Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XIX

Imprimerie Julien Lecerf (p. 90-94).

XIX


Je voudrais ne pas oublier deux bonheurs goûtés ces jours-ci ; le premier, venu de quelques morceaux de la Flûte enchantée.

Cette musique atteint aux plus lointains horizons de l’âme : vie et mort, tristesse, amertume, espoir, confiance infinie.

L’autre plaisir fut, au Laboratoire, une lettre de quelques pages admirablement adaptées au lieu d’abord et à ma disposition d’esprit dans ce sanctuaire entomologique.

Le temps était superbe, le jardin splendide, l’air chaud et pur, grands arbres frissonnants, verdoyants, quelques-uns en fleurs. Dans les plates-bandes, tous les sourires de la germination.

J’avais pris le premier volume des Mémoires de Réaumur, mémoires lus au Tot, il y a cinquante-trois ans, avec tant de passion (1848), que les Journées de juin, les abominables Journées de juin, passèrent inaperçues pour moi, plongé que j’étais dans cette œuvre immense. Je retrouvai, page 10 du premier Mémoire, le mot si vrai, mais que si peu d’oreilles ont su entendre :

« Il ne se trouve nulle part autant de merveilleux, et de merveilleux vrai, que dans l’histoire des insectes. »

Je fermai le livre, songeant aux transformations, au renouvellement que ces belles et fécondes études du xviiie siècle auraient pu produire dans la nature et les arts au xixe siècle. L’Allemagne en éprouve par Gœthe un premier tressaillement. Mais, en France, le siècle avait eu, dès le début, son arrêt de développement par l’Empire, par la Restauration.

Bien entendu que personne ne put comprendre, en 1830, l’importance attribuée par Gœthe au débat scientifique survenu entre Étienne Geoffroy-Saint-Hilaire et Cuvier.

L’applaudissement, fut, en France, pour Cuvier. Ce dut être une des grandes déceptions de la vieillesse de Gœthe, plus français que la France à ce moment-là.

Il semble que, de cette révolution scientifique commencée au xviiie siècle, devait naître une littérature, une philosophie et même une politique qui eussent été la splendeur du monde.

Ce fut, au contraire, la restauration des vieilleries, des folies maladives d’une société épuisée. Pathologie littéraire, philosophique et sociale qui s’est, durant tout le cours du siècle, développée au point qu’à l’heure présente on en a la nausée.

Je redescendais du laboratoire avec tout un cours de littérature dans la tête : il s’agissait d’établir qu’il y a chez nous, de deux en deux siècles, cette alternance non encore signalée.

XVIe. — Grande littérature, grand siècle artistique et philosophique. Élan universel !

XVIIe. — Petite littérature. Littérature d’école et d’écoliers, où pourtant se laissent prendre des hommes de grand talent. Seuls Molière et La Fontaine échappent. Quelques autres, Saint-Évremont, Bernier, Hénault, renoncent aux lettres, ou même quittent la France.

XVIIIe. — Grande littérature, grande philosophie. Grande action.

XIXe. — Rechute en littérature mesquine n’ayant plus d’autre objet que la forme, la phrase, le mot, etc.

Les développements de ce nouveau cours m’enchantaient… Je marchais à grands pas, lançant du pied les cailloux comme si ces malheureux cailloux avaient été gens de lettres. Je triomphais en me reconstituant pour le XXe siècle une grande littérature mêlée à la vie, à l’action, ressuscitant et dirigeant le monde.

Je l’ai planté, je l’ai vu naître,
Ce beau rosier…


Écoutant au piano chanter cette romance, je sens se réveiller mes sympathies d’autrefois pour Jean-Jacques. Il y a quelques semaines, au contraire, Flaubert me remettait par ses cris en désaccord avec le philosophe. J’ai dit quelque part de Jean-Jacques : « Pauvre âme qu’ébranlait un air de cornemuse… » ; mais ce mot est vrai de moi autant que de Jean-Jacques. Cet air si simple : Je l’ai planté… me fait subitement changer d’opinion sur son compte. S’il a été, sur nombre de points un sophiste déclamateur, sur combien d’autres lui sont échappés des cris venus des profondeurs de son être ! et que de chants délicieux dans sa prose !

Rousseau nous serait aujourd’hui plus sympathique s’il n’avait pas fait école (école politique) et s’il n’avait pas eu ses disciples pour l’amoindrir et faire oublier ce qu’il eut en lui d’humain.

Auteur du Contrat social, des Lettres de la montagne, il nous apparaît à travers l’étroitesse des sectaires ; mais si l’on s’en tient à lui seul, en ses heures inspirées, quel élan vrai, passionné, bienfaisant !

L’opposition d’effet produit par ses disciples et par Rousseau lui-même me frappa, en 1878, à la cérémonie du centenaire, à Paris.

Il s’en fallut de peu que l’éloge de Jean-Jacques, prononcé par Louis Blanc, ne me le rendît presque odieux.

Mais le Devin du village, que chantèrent aux applaudissements de l’immense auditoire quelques artistes de l’Opéra-Comique, me remit dans le vrai, et je fus attendri comme au temps où, dans le bois du Tot, je le lisais ému jusqu’aux larmes.

Il y avait en ce rhéteur une âme enchantée et enchanteresse.

Le Devin du village, la romance du Rosier, n’est musicalement que quelques notes, mais notes d’une mélancolie inoubliable, comme certains petits chants d’oiseau, entendus au réveil.