Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XII

Imprimerie Julien Lecerf (p. 63-66).

XII


Il y eut hier cinq ans, nous déménagions de Boisguillaume et venions habiter le Musée-Bibliothèque. Pour la première fois, j’allais me trouver sans jardin. C’était un chagrin et une inquiétude. La santé n’en souffrirait-elle pas ? N’avoir plus à cultiver, à voir croître, à vivre un peu en plein air, c’était une privation.

Le souvenir me revenait de jardins que jusque-là j’avais toujours eus à ma disposition. Petit jardin de la rue Saint-Hilaire, où se passèrent les années si heureuses de mon enfance et que j’ai décrit dans la Vie des fleurs ; c’est là que je plantais des arêtes d’alose. Vint ensuite, route de Darnétal, le parterre dont je brouettai la terre dans la vaste cour de notre habitation, et que j’ai décrit dans un article du Magasin pittoresque : « Le jardin de Monsieur Bar. »

Quelques années plus tard, mon père loua près de notre domicile, précisément à l’endroit où passe aujourd’hui le chemin de fer, derrière l’église Saint-Hilaire, alors modeste et rustique, un jardin que je refis à ma fantaisie, dont je traçais les allées, à la grande satisfaction d’une dame qui se réjouissait à me voir, de chez elle, tirer mes plans, bêcher, semer, repiquer ; et puis, ce fut le Tot, où j’eus à transformer une prairie en parterre d’agrément et en potager. Cette prairie, entourée de ruisseaux courants et limpides, terminée au fond par un étang où jaillissait, au milieu de grands peupliers, une partie des sources de la Clairette, vue de la route, offrait un petit coin enchanteur.

J’en dessinai les plates-bandes sur le terrain même. Ni murs, ni haies. Rien que prairies, coteaux verdoyants, et puis la belle futaie de Cordelleville (abattue depuis) qui, la nuit, nous envoyait ses concerts.

L’originalité du lieu était en ses eaux vives et gaies et de si pure transparence ! Que de fois je croquai le cresson au bord de leurs rives, en fredonnant à mi-voix, sur airs improvisés, la strophe délicieuse de Pétrarque :

Chiare, fresche e dolce acque !

Après le Tot, revenu à Rouen, je retrouvai le jardinet de la rue du Pérou, de même grandeur à peu près que mon premier jardin de la rue Saint-Hilaire. Enfin, au Boisguillaume, section du Brillant point de vue, au milieu d’un jardin beaucoup plus spacieux, je me retrouvai en plein air, avec un horizon lointain et superbe comme je n’en avais jamais eu, et dont j’ai tâché de donner quelque idée dans Rouen, promenades et causeries.

Voici du reste l’ordre, la date et la durée des résidences où s’est écoulée ma vie, résidences qui toutes eurent leur jardin, excepté la résidence actuelle.


Rue Saint-Hilaire, de 1816 à 1823 
7 ans.
Route de Darnétal, de 1823 à 1842 
19 —s.
Au Tot, de 1842 à 1861 
19 —s.
À Rouen, rue du Pérou, de 1861 à 1867 
6 —s.
Au Boisguillaume, de 1867 à 1886 
19 —s.
Musée-Bibliothèque, de 1886 à l’heure présente 
5 —s.
75 ans.

Addition effrayante !

Qu’ai-je fait de ces soixante-quinze années ?

« — Avez-vous pas vécu ? disait Montaigne ; c’est non-seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. »

À toute station dans la vie, on laisse de soi, on emporte quelque chose.

Nous laissions au Tot mon père et revenions à Rouen avec Paul. Au Boisguillaume, nous avions perdu ma mère et nous avions eu Camille. Dix ans auparavant nous était née Georgette, rue du Pérou, en 1862, mais nous y perdions, en 1866, notre petit Alain, mort d’éclampsie huit jours après sa naissance.

Tombes et berceaux, deuils et joies, c’est la vie.