Édition privée (p. 34-42).


L’HOMME À LA
CHALOUPE JAUNE


Chaque dimanche de l’été, l’on voyait vers les dix heures du matin une petite chaloupe jaune remontant au lent mouvement du rameur la calme petite Rivière aux Poux. Elle s’arrêtait toujours au même endroit, juste à égale distance des deux rives, vis-à-vis une vieille maison en pierre à toit rouge d’un côté et un gros orme centenaire de l’autre. Rendu là, l’homme jetait l’ancre, regardait un moment autour de lui puis, sans doute satisfait de se retrouver à sa place habituelle, dans son coin préféré, il se reposait pendant quelques minutes, immobile sur le siège de son embarcation. Il avait adopté cet espace particulier. Là, il se trouvait comme chez lui. Il y a des gens qui possèdent une belle maison dont ils sont fiers, une vaste propriété dans laquelle ils se promènent avec satisfaction, un yacht de luxe dans lequel ils font des voyages avec des amis, mais l’homme à la chaloupe jaune qui la louait au commencement de l’été pour toute la saison éprouvait dans sa modeste embarcation infiniment plus de contentement que les favorisés de la fortune. Après avoir respiré l’air de son petit domaine, il enlevait ses vêtement qu’il déposait à l’arrière de la chaloupe, ne gardant que son maillot de bain qu’il avait eu la précaution de revêtir avant son départ de la ville. Presque nu, il s’étendait dans le fond de son bateau et se faisait chauffer au soleil. Seul, entouré d’eau, dans la grande paix de la campagne, il se sentait heureux, parfaitement heureux, heureux comme un roi, comme on disait autrefois. Un jour par semaine, l’homme à la chaloupe jaune était heureux et il était satisfait de son lot. Là, il oubliait le dur labeur de la semaine, était son maître et reposait son corps et son esprit. Des compagnons de travail au courant de ses excursions à la campagne avaient en vain tenté de se faire inviter à l’accompagner. Toujours, il restait rétif à toute suggestion du genre. Sans doute, il estimait qu’un contact journalier de six jours était plus que suffisant pour lui. Le septième, il éprouvait le besoin de s’évader de la routine, de se changer les idées.

Après s’être fait chauffer au soleil pendant une demi-heure dans le fond de sa chaloupe, il se levait, contemplait le panorama qui l’entourait, les maisons, les villas, les énormes peupliers qui bordaient les deux rives, regardait l’eau un instant puis plongeait. Il disparaissait pendant une minutée puis on le voyait reparaître à quelque distance du bateau jaune. Ensuite, il se mettait à nager lentement, faisait la planche, ne dépensant aucune force. Lorsqu’il avait suffisamment rafraîchi son corps dans la calme rivière, il remontait dans sa chaloupe et de nouveau s’étendait au fond, se laissant cuire par l’ardent soleil. Pendant ces minutes, il s’efforçait de ne pas penser, oubliait les tracas, les ennuis quotidiens et s’efforçait de vivre une vie animale. Des chaloupes à moteur, chargées de baigneurs, passaient rapidement à une faible distance de la sienne mais elles ne troublaient pas sa quiétude.

Vers midi, l’homme ouvrait une boîte à lunch contenant une couple de sandwiches, quelques biscuits et il mangeait lentement, car le dimanche il n’était pas pressé. Son appétit apaisé, satisfait, il ouvrait une bouteille de bière qu’il avait toujours le soin d’apporter avec lui pour se désaltérer et il buvait à même le goulot. L’après-midi s’écoulait ensuite comme la matinée.

Parfois, des habitants de la rive curieux de voir les traits de ce singulier personnage l’observaient de leur véranda avec une lunette d’approche. C’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, le crâne chauve, avec une couronne de cheveux noirs autour de la tête, un long nez et un teint de brique. C’était tout ce qu’ils pouvaient distinguer. Certains jours, ces observateurs ayant aperçu l’homme plonger dans l’onde et ne l’ayant pas vu, par suite d’une distraction momentanée, remonter et se coucher dans sa chaloupe, se demandaient s’il ne s’était pas noyé, s’il n’avait pas succombé soudain à une crise cardiaque. N’était-ce pas un découragé, un désespéré qui avait trouvé ce jour-là le courage de se suicider ? La chaloupe semblait abandonnée au milieu de la rivière. Celui qui l’occupait il y a une demi-heure était invisible. Alors, l’on faisait des suppositions, puis, tout à coup, l’homme qui avait fait un somme dans le fond de son bateau levait la tête et s’asseyait sur son banc. Les curieux de la rive en étaient pour leurs conjectures.

Ce jour-là, un chaud dimanche de septembre, l’homme après avoir dormi pendant quelque temps s’était éveillé et sa pensée avait vagabondé. Il avait évoqué un lointain souvenir. Un jour, lorsqu’il était jeune homme, un camarade qui habitait dans une maison de chambres l’avait amené chez lui. Et l’occasion se présentant, il l’avait présenté à un voisin, homme de race étrangère, près du double de leur âge. En causant, ce dernier leur avait déclaré : Moi, je me mêle de mes affaires, uniquement de mes affaires. Celles des autres ne m’intéressent en aucune façon. Ainsi, j’entrerais dans un restaurant et je reconnaîtrais par sa photographie publiée dans les journaux un meurtrier recherché par la police, croyez-vous que je courrais au téléphone pour en informer la justice ? Sûrement que non. Je m’installerais à une table et je prendrais tranquillement mon repas. Et je verrais deux évadés du pénitencier sauter dans un auto arrêté au bord du trottoir et s’enfuir à toute vitesse, vous imaginez-vous que je noterais le numéro de la voiture et me hâterais de le communiquer au premier policier rencontré ? Erreur, grande erreur, mes amis. Ces choses là ne me regardent pas. Moi, je me mêle de mes affaires. Ça, c’est mon principe et c’est un bon principe. Puis, je vais vous dire, pour moi, le délateur est l’être le plus vil, le plus ignoble, le plus méprisable qui soit. Se mêler de ses affaires, c’est la meilleure chose à faire dans la vie.

Le visiteur avait été fortement impressionné par ces paroles et elles avaient eu une grande influence sur sa vie. Tout de suite, il s’était rendu compte que ce personnage avait vu des pays, rencontré toutes sortes de gens et que ses remarques étaient le fruit de l’expérience. Jamais par la suite, il n’avait revu cet absolu partisan de l’individualisme.

Parfois ainsi, au hasard des jours et des heures, il vous revient des souvenirs.

Ce dimanche-là, à la fin de la journée, l’homme après avoir remisé sa chaloupe pour la semaine, se dirigea d’un pas lent vers la station de l’autobus qui devait le ramener à la ville. Voyant qu’il y avait déjà une foule réunie là, il continua sa route, se rendant à un autre arrêt à quelques six ou sept minutes de marche plus loin, afin de s’assurer un siège si possible, car il détestait fort faire le trajet debout. Comme il est naturel, il voulait terminer avec satisfaction son voyage à la campagne. Il avait agi sagement, car lorsque la voiture passa un moment plus tard, il ne restait que trois ou quatre places vacantes qui furent rapidement prises par les quelques passagers qui montèrent avec lui. Lorsque l’autobus stoppa à l’arrêt principal, la foule se précipita vers le véhicule, le prenant d’assaut. Tout ce monde se trouva fort désappointé en voyant les sièges déjà occupés. Il faudrait se tenir debout pendant quarante longues minutes au moins et se faire bousculer en plus.

— Avancez, il y a de la place au fond ! criait le chauffeur.

Et l’on s’entassait, l’on se pressait, l’on s’accrochait comme l’on pouvait afin de se tenir debout. Deux femmes, la mère et la fille, montèrent à leur tour, les toutes dernières. La plus jeune, dix-sept ans environ, portait dans ses bras un bébé enveloppé de couvertures de la tête aux pieds.

— Est-ce une manière de voyager avec un enfant ? Il va étouffer, remarqua une grosse brune en voyant le poupon ainsi emmailloté.

Debout à côté de sa fille, la mère regardait à droite et à gauche pour voir si elle ne découvrirait pas un coin où s’asseoir. Elle se tenait justement près de l’homme à la chaloupe jaune et le regardait avec insistance, s’efforçant de l’intimider et espérant qu’il se déciderait à lui donner sa place. Mais confortablement installé sur son siège, celui-ci n’avait nullement l’intention de le céder à une étrangère.

En lui-même, il se disait : Elle peut bien me regarder jusqu’à Montréal, je ne décollerai pas. Moi, je voyage pour mon plaisir. Que les autres s’arrangent comme ils le peuvent. Voyant qu’il n’y avait rien à faire de ce côté, la femme tourna la tête à gauche vers les occupants du siège près d’elle, deux jeunes gens dans la vingtaine. Pressé par ce regard qui ne le quittait pas, l’un des garçons se sentit gêné, et se levant : Prenez ma place, madame, fit-il.

— Assieds-toi, Jacqueline, ordonna la mère à sa fille debout elle aussi et portant le bébé.

Alors, l’autre garçon se leva à son tour et sans un mot, sortit de son siège pour que la mère et sa fille pussent s’asseoir. Dans le mouvement que fit celle-ci en se laissant choir sur la chaise, la figure de l’enfant se trouva un moment à découvert.

— Une poupée, c’est une poupée ! prononça à haute voix et d’un ton indigné l’un des voyageurs, assis juste en arrière. C’est un truc qu’elles ont pour se faire donner des sièges.

Maintenant, commodément installées, les deux femmes se mirent à rire.

Les jeunes gens qui avaient cédé leurs places rougirent d’avoir été si naïfs, de s’être fait rouler ainsi.

L’homme qui avait pris la parole déclara : Les femmes sont un peu là pour se moquer des hommes. Et regardant l’un des garçons qui avait donné son siège : Quand vous vous marierez, tâchez de ne pas trouver une petite rosse comme celle-là.

Et le silence se fit dans l’autobus.

En arrivant à la ville, l’homme à la chaloupe jaune alla souper au restaurant. Il était environ neuf heures lorsqu’il sortit et il se dirigea lentement vers sa chambre, heureux de se dégourdir les jambes et de flâner. La nuit était venue et la rue était sombre, pratiquement déserte, car les gens étaient partis pour aller au cinéma ou en soirée chez des parents ou des amis. Le voyageur entrouvrait sa porte lorsqu’il vit à six pas plus loin un homme qui en accostait un autre. Et il entendit une voix sourde qui disait : Ton argent, et vite !

Au lieu d’obéir, le passant ainsi interpellé lança un rude coup de poing qui atteignit le bandit au côté, près du cœur. Sous la violence du choc, ce dernier chancela une seconde, puis reprenant son aplomb il tira à bout portant. L’homme croula au pavé.

Imbécile ! fit le voleur. Et se courbant, il plongea la main dans la poche du pantalon de sa victime, en retira un rouleau de billets de banque qu’il engouffra dans son gousset. Comme il prenait la fuite avec son butin, un policier qui, le soupçonnant de vouloir commettre un mauvais coup, le filait depuis quelques minutes, mais qui n’avait pu prévenir le meurtre brutal, apparut à côté de lui.

— Halte, commanda-t-il.

Pour toute réponse, le bandit tira trois fois de suite puis détala à toutes jambes dans les ténèbres, pendant que le constable, son revolver à côté de lui, gisait dans une mare de sang.

L’homme à la chaloupe jaune qui, de sa porte, avait été témoin de ce double meurtre, vit le voleur passer à la course devant lui, remarqua son nez en bec d’aigle et ses mains énormes. Il nota aussi qu’il boitait légèrement. Mais ces détails étaient pour lui, uniquement pour lui.

En quelques secondes, l’apache disparut dans la nuit.

L’homme à la chaloupe jaune entra alors chez lui, monta à sa chambre et fit de la lumière. À ce moment, des têtes apparaissaient aux fenêtres des maisons et des gens alertés par le bruit des explosions sortaient dans la rue et faisaient toutes sortes de réflexions. Un voisin courut téléphoner à la police.

Indifférent à la tragédie qui venait de se dérouler et dont il avait été le témoin, l’homme à la chaloupe jaune prit dans un coin de la pièce une bouteille de bière, l’ouvrit, s’en versa un verre qu’il avala rapidement car il avait grand-soif, puis le remplit de nouveau et le vida encore en peu de temps. Son équilibre mental n’était aucunement troublé. Qu’est-ce que dira la police lorsqu’elle sera en présence des cadavres qui se font face ? Elle s’imaginera d’abord que les deux hommes se sont tués dans un duel au revolver, mais lorsqu’elle ne trouvera qu’une arme, elle se trouvera mystifiée. Elle fera des recherches, mais en vain. Ce ne sera que lorsqu’on extraira des deux cadavres les balles qui les ont transpercés, que l’on verra qu’elles sont du même calibre, absolument semblables, qu’on conclura qu’elles ont été tirées par le même revolver. Ce sera là quelque chose d’absolument inexplicable. Qui a tiré ? Où est le meurtrier ? Probablement qu’on ne le trouvera jamais.

Après ces réflexions, l’homme prit à lentes gorgées un troisième verre, puis, parfaitement heureux, il vida le reste de la bouteille, couronnant ainsi une journée de repos sur la tranquille rivière. À ce moment, sa pensée retourna à la scène dans l’autobus. « La vieille folle qui s’imaginait que j’étais pour lui donner ma place ! » prononça-t-il à haute voix, et il se mit à rire.

Là-dessus, après avoir avalé le fond de son verre de bière, l’homme à la chaloupe jaune se coucha en songeant que, dans sept jours, il retournerait se reposer sur la calme rivière. Sur cette agréable pensée, il s’endormit profondément.