquence. En tête venait un véritable réquisitoire contre la tyrannie exercée en Italie par la domination allemande : — L’empereur d’Allemagne, y était-il dit, se prétend des droits sur l’Italie, et c’est en vertu de ces droits prétendus, qu’il foule les peuples sans pitié et les pousse aux plus grands excès par une série d’extorsions et de violences : il traite les souverains italiens ignominieusement. Les princes d’Italie sont en droit de réclamer contre ces prétentions et de les faire déclarer nulles : ils sont fondés à prétendre qu’ils sont absolument indépendants et ne dépendent que de Dieu seul. » Suivait alors le plan d’une confédération à établir en Italie, et dont l’organisation était prévue et décrite dans ses moindres détails. Nulle atteinte n’y serait portée à la souveraineté illimitée de chacun des contractans. On leur demandait seulement de se regarder comme un seul et même corps dont chacun d’eux n’est que membre, et d’agir par un même esprit pour soutenir leur indépendance. Des garnisons entretenues à frais communs défendraient les places frontières et les passages des Alpes. Un contingent, fourni par chaque état, entretiendrait une armée fédérale, qui ne s’élèverait pas à moins de 80,000 hommes, et dont le roi de Sardaigne, comme le plus puissant prince d’Italie, aurait le commandement, s’il lui convenait de le prendre. Une assemblée, composée sur le modèle de la diète germanique, réunirait les représentans des divers états et déciderait tous les points relatifs aux intérêts communs. Enfin, un article spécial établissait qu’en aucun cas les possessions assignées aux deux princes de la maison de Bourbon (don Carlos au midi et don Philippe au nord) ne pourraient être réunies sur une même tête[17].

Vains efforts : les séductions comme les précautions vinrent échouer contre l’humeur égoïste et méticuleuse du cabinet piémontais. Charapeaux, reçu par le ministre Gorzegue, en secret et dans l’ombre, se mit inutilement, pendant les quatre jours qui lui avaient été assignés pour remplir sa mission, en frais de rhétorique. Au bout du cinquième entretien, un mémoire lui fut remis, reproduisant les mêmes considérations que Montgardin avait déjà été chargé de communiquer à Paris. Ce n’était presque pas la peine d’avoir fait tant de chemin. Même crainte de blesser le corps germanique et de réunir toute l’Allemagne contre soi, si on semblait contester des droits reconnus depuis des siècles au saint-empire, et sur lesquels étaient appuyés ceux de plusieurs princes italiens, le roi de Sardaigne lui-même ne possédant certaines parties de ses états qu’à titre de fief impérial. Ce serait faire une trop grande impression de nouveauté, et il n’était pas sûr, ajoutait le mémoire, non sans une nuance d’ironie, que la France elle-même eût à s’en applaudir, car les droits de l’empire sur l’Italie étaient reconnus en plusieurs endroits dans le traité de Westphalie, dont le roi de France était garant. Il semble donc que la France ait plus d’intérêt à conserver ce même empire dans toutes ses prérogatives que de l’en priver. N’avait-elle pas, à plus d’une reprise, cherché, et tout dernièrement encore, réussi à prendre part à l’élection de l’empereur dans un sens conforme à ses intérêts ? .. Il pourrait donc arriver tel cas où elle regretterait d’avoir diminué le bénéfice quelle procurerait à quelque prince qui lui serait uni ou d’alliance ou de sang.

Revenant à un argument plus sérieux, le ministre piémontais concluait en disant qu’après tout, ce qui importait à l’indépendance des princes d’Italie, c’était, non de contester le droit, mais d’affaiblir, en fait, la puissance de leur voisin, attendu que, dès que l’empire et son chef n’auraient plus de force en Italie, l’autorité qu’il pourrait y conserver ne se réduira plus qu’à une pure formalité et cérémonie, qui ne peut faire du tort et de la peine à aucun prince, et moins à ceux qui y sont accoutumés depuis longtemps. L’essentiel était donc de passer à la discussion des conditions effectives de l’alliance proposée et des avantages matériels que chacun en pouvait tirer. C’était le langage du sens pratique et de l’intérêt bien entendu, allant droit au solide, au lieu de se payer de paroles et de se nourrir de viande creuse[18]. J’ai de la peine à croire qu’en baissant ainsi de plusieurs tous le diapason auquel s’était élevée la dépêche française, le rusé Savoyard n’ait pas involontairement souri. — « Si le roi de Sardaigne, dit d’Argenson dans ses Mémoires, eût pensé avec plus de hauteur, il eût embrassé mon système avec plus de chaleur et moins de défiance, il ne s’en fût pas découragé si facilement ; mais on ne saurait pénétrer l’âme de ceux avec qui on traite… Il gagnait à cet affranchissement général, à proportion de son petit état, plus que n’a jamais fait aucun conquérant,.. il obtenait le Milanais et devenait chef des princes d’Italie : il y était à peu près ce qu’ont été les empereurs de la maison d’Autriche en Allemagne. Plus aguerri, plus puissant que les autres princes, il aurait eu le principal ascendant à leur diète : il n’aurait trouvé que trop d’occurrences pour s’agrandir encore. L’indépendance féodale qu’il acquérait sur les empereurs d’Allemagne était un pur gain pour lui, car il n’aurait pas trouvé les Allemands moins disposés à le secourir contre nous, si nous y avions donné lieu. Ainsi, ce lien de féodalité si vanté pour son appui n’a jamais été qu’un mauvais prétexte : la peur et la défiance l’ont seules mis en avant dans le cours de la négociation. Tout le monde y gagnerait, l’empire même y eût applaudi ; son tyran seul l’eût regretté et eût été furieux de cette perte. Le pape Jules II a dit avec toute raison que l’Italie ne redeviendrait jamais heureuse et florissante qu’elle n’eût chassé les barbares (c’est-à-dire les étrangers) hors de chez elle. Tôt ou tard cela doit arriver, à en juger par l’évidence et la raison ; mais le temps n’est donc pas encore arrivé[19]. »

On ne saurait, en vérité, ce qu’il faut le plus admirer ici, ou de la hauteur des vues prophétiques qui révélaient à d’Argenson un avenir encore voilé de tant de nuages, ou de l’art souverain avec lequel la maison de Savoie, cheminant à pas comptés et par un progrès continu à travers les âges, a su toujours proportionner son ambition à la possibilité pratique des résultats qu’elle était à portée d’atteindre. En 1745, tout appel fait au patriotisme italien fût resté sans écho : le grand dessein de d’Argenson devançait de plus d’un siècle le cours des révolutions et de l’esprit public. En s’y associant prématurément, Charles-Emmanuel lâchait la proie pour l’ombre ; le moindre pouce de terre à gagner lui sembla, comme le grain de mil de la fable, avec raison préférable. Cent ans après, les grandes maximes de droit populaire et d’indépendance nationale, dont d’Argenson avait le pressentiment, s’étaient assez répandues pour servir de puissant levier à la plus haute ambition. La présidence d’une confédération italique alors n’a plus suffi : c’est sur la souveraineté de la Péninsule entière que l’heure a paru venue de mettre la main. Ce qui était trop à une époque a semblé trop peu à la suivante, et à chaque fois la fortune, secondant l’habileté du politique, a justifié sa prudence ou récompensé son audace.

Le temps pressait cependant, et le délai fatal allait expirer ; le pire eût été de retourner à Paris les mains vides. Aussi dans la nuit du 25 au 26 décembre, on finit par se mettre d’accord : Champeaux remettant en poche tous les papiers qu’il avait apportés et abandonnant toute la partie théorique et grandiose des idées qu’il était chargé de défendre : le roi de Sardaigne, en échange, consentant à quelques cessions territoriales auxquelles il s’était d’abord refusé, entre autres à l’annexion de la ville d’Oneglia à la république de Gênes. Séance tenante, les chevaux étant déjà mis au carrosse qui devait emmener l’envoyé français, un acte fut signé dont la forme assez peu régulière se ressentait de la précipitation et du trouble de ses rédacteurs. Ce n’était ni une convention proprement dite, ni même un préliminaire de paix, mais un simple mémorandum signé de Gorzegue et contresigné par Champeaux.

Avec quelque hâte cependant qu’il fût procédé à la signature de ce singulier document, Gorzegue trouva encore moyen d’y faire insérer dans les dernières lignes et comme en post-scriptum un engagement auquel Champeaux fut bien obligé de consentir, quoique rien dans ses instructions ne paraisse lui en avoir donné l’autorisation expresse. Il dut promettre que, comme le but du traité était, non de jouir de la paix, mais de continuer la guerre, la France et l’Espagne fourniraient des subsides égaux à ceux que Charles-Emmanuel avait, jusque-là, reçus de l’Angleterre[20].

Par une singulière coïncidence, ce même jour, 26 décembre, était signée à Dresde la paix de Frédéric et de Marie-Thérèse qui allait permettre à l’Autriche d’envoyer en Italie toute la masse de ses troupes, délivrées de toute préoccupation en Allemagne. Il n’est pas sûr que si, comme de nos jours, le télégraphe eût fait connaître cette nouvelle à l’heure même, Charles-Emmanuel, informé du secours puissant qu’il pouvait désormais attendre, eût été si pressé de lâcher la partie.

L’impatience était grande à Paris, et Champeaux, reçu par d’Argenson à son débotté, fut emmené sur-le-champ à Choisy, où le roi l’attendait. Au premier moment la satisfaction fut très vive et le succès, si rapidement obtenu, semblait passer les espérances. Le roi, aussi exalté que son ministre, examina avec soin les modifications opérées dans le projet de partage, débattit chaque point avec une connaissance des faits, une précision de termes, et résuma le débat, avec une ardeur qui s’élevait jusqu’à l’éloquence, dont Champeaux (avait dit d’Argenson) resta dans la stupéfaction : il ordonnait en maître, et discutait en ministre. A la réflexion pourtant, ce beau zèle subit quelque refroidissement, et des difficultés apparurent qu’en conscience il n’était pas impossible de prévoir[21]

Ce n’était pas seulement d’Argenson qui ne se résignait pas sans peine à voir s’évanouir la plus brillante partie de son beau rêve : ce n’était pas seulement la forme insolite du document qui, laissant plusieurs points obscurs, pouvait donner lieu à de grands malentendus. Mais un courrier, parti le même jour que Champeaux, portait à Montgardin les pouvoirs nécessaires pour conclure un armistice entre les trois armées belligérantes, et Montgardin avait ordre d’insister pour que cette suspension d’armes fût signifiée sans délai aux trois armées en campagne. C’était une conséquence naturelle de l’accord intervenu, et la plus précieuse aux yeux de Charles-Emmanuel, très pressé à son tour d’aller vite en besogne pour sortir de la situation critique où il se croyait réduit. Cette demande, très explicable à son point de vue, n’en jetait pas moins son nouvel allié dans un extrême embarras.

Rien n’était définitivement arrêté, en effet, tant que l’assentiment de l’Espagne n’était pas obtenu : on s’en était porté fort d’avance, sans qu’on eût même essayé de le réclamer, d’Argenson pensant que la vraie manière de venir à bout d’Elisabeth était de la mettre en face d’une décision prise et d’un fait accompli. Fort de la confiance et de l’entrain qu’il voyait au roi, il s’était senti prêt à braver sans sourciller des fureurs impuissantes : résolu, si la reine criait trop haut, à la réduire au silence en la menaçant de passer outre sans elle et d’abandonner l’Espagne, son armée et son prince à leur mauvais sort. Au moment d’agir pourtant, et de déchaîner un orage qui allait avoir des échos dans l’intérieur royal, l’épreuve paraissait plus rude et le succès moins certain qu’à distance on ne s’en était flatté. En tout cas, d’ailleurs, il fallait au moins quelques semaines pour envoyer la nouvelle à Madrid, l’y faire prendre en douceur et attendre le retour du courrier. Et dans l’intervalle, comment suspendre les opérations militaires, quand aucun engagement ferme n’était encore pris et que tout pouvait d’une heure à l’autre être remis en question ? Comment promettre qu’on pourrait arrêter la marche des Espagnols qui s’avançaient au même moment à fond de train à travers les plaines de Lombardie, et, déjà maîtres de tout le plat pays, s’apprêtaient à mettre le siège devant le château de Milan ? Et la France elle-même, pouvait-elle, sans avoir obtenu aucune garantie interrompre le blocus de la citadelle d’Alexandrie ? « C’était là, dit d’Argenson dans ses Mémoires, une grande difficulté… la citadelle était aux abois… Accordant l’armistice, il fallait lever le siège, et le roi de Sardaigne jouissant de cette réalité pouvait nous lâcher ensuite, et nous nous exposions à un éternel reproche de la part de l’Espagne… ne levant pas le siège, il n’y avait plus d’armistice. J’avoue que je n’ai rien vu de si embarrassant que le parti à prendre sur cela[22]. » D’Argenson n’ajoute pas que l’embarras était encore accru par ce fait, qu’à Alexandrie, pas plus qu’ailleurs, on ne pouvait rien faire sans le consentement des Espagnole, puisque les opérations du siège étaient conduites, de compte à demi, par les deux armées alliées, et que le commandant qui y présidait, en vertu de la supériorité de son grade, était le comte de Lasci, officier au service de don Philippe.

La question étant, à tout prendre, plus militaire que diplomatique, force était de recourir au jugement d’une autorité compétente. Persistant dans son système de mystère, le roi aurait voulu pourtant éviter encore de s’ouvrir avec son ministre de la guerre. Il proposait de consulter le vieux maréchal de Coigny, qui avait autrefois commandé des armées en Italie. D’Argenson éprouva plus de scrupule et força en quelque sorte la main au roi pour que le comte, son frère, fût averti d’un point qui mettait sa responsabilité si fort en cause et appelé à se prononcer[23].

La surprise du comte, en apprenant l’état des choses et le point où elles étaient déjà avancées, fut extrême et son mécontentement visible. D’heure en heure, il attendait la nouvelle de la reddition de la citadelle où la famine commençait déjà à se faire sentir. La pensée de lâcher prise sur la foi d’une parole en l’air et d’un papier en partie inintelligible lui causa une sorte d’indignation, qu’il ne cacha pas. D’Argenson croit devoir imputer le déplaisir qu’il laisse voir à la jalousie du succès fraternel. Il n’y a vraiment pas lieu d’aller chercher si loin pour comprendre quelle répugnance un ministre de la guerre devait éprouver, à la pensée de compromettre le fruit d’une longue opération, à la veille de la voir réussir, et de faire déposer les armes à des troupes victorieuses.

Pour gagner du temps et sortir d’embarras, on aurait voulu décider le comte de Montgardin à entrer en discussion afin de convertir pour le moment, sinon en traité définitif, au moins en préliminaires de paix réguliers l’acte informe du 26 décembre. Le délai nécessaire pour opérer cette transformation aurait été employé à demander et à laisser revenir le consentement de Madrid. Mais Montgardin, alléguant qu’il n’avait d’autre pouvoir que celui de signer un armistice, se refusa absolument, même à engager la conversation sur ce terrain. Le parti fut pris alors dans le petit conseil royal de rédiger soi-même ces préliminaires, en prenant pour base le partage des territoires tel qu’il venait d’être convenu à Turin et de renvoyer Champeaux demander au cabinet piémontais une adhésion à laquelle dans de telles conditions (si son désir de paix était sincère) il ne pourrait guère se refuser. Entre temps, on enverrait à Madrid le même texte, et toutes les signatures nécessaires pour faire un acte parfait pourraient être réunies le même jour. Tout se trouva prêt le 19 janvier pour cette double expédition.

Même réduit à ces proportions, le retard n’était pas sans inconvénient. Pendant ces allées et venues, en effet, la nouvelle du traité signé à Dresde, entre la Prusse et l’Autriche, venait d’éclater et se répandait avec bruit en Europe ; chacun comprenait que Marie-Thérèse, affranchie à ce prix de toute crainte en Allemagne, allait porter tous ses efforts sur l’Italie pour y chercher une revanche des tristes nécessités qu’elle subissait en Bohème. En même temps, le prince Edouard perdait du terrain en Écosse, et les menaces de l’expédition maritime confiée au duc de Richelieu s’évanouissaient en fumée. L’horizon, si sombre naguère, s’éclaircissait ainsi de tous côtés autour de Charles-Emmanuel, qui pouvait se voir secouru à la fois par les armées autrichiennes et par la marine anglaise. Dans ces conditions nouvelles, allait-on le retrouver animé des mêmes sentimens pacifiques ? Serait-il fidèle à la parole donnée, et en hésitant à en prendre acte, le ministre français ne lui offrait-il pas lui-même la facilité de la retirer ? Privé du soulagement immédiat qu’il attendait d’une suspension d’armes, Emmanuel ne préférerait-il pas laisser continuer des hostilités dont il ne pouvait arrêter le cours et attendre le secours effectif qu’on voyait déjà apparaître de l’autre côté des Alpes ? C’est ce que Montgardin fit comprendre à Champeaux au moment de le laisser mettre en route ; n’y aurait-il pas moyen, ajouta-t-il, pour faire prendre le retard en patience, de convenir que pendant la durée de la négociation ainsi malheureusement prolongée, les armées en présence éviteraient d’en venir aux mains, et le ministère français ne pourrait-il pas, par exemple, recommander à ses généraux de s’abstenir de tout acte d’agression[24].

C’était une demande assez étrange et qui revenait à accorder à Charles-Emmanuel, en fait, une partie des avantages que l’armistice lui aurait assurés. D’Argenson, cependant, redoutant avant tout de laisser échapper le succès qu’il croyait tenir, ne pensa pas devoir fermer l’oreille à cette ouverture ; mais, se doutant bien que son frère ferait autant d’objection à la demi-mesure qu’à la concession complète, il hésita à lui en faire l’aveu. Il était en relations personnelles avec le maréchal de Maillebois, dont le fils avait épousé sa fille. Il se décida à lui faire tenir sous main, à l’insu du ministre de la guerre, le billet ci-joint, qu’il faut citer textuellement pour bien faire comprendre les conséquences fâcheuses qui devaient en sortir : « Une négociation est fort avancée avec Turin, mais le plus difficile est à Madrid. Nous le prenons sur un ton qui pourra être efficace ; c’est le plus grand secret du monde, tout est ici entre le roi et moi. On l’a voulu ainsi ; en attendant, le roi de Sardaigne voulait que l’armée de France le ménageât. Je n’ai aucun ordre à vous donner sur cela. Pour les Allemands, ils ne sont point à ménager, bien au contraire. Ce serait à mon frère à vous envoyer ses ordres ; mais il ne sait rien encore, non plus que monsieur votre fils. J’espère que bientôt j’aurai la bouche ouverte avec eux. En attendant, ils travaillent ferme à la prochaine campagne, dont j’espère que toute l’opération consistera à se porter promptement au Tyrol et au Trentin, comme en 1735, pour interrompre l’Italie d’avec l’Allemagne. — P. -S. Si, dans ces circonstances, on entreprenait quelque chose contre Lichtenstein (le commandant de l’armée autrichienne à Novare), il pourrait arriver que le roi de Sardaigne laissât faire, mais il nous soupçonnerait de mauvaise foi et de vouloir abuser de la conjoncture délicate et secrète où nous sommes. Ainsi c’est aujourd’hui la simple défensive et la tranquillité jusqu’à ce que le traité soit signé[25]. »

C’était, en termes un peu vagues mais au fond très clairs, condamner l’armée française à l’inaction absolue, puisque le corps de la lettre recommandait de ménager les Piémontais et que le postscriptum donnait le même conseil pour les Autrichiens. Dans ces conditions, un armistice, régulièrement établi, eût été bien préférable, car l’engagement eût été au moins réciproque. En donnant pleine sécurité aux Piémontais, la France eût aussi garanti la sienne ; résignée à ne pas agir, elle n’aurait pas laissé la liberté d’agir contre elle.

La concession n’ayant pour but que de calmer l’impatience du roi de Sardaigne, Champeaux lut naturellement autorisé par ses-instructions à lui en faire part, et ce ne fut pas la seule précaution qu’on lui permît de prendre pour assurer sa bienvenue. Il dut également laisser entendre que, si l’Espagne refusait son adhésion aux points convenus, on donnerait au maréchal de Maillebois l’ordre de rentrer en France avec son armée et de priver l’infant de tout secours. Au dernier moment cependant, le rédacteur de ces instructions semble enrayé lui-même de la gravité d’un pareil engagement, car il ajoute entre parenthèse : « Cette assurance ne devra être donnée que de bouche et non par écrit[26]. »

Laissons repartir maintenant pour Turin avec ces instructions compromettantes Champcaux, déguisé cette fois non en ecclésiastique, mais en marchand hollandais, et tournons nos yeux vers Madrid, où la bombe allait enfin éclater.


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Vauréal à d’Argenson, 8 avril 1743. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  3. Vauréal à d’Argenson, 15 février, 19 novembre 1745 et passim. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  4. D’Argenson à Vauréal, 18 janvier, 28 février 1745, (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  5. Le roi à Vauréal, 5 janvier. — Vauréal au roi, 16 janvier 1745. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  6. D’Argenson à Vauréal, 28 février, 21 mars, 25 avril 1745 et passim. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  7. Vauréal avait obtenu la grandesse à l’occasion du mariage de la Dauphine.
  8. D’Argenson à Vauréal, 29 mai, 13 juillet, 6 août 1745. — Vauréal à d’Argenson, 29 juin, 20-27 août 1745. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  9. Sur la situation du prince et de la princesse de Carignan à Paris, consulter Saint-Simon, t. X, ch. XV, et t. suiv, ch. Ier. — Luynes, t. III, p. 262. — Barbier, août 1741. — D’Argenson lui-même dit dans ses Mémoires, t. IV, p. 275 : « Le roi de Sardaigne connaît notre cour, il y a d’excellens espions, nous les souffrons à l’hôtel de Carignan ; ils sont très clairvoyans et l’instruisent de tout ce qui se passe ici. »
  10. C’est ce qu’atteste une pièce de sa main insérées dans les correspondances de Turin du ministère, sous la date évidemment fausse de février 1746. Il doit y avoir dans cette indication une erreur, au moins d’une année ; car, en février 1746, la négociation avec Turin était déjà engagée et presque menée à fin sur des bases tout à fait différentes de celles qui sont indiquées dans ce document. Plusieurs passages, d’ailleurs, indiquent que la pièce a été rédigée antérieurement à la mort de Charles VII, c’est-à-dire dans les deux premiers mois du ministère de d’Argenson. Elle est suivie d’une sorte d’allocution adressée au pape, afin de le décider, au nom des souvenirs de la lutte des Guelfes et des Gibelins, à se ranger du côté de ceux qui voudraient affranchir l’Italie de la domination autrichienne. Rien de plus curieux que de voir d’Argenson ultra-gallican, et imbu de tous les préjugés parlementaires, invoquer l’exemple de Grégoire VII et d’Innocent III.
  11. Carutti, Storia di Carlo Emmanuele III, t. I, p. 300 et suiv.
  12. Champeaux à d’Argenson, 27 octobre 1745. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  13. Carutti, vol. I. Appendice A. Cette pièce est également citée dans l’écrit de M. Eugène Rendu, intitulé l’Italie et l’empire d’Allemagne, p. 148.
  14. Carutti : Appendice. — Cette pièce n’est pas citée dans l’ouvrage de M. Rendu.
  15. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 285.
  16. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 286, 287. — Champeaux à d’Argenson, décembre 1745. (Correspondance de Turin. — Ministère des affairés étrangères.)
  17. Rendu, p. 151 et suiv. — Mémoire remis par M. de Champeaux au cabinet de Turin en décembre 1745.
  18. Rendu, p. 157, 158.
  19. Journal de d’Argenson, t. IV, p. 224.
  20. Rendu, p. 163. On voit qu’à partir de la signature de cet acte du 26 décembre, il ne fut plus question du plan d’indépendance et de confédération italienne. Les historiens de nos jours (Michelet et Henri Martin entre autres) sont donc absolument dans l’erreur quand ils attribuent l’abandon de ce projet généreux à l’opposition de l’Espagne et à la faiblesse de Louis XV pour son gendre et sa belle-fille. C’était la volonté du roi de Sardaigne qui réduisait toute la transaction à un vulgaire traité de partage territorial. Deux choses sont également dignes de remarque : c’est que dans la négociation qui eut lieu à Dresde entre le ministre de France et le représentant de Marie-Thérèse (et qui ne put aboutir), l’impératrice défendait avec persistance les intérêts du roi de Sardaigne, qui la sacrifiait sans ménagement au même moment, et l’envoyé de d’Argenson soutint avec obstination les droits de l’infant d’Espagne dont le même ministre faisait bon marché à Turin !
  21. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 285.
  22. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. VII, p. 290).
  23. Journal de d’Argeman,t. VIII, p. 294.
  24. Champeaux à d’Argenson, 17 janvier 1746 (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  25. Note autographe de d’Argenson, 19 janvier 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.) — Cette note est insérée par d’Argenson dans la partie de ses mémoires qui contient le récit de toute sa négociation avec le Piémont (t. IV, p. 302), mais avec de notables différences et de graves omissions. J’ai souligné les passages qui ne se trouvent pas reproduits dans le journal. La raison de la plus importante de ces suppressions est facile a comprendre. D’Argenson écrivant à Maillebois, à l’insu de son frère, devait lui expliquer pourquoi une aussi grave recommandation ne lui était pas transmise par ta voie officielle du ministère de la guerre ; c’est ce qui le décidait à affirmer (contrairement à ta vérité) que le ministre de la guerre ignorait l’existence infinie de la négociation. Mais dans son Journal, il se fait honneur, su contraire, d’avoir forcé le roi à mettre le ministre de la guerre au courant. Il fallait donc faire disparaître cette contradiction. Da reste, dans tout le récit de d’Argenson, la suite des faits est confusément établie et difficile à accorder avec les dates des correspondances.
  26. voici le passage des instructions données à Champeaux, qui ne laisse aucun doute sur la double communication faite confidentiellement à Charles-Emmanuel et dont celui-ci devait si tristement abuser : a Le roi donnera cependant des ordres secrets au maréchal de Maillebois afin que ce général use, en attendant l’acquiescement de l’Espagne, de tous les ménagemens convenables à l’égard des troupes du roi de Sardaigne ; M. de Champeaux ne doit pas lui laisser ignorer que, dans le cas où la cour de Madrid ne voudrait pas adhérer au traité qui aurait été conclu entre le roi et le roi de Sardaigne, Sa Majesté se déterminerait à rappeler sur-le-champ l’armée que commande M. de Maillebois. (Cette assurance ne devra être donnée que de bouche et non par écrit.) ! — De plus, une lettre écrite par Champeaux avant son départ de Paris (17 Janvier) fait voir que c’est à la demande de Montgardin que fut faite la recommandation adressée au maréchal de Maillebois pour lui interdire tout mouvement.