Édition privée (p. 237-245).


LAMENTO[1]


L’après-midi, elle fit sa malle. Elle entassa ses papiers, son linge, ses quelques livres, mettant minutieusement chaque chose en place par une ancienne habitude d’ordre. Lorsqu’elle eut terminé, elle resta un moment debout, les deux mains de chaque côté d’elle, devant la boîte ouverte d’où montait un vieux parfum de lilas. Puis, d’un mouvement brusque, elle toucha au couvercle qui s’abattit avec un bruit mat comme celui d’un cercueil que l’on ferme. Aline restait là immobile. Elle avait clos ses yeux, mais elle voyait clairement à travers ses paupières, à travers les planches. C’était sa vie qui tenait là dans cette malle. Là étaient ses souvenirs, ses reliques d’amour. Là était le portrait de Fleur-Ange, petite ombre blonde aux yeux bleus que la mort avait emportée un lumineux matin de printemps. Là étaient les lettres du fiancé qui l’avait trahie et, enveloppées dans un voile mauve, celles de son amant qu’elle abandonnait aujourd’hui. Là, sèche, décolorée, sans parfum, entre deux feuilles de cahier, était la rose que l’initiateur lui avait donnée le jour fatal. Là aussi, étaient ces innombrables pages qu’elle avait écrites pour se soulager, pour dire sa peine, pendant les années qu’elle avait passées loin de chez elle, à expier. Toutes ses douleurs, ses désillusions, ses découragements, ses heures d’angoisse, ses bonheurs perdus, Aline les revivait en contemplant ce coffre. Que de larmes et de souffrances il contenait ! Ah ! qu’il devait être lourd, lourd comme une montagne !

N’allait-il pas faire craquer le plancher ?

Ah ! la pauvre malle, la pauvre malle anonyme qui renfermait les secrets de cette vie de femme, les espoirs morts et les jours d’épreuve, qu’elle devait donc être lourde ! Et brusquement, Aline crut que la maison s’effondrait sous le poids, et elle s’abattit grimaçante, convulsive, la bouche tordue, écumante, les yeux révulsés, dans une de ces crises qui empoisonnaient son existence.

Deux heures plus tard, elle était dans le train qui devait l’emporter à l’autre bout du pays.

Comme elle avait fait huit ans auparavant, elle s’éloignait, mais cette fois pour toujours. Poussée par la main du destin, elle quittait tout, sa famille, ses parents, son amour, et pour ne plus revenir. Elle partait pour suivre la voix de la chimère qui l’appelait là-bas.

Elle s’en allait recommencer sa vie ; recommencer la vaine et inutile tâche.

Ses grands yeux bleus froids et secs, Aline la Silencieuse, la Mystérieuse, l’Éprise d’impossible Idéal, assise dans un coin du wagon, sentait son cœur battre à grands coups pendant qu’elle roulait dans la nuit.

Et telle une feuille d’automne brisée, déchiquetée, meurtrie par les tourmentes et les deuils de la vie, la Malchanceuse s’en allait emportée par le vent de la destinée vers de lointains horizons, vers l’inconnu, là-bas.

Vers quelles déceptions, vers quelles épreuves, vers quelles détresses ?

When this strange and wild life of mine will have merged
F. R.

Après des mois d’attente angoissante et de recherches, après des mois de désespérance, Dercey retrouva Aline à Edmonton.

Recommencer leur amour, cela était impossible. À côté des heures divines, des jours d’idéale tendresse, il y avait trop de mauvais souvenirs.

D’ailleurs, il sentait bien maintenant que rien ne pouvait durer, et il avait tant souffert, il avait vu la folie de si près, qu’il se sentait incapable de traverser une nouvelle épreuve qui pouvait surgir d’un moment à l’autre. D’un autre côté, vivre sans elle, lui était impossible.

Il ne restait qu’à mourir.

Dès leur première rencontre, en la retrouvant, Dercey ne fit aucun effort pour reconquérir Aline. Il se borna à lui montrer en quelques mots la duperie des sacrifices qu’elle faisait, l’inutilité de la tâche qu’elle avait entreprise. Elle pouvait aller vivre à l’autre bout du monde, mais elle conserverait son caractère, son tempérament. Elle aurait les mêmes faiblesses. Elle resterait la Malchanceuse, puisque sa destinée était de souffrir. Et ce serait si bon d’avoir le calme, la paix que rien ne pourrait briser.

Saisit-elle le sens profond qu’il attachait à ces paroles ? Probablement, car lorsqu’il proposa d’aller passer une dizaine de jours à Laggan, dans les Montagnes Rocheuses, elle accepta sans hésitation.

— Nous trouverons là le repos, dit-il, en la regardant dans ses grands yeux bleus encadrés d’or.

Décidés, ils partirent. Ils arrivèrent vers le soir.

Et tout de suite, en débarquant, ils eurent la sensation d’être isolés du reste du monde. Ils se trouvaient entourés de tous côtés de hautes montagnes aux cimes de neige et de glace, aux pentes boisées de pins et de sapins qui faisaient comme un cadre vert au lac Louise. La chaîne de montagnes formait comme une immense coupe, une coupe remplie d’une eau verte, troublante, d’une attirance irrésistible.

Mais cette coupe était un abîme sans fond.

Les masses énormes de granit disaient l’éternité des âges et clamaient le néant humain.

Quel merveilleux décor, quelle magistrale scène pour un opéra de Wagner ! se disait Dercey.

Et tout de suite, Aline et son ami sentirent que le passé se détachait d’eux. Ils l’avaient laissé loin en arrière comme une chose que l’on a oubliée. Maintenant, ils se retrouvaient seuls avec leur tendresse, mais un peu comme des êtres qui se sont connus et se sont aimés autrefois, il y a longtemps, et qui se retrouvent.

L’on était aux derniers jours de septembre, et Aline, petite âme d’automne, âme aimante et passionnée, éprise d’idéal et de tendresse, goûtait avec bonheur le charme de cette saison mélancolique. La tristesse des choses finissantes entrait en elle comme une joie. Et Dercey qui subissait plus que jamais le sortilège de ses grands yeux bleus encadrés d’or et de son sourire, sentait son cœur se fondre de la sentir enfin heure use.

Dégagés de tout regret, ils vécurent des jours d’extase infinie, se promenant et vagabondant dans les montagnes.

Parfois, absorbés dans une douce songerie, ils restaient de longs moments silencieux, assis près du lac vert, d’une attirance fatale.

Dercey contemplait le fin et délicat profil d’Aline ; il s’enivrait de ses grands yeux bleus qui avaient failli lui faire perdre la raison.

Un matin, Aline jetant par hasard un coup d’œil sur un journal après le déjeuner, se tourna brusquement vers Dercey, et à voix basse :

— Il est mort, dit-elle.

Et du doigt, elle lui montra un nom parmi la liste des soldats canadiens tombés sur les champs de bataille en France.

Le nom lui était inconnu, mais il avait compris. Il, c’était celui-là qui avait brisé l’existence d’Aline, qui avait été la cause première de tous ses malheurs.

Alors, une petite ombre blonde aux yeux bleus, d’un charme infini, sembla passer devant les yeux d’Aline, puis disparut légère.

Et la jeune femme blonde aux grands yeux bleus revit par la pensée, en une seconde, la petite tombe lointaine dans laquelle reposait à tout jamais ce qu’elle avait eu de plus cher au monde.

Celui-là mort, Blois mort, morts, morts, tous morts. Elle aussi mourrait et bientôt.

Ah ! c’était une femme fatale. Tous ceux qui avaient tenté de voir le ciel dans l’azur de ses grands yeux, tous ceux qui avaient voulu goûter sur ses ardentes lèvres rouges la volupté suprême du baiser, tous ceux qui avaient connu dans ses bras de surhumaines joies, tous ceux qui s’étaient bestialement pâmés sur son corps mouvant et gémissant, tous ceux qui avaient communié dans le fauve calice d’or de son sexe, tous ceux-là étaient devenus des damnés. Les entrailles brûlées de jalousie, ils gardaient au fond d’eux-mêmes la lancinante obsession de sa chair. L’âme ravagée et dévorée de regrets, l’esprit toujours hanté de son image si douce et si cruelle, ces déchus allaient dans la vie inquiets, tourmentés, gardant à tout jamais comme un poison le souvenir de son funeste amour cependant qu’une implacable destinée les poursuivait obstinément, et que sans pitié, l’impitoyable mort les abattait tour à tour.

Le matin du dixième jour, lorsque Aline s’éveilla, elle vit la figure de Dercey penchée sur elle, qui la regardait avec une expression d’infinie tendresse et d’immense regret. Il eut un pâle sourire. Alors, elle comprit que ce serait pour ce jour-là.

Lorsqu’elle entra dans la grande salle, pour le déjeuner, ses cheveux faisaient deux bandeaux d’or sur ses tempes, et elle avait piqué dans sa chevelure deux immenses fleurs de pavots, d’un rouge éclatant, aux pétales tachetés de noir, comme des ailes de papillons.

Les pavots, les fleurs du sommeil.

En l’apercevant ainsi, Dercey vit qu’elle avait deviné sa pensée, compris sa résolution, et qu’elle était prête.

Le sommeil, l’éternel sommeil, la paix, le repos sans trêve et sans fin, ils l’auraient, et avant la nuit.

Tout le jour, Aline et Dercey vagabondèrent à travers les bois, comme pour dire un adieu à ces lieux qui avaient été témoins de leurs brèves heures de bonheur.

Au souper, ils se trouvèrent presque seuls dans le vaste hall, car il ne restait plus que quelques rares voyageurs, la saison des touristes touchant à sa fin et l’hôtel devant fermer prochainement ses portes.

Ils goûtèrent davantage cette quasi solitude.

En sortant, Aline descendit au jardin, chercher de nouveaux pavots pour sa coiffure. Lorsque Dercey la vit réapparaître, blonde, avec les fleurs rouges dans ses cheveux d’or, et si jolie dans sa simple toilette de crêpe bleu marine, elle lui parut la fiancée qui s’avançait, la fiancée de l’éternelle nuit.

En arrivant à son ami, Aline attacha au revers de son habit, une pensée noire, sa fleur favorite.

Il pria le chef d’orchestre de jouer la barcarolle des Contes d’Hoffman.

Immédiatement, les musiciens attaquèrent le fameux intermezzo.

Puis, graves comme s’ils eussent entendu les sons des orgues sacrées et qu’ils eussent foulé le parvis d’une cathédrale, Aline et Dercey, presque transfigurés, descendirent les degrés de l’hôtel conduisant vers le lac.

Ils allaient vers l’amour, vers la mort.

Ils marchaient vers des Noces Mystiques.

« Belle nuit, ô nuit d’amour, plus douce que le jour », chantait la voix mourante et pâmée des violons.

Aline et Dercey étaient au bord du lac. Lui, détacha l’un des canots de son amarre, et ils prirent place dans l’embarcation.

Aline tenait l’aviron et, recueillie, elle semblait écouter à cette heure suprême, la voix de la chimère qui avait guidé toute sa vie. Le canot s’éloignait doucement sur le lac vert d’une attirance irrésistible. Plus haut que les hautes cimes de neige et de glace, la lune mettait dans le ciel sombre un mince croissant d’argent qui se reflétait tel un rayon mystérieux dans les profondeurs du lac.

Ils échangèrent un regard. Aline cessa de pagayer. Elle lança dans le lac la clef de la Chambre d’Amour, puis elle porta à ses lèvres, la bague d’or qu’il lui avait donnée, et sur laquelle se tordait une chimère. Alors, pendant que la voluptueuse et caressante musique de l’orchestre flottait dans l’air, ils échangèrent un suprême baiser. Dercey imprima une secousse au canot qui chavira, et les deux amants glissèrent à l’abîme sans fond, dans l’éternelle nuit…

  1. Avant-dernier et dernier chapitres du roman Lamento, histoire d’une épileptique.