Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XIII

Imprimerie Julien Lecerf (p. 66-71).

XIII


Visite avec le docteur Letourneau au monument de Flaubert, œuvre de Chapu, belle d’exécution, mais de conception pauvre.

Sévérités du docteur pour le romancier réaliste.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Puisque je note les sévérités de notre ami Letourneau pour Flaubert, je dois noter son admiration pour Bouilhet.

Il explique le peu de succès de celui-ci par son éloignement de Paris.

On pourrait ajouter que modeste répétiteur de latin et de grec, puis bibliothécaire de province, il fut toujours par situation et par tempérament un homme simple et très peu bruyant, alors que de nos jours le bruit ne va qu’à ceux qui en font.

Comme toujours, en approchant de Vascœuil, vendredi dernier, nos pensées devenaient plus sérieuses. Cinquante ans de bons souvenirs attachés à cette maison, ne serait-ce pas assez pour émouvoir ?

Mais le lieu lui-même, par son austérité, par le calme imposant et bon de ceux qui l’habitent, peut aussi expliquer le fait ; tous l’on sentie, cette tranquillisante impression de l’arrivée et du séjour à Vascœuil.

Michelet, visiblement, s’y sentait dans un sanctuaire, et voulut s’y marier en 1849, et me l’écrivit.

Cette émotion, depuis je l’ai retrouvée chez bien d’autres, notamment l’an passé chez Albert Lambert. M. Renan, qui n’a connu que par son fils Ary la vieille maison, en a parlé comme d’un Éden dans une lettre à Dumesnil. Élisée Reclus a dit : « Ce doux Vascœuil. »[1]

Je ne sais pourquoi, vendredi, pendant que la voiture nous cahotait, à la descente de la côte, en vue de l’amical domaine, il ne me revenait au souvenir que tombes, tombeaux, inscriptions funéraires. Le culte des tombeaux ! — pourrait-on en faire l’aveu à d’autres qu’à soi-même ? — le culte des tombeaux m’apparaissait comme une impiété. Je me demandais avec plus de force que jamais ce que je me suis toujours demandé, d’où pouvait provenir ce désir de nous enfermer dans la mort, de nous entraver et ligaturer jusque dans la décomposition, après avoir déjà tout fait pour nous ligaturer vivants.

Voudrait-on, en arrêtant la transformation, arrêter, retarder la reviviscence ?

Ces restes d’une personne aimée, que dans un jour de déchirement vous déposez au cimetière, si vous les laissiez à eux-mêmes, vivants qu’ils sont toujours, ne tarderaient pas à se donner pour tombeau l’Univers entier. Dans l’air, dans le parfum des fleurs et des fruits, vous les retrouveriez ; bientôt ils deviendraient partie de vous-même.

F.-A. Pouchet écrivit dans son testament qu’on ne devait rien faire qui pût ralentir la transformation de ses restes.

Comment a-t-on pu jamais imaginer qu’un mort déposé dans la fosse allait s’y tenir ?…

La distinction malheureuse d’Esprit et de Matière, ici, a tout faussé. On a supposé que l’esprit parti il ne restait plus rien que matière puante, et, par conséquent, méprisable ; mais sa puanteur, c’est sa vie ; Matière ne connaît pas la mort ; Matière, c’est la vie éternelle. Bâtissez pour vos morts tombeaux, cercueils, pyramides, trouvez pour les construire les métaux les plus inusables, jamais vous ne forcerez un mort à rester dans la tombe ; toujours il vous échappera. Nous sommes tous et resterons l’invincible résurrection. La vie n’est qu’apothéose.

Il y aura dans trois jours quarante ans que je faisais inscrire, sur la tombe de mon père, le mot de l’Évangile :

Non est hic. (Il n’est pas là.)

Pour moi, j’ai demandé dans mon testament — et j’espère qu’il en sera tenu compte — qu’aucune pierre ni monument d’aucun genre ne soit mis sur ma fosse, et qu’absolument rien n’en indique la place.

Je ne serai pas là.

La nature nous a préparé à tous un meilleur asile. Elle nous ensevelit en elle-même, tombe et berceau de toute vie.

Quand ceux qui nous auront aimés trouveront en ce monde quelque chose de bon, ils seront dans la vérité s’ils se disent : Il y a peut-être là-dedans un peu de nos chers morts.

Qui n’aimerait à se répéter, en pensant à un ami disparu : « C’est quelque chose de lui qui, dans cette fleur, me sourit, qui me refait le sang en ce grain de blé, me délecte et enivre en ce beau fruit, me rend la santé dans cette bonne plante médicinale. »

La tombe, comme on l’entend, me semble une impiété ; la nature ne connaît pas la tombe, tout au plus y voit-elle un buffet à ses marguerites…

Telles ont été, cette année, mes pensées du vendredi saint, en allant à Vascœuil.

Mais, que parlé-je de tombes et de morts, alors que partout on sent passer sur le monde un souffle de renouveau ?

  1. « Mon fils Ary vient de nous arriver à minuit, ravi, dispos, enchanté de son voyage, et notamment de son séjour à Vascœuil, qu’il déclare un paradis terrestre.
    » E. Renan, 18 juillet 1877. »

    « Ce bon et doux Vascœuil, tant aimé de ceux qui l’ont connu.

    » Élisée Reclus, 27 décembre 1877. »