Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XX

Imprimerie Julien Lecerf (p. 94-98).

XX


Une petite fille avisée, quoique timide et discrète, allait sur les coteaux de son pays, le long des bois solitaires, garder les vaches de son père, quelquefois avec ses sœurs et son frère, d’autres fois seule, ce qui lui plaisait mieux, parce qu’alors elle pouvait à son aise écouter le chant des oiseaux. Le chant des oiseaux était sa passion ; aussi était-elle arrivée à les imiter dans la perfection.

Vingt ans plus tard, cette fillette devenue mère apaisait les plaintes d’un petit garçon malingre et criard, en lui sifflant doucement des airs de linotte et de chardonneret. Le petit garçon, c’était moi, et je ne saurais dire quel plaisir j’éprouvais à cette imitation des oiseaux. Je pris en goût, peut-être à cause de celà, les instruments de musique les plus primitifs et les plus simples.

Le tailleur Bertrand, qui avait été mon premier maître de littérature (j’ai raconté cela dans le Magasin pittoresque), fut aussi mon premier maître de musique. Il jouait très bien du flageolet, et c’est par lui que, pour la première fois, je connus les petits airs de Rousseau. Il me joua et me chantonna tout entier le Devin du village. Il me semblait entendre encore les oiseaux au printemps.

Ceci me rappelle une anecdote bien plus rapprochée. C’était en 1878, peu de temps après le voyage à Paris où Paul et moi nous avions assisté au centenaire de Jean-Jacques.

L’ancien professeur de Paul dînait avec nous et je parlai du plaisir que m’avait causé le Devin.

— Ah ! le Devin du village, que c’est joli, monsieur Noel !

Et voilà que d’une voix fort juste, malgré les chevrotements de la soixantaine, il se met à chanter :


J’ai perdu tout mon bonheur,
J’ai perdu mon serviteur,
Colin me délaisse !…


Puis s’interrompant tout à coup :

— Ah mon Dieu ! je n’avais jamais chanté depuis la mort de ma femme !

Et, malgré son envie de pleurer, il s’efforça de rire avec nous, qui, volontiers, eussions pleuré comme lui.

Les souvenirs, chez les vieux, s’enchaînent sans fin les uns aux autres. Le chant des oiseaux, imité par ma mère, m’a rappelé le flageolet de Bertrand, qui me rappelle la clarinette d’un musicien de la garde nationale de Rouen.

Comme je m’étonnais que riche, ami de l’étude, un peu poète, très porté au repos et au bien-être, il se fût incorporé dans la musique militaire :

— C’est une question d’hygiène, me dit-il. Souffler dans la clarinette agit sur le sphincter, ce qui facilite la garde-robe :

« Je joue de la clarinette pour mieux ch… »

Au moins, celui-là ne faisait pas de l’art pour l’art.

Voilà une histoire qui eût fort amusé Flaubert et qu’il n’eût pas manqué de raconter à tous les défenseurs de l’art utilitaire. Ce qui n’empêche que le grand art ne soit le grand éveilleur, le grand pousse à l’action.

Dumesnil m’écrit, à propos du volume des Labèche : « Jamais vous n’avez mieux justifié l’appellation de colibri : c’est un enchantement pour la variété et la prestesse. Bon sens, bonne humeur et en avant ! »

Quels jolis souvenirs me reviennent à cette appellation de colibri, reçue du docteur Delzeuzes au temps de nos souvenirs poétiques, il y a quarante ans !…

Il n’y avait pas seulement le Colibri dans la ménagerie poétique du docteur, il y avait le Hibou (c’était lui-même), il y avait le Bombyx, le Loup, la Perdrix, la Fauvette, et puis venait le père Gloria (J.-B. Gosselin, le facteur-poète de Malaunay).

Il y avait aussi le Mauviard (cousin Noel), que nous vîmes mourir de phtisie a vingt-et-un ans, et qui, lui-même, étudiant en médecine, sentit si bien que le mal était sans remède. Je conserve quelques lignes de ses deux dernières lettres :

« Quoique je ne me fasse plus d’illusion sur ma position, ta lettre m’a fait bien plaisir ; il me semble que tous ceux qui ont été très longtemps

malades et qui ont guéri sont mes proches. Nous sommes frères par la souffrance. »

Dans la dernière, tout à fait mourant, il écrivait : « J’ai envie de relire toute ma correspondance avec toi ; voudrais-tu l’apporter ? »

Quatre ou cinq jours plus tard, sans que je l’aie revu, son enterrement, par sa volonté formellement exprimée, fut le premier dans notre famille qui se soit fait sans prêtre.