Fin du ministère du marquis d’Argenson/01

Fin du ministère du marquis d’Argenson
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 313-349).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

FIN DU MINISTERE DU MARQUIS D'ARGENSON

I.
L’EXPÉDITION D’ECOSSE ET LA PRISE DE BRUXELLES.

Par la paix conclue à Dresde, entre Frédéric et Marie-Thérèse, la France se trouvait de nouveau réduite à un état d’isolement à peu près complet. L’abandon de la Prusse la privait de tout appui dans le nord de l’Europe : elle ne conservait d’auxiliaire qu’au midi, et là, même l’alliance de l’Espagne ne lui prêtait qu’un concours insuffisant, toujours douteux, et que les caprices comme les prétentions d’Elisabeth Farnèse rendaient, à l’occasion, plus incommode que secourable. L’Autriche, au contraire, délivrée désormais de toute préoccupation en Allemagne, allait reparaître en force soit en Flandre, soit en Italie, soit même aux portes de la Lorraine et de l’Alsace, en choisissant elle-même le lieu où elle croirait pouvoir porter le coup le plus décisif.

Une seule chose atténuait, sinon la gravité, au moins l’imminence du péril. Entre le 26 décembre 1745, date du traité de Dresde, et le moment où, suivant la règle encore on usage, les opérations militaires devaient être reprises, trois mois au moins devaient s’écouler. En supposant même un empressement qui n’était pas dans les habitudes du temps, et encore moins dans celles de la cour de Vienne, il ne fallait pas un moindre délai pour que des troupes engagées au fond de la Bohème fussent ramenées et prêtes à combattre, au-delà soit du Rhin, soit des Alpes : en attendant, l’Angleterre restait aux prises avec une insurrection qui paralysait toutes ses forces ; et la Hollande, menacée sur sa frontière sans défense, pouvait redouter à tout moment une attaque victorieuse de Maurice de Saxe. Le champ restait donc libre, momentanément, à l’action des armes françaises. C’était un répit de quelques instans, précieux à mettre à profit, et de véritables jours de grâce dont il ne fallait perdre ni une heure, ni une minute.

Celui qui aurait dû sentir le plus vivement cette nécessité d’aller vite et de frapper fort, c’était le ministre de Louis XV, dont la responsabilité était le plus directement engagée, puisque, averti à temps de la défection de Frédéric, il avait négligé l’occasion, sinon d’en tirer vengeance, au moins de profiter de la liberté qui lui était rendue pour conclure de son côté une paix avantageuse avec l’Autriche. Entre la Prusse, qui se retirait, et l’Autriche qui s’offrait, d’Argenson, j’ai dû le raconter, avait fait un choix dont il continuait à s’applaudir. C’était bien le moins qu’il eût prévu et se tînt prêt à prévenir les suites inévitables de sa préférence. Loin de là, la résignation, le contentement même qu’il témoignait étaient l’indice qu’il ne se rendait qu’imparfaitement compte de la situation nouvelle qu’il avait laissé faire à la France. Il persévérait à penser que la paix particulière, conclue entre notre allié de la veille et notre ennemie, pouvait servir d’acheminement vers une paix plus générale. L’Autriche, suivant lui, venait de faire preuve de dispositions conciliantes, et la Prusse, d’une puissance dont il ne tenait qu’à elle d’user pour imposer sa médiation.

« Je vais, écrivait-il, le 6 janvier, au chargé d’affaires de France en Bavière, vous confier un grand secret : je connais assez votre prudence et votre discrétion pour juger que TOUS en forez usage, conformément aux intentions du roi. Pendant le peu de séjour que le comte d’Harrach vient de faire en Saxe, il a eu quelques pourparlers avec le marquis de Vaulgrenant, sur les conditions auxquelles la paix pourrait être faite, entre Sa Majesté et la reine de Hongrie. La conclusion de l’accommodement entre les cours de Vienne et de Berlin n’empêche pas que ces ouvertures aient été suivies par M. de Vaulgrenant, et comme il compte revenir ici à la fin du mois, nous nous en remettons à vous pour écrire, par quelque voie sûre et secrète, au comte d’Harrach, à Vienne (où nous jugeons qu’il est retourné), que le roi, informé des dispositions qu’il a témoignées de la part de la reine de Hongrie, sur le désir de cette princesse, de pouvoir traiter avec Sa Majesté, — de cour à cour, sans l’entremise d’aucune autre puissance ; — est, de son côté, dans les mêmes dispositions ; de sorte que, si la reine de Hongrie voulait faire passer secrètement, à Paris, une personne autorisée pour cette négociation, ce serait le moyen de parvenir à une conclusion, à la satisfaction réciproque des deux cours… La conclusion de la paix, ajoutait-il, du roi de Prusse avec la cour de Vienne, ne change rien au principe d’union intime avec le roi de Prusse ; nous estimons, au contraire, qu’il sera plus aisé d’agir de concert dans une négociation que nous ne l’aurions pu dans les opérations militaires[1] : » Et le ministre de France à Berlin, Valori, recevait en même temps l’instruction de représenter à Frédéric la gloire qu’il trouverait dans un rôle de médiateur qui le rendrait l’arbitre et l’auteur de la paix du monde. Pour commencer, on devait le presser d’intervenir, afin d’empêcher au moins la guerre de s’étendre, en s’opposant à tout effort que pourrait tenter l’Autriche pour entraîner les puissances secondaires d’Allemagne à sa suite et faire sortir l’empire de sa neutralité[2].

Tant d’illusion est à peine croyable. Il était clair, en effet (et d’Argenson devait être vraiment le seul à ne pas le reconnaître), que, si Marie-Thérèse avait laissé voir une humeur pacifique, c’était dans l’espoir d’éviter une humiliation et, un sacrifice, qu’elle conjurait, en quelque sorte, la France de lui épargner ; mais après qu’on lui avait laissé boire le calice et que le mal était consommé, ce n’était plus que dans les chances d’une guerre heureuse qu’elle pouvait, pour le moment du moins, trouver la compensation de ses-pertes et la consolation de ses douleurs. Quant à Frédéric, il n’était pas moins certain que, s’il s’était cru en mesure, ou s’il avait eu souci de jouer le rôle glorieux et désintéressé dont d’Argenson le croyait digne, c’était dans le cours de sa négociation et non au lendemain du traité conclu qu’il y aurait songé ; c’est quand il tenait encore le pied sur la gorge de son adversaire qu’il se serait mis en devoir de dicter les conditions de la paix générale. Mais une fois ses propres intérêts mis à couvert, et l’Autriche ayant respiré et repris haleine, lui demander de se remettre en campagne uniquement en vue du bien public, c’était lui faire à la fois trop de tort et trop d’honneur : il n’avait jamais fait preuve de si peu de prudence et de tant de grandeur d’âme. Des deux côtés, le moment propice pour agir était passé : il est aussi inutile que puéril de vouloir courir après les occasions qu’on a manquées.

Aussi, la double déception ne se fit pas attendre. Le comte d’Harrach, malgré les bons sentimens dont il avait fait confidence à Vaulgrenant, dans son dernier entretien (et dont nous le retrouverons encore animé dans la suite de ce récit), ou n’obtint pas, ou ne demanda pas lui-même la permission de reparaître : aucune suite ne fut donnée à l’idée d’envoyer un émissaire autrichien à Paris[3].

A Berlin, Frédéric, sans refuser absolument d’interposer (si on l’en pressait) ses bons offices pour arrêter la reprise des hostilités, en offrant même à Louis XV de tâter le pouls, pour savoir s’il y avait apparence de calmer les esprits, témoigna aussi peu de désir que d’espoir de rendre son intervention efficace. A quoi il se montra moins disposé encore, ce fut à tenter un effort sérieux afin d’empêcher la nouvelle impératrice d’user de la dignité qu’il venait de lui reconnaître pour peser sur les déterminations du corps germanique. A Valori qui lui représentait qu’il y allait de son intérêt, comme de sa gloire, de ne pas laisser la nouvelle maison d’Autriche opprimer les libertés de l’Allemagne : — « Oh ! mon ami, dit-il, il faudrait pour cela que le cas se présentât, et s’il se passe quelque infraction de la cour de Vienne, mon ministre clabaudera comme les autres… » — « Enfin, il a fini par me dire, ajouta Valori, qu’il faudrait être bon pour se remettre en avant, après les orages qu’il avait essuyés, puisqu’il avait attrapé le port, et qu’il se bornerait à admirer notre gloire et à juger des coups. » En définitive, tout ce qu’il fut possible d’obtenir lut une promesse assez vague que, si la question de neutralité de l’empire était posée dans la Diète à Ratisbonne, le représentant de la Prusse voterait pour qu’elle lût maintenue[4]

Le ministre prussien à Paris, Chambrier, eut ordre de tenir, à d’Argenson lui-même, absolument le même langage. — « Pour ce qui regarde, lui écrivait le roi, les idées de M. le marquis d’Argenson touchant la guerre de négociation que je dois faire à la reine de Hongrie, vous lui direz toutes les fois qu’il vous en parlera, que je n’avais nulle envie de m’embarquer dans une guerre de chicane qui me conduirait insensiblement à une rupture générale, qu’ainsi je n’y entrerais ni en noir ni en blanc : qu’il ne s’agissait présentement plus de chicaner sur des bagatelles et que, l’élection du grand-duc une fois faite, celui-ci pourrait jouir de toutes les prérogatives qui lui reviennent par la dignité impériale une fois échue sans que je m’y opposerais : que si la couronne impériale devenait héréditaire dans la nouvelle maison d’Autriche, la France n’avait à s’en prendre qu’à elle-même : que, quant à mes intérêts personnels, je saurais me soutenir contre tous les mauvais desseins, et contre toutes les mauvaises intentions de la maison d’Autriche ; mais que moi, aussi peu que tous les autres hommes, ne pouvions pas fixer l’avenir par toute notre prudence, et qu’ainsi notre grande application devait être de remplir bien notre tâche pendant notre vie. Si, après ma mort, arrivaient des changemens dans l’état, le sort déciderait en cela du mien comme de tous les autres états qui ont existé depuis qu’il y a eu des règnes en ce monde. » Il ajoutait, en mettant ici tout à fait à découvert le fond de sa pensée : que, « quant à la neutralité de l’empire, elle ne serait pas menacée si la France avait le bon sens de ne pas prendre l’offensive, et qu’il n’avait donc pas besoin de s’en mêler, ce qui le remettrait dans les difficultés avec l’Allemagne. » Enfin, le ministre qu’il envoyait à Dresde, afin de reprendre avec cette cour les relations diplomatiques, recevait pour instruction de se borner, dans ses relations avec le ministre de France, à un simple commerce de politesse, sans chercher à prendre avec lui de liaisons particulières. On voit combien d’Argenson, en recommandant à ses agens une confiance absolue dans leurs collègues prussiens, était loin de pouvoir compter sur la réciprocité[5]

La diplomatie ayant ainsi perdu l’occasion d’agir, c’était à la guerre à reprendre la parole et à se faire entendre ; aussi bien d’Argenson n’était ni seul, ni maître dans le conseil, où son crédit, qui n’avait jamais été très grand, venait de recevoir un rude échec par le démenti si cruellement donné à ses illusions sur la loyauté du roi de Prusse. Le seul des conseillers de Louis XV qui partageât encore ses espérances de paix, c’était Belle-Isle, redevenu tout Prussien et tout pacifique depuis que, rejeté dans l’ombre par les exploits de Maurice, il ne pouvait plus aspirer à jouer le premier rôle sur-le-champ de bataille ; mais tous les autres, Maurepas, Tencin, Noailles, enfin le roi lui-même avaient un plus juste sentiment de la situation et reconnaissaient la nécessité d’une action militaire aussi prompte que énergique[6] Sur deux points en particulier, la partie déjà entamée, si elle était jouée avec hardiesse et couronnée par un succès rapide, pouvait, avant même que la grande lutte fût reprise, en changer toutes les conditions. Un corps de 11,000 hommes, détaché de l’armée de Flandre, et réuni sur les côtes de la Manche était prêt à partir sous les ordres du duc de Richelieu pour tenter un débarquement en Écosse, et venir en aide au prétendant. Maurice, de son côté, restant au milieu de ses troupes victorieuses, au lieu de venir, suivant-son habitude et son goût, jouir pendant l’hiver des plaisirs de la capitale, méditait un coup d’audace, dont le secret, gardé même pour ses amis les plus intimes, attestait toute l’importance.

L’expédition confiée à Richelieu n’ayant pu, comme on va le voir, être menée à fin, d’Argenson se défend vivement dans ses Mémoires de l’avoir jamais conseillée ; il assure même que, comme on le voyait hésiter à s’y associer, il « s’éleva contre lui des orages » semblables à ceux de la Manche qui nous sépare de l’Angleterre ; c’était, dit-il, « un déchaînement de seigneurs, de valets, de femmes, d’aventuriers, à qui on avait promis de grosses sommes d’argent, qui devaient leur revenir de la conquête de l’Angleterre, et qui demandaient en attendant quelques louis à compte, comme le Fâcheux de la comédie de Molière. » — J’ai cherché vainement la trace de cette résistance de d’Argenson dans ses correspondances, et-je ne vois pas comment elle eût pu être bien vive, puisque, comme j’ai eu occasion de le raconter, c’était lui-même qui, trois mois déjà auparavant, avait expédié, auprès du prétendant, un envoyé choisi parmi ses amis personnels. Depuis lors, le marquis d’Eguilles ne quittait pas le camp des insurgés écossais, où il était assez ouvertement traité comme le représentant de la cour de France. La mission de d’Eguilles n’aurait pas eu de sens et ne se serait pas ainsi prolongée, si elle n’avait été accompagnée de la promesse d’un secours effectif que Charles-Edouard, du reste, ne se faisait pas faute de réclamer avec insistance. De plus, pleine autorisation avait été accordée à tous les Anglais ou Irlandais engagés au service de France (ils étaient nombreux, car on sait quel rôle la brigade irlandaise avait joué à Fontenoy), de se rendre auprès du prétendant et de faire campagne avec lui, sans dissimuler leur qualité, ni perdre leur grade. Profitant de cette invitation, le régiment de Royal-Écossais et deux escadrons du régiment de Fitz-James, en tout 3,000 hommes, étaient déjà arrivés en Écosse, convoyés par des bâtimens de commerce et conduits par lord Drumond et le brave Lally-Tollendal. Après les avoir poussés en avant, il n’était guère possible de ne pas les soutenir. Enfin, on a vu avec quelle énergie d’Argenson s’était opposé à la prétention qu’avaient émise les Hollandais, de faire servir, pour la défense de la dynastie protestante en Angleterre, les régimens faits captifs à Tournay, qui s’étaient engagés par capitulation à ne pas porter les armes contre la France : une véritable rupture diplomatique avec les États-généraux avait suivi cette controverse dans laquelle d’Argenson, appuyé, par le talent de Voltaire, s’était engagé personnellement. Pouvait-on dire d’une manière plus, positive que les deux causes de Louis XV et du prétendant n’en faisaient plus qu’une, et comment abandonner ensuite aux chances des combats un client si publiquement adopté ?

Ce qui prouverait d’ailleurs que d’Argenson ne fut pas aussi hostile qu’il le dit à l’expédition projetée, c’est que l’auteur de la protestation adressée aux États-généraux fut le même qu’on chargea de préparer un manifeste au peuple anglais, emporté en poche par Richelieu, et destiné à être publié dès que l’escadre française aurait touché la côte britannique. Ce rédacteur fut encore Voltaire et le document figure dans ses œuvres complètes. Le grand écrivain était en même temps un habile homme qui savait ménager son crédit : il n’est pas probable qu’il eût prêté sa plume à la composition d’une pièce de cette importance, s’il n’en avait pas reçu l’ordre formel du ministre dont l’affection l’honorait, ou s’il eût seulement pu craindre de lui déplaire en l’écrivant. Tout fait donc croire que cette fois comme après Fontenoy, les deux patrons de Voltaire s’entendirent, sans contestation, sur le concours qu’ils réclamaient de leur ami commun[7].

En regardant de près même aux termes de ce manifeste, très habilement présenté, il semble qu’on y reconnaît la trace des idées propres à d’Argenson. On y retrouve, en effet, à toutes les lignes l’expression du soin scrupuleux qu’il avait mis, on l’a vu dès le premier jour, à bien établir que l’intervention de la France dans les dissensions de la nation britannique n’avait pas pour but de lui faire violence, mais au contraire de rendre à la meilleure et à la majeure partie des citoyens anglais la liberté d’exprimer leur vœu : « Le roi de France, y est-il dit, a cru de son devoir de secourir à la fois un prince digne du trône de ses ancêtres, et une nation généreuse dont la plus saine partie rappelle enfin le prince Charles Stuart dans sa patrie. Il n’envoie le duc de Richelieu, à la tête de ses troupes, que parce que les Anglais les mieux intentionnés ont demandé cet appui, et il ne donne précisément que le nombre de troupes qu’on lui demande, prêt à les retirer dès que la nation exigera leur éloignement. Sa Majesté, en donnant un secours si juste à son parent, au fils de tant de rois, à un prince si digne de régner, ne fait cette démarche auprès de la nation anglaise, que dans le dessein et dans l’assurance de pacifier par là l’Angleterre et l’Ecosse, pleinement convaincue que le sérénissime prince Edouard met sa confiance dans la bonne volonté des Anglais, qu’il regarde leurs libertés, le maintien de leurs lois et leur bonheur comme le but de toutes ses entreprises, et qu’enfin les plus grands rois de l’Angleterre sont ceux qui, élevés comme lui dans l’adversité, ont mérité l’amour de la nation. » — Ce respect des droits d’une nation dans un temps où on ne parlait guère encore que de ceux des rois, exprimé au nom d’un souverain qui ne reconnaissait lui-même pas de limites à son propre pouvoir, est comme la signature du ministre philosophe[8].

Le seul en réalité, parmi ceux qui furent alors appelés à donner un avis, qui ait exprimé ouvertement quelque crainte sur l’issue de l’expédition projetée, ce fut Maurice de Saxe. Tout en donnant ses ordres pour envoyer le détachement de ses troupes qui lui était demandé, il préjugeait l’issue probable de l’aventure où on s’engageait, avec ce bon sens pratique qui l’abandonnait rarement, et dont il devait cette année même donner plus d’une preuve : « Vous êtes bon citoyen, mon maître, vous aimez le roi et vous aimez votre patrie (écrivait-il au maréchal de Noailles) ; ne craignez-vous pas que cet embarquement de Dunkerque ne nous engage dans un nouveau roman qui pourrait être long à soutenir ? le parti protestant subsistera toujours en Angleterre, à cause des biens de l’église qui sont possédés par les seigneurs de la nation, et cette crainte ne les abandonne jamais. Vous diriez peut-être, mon maître, de quoi je me mêle : mais j’aime le roi et son royaume, et quoique je ne dusse demander que plaie et bosse, la vérité m’étrangle toujours[9]. »

A dire vrai, si jamais la tentative, — si souvent rêvée par les politiques français, sans qu’ils aient jamais même mis la main à l’exécution, — et dont nos voisins ont pourtant toujours peur, — eut une chance de succès, c’était bien quand un secours militaire était attendu par une insurrection victorieuse, en possession de plusieurs ports de mer. Seulement à la fin de décembre, époque où tout put être prêt pour le passage, il était déjà un peu tard pour se mettre en mer, la mauvaise saison rendant la traversée de la Manche difficile, et la même cause venant d’interrompre momentanément le cours, jusque-là aussi rapide que brillant, des succès de Charles-Edouard. Après une pointe très heureusement poussée au cœur même de l’Angleterre, jusqu’à Derby et Manchester, le hardi guerrier devait rétrograder et regagner l’Ecosse ; il n’osait pas laisser venir l’hiver au milieu de populations hostiles, qui ne lui fournissaient rien pour sa subsistance, et craignait d’attendre, sur ce terrain ingrat, l’arrivée des forces supérieures que le duc de Cumberland ramenait de Flandre. Cette retraite volontaire n’était pas une défaite matérielle, mais c’était bien déjà un échec moral, dont l’effet fut sensible par la perte de plusieurs des points importans qu’on croyait acquis à l’insurrection, entre, autres le port de Montrose, le lieu le plus naturellement désigné pour le débarquement d’une troupe envahissante.

La célérité, qui était une des conditions du succès, avait donc déjà manqué à l’expédition dont Richelieu allait prendre le commandement : le secret, qui n’eût pas été moins important, fit également défaut. Richelieu, fidèle aux habitudes de vanterie et d’ostentation qui lui étaient familières, donna beaucoup d’éclat à ses préparatifs : un nombreux état-major qu’il attacha à sa personne fit sonner très haut les succès qu’il ne pouvait manquer d’obtenir, on annonça d’avance que le chef ne tarderait pas à rapporter d’Angleterre son bâton de maréchal. — « Nos jeunes officiers qui en étaient, dit d’Argenson, prenaient congé en uniforme à la cour et à la ville comme quand ils partent en avril pour la campagne de Flandre. » De plus, pour assurer les moyens de transport, on dut réquisitionner presque tous les bâtimens marchands des ports de la Manche. Cette suspension du mouvement commercial habituel équivalait, pour le gouvernement anglais, a un avertissement public de se mettre en garde : il n’y manqua pas, et, comme, malgré sa gêne intérieure, il conservait la libre disposition de toutes ses forces maritimes, quand Richelieu arriva à Boulogne, le détroit était déjà gardé à vue par une escadre anglaise de près de trente-cinq bâtimens, croisant le long des côtes de France.

La conséquence fut que, dès que le présomptueux capitaine eut pris connaissance de la situation, le ton de confiance qu’il affectait la veille baissa sensiblement et fit place, presque sans transition, à l’expression du découragement. Il fut même le premier à signaler (comme s’il n’eût eu aucun reproche à se faire) le double inconvénient de n’avoir pas été prêt à temps et d’avoir été annoncé avec trop d’éclat. « Hier, écrit-il le 29 décembre, il fit vent à souhait, et si mon artillerie était arrivée, j’aurais passé en Angleterre avec toute la facilité imaginable. » — Et deux jours après, le 31 : « Je pense que, si le secret avait été gardé à peu près, comme il devait l’être, il aurait été possible de dérober mon passage et que je n’aurais eu risque que de rencontrer par hasard des corsaires… parce que les vaisseaux anglais qui sont aux Dunes ne se tiennent pas la nuit dans le passage, à cause du risque qu’ils courraient pendant la nuit. »

Mais ces facilités une fois perdues, il ne voit plus que difficultés et l’opération ne peut plus (suivant une expression dont il se sert à plusieurs reprises) être menée à bonne fin sans un véritable miracle, « Telles sont les craintes, dit-il, et les assurances qu’on peut prendre sur l’entreprise qui m’est confiée ; elle est trop avancée pour se rebuter… Mais je ne dois pas vous laisser ignorer les obstacles tels qu’ils sont, par la conséquence dont ils peuvent être pour les troupes qui me sont confiées. »

Enfin, le 5 janvier, après huit jours de mauvais temps, le désespoir est à peu près complet : — « Je ne sais que faire, dit-il ingénument,.. si le vent ne change pas et quelque miracle ne s’opère pas en notre faveur, comme vous pouvez le voir par le détail de notre situation… Je crois que ceux qui auraient de grands talons militaires ne sont pas plus à l’abri du ridicule que ceux qui en ont moins… Aussi, si je connaissais quelque guerrier intrépide de ce genre, je vous prierais de me l’adresser, car il faut, quoi qu’il arrive, faire contre fortune bon cœur. »

L’attente se prolongea pendant tout le mois de janvier, le départ étant toujours renvoyé d’un jour à l’autre et le moment ne paraissant jamais favorable pour tenter l’aventure. Dans l’intervalle, Richelieu, de plus en plus dégoûté, cherche dans son imagination quelque moyen de se décharger de l’entreprise, sans pourtant oser encore donner le conseil d’y renoncer complètement. Il propose de changer à la fois le point de départ et le point d’arrivée de l’expédition. Une escadre était préparée dans la rade de Brest, sous le commandement du duc d’Anville, pour aller faire campagne dans l’Atlantique, et reprendre sur les côtes d’Amérique les points dont s’était emparée la marine anglaise : ne pourrait-elle pas, auparavant, jeter les bataillons expéditionnaires sur les côtes du pays de Galles, du comté de Cornouailles ou même en Irlande, partout, en un mot, où les jacobites se vantent d’avoir des amis ? Ou bien, le même service ne pourrait-il pas être rendu par des corsaires frétés dans le port du Havre ? Aucun de ces expédiens n’étant agréé à Versailles, le général dans l’embarras, et tout à fait dépité, ne songe plus qu’à mettre sa responsabilité à couvert, en rappelant que ce n’est pas lui qui a eu l’idée première de l’entreprise : — « Ce n’est pas moi, écrit-il, qui ai formé le projet de porter des secours en Angleterre, aussi je ne suis ni acharné à trouver les moyens d’en faire passer, ni enthousiasme du zèle jacobite… Mais ayant été choisi pour conduire celui qu’on aurait pu y passer, j’ai cru devoir présenter tous les moyens que je croyais qui pourraient le faire réussir… M. le duc d’York[10] et son parti n’auront ainsi rien à nous reprocher. » — Enfin, vers le milieu de février, il tombe ou se dit malade et demande l’autorisation de revenir à la cour ; en laissant le commandement à son premier lieutenant, lord Clare. — « Il revint, dit d’Argenson, jetant les hauts cris contre les ministres de la guerre et de la marine, » et raillant les catholiques anglais et leur prince, le duc d’York, qui n’attendaient le succès de l’expédition que de leurs pratiques de dévotion superstitieuse. En revanche, les quolibets du public parisien ne l’épargnèrent pas lui-même, et comme ces plaisanteries dont les chroniqueurs et les chansonniers tiennent note portaient habituellement sur les mœurs de ce héros favori des dames, elles sont d’ordinaire assez peu décentes. La meilleure est peut-être celle qui le représente comme un barbet qui devait aller chercher un bâton de l’autre côté d’une : rivière et n’a pas même osé se mettre à l’eau[11] L’expédition, sans être officiellement décommandée, était ainsi moralement abandonnée : personne, en France, n’en espérait plus le succès ; et on cessa complètement d’y compter quand deux tentatives de passage, faites par le duc de Fitz-James avec un petit convoi de troupes sur des embarcations isolées, eurent successivement échoué. Il fallut rentrer au port, avant même d’avoir pu prendre le large, afin de ne pas tomber dans les mains des croiseurs anglais.

Mais, même dans de telles conditions, la menace, bien que non exécutée, pouvant toujours l’être d’un moment à l’autre, était loin d’être complètement inutile. Elle tenait le cabinet anglais sur le qui-vive, et la crainte de dégarnir tout à fait sa capitale l’empêchait d’envoyer toutes ses forces à la suite du prétendant en Écosse. Aussi, une première attaque dirigée contre Charles-Edouard à Falkirk, le 4 février, avec des forces insuffisantes, fut-elle repoussée sans peine, et ce nouveau succès, joint à l’attente d’un secours qu’on espérait toujours voir arriver, donna aux vainqueurs la patience de supporter les épreuves d’une campagne d’hiver, que la rigueur du climat et une pénurie pécuniaire à peu près complète commençaient à rendre très rude.

En attendant, à Londres, l’inquiétude se prolongeait, aggravée par les embarras d’une situation ministérielle et parlementaire très compliquée. L’opinion imputait hautement aux ministres (le duc de Newcastle et son frère Pelham) la durée d’un péril qu’ils n’avaient su ni prévoir ni prévenir. Pour regagner la faveur publique qui lui échappait, le cabinet ébranlé eut la pensée de s’adjoindre l’illustre Pitt, l’orateur populaire par excellence, mais l’objet des ressentimens et de l’inimitié personnelle et bien connue du roi. Aussi, dès que la proposition lui en fut faite, George, violemment irrité, crut pouvoir renvoyer, sans autre forme de procès, les ministres qui se permettaient une si insolente exigence et rappeler au pouvoir son ancien favori, Carteret, dont il n’avait d’ailleurs jamais cessé de prendre et de suivre secrètement les conseils. Ce caprice, il est vrai, ne fut que de peu de durée. Carteret, averti de l’impossibilité où il serait de trouver des collègues et de former une administration, dut remettre au bout de quarante-huit heures, au souverain, le mandat qu’il avait reçu, et les Pelham rentrèrent en vainqueurs. Ils assignèrent à Pitt un poste élevé, qui, sans l’associer au ministère, l’en rapprochait et l’y préparait. Mais cette incertitude même, ces brusques allées et venues, cette humiliation infligée à un souverain par ses propres ministres, tout cela était mal compris sur le continent et semblait démontrer l’impuissance où était l’Angleterre, travaillée par des discordes intestines, de venir en aide à ses alliés. L’impression était fâcheuse, surtout en Hollande, et dut même accroître l’effet de terreur causé par l’entreprise hardie de Maurice, dont le secret venait enfin d’éclater.

Autant Richelieu, en effet, avait fait de bruit de son expédition, autant Maurice avait mis de précaution à dissimuler jusqu’au bout les préparatifs de la sienne. Il est vrai que la publicité donnée à l’une aidait un peu au secret de l’autre, car le seul fait d’avoir laissé détacher une fraction importante des troupes de Flandre, pour la transporter sur les côtes de la Manche, semblait éloigner toute pensée d’employer, contrairement à la coutume, une armée ainsi réduite à des opérations d’hiver. Et quant au soupçon qu’aurait pu faire naitre le séjour prolongé à Gand d’un général qui ne passait pas pour aimer la retraite, Maurice avait su employer plus d’un art pour le détourner. Se plaignant qu’un voyage, dans les conditions ordinaires, lui causait, vu son état d’infirmité, d’intolérables souffrances, il faisait construire, sous ses yeux, un carrosse de forme particulière, où il pourrait s’étendre plus commodément et dont il attendait l’achèvement pour se mettre en route. Dans l’intervalle, il ne négligeait aucun moyen de tromper son ennui et de divertir le désœuvrement de son entourage. Il avait mandé auprès de lui sa sœur, la comtesse de Holstein, pour lui tenir compagnie et faire les honneurs de sa maison. Il s’était fait envoyer d’Angleterre des coqs de combat, et semblait prendre un plaisir infini à voir ces animaux se battre sous ses yeux, suivant la mode britannique. Il paraissait, en un mot, si occupé de se procurer tous les genres de divertissement qu’au lieu de lui supposer un dessein caché, on l’aurait plutôt accusé d’oublier ses devoirs dans des plaisirs peu conformes à sa dignité, comme au soin qu’il devait prendre de sa santé.

L’illusion à cet égard était même si complète qu’on la partageait à Versailles, et ses meilleurs amis s’étonnaient de le voir reprendre un train de vie dont il n’avait que trop souffert : « Je souhaiterais, mon cher maréchal, lui écrivait le maréchal de Noailles, que l’on put vous persuader que vous êtes seulement en chemin de guérison et que vous fussiez assez docile pour vous conduire en convalescent. Si j’avais l’honneur d’être connu de Mme la princesse de Holstein, je la prierais de travailler de concert avec M. le docteur Sénac à vous retenir dans les bornes convenables à cet état de convalescence, et je voudrais vous donner quelquefois des inquiétudes en vous taisant envisager des conséquences dangereuses. » Maurice répondait sur le même ton : « Ma santé n’est pas encore assez bonne pour me donner aucune licence que celle que les plaisanteries peuvent fournir. Je suis même d’avis de n’en prendre jamais d’autres : il y a des plaisirs de tout âge, et encore faut-il qu’ils y soient assortis : il n’y a que ceux qu’un bon estomac peut fournir qui ne soient point sujets à cette variation et qui constamment soient de bonne compagnie. Vous jouissez de ce bonheur, mon cher maître, et, sans vous envier, sans même l’espérer, je désire un si grand bien. Si on me calomnie et si notre docteur Sénac m’accuse de la moindre chose de quelque nature qu’elle puisse être, c’est un méchant homme. Il est inutile qu’il charge le pauvre malade pour se mettre à couvert[12]. »

Il ne négligeait rien pourtant et toutes les dispositions étaient déjà prises, au moins dans sa pensée, pour l’exécution du projet dont il ne fit part qu’au milieu de décembre, même à son ministre ; le comte d’Argenson : Il ne s’agissait de rien de moins que de compléter la conquête des Pays-Bas, en mettant la main, par une sorte de surprise, sur la capitale où siégeait encore le représentant de Marie-Thérèse, le comte de Kaunitz, avec la qualité de gouverneur-général. La ville de Bruxelles, alors assez convenablement fortifiée, ne pouvait être enlevée que par un siège régulier, mais Maurice avait lieu de croire qu’elle serait faiblement défendue. Tel était, en effet, le dénûment où Marie-Thérèse (tout occupée à pousser sa pointe contre le roi de Prusse) avait laissé ses possessions flamandes que leur chef-lieu ne contenait, en fait de troupes autrichiennes, que deux escadrons de dragons et de hussards de cent cinquante hommes chacun, de sorte qu’en comptant les états-majors des différens généraux qui résidaient dans la ville, on y aurait trouvé, dit Voltaire, plus d’officiers que de soldats. Dix-huit bataillons hollandais formaient la seule force effective, assez considérable à la vérité, car elle se montait bien à 15,000 hommes, mais on pouvait penser qu’ils ne se feraient pas tuer jusqu’au dernier pour l’honneur d’une souveraine qui prenait si peu de souci de se défendre elle-même.

L’essentiel, pourtant, était d’arriver en force et sans être attendu, afin de ne pas laisser le temps aux autres troupes des alliés, encore éparses dans la province, de se concentrer pour faire obstacle aux premières opérations du siège. Le résultat de la campagne précédente avait été, en effet, de diviser les Pays-Bas comme en deux parties à peu près égales, obéissant à des dominations différentes. Toute la partie occidentale jusqu’à la mer était occupée par l’armée française, puisqu’une série de sièges, suivie d’autant de capitulations, nous avait rendus maîtres successivement de Tournay, de Courtray, d’Audenarde, de Menin, d’Ypres, de Furne, d’Ostende, de Bruges j’de Dendermonde, en dernier lieu enfin d’Ath et de Gand. Mais à l’est, les places de Malines, de Louvain, de Charleroi et de Namur étaient encore occupées par les forces alliées, qui tenaient sous leur main toute la contrée avoisinante, la ville de Bruxelles était donc aussi découverte d’un côté qu’appuyée de l’autre, et la petite rivière de Senne, qui la traverse, formait comme la ligne de partage des deux régions. C’était ce cours d’eau que Maurice avait formé le projet de faire passer à ses troupes, sur plusieurs points, en amont et en aval de Bruxelles, par des corps d’armée qui, se tendant la main et se rejoignant sur l’autre rive, comploteraient l’investissement. Une division détachée devait rester en observation devant Mons, la seule place forte, située sur la rive gauche de la Senne, qui fût encore en la possession des Autrichiens. Les mesures semblaient si bien prises, et Maurice pensait être tellement sûr de leur succès, qu’il croyait pouvoir promettre au roi que Bruxelles serait cernée et ainsi moralement prise le 1er janvier, pour ses étrennes.

Mais il avait compté sur la durée d’une forte gelée, très habituelle dans a contrée, à cette époque de l’année, et qui devait favoriser le transport d’un gros matériel de siège. Dans la dernière semaine de décembre, de grandes pluies survinrent, suivies d’un dégel complet qui rendit les routes inabordables pour l’artillerie. La contrariété était très grande, car chaque jour de délai pouvait amener un incident qui donnerait l’éveil à l’ennemi ou révélerait à l’armée française elle-même le plan qu’il importait de lui laisser ignorer jusqu’à la dernière heure. Déjà le retour inattendu de plusieurs colonels qui étaient partis en vacances, et qu’il avait fallu rappeler, faisait causer dans les rangs. Afin d’arrêter les commentaires, Maurice dut se séparer de son confident et de son auxiliaire le plus apprécié, le comte de Lowendal, attendu à Paris, le 1er janvier, pour prendre part à la réception des chevaliers du Saint-Esprit nouvellement promus. L’impatience, qui devait être extrême, ne fut pas pourtant visible sur les traits du maréchal : il la dominait même intérieurement assez bien pour garder l’esprit ouvert aux soins les plus variés. Ainsi, c’est pendant ces jours d’attente forcée qu’on trouve plusieurs lettres écrites de sa main et portant sur des sujets de nature très différente, auxquels il semble s’appliquer avec une attention et même une ardeur égales.

La première est une réponse à un avis qui lui était demandé par le comte d’Argenson, sur le plan général des opérations à suivre pendant la campagne prochaine. Le maréchal discute, avec une rare clairvoyance, les éventualités probables ; il conclut qu’il n’a rien de sérieux à craindre de la part du corps germanique, toujours lent à se mettre en mouvement et trop travaillé par des divisions intérieures pour qu’on puisse le décider à une campagne d’agression : « Moins même, dit-il, on laissera de troupes en face de la frontière de l’Empire et même en Alsace, et moins on sera exposé à causer des inquiétudes que l’impératrice pourrait exploiter. Il suffit donc de tenir un corps d’armée en observation auprès de Thionville, prêt à se porter sur le Rhin (s’il y avait lieu), mais pouvant aussi se relier aisément à l’armée de Flandre, quand sa présence en face de la frontière allemande ne serait plus jugée nécessaire. » On verra combien ces prévisions et ces précautions devaient être justifiées par l’événement.

L’autre épître, visiblement écrite sous l’empire d’un sentiment de colère, a trait tout simplement à un incident survenu dans l’administration du domaine de Chambord, dont une concession royale avait doté le vainqueur de Fontenoy. Par je ne sais quelle erreur de bureau, la capitainerie des chasses de la vaste forêt qui s’étend autour du château s’était trouvée démembrée ; une part en avait été accordée à un châtelain du voisinage, le marquis de Saumery. Maurice l’apprend, et, dans cet arrangement fait à son insu, il voit un piège tendu par ses ennemis. Il prend feu, et l’idée même lui vient de donner sa démission et de laisser tout là : « Bien que je sois au plus fort de ma besogne, écrit-il, cette affaire me donne un tel déplaisir que j’ai pensé d’écrire à ma cour d’en envoyer un autre pour achever cette opération ; mais je suis honnête homme, et j’ai la fatuité de croire que personne n’en serait venu à bout. » — Mais, au moins, il ne veut entendre à aucun accommodement : « Ainsi, ne vous appliquez pas à me faire des assurances de la bonne conduite de M. de Saumery. Je sais de quel bois il se chauffe, et l’idée que j’ai du peu de cas qu’on fait d’un général en France, quand on n’en a pas besoin, ne me laisse que peu de choses à espérer sur les différends que j’aurais indubitablement avec M. de Saumery par la suite, si je laissais le moindre jour à contestation[13]. »

Enfin, vers le milieu de janvier, le froid a repris : les routes sont séchées, on peut donc se mettre en campagne. Les troupes réunies sur six points différens (pour que leur rassemblement ne parût trop remarquable nulle part) reçoivent, le 27, leur ordre de départ et leurs provisions de route, et c’est ce jour-là seulement aussi que les généraux, chargés de les conduire, apprennent dans quel sens et vers quel point ils ont à se mouvoir. Tout le monde doit partir le 28 au matin, Maurice lui-même, quittant Gand, dont les portes restent fermées toute la journée, pour ne laisser passer aucun porteur d’avis indiscret. Mais voici le ciel qui se couvre de nouveau le soir et la température qui s’adoucit. Va-t-il encore falloir s’arrêter ? « Non, s’écrie Maurice et puisque les frais en sont faits (écrit-il sans hésiter au ministre), j’entamerai demain mon opération, dût-il pleuvoir des hallebardes, et le cœur me dit que j’aurai bonne issue : je finis sans compliment. » Ne reconnaît-on pas à ce cri du cœur celui qui a dit dans ses Rêveries : « A la guerre, il faut souvent agir par inspiration ; si l’on était obligé de rendre compte pourquoi on prend un parti plutôt que tel autre, on serait souvent contredit : les circonstances se sentent mieux qu’elles ne s’expliquent, et si la guerre tient de l’inspiration, il ne faut pas troubler le devin. »

Effectivement le 28, le mouvement général s’opère. Pendant que trois corps de troupes, sous les commandemens des marquis de Clermont-Gallerande, d’Armentières et de Brézé, quittent Audenarde, Ath et Tournay, pour aborder Bruxelles sur la haute Senne, c’est vers la basse que Maurice en personne, aidé du comte de vaux, qui vient de Dendermonde, se porto avec vingt-quatre escadrons de cavalerie, vingt et un bataillons, et vingt-cinq pièces de canon. Il s’était réservé à lui-même ce point d’attaque, parce que de ce côté l’accès de la ville était rendu plus difficile par un canal latéral, trace parallèlement à la rivière : deux passages étaient ainsi nécessaires au lieu d’un seul. La distance de Gand à Bruxelles ne pouvait être franchie en un seul jour ; il fallut s’arrêter à Alost la première nuit. Mais, en arrivant, on apprit que l’avant-garde d’un régiment venait de rencontrer, en avant de cette petite ville, un gros de cinquante hussards de la garnison de Bruxelles, auquel elle avait dû donner la chasse et dont elle avait fait vingt-cinq prisonniers. Les autres, qui avaient échappé, ne pouvaient manquer d’aller donner avis de l’incident : on ne pouvait donc plus arriver tout à fait inaperçu, et, de plus, il était à craindre que dans les premiers momens d’alarmes, le commandant de Bruxelles ne prît le parti désespéré de mettre le feu aux faubourgs extérieurs de la ville, pour ne pas les laisser tomber au pouvoir des assaillans, qui y trouveraient un abri et des cantonnemens. C’eût été un grave mécompte, car, les troupes n’ayant point apporté de tentes pour ne pas ralentir la marche, le campement à la belle étoile, en plein hiver, dans un pays dévasté, aurait été une épreuve assez pénible à supporter.

Maurice, sérieusement inquiet de ce contre-temps, prit alors un parti très singulier : ce fut d’écrire lui-même, avant de quitter Alost, au comte de Kaunitz pour le détourner d’une résolution extrême dont l’utilité ne serait pas, lui assurait-il, en proportion du dommage qu’elle pourrait causer. Il faut citer tout entière cette lettre véritablement originale : « Comme je fais faire, dit-il, quelques mouvemens aux troupes que j’ai l’honneur de commander dans ce pays et qui avoisinent la ville de Bruxelles ce qui, par un usage établi, pourrait engager votre Excellence à mettre le feu aux faubourgs de cette belle ville, et que je voudrais lui épargner cette perte et ce dommage, j’ai cru que votre Excellence ne désapprouverait pas la liberté que je prends de lui en écrire, pour l’engager à conserver un si bel ornement à la ville de Bruxelles. La destruction des faubourgs d’Ypres et de Tournay n’en ont pas rendu la prise plus difficile, et ; c’est une erreur de croire que ces bâtimens au-delà des glacis puissent être de quelque avantage aux assiégeans. Ils ne peuvent servir à une place qu’en cas de surprise contre laquelle il y a d’autres moyens de se garantir. Votre Excellence ne doit pas soupçonner cette lettre d’artifice, si elle veut se souvenir de ce que j’ai fait pratiquer moi-même à Lille dans l’avant-dernière campagne : l’armée combinée était campée dans la plaine de Cissoing ; mon premier soin fut de défendre à l’officier-général qui commandait à Lille, d’en brûler les faubourgs, et, assurément, je n’aurais pas pris sur moi une telle démarche, si contraire à l’usage, si je n’avais cru pouvoir en prouver l’abus[14]. »

Je ne sais si, pour se promettre quelque effet d’une telle pièce, Maurice avait compté sur l’étonnement qu’elle causerait : en ce cas, son calcul ne fut pas trompé. Kaunitz, tout étourdi de la menace imprévue dont il venait d’apprendre la nouvelle, et de la communication plus inattendue encore qui en était la suite, convoqua sur le champ son conseil de guerre. Kaunitz, d’ailleurs, aussi médiocre militaire qu’il devait se montrer plus tard habile politique, n’avait nulle confiance (M. d’Arneth nous l’apprend) ni dans ses propres talens, ni dans la force de résistance des troupes qu’il commandait. Dès le commencement de l’hiver, il avait averti l’impératrice que, si les Français faisaient une attaque sérieuse, avant, que de puissans renforts lui fussent envoyés, tous les Pays-Bas seraient emportés en quinze jours. Aussi ne trouva-t-il rien de mieux à proposer à son conseil que de mettre à l’abri la garnison en évacuant sur-le-champ la ville, au lieu de compromettre par une défense impuissante cette dernière ressource de la province abandonnée[15].

Pendant qu’on discutait cette étrange proposition, la brigade de Normandie vivement poussée en avant, arrivait en vue de la ville, jetait des ponts sur le canal d’abord, puis sur la rivière ; et le faubourg, principal, celui de Laeken, était occupé avant qu’on eût décidé si on le livrerait ou non aux flammes. Maurice y vint prendre ses quartiers le 30, et, dans la journée qui suivit, tous les autres faubourgs reçurent successivement les différens corps exactement arrivés au rendez-vous.

La position n’eût pas été assurée cependant si on ne se fût emparé sur-le-champ, de quelques points fortifiés, en dehors de la ville, de peu d’importance à la vérité, mais où on ne pouvait laisser l’ennemi logé sur les derrières de l’armée assiégeante. Les forts des Trois-Fontaines, de Grünberghe, et de Vilvorde durent être ainsi enlevés à la baïonnette. La résistance, d’ailleurs, fut presque nulle, les Autrichiens se hâtant de se replier sur Malines, et Maurice, qui ne tenait pas à s’embarrasser de prisonniers qu’il n’aurait su comment garder, ayant recommandé qu’on leur facilitât ce mouvement de retraite : « Je sais, écrivait-il en particulier à l’officier chargé de s’emparer de Grünherghe, que présenter un objet sanglant au roi n’est, pas lui faire une chose agréable ; aussi je voudrais éviter de prendre la garnison de Grünherghe prisonnière en lui laissant cette nuit le chemin libre de se retirer sur Vilvorde. Nous pouvons bien faciliter cette évasion ; vous sentez bien que je ne puis faire de capitulation avec, eux et que je suis obligé de les réduire en poussière. Aussi je prends sur moi le moyen que vous pourrez trouver, de leur faire sentir la clémence du roi sans blesser sa justice. »

Ces opérations préliminaires ayant pris quelques jours, ce n’est que le 8 février que la tranchée est enfin ouverte, et, dès le 11, le courage des assiégés semble défaillir : Kaunitz fait proposer sous main de remettre la place, pourvu que la garnison entière puisse sortir librement avec les honneurs de la guerre. Maurice, qui sent son avantage, n’a nulle envie de se contenter à si bon marché ; mais pour ne pas, pousser à bout des gens qui faiblissent et les entretenir, au contraire, dans les sentimens d’une crainte salutaire, il ne refuse pas de soumettre l’offre à la décision de Versailles, bien entendu, sans interrompre un seul instant le cours de ses opérations et sans répondre de ce qui peut arriver jusqu’au retour du courrier. C’est ce qu’il explique lui-même à Kaunitz dans une nouvelle lettre que le comte d’Argenson qualifie avec raison de chef-d’œuvre, tant les termes en étaient bien choisis pour donner à réfléchir à son correspondant.

« Au quartier-général de Laeken.


11 février 1746.

« J’ai reçu la lettre que votre Excellence m’a fait l’honneur de m’écrire hier, et, assurément, la proposition que votre Excellence me fait serait acceptable dans d’autres occasions. Je connais les égards qui sont dus à une nombreuse et brave garnison, et je serais approuvé de lui accorder tous les honneurs de la guerre ; mais Bruxelles n’est point une place tenable, il ne serait pas possible d’assembler d’armée pour venir à son secours sans courir risque d’une destruction totale ; aucuns moyens ne me manquent, je puis les augmenter en artillerie et en tout autant que je le veux : aussi il ne faut qu’un peu de temps et quelques précautions pour vous forcera demander des conditions honnêtes, quoique un peu dures… J’enverrai pourtant un courrier sur-le-champ à la cour pour savoir ses ordres : je crains seulement mes propres troupes, elles sentent leur supériorité et jusqu’aux soldats connaissent des défauts à cette grande ville que j’ignorais et que peut-être votre Excellence ignore elle-même : je crains donc que dans une attaque un peu vive, ils ne forcent de toutes parts leurs officiers II marcher, et lorsque je les aurai une fois dedans, il faudra bien que j’aille à leur secours. Jugez, monsieur, du désordre et de la confusion d’une telle circonstance. Il me serait triste que ma vie fut marquée par une époque telle que l’est celle de la destruction d’une capitale. Votre Excellence ne saurait croire jusqu’où le soldat français pousse l’indiscipline et la hardiesse. J’ai vu plus d’une fois à la reddition des villes, pendant qu’on réglait les formes de la capitulation, toute la ville se remplir de soldats sans savoir par où ils y étaient entrés. A Philisbourg, cela nous est arrivé, cependant les otages en sortaient par un seul petit bateau. A Ypres, qui est assurément une place avec de hauts remparts, couverts d’ouvrages, et de bons fossés, tous les postes étaient garnis de troupes hollandaises : je fus voir M. le prince de Hesse, que je connais depuis longues années, pendant que j’étais chez lui, toute la ville se remplit de soldats français sans qu’on ait su par où ils y étaient entrés. Cela se passait à dix heures du matin. A cinq heures du soir, il envoya chez moi et me fit dire qu’ils y étaient de nouveau. On y envoya des détachemens pour les chasser. Ils sont comme des fourmis et trouvent des endroits inconnus aux autres. Jugez ce que ce serait, monsieur, dans des occasions où ils auraient le pillage pour but et dans une place mauvaise par elle-même. C’est, je vous assure, ce qui m’embarrasse le plus dans la conduite de cette affaire[16]. »

Maurice, en tenant ce fier et habile langage, témoignait plus d’assurance qu’il n’en éprouvait en réalité, car il apprenait à peu près en même temps que le prince de Waldeck, qui était resté à Anvers, toujours en qualité de commandant en chef de l’armée hollandaise, sortant de son inaction, faisait mine de rassembler toutes les troupes sous ses ordres pour venir au secours de la place assiégée. Des dispositions avaient même dû être prises pour aller au-devant du prince et lui livrer bataille s’il se présentait. La position (Maurice en convient lui-même) n’eût pas été commode si on avait dû soutenir le combat en ayant à des les 15,000 hommes de la garnison, qui n’auraient pas manqué de sortir au même moment. Mais Waldeck fut, suivant son habitude (Maurice y avait compté sans doute), assez lent à se mouvoir, et, en attendant, il paraît que le tableau des suites d’une prise d’assaut, et la crainte de voir les fourmis leur monter aux jambes, firent, sur le gouverneur et les officiers, toute l’impression désirable : car le 20 février, dès que, l’attaque ayant été dirigée contre l’ouvrage à cornes, qui passait pour le plus fort, des grenadiers français se furent montrés sur le haut de la brèche, le drapeau blanc fut arboré, et des parlementaires vinrent discuter les conditions de la capitulation. Ils essayèrent bien encore d’obtenir quelques ménagemens en alléguant que la ville n’était pas réduite à la dernière extrémité et que des secours pouvaient arriver : « Ah ! vous avez raison, dit Maurice, il n’y a que des gens sans cœur qui se rendent quand ils attendent du secours : rentrez donc et défendez-vous. » Le défi ne fut pas relevé : toute la garnison dut se rendre à discrétion, et tout ce qu’elle put obtenir fut que ses armes seraient déposées en magasin pour être rendues à la paix. Et encore, en accordant cette condition, Maurice savait-il bien ce qu’il faisait, car comme on lui faisait observer quelques jours après que la garnison captive, n’étant pas suffisamment surveillée, pourrait peut-être échapper : « N’ayez pas d’inquiétude, dit-il, les armes du soldat hollandais lui appartiennent ; en s’en allant, il nous donnerait droit de les garder, et ne s’exposera pas à les perdre. »

Le siège avait duré trois semaines et ne coûtait pas à l’armée française plus de neuf cents hommes. Le succès matériel était grand : l’effet moral, plus grand encore, fut relevé par la modération que le vainqueur mit dans l’usage de son triomphe. Bruxelles, lieu de réunion de tous les chefs des armées alliées pendant la campagne précédente, regorgeait de richesses qui, étant le bien de l’ennemi, auraient pu être considérées comme de bonne prise. Le duc de Cumberland et le prince Charles de Lorraine y avaient laissé tous leurs équipages. Maurice leur fit restituer le tout sans rien garder : tous les officiers généraux autrichiens reçurent des passeports, et Kaunitz, en se retirant, put emmener les employés civils qu’il désigna. Le seul qui fut menacé un moment d’être retenu était un gazetier de Hollande qu’on avait fait venir, tout exprès, pour rédiger, sous les yeux des commandans autrichiens, des libelles diffamatoires destinés à être répandus en Europe, contre la France, son souverain, ses ministres et ses généraux. Le pauvre homme, tout effrayé, jurait qu’il n’avait rien écrit que sur des notes transmises et des ordres donnés par ses supérieurs, au nombre desquels il comptait Cumberland et Waldeck eux-mêmes. Maurice fit constater judiciairement sa déposition, après quoi il lui donna son congé. Il n’était pas lâché, laissait-il entendre, de faire voir, à son tour, à quels expédiens des princes et des généraux ne dédaignaient pas d’avoir recours, et à quels ennemis la France-avait à faire. Le seul qu’il exceptait de cette réprobation commune, c’était le comte de Kaunitz lui-même, chez qui, une fois la capitulation faite, et dans tous les débats qui suivirent pour en régler l’exécution, il se louait de n’avoir rencontré que des procédés pleins de loyauté et même d’aménité. — « M. de Kaunitz, écrivait-il, m’est venu voir et m’a demandé une quantité de passe-ports… C’est un homme très sage, très aimable et très habile, ou je suis bien trompé ; il m’a paru dans le dessein de ne plus servir à cause de sa santé qui est délicate : je voudrais qu’on nous l’envoyât en France, vous en seriez content, car sûrement il plaira à tout le monde. » — Quand on songe que ce vœu, quelques années plus tard, était accompli, et qu’on se rappelle quel parti le même Kaunitz sut tirer de ses relations à Paris, pendant le séjour qu’il y fit comme ambassadeur, ce jugement paraît d’une perspicacité vraiment prophétique[17].

Cinquante-deux drapeaux pris sur l’ennemi avaient été envoyés sur-le-champ, à Paris, pour être portés à Notre-Dame, où un Te Deum devait y être chanté : et on ne savait, dit Barbier, quasi où les placer ; mais au nombre des trophées militaires si glorieusement conquis, il en était un dont Maurice avait voulu faire un hommage au roi, encore plus solennel : c’était l’oriflamme de François Ier, trouvé dans une des salles d’armes de Bruxelles, auquel étaient joints deux étendards du corps des gendarmes et des gardes du corps, pris en même temps à Pavie. — « J’ai fait retirer ces trois pièces, ’écrit-dl, le 2 mars, et si vous l’avez pour agréable, je me propose de vous les faire porter. » — « le roi n’a pas cru, répond le comte d’Argenson, qu’il fût convenable que les deux étendards de la maison du roi et l’oriflamme de François Ier, qui se sont trouvés dans la salle d’armes de Bruxelles, fussent ; rapportés ici avec éclat, et Sa Majesté aime mieux que vous les rapportiez vous-même, ce que je ne saurais trop vous exhorter à faire le plus tôt qu’il vous sera possible, mais je juge par le silence que vous gardez avec nous sur ce point, que vous êtes bien aise de nous surprendre agréablement. »

Effectivement, il n’était plus question ni de la difficulté de voyager, ni de l’attente du carrosse qui était toujours à Gand en construction ; mais plusieurs semaines furent encore nécessaires pour disposer les troupes de manière à garantir la ville occupée contre un retour offensif des alliés. Enfin, le 11 mars, tout étant prêt, le vainqueur se mit en route ; sa rentrée en France fut un véritable triomphe. Dans les moindres bourgades, on se pressait sur son passage ; à chaque relais de poste, des jeunes filles, vêtues de blanc, vinrent lui offrir des bouquets. A l’entrée de Paris, des douaniers, chargés de percevoir les droits d’entrée, voulaient visiter sa voiture. — « Que faites-vous, canailles, s’écria le préposé, est-ce que les lauriers, sont contrebande ? » A Versailles, dès que son arrivée fut annoncée, le roi se leva, fit quelques pas au-devant de lui et l’embrassa sur les deux joues ; quoique la salle fût pleine, il dit tout haut : qu’il aurait bien voulu qu’il y eût plus de monde encore pour être témoin de son compliment. — « C’est une réception, dit le chroniqueur Barbier, qui aura déplu à plus d’un seigneur de la cour. » Tout ne se passa pourtant pas en paroles : le don des grandes entrées, faveur de cour, d’un prix tout particulier, qui permettait, d’aborder le souverain à toute heure, puis l’octroi de lettres de naturalité solennelles qui rattachaient, pour la vie, le maréchal à la patrie dont il venait de porter si haut la gloire, furent des témoignages plus éclatans et plus durables de la reconnaissance royale.

Mais c’était à l’Opéra, bien plus qu’à la cour et dans ce monde de théâtre dont il était le favori dès sa jeunesse, que Maurice était sûr de trouver un accueil enthousiaste qui, là du moins, ne faisait pas de jaloux : « Le vendredi 18-, dit encore le même Barbier, M. le maréchal comte de Saxe vint à l’opéra d’Armide ; tout était plus que plein. Il avait fait retenir les deux premiers bancs du côté du roi. Plusieurs de ses aides-de-camp étaient au second banc ; M. le major des gardes françaises avait fait garder ces deux bancs par une sentinelle. Le maréchal arriva avec M. le duc de Biron, colonel des gardes, et M. le duc de Villeroy : il était entre eux, au balcon, à la troisième place… On dit que M. Berger, directeur de l’Opéra, vint au-devant de lui, lui fit compliment, et lui présenta le livre d’honneur, ce qu’il ne fait qu’aux rois et aux princes du sang. A l’arrivée du maréchal ; il y eut grands battemens de mains au parterre, en criant : « vive M. le maréchal de Saxe ! » Il salua très poliment le public… Ce n’est pas tout : dans le prologue d’Armide, qui était fait en l’honneur de Louis XIV, la gloire paraît tenant une couronne de lauriers à la main et chante ces paroles :


Tout doit céder dans l’univers
A l’auguste héros que j’aime.


Ce qui est suivi d’un grand chœur de danse des suivans de la gloire. A la fin du prologue, l’actrice qui faisait la gloire s’avança sur le bord du théâtre, et présenta la couronne à M. le maréchal de Saxe, qui fut surpris et qui la refusa avec de grandes révérences ; mais la Gloire insista en lui disant quelque chose de gracieux, et comme le maréchal était trop éloigné dans le balcon pour qu’elle pût lui mettre dans la main, le duc de Biron prit la couronne de la main de la gloire et la passa au bras gauche de M. le maréchal de Saxe. Cette action d’éclat donna lieu à de nouvelles acclamations : vive M. le maréchal de Saxe, à de grands battemens de main et à un bruit général de l’Opéra… Il faut convenir qu’un honneur aussi éclatant vaut un triomphe des Romains. M. le maréchal de Saxe se trouve ainsi couronné par la gloire même, personnifiée, dans un spectacle public et dans la plus belle assemblée de l’Europe, avec l’applaudissement et l’approbation de tout le spectacle. On ne peut rien de plus flatteur. On a été persuadé aussi que cela ne s’est pas fait sans l’agrément et la permission du souverain[18]. » — Ce dernier point n’est pas l’avis du duc de Luynes, écho plus fidèle des impressions et des conversations de Versailles, qui, après avoir raconté la même scène, conclut en disant : « M. de Saxe n’a pas été généralement approuvé d’avoir accepté cette couronne. » A quoi il ajoute, non sans quoique malice, que la gloire aussi (personnifiée par Mme Demetz) y avait trouvé son compte par l’envoi d’une paire de boucles d’oreilles en diamans d’une valeur de 10,000 livres, dont le maréchal lui fit don le lendemain[19].

Faut-il s’étonner qu’au récit de pareilles scènes, un des cliens de Maurice crût pouvoir, sans paraître trop familier, lui en faire, dans une lettre presque officielle, son compliment. — « Monseigneur, lui écrivait le chargé d’affaires qui venait de remplacer à Dresde le marquis de Vaulgrenant, vous avez toujours été un héros qui a eu son essor au-dessus des autres. Jouissez longtemps du privilège d’être adoré par une moitié du monde, et regardé par l’autre comme le plus grand homme du siècle. » Cet éloge délicat le touchait sans doute à un point sensible du cœur. J’aime à croire pourtant qu’il fut plus flatté en recevant d’un de ses lieutenans, le marquis d’Armentières, qu’il avait laissé à Louvain, la lettre suivante : — « Il était à croire qu’une manœuvre aussi belle et aussi hardie que celle que vous avez faite donnerait à penser aux Hollandais. La preuve en est par le prompt départ de M. de Wassenaer. Cette opération va donc être décisive, et le militaire seul aura à s’en plaindre, parce qu’ils cesseront de faire leur métier. » — Effectivement, la première conséquence du siège et de la prise de Bruxelles, c’était le départ pour Versailles d’un employé hollandais, chargé par les États-généraux de venir porter des propositions de paix, et dans la circonstance, cette démarche, si on savait promptement en tirer parti, pouvait terminer par une crise décisive la longue guerre qui désolait l’Europe.


On pourrait signaler dans l’histoire de l’Europe moderne plus d’une occasion où les résolutions d’un petit état, peu puissant par lui-même, ont décidé de l’issue d’une grande lutte, et par là même de la direction imprimée au cours général des événemens. C’est le poids léger qui, jeté à droite ou à gauche dans les plateaux d’une balance, suffit pour la faire trébucher dans un sens ou dans l’autre. Tel était le rôle aussi important que périlleux dévolu, dans cet instant critique, à la république hollandaise. Du moment où les Pays-Bas ne contenaient plus un soldat anglais, et où, de Dunkerque à Ostende, toutes les côtes flamandes étaient occupées par les armées françaises, Londres et vienne ne pouvaient plus communiquer librement qu’à travers la Hollande. Les ports hollandais étaient les seuls où une flotte britannique pût encore aborder sans combat, le jour où l’Angleterre se croirait de nouveau en mesure de reparaître sur le continent. Le territoire hollandais était aussi le seul point de rassemblement possible pour les troupes alliées et le lieu désigné pour les réunions de leurs chefs. Qu’allait-il donc arriver si la Hollande elle-même, épouvantée par l’essor Victorieux des armes de Maurice, perdait courage, demandait grâce à Louis XV et obtenait de lui la permission de rentrer dans un état de neutralité qui, fût-elle même passive et malveillante, l’aurait obligée de fermer les entrées de terre et de mer à tous les ennemis de la France ? Le coup eût été mortel pour la coalition, atteinte par là comme à son nœud vital et séparée en deux tronçons qui ne pourraient plus se rejoindre. C’était la crainte exprimée par les meilleurs juges dans les deux contrées intéressées, où l’on suivait avec une inquiétude chaque jour croissante les progrès des opérations militaires du maréchal de Saxe. — « La France, écrit Horace Walpole le 7 février, est à la veille de prendre Bruxelles et Anvers, et cette dernière ville est déjà assiégée. En ce cas, je ne vois pas comment nous pourrions envoyer des troupes sur le continent l’été prochain. — Il n’y a point de doute, écrit de Vienne l’ambassadeur vénitien Erizzo, que si les Hollandais, comme on le craint, s’accommodent avec le roi très chrétien, il n’y aura plus moyen de continuer la guerre dans les Pays-Bas[20]. »

Mais pour la Hollande elle-même, le concours de circonstances qui, en mettant entre ses mains la clef de la situation politique de l’Europe entière, la désignait en même temps comme le point de mire de la plus redoutable des attaques était la cause d’une grande et véritablement cruelle perplexité. Depuis plus d’un demi-siècle, en effet, le sort des Provinces-Unies était rattaché par un lien étroit à celui de l’Angleterre : l’intimité des deux puissances maritimes était telle que, dans le langage des chancelleries, on ne les nommait jamais l’une sans l’autre. Frédéric a caractérisé cette solidarité des deux états par une imago très vive que j’ai déjà eu occasion de citer. — « La Hollande, dit-il, est rangée derrière l’Angleterre comme une chaloupe suit l’impression d’un vaisseau de guerre auquel elle est attachée. » — Fausser compagnie à l’Angleterre, c’était donc couper l’amarre qui reliait la petite embarcation à la grande, au risque de rester ensuite, en pleine mer, isolé au milieu des flots ; aucun politique hollandais n’envisageait de sang-froid une telle résolution, d’autant plus qu’entre la république, fille de la réforme, et la royauté, ennemie du papisme, l’union était affaire de sentimens encore plus que d’intérêt. N’était-ce pas un prince d’Orange qui avait établi à Londres la dynastie protestante ? Déserter cette cause aujourd’hui qu’elle chancelait, quel déshonneur dans le présent, quelle imprudence pour l’avenir ! Et quant à l’Autriche, les descendans de Charles-Quint n’avaient pas, assurément, les mêmes titres héréditaires que ceux de Guillaume III à l’affection des compatriotes des de Wittet de Nassau ; mais depuis les dernières luttes, qu’avait terminées la paix d’Utrecht, on s’était accoutumé à La Haye à considérer la possession des Pays-Bas, par une puissance rivale de la France, comme la seule barrière (le mot était même consacré dans les traités) qui pût être opposée à la pression constante exercée sur cette frontière par l’ambition de la maison de Bourbon. une stipulation expresse obligeait même, on l’a vu, l’Autriche à confier la défense des principales villes fortes des Pays-Bas à des garnisons hollandaises, placées là comme des sentinelles avancées, chargées de veiller à la défense de la république. Une fois ce rempart tombé, l’indépendance hollandaise se sentait à découvert devant l’ennemi. Parce que cette ligne de défense venait d’être forcée, fallait-il, par une capitulation trop précipitée, se résigner d’avance à ne la jamais relever ? Que faire pourtant, si on était menacé chez soi, tout à l’heure, dans ses propres foyers, sans que ni Autriche ni Angleterre fussent en mesure de porter secours ? Devait-on périr pour ne pas abandonner des alliés qui s’abandonnaient eux-mêmes ?

Telle était la question pleine d’angoisse, véritable cas de conscience à résoudre, qui était débattue non seulement dans les assemblées d’états des diverses provinces, mais dans les lieux publics, dans les cafés, dans les brasseries, dans de nombreuses gazettes, usant sans mesure de cette liberté de presse dont ce coin de l’Europe avait seul alors le privilège. Entre une bourgeoisie pacifique, mais épeurée, et craignant toujours d’être accusée de faiblesse, et un parti fanatique, conduit par un chef ambitieux et appuyé par la populace, la lutte était ouverte et constante, et les agens anglais et autrichiens, présens sur les lieux, n’épargnaient rien pour l’entretenir. De graves souffrances matérielles venaient encore aggraver et envenimer la situation. A la suite du dernier conflit diplomatique, un édit royal avait retiré toutes les faveurs faites par les traités de commerce au pavillon hollandais dans les ports de France : des bâtimens, surpris par cette suspension imprévue, avaient été capturés et leurs cargaisons restaient sous séquestre. D’importantes cités qui vivaient de négoce se trouvaient ainsi atteintes dans les sources mêmes de leur prospérité. Un instant, à la vérité, la paix conclue à Dresde entre Frédéric et Marie-Thérèse avait calmé un peu les esprits. On s’était plu à y voir l’aurore d’une pacification générale. Des envoyés, sur-le-champ expédiés à Berlin et à Vienne, étaient allés, les uns supplier Frédéric de profiter de sa victoire pour intervenir en faveur du protestantisme menacé sur les deux rives de la Manche ; les autres, prier la nouvelle impératrice d’user de la liberté qui lui était rendue pour prendre souci de ses possessions flamandes, et arrêter le cours des exploits de Maurice. Mais Frédéric faisait la sourde oreille, ne se souciant nullement de rentrer dans une mêlée dont il avait su sortir à temps sain et sauf, et l’Autriche, qui promettait beaucoup, était lente à tenir ; en tout cas, elle ne pouvait être prête avant le printemps. En attendant, Maurice avançait toujours : l’hiver, loin de l’arrêter, ne faisait que faciliter ses mouvemens en raffermissant le sol sous ses pas ; encore quelques journées de marche et quelques traits d’audace, la frontière était franchie et la république pouvait tomber, par surprise et sans défense, entre les mains de son vainqueur.

C’est sous l’impression de cette alarme, devenue très générale, et après une décision très orageuse que les États-généraux venaient enfin de se résoudre à envoyer à Versailles un député chargé de porter des paroles de paix : la mission fut résolue le Ier lévrier, sur la nouvelle de l’arrivée de Maurice devant Bruxelles ; et la prise de la ville, opérée plus rapidement encore qu’on ne pensait, ne put que hâter l’ordre du départ[21]. Mais, comme c’est ordinairement le cas des résolutions prises par des autorités partagées, incertaines et peu sûres d’elles-mêmes, la démarche, portant la trace des incertitudes qui l’avaient précédée, garda un caractère équivoque. On voulut ménager, à la fois, ceux qui l’avaient provoquée et ceux qui l’avaient combattue. Le comte de Wassenaer (c’était le nom de l’envoyé, le même qui était venu deux ans auparavant trouver Louis XV à son camp devant Lille) ne fut officiellement chargé que d’offrir au gouvernement français les bons offices de la république, pour travailler à poser les bases d’une pacification générale, afin de les proposer ensuite à l’acceptation de l’Angleterre. Des instructions ostensibles furent rédigées en ce sens et dans des termes de nature à pouvoir passer sous les yeux des cours alliées, sans constituer à leur égard un manque de loi, ou même de convenance. Mais une communication plus secrète autorisait l’envoyé à demander un armistice de quelques mois, pendant lequel l’occupation française devrait être contenue dans des limites définies, et qui pourrait être prolongé si le gouvernement anglais refusait d’entrer en négociation. En réalité, le pas était fait, c’était la neutralité réclamée et promise, car dans les momens critiques où chaque heure compte, un arrangement provisoire équivaut à une concession définitive[22]. Aussi faut-il croire qu’une recommandation plus secrète encore était faite à Wassenaer, de ne lâcher cette parole décisive qu’à la dernière extrémité, et d’épuiser tous les moyens de prolonger la conversation, afin de laisser à l’Angleterre le temps de sortir de ses embarras, comme à l’Autriche de terminer ses préparatifs.

Personne cependant ne s’y trompait, et dès qu’on apprit l’arrivée de l’envoyé hollandais, suivant de quelques jours la prise de Bruxelles, l’opinion générale fut qu’il apportait aux pieds de Louis XV la soumission complète de ces fiers républicains. — « Les Hollandais, écrit l’ambassadeur de Venise à Paris, vont être forcés de subir les conditions que cette cour voudra leur prescrire : on s’apprête à recevoir M. de Wassenaer avec le même ton de hauteur et de supériorité que, pendant les malheurs de Louis XIV, les plénipotentiaires français ont dû subir à Gertruydenberg. » — C’était bien le droit, en effet, et c’eût été le fait également, si le petit-fils de Louis XIV eût été un souverain digne de son aïeul, connaissant sa force, usant de ses avantages et doué d’une volonté qu’il sût imposer à ses ministres[23].

Mais si la division régnait à La Haye, elle n’était pas moindre dans les conseils de Louis XV, et là, non plus, d’une autorité débile et flottante que se disputaient des esprits incertains, on ne pouvait attendre une action d’une simplicité énergique. En réalité, pour un homme d’état qui aurait senti le prix d’une occasion à saisir au vol, il n’y avait qu’une seule chose à faire, c’était d’asséner, sur la tête déjà courbée de la république hollandaise, un coup vigoureux, dont la secousse, l’arrachant à l’Angleterre, aurait frappé la coalition à sa jointure. A aucun prix il ne fallait lui permettre, en soulevant des questions qu’elle n’avait ni droit de traiter, ni pouvoir de résoudre, de confondre sa cause avec celle des alliés dont il importait de la détacher. C’était sa paix particulière dont il fallait lui dicter les conditions en se gardant de lui laisser débattre celles de la paix commune.

Au lieu de viser droit à ce point capital, on se mit à discuter autour de Louis XV, d’une façon en quelque sorte théorique, et comme si on eût été à la veille d’un congrès, la nature et le degré des exigences qu’il conviendrait à la France d’élever dans une pacification générale. La France devait-elle persévérer dans le programme de désintéressement absolu proclamé avec emphase au début de la guerre et se borner à prendre en main les intérêts de ses cliens d’Italie et d’Allemagne ? ou bien, revenant à des vues moins chevaleresques, réclamer pour elle-même une extension de territoire comprenant tout ou partie des conquêtes que la victoire avait rangées sous sa loi ? Une fois la question posée sur ce terrain (que rien ne pressait d’aborder ce jour-là), un débat des plus vifs s’engagea, soutenu de part et d’autre par des raisons spécieuses ou valables, et qui finit par une sorte de prise personnelle entre le marquis d’Argenson et le maréchal de Noailles.

On sait quelle était, au sujet du rôle qui convenait à la France pour assurer sa véritable grandeur, l’opinion consciencieuse et depuis longtemps arrêtée de d’Argenson. Il a pris soin de la consigner dans ses mémoires, en des termes qui ne sont pas dépourvus de noblesse, pour s’en faire honneur devant la postérité. Dans sa pensée, la royauté française était assez forte, son territoire assez étendu, ses frontières assez bien arrondies, pour qu’aucun accroissement matériel lui fût ni nécessaire, ni même désirable. Loin de là, la seule chose qui compromît et menaçât son autorité, c’étaient les vues ambitieuses qu’on ne cessait de lui prêter et qui tenaient toutes les puissances en méfiance devant elle, toujours prêtes à s’armer et à s’unir pour lui résister. Que sa modération fût une fois mise hors de doute, le roi de France s’élèverait sans peine au poste supérieur d’arbitre et de protecteur paternel de l’Europe entière. L’occasion était propice pour donner cours à ces sentimens, puisque la victoire venait à point pour démontrer leur sincérité. D’Argenson, qui s’accuse dans ses Mémoires de n’avoir pas su assez dissimuler ses principes, n’eut garde assurément de les taire ce jour-là. Ne venait-il pas d’ailleurs de les mettre en pratique d’avance par l’indifférence avec laquelle il avait reçu et laissé échapper les offres de cessions territoriales faites par Marie-Thérèse et portées à Dresde par son représentant ? De plus, dans les circonstances présentes, il était convaincu (ses dépêches le redisent à plus d’une reprise) que l’établissement de la Prusse en Silésie assurait à la France, par l’affaiblissement de sa rivale séculaire, un profit suffisant pour compenser les efforts et les sacrifices que la guerre lui avait coûtés. C’était une modification déjà apportée à l’équilibre général de l’Europe, tout à son bénéfice et qui pouvait lui tenir lieu, avec avantage, d’un accroissement territorial. Il s’opposa donc très résolument à toute condition mise dans la négociation de la paix future, en vue d’un intérêt particulier ou d’une prétention personnelle à la France. Un puissant appui lui fut apporté dans ce système d’abnégation par le concours du maréchal de Belle-Isle. En sa qualité d’instigateur principal et presque d’auteur responsable de la guerre dont il s’agissait de constater les résultats, Belle-Isle croyait mieux que tout autre en représenter l’esprit. Aux jours de son entrée triomphale en Allemagne, il s’était épuisé auprès de tous les petits souverains qui s’étaient fiés à sa parole en protestations de désintéressement. Son honneur lui semblait engagé à voir l’effet répondre aux promesses. De plus, il ajoutait (et dans sa bouche, cette allégation avait une certaine valeur) que les visées supposées de la France à une domination universelle étaient, au-delà du Rhin, le fantôme de toutes les imaginations, et qu’il suffirait à Marie-Thérèse d’en dénoncer, de nouveau, les indices pour surexciter le patriotisme germanique, et décider les cercles encore hésitans à sortir de la neutralité et à venir se ranger sous son drapeau. L’Allemagne, ajoutait-il, considérait, tout aussi bien que la Hollande, les Pays-Bas comme le rempart de sa frontière occidentale, et ne mettrait pas moins de prix à en maintenir l’intégrité[24].

Le thème opposé fut soutenu tout aussi nettement par le maréchal de Noailles. On ne pouvait attendre moins du pieux disciple de toutes les traditions de Louis XIV, de celui qui ne prenait jamais la parole (on l’a vu) sans commencer par ces mots : « Sire, votre illustre bisaïeul, » et il est certain que le grand roi aurait été étrangement surpris d’entendre dire que ses armées devaient se battre et ses généraux remporter des victoires, uniquement pour le compte et le profit d’autrui. Noailles était d’ailleurs de ceux (et le nombre en était déjà grand) qui commençaient à trouver qu’entre l’amitié volage du roi de Prusse et l’hostilité avouée de l’Autriche, la différence n’était pas grande, en fait de résultats, et que, ne pouvant plus compter sur personne, la France ne devait plus songer qu’à elle-même. Des raisons morales de d’Argenson, il n’est pas probable que le vieux maréchal tint grand compte, car d’Argenson convient lui-même que le siècle et la nation n’y étaient pas encore préparés. Mais à Belle-Isle, invoquant les paroles données et les engagemens pris, il ne devait pas être embarrassé de répondre que la France avait pu faire le sacrifice de tous les avantages matériels, tant que, persistant dans le dessein d’enlever aux héritiers de Charles-Quint la dignité impériale, elle poursuivait, à tort ou à raison, un avantage moral qui pouvait en tenir lieu ; mais, le but primitif une fois manqué, et la maison d’Autriche remise à la tête du saint-empire, c’était par un accroissement de force et de moyens de résistance qu’il fallait faire tête à sa jeunesse renaissante et à sa vigueur ressuscitée. D’ailleurs, à l’autorité très ébranlée du glorieux vaincu de Prague, Noailles put tout de suite en opposer une autre, plus en mesure de se faire écouter, celle du vainqueur de Fontenoy, dont il était demeuré l’ami, le confident et souvent le conseiller.

Maurice, à peine arrivé à Versailles, prenait, en effet, en mauvaise part, et le disait très haut, la proposition de déclarer par avance que tout le fruit de ses exploits devait s’en aller en fumée. — « Les Anglais et les Hollandais seront, disait-il avec son bon sens énergique, les premiers à se rire (il se servait d’une autre expression) de notre prétendue modération et n’y verront qu’un manque de courage ou le défaut de moyens de continuer la guerre. » — Enfin, qu’est-ce que Noailles n’aurait pas pu ajouter s’il avait su qu’au même moment Frédéric haussait les épaules du rôle de dupe que se donnait la France, en disant aux échos, par avance, qu’elle était prête à se contenter à si bon marché ? Ce grand connaisseur en fait de manière de tirer parti de la victoire ne pouvait même se tenir de faire parvenir charitablement son avis à l’oreille de d’Argenson : « M. de Borkh, écrit Valori le 19 février, m’a dit, il y a deux jours, qu’il avait à me gronder de la part du roi, son maître, sur la trop grande modération de la France, qui ne demandait pour faire la paix que la restitution du cap Breton et offrait d’évacuer toutes ses conquêtes. — C’est en vérité trop, et il semble juste au roi, mon maître, que vous gardiez Ypres, Fume et Tournay. » — Quel appui l’avis d’un si bon juge n’aurait-il pas apporté aux réclamations de Noailles et de Maurice, s’ils l’avaient connu ! Et au fait, peut-être ne l’ignoraient-ils pas, car on ne se gênait pas (nous le savons) pour parler tout haut de tout à Berlin[25].

Tels étaient les argumens développés de part et d’autre et que j’ai cru utile de résumer, même au prix de quelques longueurs, parce que la question devait reparaître (on le verra) périodiquement pendant toute la durée de la guerre, c’est-à-dire plus de deux années encore dans les camps comme dans les conférences, à chaque incident nouveau, survenu dans la diplomatie, ou sur les champs de bataille. Pour le moment, le parti de l’audace et de l’action semblait prévaloir, car Noailles, sentant son avantage, s’enhardit jusqu’à demander que la négociation qui allait s’engager ne fût pas conduite par le ministre seul, mais par le conseil tout entier, réuni en conférence pour discuter avec l’envoyé hollandais. Pour le coup, d’Argenson, visé directement, se fâcha et le prit de très haut : « Je lui demandai, dit-il, comme il osait proposer au roi de changer la forme du gouvernement ; j’ajoutai que le royaume de France ne deviendrait pas république par ses défiances et par son éloquence. Le roi rougit et changea de propos[26]. »

Mais pendant que la délibération durait, Wassenaer était arrivé, et le secret n’est jamais assez religieusement gardé, même dans les plus petites réunions d’hommes, pour que l’écho des discussions un peu vives qui s’y élèvent ne retentisse pas au dehors. D’ailleurs, grâce à un réveil déjà très général de l’esprit public, favorisé par le défaut d’ascendant et d’autorité d’un gouvernement débile, l’habitude s’était répandue dans les cercles de la cour, comme de la ville, de parler tout haut de politique et de trancher, en se jouant, les questions les plus délicates de la diplomatie.

Wassenaer était très connu à Paris, où il avait longtemps séjourné, était apparenté à de grandes familles, et avait beaucoup d’amis, il n’eut qu’à laisser causer devant lui et à ouvrir l’oreille pour savoir à quelles dispositions il avait à faire. Il faut laisser d’Argenson lui-même décrire, avec la spirituelle vivacité de son style, le manège auquel l’habile agent sut se livrer : — « M. de Wassenaer, dit-il, est homme d’esprit : il a fait plusieurs voyages en France, il a lu tous nos bons livres français et parle avec assez d’éloquence : il suivit apparemment ses ordres en se répandant beaucoup dans le monde : chacun se piqua de lui faire fête et de lui parler de la paix : on le regarda à la cour et à Paris, comme un sauveur : il parla d’affaires avec tout le monde, chacun se crut négociateur important. Il se moqua de la nation et manda à sa cour que nous étions bien plus grands politiques qu’on ne croyait en Europe, qu’il n’y avait ici, ni dame, ni évêque, ni chef qui ne lui parlât de politique, il dit partout qu’il apportait la paix telle que le roi ne la ferait pas meilleure à Amsterdam, il voulait flatter la nation et s’y rendre agréable. On lui avait dit à La Haye que notre gouvernement était tel que la cour et la ville influaient sur les affaires, que le ministère avait peu de crédit pour les résoudre, il crut devoir nous traiter en république, où l’on doit capter les suffrages de la multitude[27]. »

Ce tableau, si piquant et pris sur le vif, n’est pourtant pas complètement exact : les causeurs que Wassenaer cherchait à éblouir n’étaient pas tous des partisans de la paix à tout prix ; il y en avait, au contraire, qui, justement fiers des victoires de Maurice, désiraient qu’il poussât sa pointe, et qui n’étaient pas disposés à laisser les bourgeois d’Amsterdam se faire les arbitres du sort du monde. A ceux-là Wassenaer tint aussi un langage approprié à leurs sentimens : il leur laissa entrevoir que, pour peu qu’on lui permit d’offrir à l’Angleterre des conditions sortables, après que la proposition aurait été rejetée, les États-généraux, se croyant dégagés, seraient libres de traiter séparément pour leur compte. C’est en particulier ce qu’il fit entendre au marquis de Fénelon, que d’Argenson lui avait envoyé pour le sonder et qui avait réside trop longtemps en Hollande, en qualité d’ambassadeur, pour qu’on pût espérer de lui faire illusion sur la vérité de la situation. — « vous le verrez, écrivait le marquis au ministre, vous attirer dans le principe d’embrasser à la fois la totalité de la paix générale : il en reconnaît cependant la difficulté et ne paraît pas éloigné de pouvoir en venir à penser que, pour y arriver, il faudra commencer par un bout[28]. » — L’avis était donné évidemment à d’Argenson pour le mettre en garde contre le piège qu’on s’apprêtait à lui tendre, en substituant à une capitulation particulière, qui devait être enlevée de haute lutte, une négociation générale qui tramerait indéfiniment en longueur.

Effectivement, ce dont Wassenaer était averti d’avance, même en quittant La Haye, et ce dont il ne pouvait manquer de vouloir profiter, c’était des sentimens de modération instinctive dont était animé le ministre qui portait la parole au nom de Louis XV. Quand il ne les aurait pas appris par le bruit public, d’Argenson en avait trop souvent fait confidence à son ami, le bon et pacifique Van Hoey, ministre ordinaire de La Haye à Paris (dont j’ai eu plus d’une fois occasion de parler), et Van Hoey s’était trop empressé d’en faire part à sa cour dans son langage emphatique et sentimental ; il avait trop souvent juré que Louis XV, servi par d’Argenson, n’était pas Louis XIV servi par Louvois, et que nulle pensée de conquête ne hantait l’esprit ni du souverain, ni du ministre, pour que l’on ne sût pas parfaitement, à La Haye, à quoi s’en tenir. Et, bien que Van Hoey fût complètement discrédité, bien que Wassenaer eût ordre de ne pas communiquer avec lui (ce dont le pauvre ministre se plaignait à d’Argenson dans des lettres désespérées), le renseignement, pourtant, avait été utile à mettre en note. Nul doute que Wassenaer l’eût présent à la mémoire en abordant la première audience qu’il reçut de d’Argenson[29].

Tout embarras, d’ailleurs, lui fut épargné : car c’est d’Argenson lui-même qui nous raconte qu’il le mit, dès les premières paroles, sur le terrain où il désirait certainement être placé. — « Dans une première conférence, dit-il, je lui dis que nos affaires avanceraient bien s’il voulait m’avouer une chose, à savoir s’il était ambassadeur seulement de la république de Hollande, ou, en même temps, de Hollande et d’Angleterre, ou de ces deux puissances et de la cour de Vienne ? » — Wassenaer n’avait assurément reçu aucun pouvoir ni de Vienne ni de Londres dont il pût se prévaloir, pour répondre directement à cette interpellation : il lui était cependant trop avantageux de se voir traité, non comme le messager suppliant d’une république aux abois, mais comme le plénipotentiaire officieux des deux grandes cours belligérantes, pour qu’il ne cherchât pas à entretenir cette illusion. — « Aussi, dit encore d’Argenson, il tourna autour de la question, assurant cependant que sa république ne faisait cette démarche-ci que par sa seule volonté et ses seules lumières. » — A travers cette dénégation si peu positive, d’Argenson crut comprendre qu’il venait au moins de l’aveu, sinon de la part de l’Angleterre, et la conséquence, qu’il n’ajoute pas, fut que Wassenaer fut autorisé à mettre par écrit ses idées sur les conditions du rétablissement de la paix en Europe. D’Argenson, à cet endroit même de ses Mémoires, raconte que, plusieurs fois dans le cours des conférences qu’il dut avoir par la suite avec Wassenaer, celui-ci, étonné et charmé de le voir aborder si loyalement toutes les questions, s’écria : « Ah ! monsieur, que vous êtes un honnête homme ! » Il ne nous dit pas si ce fut ce jour-là que, pour la première fois, cette exclamation lui échappa[30].

Ce qui est certain, c’est que Wassenaer sortit tellement encouragé de ce premier entretien, que le projet dont il ne tarda pas à faire remise, non-seulement ne ressembla pas (comme il l’avait annoncé) à la paix telle que la France aurait pu la dicter à Amsterdam ; mais que, si les alliés vainqueurs eussent été à la porte de France, ils n’auraient probablement pas élevé d’autres exigences.

Pour commencer, avant d’entrer même en conversation avec l’Angleterre, la Hollande demandait qu’on lui promit la restitution de la totalité des Pays-Bas à l’Autriche, notamment de toutes les places fortes occupées par l’armée française, et « vous jugerez sans doute (disait la note) que les hautes puissances souhaiteraient que la France voulût bien étendre sa générosité et son affection pour elles jusqu’à rendre ces places en l’état où elles étaient au temps de leur prise, » c’est-à-dire, apparemment, avec leurs remparts relevés et munis d’autant de canons qu’on en avait pris sur les bastions ou dans les arsenaux.

Ce n’était ni tout, ni ce qu’il y avait de plus osé. On sait que, par une stipulation spéciale du traité d’Utrecht, l’un des principaux ports militaires français de la Manche, celui de Dunkerque, d’où l’Angleterre craignait toujours de voir sortir une menace contre elle, avait dû être comblé et ses fortifications rasées, avec défense de les relever. De toutes les conditions subies par Louis XIV dans ses malheurs, il n’y en avait pas de plus douloureuse que cette empreinte d’une main ennemie et victorieuse laissée sur le sol français. La clause étant devenue caduque par ce fait même de la déclaration de guerre, on en avait fait rapidement disparaître les traces, et des travaux venaient d’être opérés à la hâte pour faciliter l’expédition confiée à Richelieu. Wassenaer exigeait que ces travaux fussent détruits, la prohibition remise en vigueur et des commissaires anglais chargés d’en surveiller l’exécution.

Une autre clause du traité d’Utrecht interdisait le séjour de France au chef de la famille déchue des Stuarts. Celle-là aussi devait être non-seulement rétablie, mais étendue du prétendant lui-même à toute sa postérité, afin de bien constater que le prince Edouard était abandonné à son mauvais sort.

L’Espagne, de son côté, devait accepter le rétablissement de ses relations commerciales avec l’Angleterre sur le pied réglé par le traité antérieur à la guerre, et dont l’exécution, en donnant lieu à de nombreuses difficultés, avait amené la rupture entre les cours de Londres et de Madrid.

En échange de ces concessions qui constituaient, en réalité, une retraite sur toute la ligne, quelle était l’offre de l’envoyé hollandais ? L’espérance (nullement la certitude) de la restitution par l’Angleterre du cap Breton et des points occupés en Amérique, et la promesse d’intervenir pour un établissement quelconque, dont ni l’étendue ni la nature n’étaient spécifiées, en faveur de l’infant don Philippe en Italie.

En lisant ce document, qu’on a peine à croire exact, on n’est pas surpris de trouver à la dernière ligne cette note de la main de d’Argenson : — « J’en ai rendu compte au conseil, et il m’a été ordonné de dire que ce n’étaient pas là des offres. » — Ce qui étonne, au contraire, c’est qu’un autre ordre n’ait pas suivi immédiatement celui-là, et que Wassenaer n’ait pas reçu l’injonction de quitter Versailles sans délai et de repasser la frontière flamande en avertissant sa cour que Maurice n’allait pas tarder à l’y suivre et l’y rejoindre[31].

D’où vient cependant qu’un parti si naturellement indiqué ne fut pas pris et que, quelques semaines après, on retrouve encore le négociateur hollandais à la même place, les pourparlers repris, et quelques-unes même des conditions si justement repoussées acceptées pour y servir de base ? Tant de versatilité et de faiblesse ne peut être seulement imputé à l’incapacité ordinaire des conseillers de Louis XV. Il y faut voir la suite de la confusion où furent jetés souverains et ministres par la nouvelle d’un désastre imprévu arrivé à la même heure. Une autre négociation engagée sur un théâtre différent, beaucoup plus heureusement conçue par d’Argenson, et qui honore sa mémoire, échouait misérablement, au moment où elle était sur le point d’aboutir, par une véritable fatalité. C’est du côté de l’Italie que l’orage éclatait et qu’il faut tourner nos regards.


DUc DE BROGLIE.

  1. D’Argenson à Renaud, chargé d’affaires de France et Bavière, 6 janvier 1746. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. D’Argenson à Valori, 21-28 janvier, 10 février 1746. (Correspondance de Russie ; — Ministère des affaires étrangères.)
  3. Le comte d’Harrach à Renaud, 22 janvier 1746. Il lui accuse réception de la communication que celui-ci a été chargé de lui faire et promet de la transmettre à Vienne, mais il ne paraît pas y avoir donné suite. (Correspondance d’Autriche. — — Ministère des affaires étrangères.)
  4. Valori à d’Argenson, 27 janvier 1746. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric II à Louis XV, 6 février 1746, Pol. Corr., t. V, p. 23.
  5. Frédéric à Chambrier, 27 janvier, 19 février, à Klingkräfen, ministre à Dresde, 30 janvier 1746. (Pol. Corr., t. V, p. 12 et 28.)
  6. Chambrier à Frédéric, 31 janvier 1746. Le ministre prussien, dans cette lettre, rend compte d’une visite que lui a faite Belle-Isle, et qui peint à la fois les dispositions particulières du maréchal et l’état d’esprit du conseil de Louis XV. Après que Belle-Isle l’a assuré de son dévoûment à Frédéric et du service que la Prusse rendrait en intervenant pour obtenir la paix générale : « Mais peut-être, lui dit Chambrier, tout le monde à Paris ne souhaite pas la paix. » Le maréchal répliqua qu’il m’entendait à demi-mot et qu’il passait bien des idées dans la tête de quelques-uns, que l’intérêt particulier l’emportait souvent sur l’intérêt public et que deux ou trois campagnes de plus pouvaient peut-être convenir aux vues particulières de certaines gens, mais qu’il ne se proposait lui, maréchal, que la gloire de son maître et de la France : il croyait penser mieux que ceux qui se laissaient ébranler et séduire par des idées contraires. — (Ministère des affaires étrangères.) Frédéric, informé de ces dispositions de Belle-Isle, l’en fit remercier. (Valori à d’Argenson. — Correspondance de Prusse.)
  7. La résistance du d’Argenson au projet de débarquement en Angleterre, si elle eut lieu, ne fut pas connue. Le duc de Luynes dit au contraire : « Quant aux secours envoyés en Écosse, tous les ministres n’ont pas été du même avis. On prétend que les deux qui ont le plus insisté sont le cardinal de Tencin el-M. d’Argenson l’aîné. » (Journal de Luynes, t. VII, p. 127.)
  8. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 316. Voltaire, œuvres complètes, édition Beuchot, t. XXXVII, p. 543.
  9. Le maréchal de Saxe au maréchal de Noailles ; Gand, 25 décembre 1745. (Papiers de Mouchy.) — Cette lettre, comme la plupart de celles du maréchal de Saxe que j’aurai à citer dans la suite de ce travail, est tirée de la magnifique collection des papiers de Noailles, possédée par M. le duc de Mouchy, et dont il a bien voulu me laisser prendre connaissance avec une extrême obligeance. Cette collection a été classée, mise en ordre et cataloguée avec le soin le plus intelligent.
  10. Le frère du prince Edouard qui faisait partie de l’expédition.
  11. Richelieu au comte d’Argenson, ministre de la guerre, 20-30 décembre 1745, 6-17 janvier 1743. — Barbier, Journal, décembre 1745. — Voici une des chansons faites sur l’expédition manquée qu’il n’est pas impossible de citer :
    Quand je vis partir l’Excellence
    De Richelieu,
    Je prévis la mauvaise chance,
    Hélas ! mon Dieu !
    Ce pilote ignore les vents
    De l’Angleterre :
    Il ne sait qu’embarquer les gens
    Pour l’île de Cythère.
  12. Noailles à Saxe, 27 novembre ; Saxe à Noailles, 3 décembre 1755. — Papiers de Mouchy.
  13. D’Espagnac : Histoire de Maurice de Saxe, t. II, p. 188, 122. — Saint-René Taillandier : Maurice de Saxe, p. 282 et suiv. — Correspondance de Maurice de Saxe, publiée par Grimoard. (Paris, 1794, t. II, p. 110.) — Cette collection est en général conforme au texte des mêmes pièces que j’ai pu consulter au ministère de la guerre.
  14. Le maréchal de Saxe au comte de Kaunitz, 28 janvier 1746. — Correspondance, p. 48. — Saint-René Taillandier, p. 284. — Cet écrivain, en citant la lettre, y voit une preuve du bon sens et de l’humanité, qui sont les traits de caractère de Maurice. — D’Espagnac convient cependant (t. II, p. 131) que Maurice avait compté sur les faubourgs de Bruxelles pour loger ses troupes et que la résolution d’y mettre le feu l’aurait jeté dans un grand embarras. — Le biographe allemand, Weber, prête à Maurice l’intention de faire croire à Kaunitz qu’il n’avait pas l’intention de faire le siège de Bruxelles. Ce moyen de détourner les soupçons eût été singulièrement choisi.
  15. D’Arneth, t. VII, p. 213 ; 455.
  16. Maurice de Saxe au comte de Kaunitz, 11 février 1746. — (Ministère de la guerre.)
  17. Maurice au comte d’Argenson, p. 26-27 février 1746. — (Ministère de la guerre, — et Corretpondance, t. II, p. 142. — Saint-René Taillandier, p. 291. — D’Espagnac, t. II, p. 143 et 144.)
  18. Barbier : Journal, mars 1746. — Luynes, t. VII, p. 250 à 257.
  19. Barbier : Journal, mars 1746. — Luynes, t. VII, p. 250 à 257.
  20. Horace Walpole à Horace Mann, 7 février 1746. — (Correspondance d’Erizzo, 5 mars 1746. Archives de Venise.)
  21. Chiquet, agent français à La Haye, après le départ de La Ville, 28 janvier 1746. — (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Droysen, t. III, p. 99.
  22. Arnim, ministre de Prusse à La Haye, à Frédéric, 1er février 1746. — Droysen, t. III, p. 9. — Frédéric à Chambrier, 15 février 1746. — (Ministère des affaires étrangères.) — On voit par une lettre du maréchal de Saxe au maréchal de Noailles, écrite de son camp devant Bruxelles, le 6 février, que Wassenaer avait dû demander au commandant de l’armée française un laisser-passer pour se rendre en France à travers les Pays-Bas. Maurice dut l’accorder, mais il conçut à l’instant l’inquiétude qu’une négociation entamée à Versailles ne lui permit pas d’achever le siège commencé : « Voici le moment, écrit-il à Noailles, où il faut que Je sois instruit de ce que vous faites avec M. de Wassenaer ; je crains qu’on ne me fasse faire quelque fausse démarche,.. m’abuser sur ce point, ce serait vous tromper vous-même… Si les Hollandais retirent leur troupe des places de la reine de Hongrie, je ferai ce qu’on voudra, et il n’y a qu’à mettre des pantoufles ; mais si ceci doit traîner à une négociation, je ne peux point soutenir cette position. » L’alarme de Maurice ne fut pas justifiée, puisque Wassenaer n’arriva à Versailles qu’après la prise de Bruxelles. (Saxo à Noailles, 6 février 1746. — Papiers de Mouchy.)
  23. Correspondance de Tron, ambassadeur de Venise à Paris, 28 février 1746. (Cette correspondance est en copie à la Bibliothèque nationale, où elle a été remise par M. de Mas-Latrie.)
  24. Les principes de d’Argenson en matière de politique étrangère sont exposés par lui-même dans ses Mémoires, t. IV, p. 135, dans les termes que j’ai déjà cités, et on ne pourrait pas compter ni citer toutes les dépêches dans lesquelles il affirme que la conquête de la Silésie par la Prusse était le véritable et suffisant avantage que la France devait tirer de la guerre. Quant à Belle-Isle, ses idées sur les conditions de la neutralité allemande sont exposées dans des lettres adressées à d’Argenson, qui le consulta à plusieurs reprises à ce sujet, et résumées dans une grande épître du 28 juin 1746, qui se réfère à des conversations antérieures. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  25. Tron, ambassadeur de Venise à Paris, 14 mars 1746. — Valori à d’Argenson, 19 février 1746. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Les divisions du conseil de Louis XV sur le point de savoir si on devait garder les conquêtes sont rapportées aussi par Chambrier, 14 mars 1746. « Les uns disent qu’il faut regagner l’amitié de la Hollande en faisant oublier l’ambition de Louis XIV ; d’autres que la Hollande ne nous aimera jamais et qu’il faut lui faire pour en gardant le moyen de lui tomber sur le corps. »
  26. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 389.
  27. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 338.
  28. Fénelon à d’Argenson, 24 février 1746. (Correspondance de Hollande, — Ministère des affaires étrangères.) — C’est probablement à cet entretien que d’Argenson fait allusion quand il ajoute au tableau que je viens de citer cette remarque : « Il s’est encore engagé, dans plusieurs conversations sérieuses, à dire que si ses maîtres ne pouvaient déterminer à la paix labour de Londres, les États-généraux la feraient seuls, ce qui n’était pas vrai. » D’Argenson se trompait au moins sur les dispositions de Wassenaer lui-même ; car il résulte des dépêches de cet agent, publiées à La Haye, que bien qu’obligé, par ses instructions, à ne négocier que sur les bases d’une paix générale, il inclinait lui-même à accepter une paix séparée avec la neutralité au profit de la Hollande, et qu’il engageait son gouvernement à s’y résigner. (Voir Jonge : Histoire de la diplomatie pendant la guerre de la succession d’Autriche, publiée à La Haye en 1852, p. 187 et 189.)
  29. Van Hoey aux États-généraux, 14 février, — à d’Argenson, 20, 21, 23 février 1746 ; (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  30. D’Argenson. — Chambrier à Frédéric, 4 mars 1746. — Ce diplomate raconte que d’Argenson lui dit à cette date, probablement le lendemain de la première audience : « Quand je parle à M. de Wassenaer, je crois parler à l’ambassadeur d’Angleterre.
  31. J’ai été arrêté ici par une difficulté que je cherche vainement à résoudre. Les dépêches de l’agent hollandais, publiées à La Haye dans le recueil que j’ai indiqué, ne parlent en aucune manière de la pièce que j’ai trouvée aux archives françaises et qui reçut du conseil du roi un mauvais accueil ai bien motivé. Wassenaer affirme, au contraire, que, d’Argenson l’ayant invité à s’expliquer sur les propositions qu’il apportait, il refusa de le faire, attendu que la république était dans une situation à avoir tout à demander et rien à offrir ; c’était à elle à écouter ce que la France désirait pour en transmettre l’expression à ses alliés. Probablement Wassenaer, craignant de s’être trop avancé et se voyant rebuté, ne voulut pas rendre compte à son gouvernement d’une démarche, qui, ayant mal tourné, pouvait amener une rupture qui lui serait reprochée.