Fiancés en herbeLe BélierVolume 1 (p. 221-228).

Personnages

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Comédie enfantine en un acte

Représentée pour la première fois sur la scène à la salle Kriegelstein, le 29 mars 1886

Personnages

  • René (onze ans) : La petit Duhamel (Gaîté).
  • Henriette (neuf ans) : La petite Stehlé (Odéon).

(Elève de Mlle Scriwaneck).

Scène unique

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À ma petite sœur Henriette.

Une salle d’étude quelconque. René et Henriette sont tous les deux assis vis-à-vis l’un de l’autre, à la table de travail qui occupe le milieu de la scène. Au fond, une fenêtre avec des rideaux blancs. Mobilier "ad libitum." Sur la table, des papiers, des livres de classe, des plumes et de l’encre.

Scène unique

René, Henriette

Au lever du rideau, ils apprennent leur leçon les oreilles dans leurs mains et marmottent entre leurs dents : Maître corbeau sur un arbre perché… maître corbeau sur un arbre perché…

Henriette, après un temps, relevant la tête. — Ah ! que c’est ennuyeux ! Ça ne veut pas entrer.

René — Moi, ça commence !… Je sais jusqu’à "fromage !" "tenait dans son bec un fromage."

Henriette. — Deux lignes !… déjà !…

René. — Oui, et toi ?

Henriette. — Moi, je commence un peu à savoir le titre.

René. — Oh ! tu verras, ça n’est pas très difficile… c’est très bête cette fable-là… c’est pour les petits enfants… mais on la retient facilement.

Henriette. — Dis donc, tu les aimes, toi, les fables de La Fontaine ?

René, bon enfant. — Oh ! non… ça n’est plus de mon âge !

Henriette, naïvement. — Qui est-ce qui les a faites, les fables de La Fontaine ?…

René, très carré. — Je ne sais pas !… il n’a pas de talent.

Henriette, avec conviction. — Non !… D’abord pourquoi est-ce que ça s’appelle les fables de La Fontaine ?

René. — Pour rien… c’est un mot composé… comme dans la grammaire, "rez-de-chaussée, arc-en-ciel, chou-fleur".

Henriette. — Haricots verts.

René. — Parfaitement !

Henriette. — Eh bien ! moi j’aurais appelé ça "Fables des Animaux"… plutôt que Fables de La Fontaine… parce qu’il y a tout le temps des animaux… et qu’il n’y a presque pas de fontaines. Voilà !

René. — C’est évident… et on devrait le dire à l’auteur.

Henriette. — Ah ! l’auteur, ce qu’il aurait fait de mieux, c’est de ne pas les écrire, ses fables ! car enfin c’est à cause de lui qu’il faut les savoir ; s’il ne les avait pas faites, on n’aurait pas à les apprendre… Et puis, à quoi ça sert-il, les fables ?

René. — Ah bien ! ça vous apprend quelque chose.

Henriette. — Ah ! par exemple, je voudrais bien savoir ce que nous apprend le Corbeau et le Renard ?

René. — Mais cela t’apprend qu’il ne faut pas parler aux gens quand on a du fromage dans la bouche.

Henriette. — C’est que c’est vrai… Oh ! je n’aurai jamais trouvé ça toute seule… Quelle bonne idée ont eue nos parents de nous mettre chez la même institutrice… comme ça, nous travaillons ensemble… c’est bien plus facile.

René. — Oui… il n’y a que l’institutrice qui ne me plaît pas… c’est une paresseuse… elle ne veut pas se donner la peine de faire nos devoirs.

Henriette. — Qu’est-ce que tu veux, nos parents lui donnent raison !

René. — Et puis elle est cafarde ! Toujours : "Moussié René ! cé hêtre pas ti tout très pien, fous pas safoir son lezon ! Ché tirai cette chosse hà moussié papa !" et alors papa me prive de dessert. Elle est très embêtante !

Henriette, tragique. — Ah ! ça n’est pas rose, la vie !

René. — Oh ! non… sans compter que depuis quelques jours je suis très perplexe.

Henriette. — Perplexe ?

René. — Oui, c’est un mot de papa… ça veut dire perplexe, quoi !

Henriette. — Ah ! bon… et pourquoi es-tu… ce que tu dis ?

René. — Je crois que papa a l’intention de me marier.

Henriette. — Toi ?

René. — Oui… je ne sais pas… tu connais la marquise d’Engelure, l’amie de maman… tu sais, qui renifle tout le temps… Figure-toi qu’elle a acheté une petite fille ! Alors j’ai entendu papa qui lui disait : "Ce sera une jolie petite femme pour mon fils !" Moi j’ai pas osé dire "Ah ! flûte !" parce que papa n’aime pas ça, mais il me dégoûte. Ce marmot, je ne peux pas le conduire dans le monde ! Il bave encore !… Ah ! si cela avait été toi, seulement…

Henriette. — Moi !

René. — Oh ! oui, toi… je ne dirais pas non… j’ai de l’amitié pour toi, j’ai de l’amour.

Henriette. — À quoi voit-on qu’on a de l’amour ?

René. — C’est pas malin… Il y a trente-six manières. Nous jouons ensemble, par exemple ! tu me casses mon cerceau… je ne te donne pas de coups de pieds… ça prouve que j’ai de l’amour…

Henriette. — Et quand c’est des claques ?

René. — Oh ! c’est la même chose.

Henriette. — Mais alors j’ai eu souvent de l’amour, moi… Il y a eu beaucoup d’enfants qui m’ont cassé mes jouets… et je ne leur donnais pas de coups… parce qu’ils étaient plus forts que moi ! je ne savais pas que c’était de l’amour !

René. — Henriette ! si tu voulais nous marier ensemble ?

Henriette. — Ah ! je ne peux pas… j’ai promis.

René. — Toi !

Henriette. — Oui, j’ai promis à papa que je l’épouserai.

René. — Mais on n’épouse pas son père !…

Henriette. — Pourquoi donc ?…

René. — Parce qu’il est de votre famille.

Henriette. — Quoi ! il a bien épousé maman ! il me semble que c’est bien de sa famille.

René. — Ah ! oui, mais ça, c’est permis… on peut épouser sa femme !

Henriette. — Maintenant tu sais, si papa veut ! moi je ne demande pas mieux.

René. — Oh ! tu verras comme je serai un bon mari… jamais je ne donne des coups, moi… ou très rarement ! Mais tu ne peux pas espérer, n’est-ce pas ?

Henriette. — C’est évident… Papa lui-même m’en donne, des claques, quand je ne suis pas sage ! ainsi !

René. — Mais oui, ça c’est la vie…

Henriette. — Dis donc, mais pour ça, il faut que papa veuille… s’il ne veut pas que je devienne ta femme, s’il tient à ce que je sois la sienne…

René, avec une certaine importance. — Ma chère, vous êtes une enfant ! Quand vous aurez comme moi onze ans, que vous aurez l’expérience de la vie, vous ne direz plus de enfantillages pareils !

Henriette. — Ah ! vraiment, monsieur ! Alors, je suis un bébé, tout de suite !

René. — Non ! mais tu es jeune !… Eh bien ! tu sauras que quand même on pourrait épouser son père… et ça je ne crois pas que ce soit possible !… je ne vois pas d’exemple, en tous cas, il n’y a pas moyen lorsqu’il a déjà une femme.

Henriette. — Quelle femme ?

René. — Ta maman…

Henriette. — Oh ! maman… c’est pas une femme, c’est maman ! ! !

René. — Ça ne fait rien ! Ça compte tout de même ! Et vois donc ce que ça ferait ! Si tu épousais ton papa, tu deviendrais la maman de ton petit frère…

Henriette. — C’est vrai pourtant… et je deviendrais ma maman aussi à moi ! puisque je serais la femme de papa… et que je suis sa fille !

René. — Il n’y aurait plus moyen de s’y reconnaître !

Henriette. — Non, mais me vois-tu ma maman à moi ! Ce que je me gâterais !

René. — Oui, mais enfin du moment que ta maman vit, tout ça tombe dans l’eau…

Henriette. — Alors il faudrait que maman soit veuve pour je puisse épouser papa ?

René. — Au contraire, il faudrait que ce soit ton papa qui soit veuf…

Henriette. — Oui ! enfin maman serait partie au ciel… Oh ! pauvre maman… Oh ! comme le monde est méchant, il veut que la femme meure pour qu’on puisse se marier avec son mari… Oh ! c’est mal, c’est très mal !…

René, la prenant dans ses bras. — Voyons, ma petite Henriette, calme-toi… sois un homme comme moi… je ne pleure jamais, regarde… et tiens, je te dis, épouse-moi… c’est ce qu’il y a de mieux !… Avec moi il n’y a pas besoin que personne meure… et puis tu verras… je serai si gentil !…

Henriette. — Oh ! oui, tu es gentil, toi… et je veux tout ce que tu voudras. Eh bien ! quand ?

René. — Quand quoi ?

Henriette. — Quand veux-tu que nous nous mariions ?

René. — Ah ! dame, il faudra que nous en parlions à nos parents.

Henriette. — Oh ! non, nous leur dirons après !

René. — Pourquoi pas avant ?… ce serait plus convenable…

Henriette. — Oui, mais s’ils disent non ?

René. — Pourquoi veux-tu qu’ils disent non ? D’abord, moi, quand je suis sage, papa ne me refuse rien !

Henriette. — Je ne te dis pas ! mais moi je suis d’avis d’attendre que ce soit fait… et s’ils se fâchent, d’abord il sera trop tard ! Et puis nous répondrons que nous croyions le leur avoir dit !

René. — Ou plutôt que n’ayant pas osé leur dire, nous leur avons écrit… alors, qu’ils n’auront peut-être pas reçu la lettre !

Henriette. — C’est cela ! sur le dos de la poste !… v’lan !

René. — Ah oui, mais voilà ! M. le curé… et M. le maire !… ils connaissent papa… alors ils ne voudront peut-être pas…

Henriette. — Qu’est-ce que ça nous fait, M. le maire et M. le curé ?… marions-nous d’abord, nous leur dirons aussi après…

René. — Ah ! mais non, on se marie toujours devant M. le maire.

Henriette. — Ah ! ça, c’est parce qu’on veut bien ! il se marie bien sans nous lui !… nous pouvons en faire autant ! Nous n’avons qu’à faire mettre sur du papier : "J’ai l’honneur de vous faire part du mariage de René avec Henriette…" et ça suffira !

René. — Tu crois ?…

Henriette. — Mais oui ! Qu’est-ce que tu veux que ça fasse aux autres ? C’est nous qui nous marions, après tout ! ça n’est pas eux !

René. — C’est clair ! Ah ! par exemple, quand on doit s’épouser, on échange des bagues. Je te donne la mienne… tu me donnes la tienne. C’est ça qui fait le mariage…

Henriette. — Oui ?… Ah ! mais j’ai pas de bagues, moi.

René. — Ni moi non plus… (Frappé d’une idée.) Oh ! attends ! je sais où il y en a.

Il grimpe sur une chaise près de la fenêtre.

Henriette. — Eh bien ! qu’est-ce que tu fais ? Tu vas tomber.

René. — Laisse donc… je vais chercher des anneaux ! Il y en a aux rideaux !… (Descendant.) Là, en voilà deux ! Tant pis, je les ai arrachés !

Henriette. — Oh ! regarde donc… ils sont trop grands pour mon doigt.

René. — Tu mettras ça à ton pouce… Là, prends une bague et moi une autre… Et maintenant mettons-nous à genoux sur nos chaises comme à l’église.

Ils apportent tous deux, sur le devant de la scène, leurs chaises qu’ils placent sur le même plan, les dossiers face au public, et s’agenouillent.

Henriette. — Là, c’est-il comme ça ?

René. — Voilà ! Donne-moi ta bague… bien ! je te donne la mienne… très bien !… Eh bien ! voilà, nous sommes mariés…

Henriette. — Vraiment ! c’est pas plus difficile que ça ?

René. — Maintenant tu es ma femme, tu portes mon nom…

Henriette. — Comment ! je ne m’appelle plus Henriette… je m’appelle René ?…

René. — Mais oui, madame René !

Henriette. — Ah ! que c’est drôle ! Madame René ! moi ! Ah ! allons-nous être heureux ! D’abord nous n’apprenons plus de fables ! Tu en apprendras si tu veux parce que l’homme doit travailler pour la femme ! mais pas moi ! Et puis tu me mèneras au théâtre ! Aux premières, comme papa et maman à l’Opéra !… à Guignol !

René. — Hum ! Guignol ! Guignol ! Je n’aime pas beaucoup qu’on voie ma femme dans tous ces endroits-là ! Et puis tout cela dépend ! si papa me met au collège ?…

Henriette. — Tu es mon mari ! j’irai avec toi !

René. — On n’y reçoit pas les dames… et moi, tu comprends, il faut que j’y aille, si je veux être militaire.

Henriette. — Militaire, toi !

René. — Oui ! je veux me mettre général, comme mon oncle !

Henriette. — Eh bien ! alors, je me ferai cantinière… on les reçoit là, les dames.

René. — Je ne te dis pas ! Mais non ! c’est assez d’un militaire dans un ménage.

Henriette. — Dis donc et tu me donneras des diamants, des voitures, des joujoux !

René. — Ah ! moi je veux bien ! mais c’est cher tout ça !

Henriette. — Oh ! bien, nous sommes riches ! Et puis nos parents nous donneront ! Qu’est-ce que nous avons enfin ?

René. — Moi, j’ai dix francs d’un côté, vingt-cinq francs que mon oncle m’a donnés, quarante-huit sous dans ma tirelire et soixante-quinze centimes dans ma poche !

Henriette. — Oh ! oh ! dix francs, tu dis, et quarante-huit sous… Qu’est-ce que ça fait dix francs et quarante-huit sous… dix et quarante-huit ?

René. — Cinquante-huit… tu sais, avec les dix, c’est très facile.

Henriette. — Bon ! 10 et 48, 58 quoi ? Sous ou francs ?

René. — Ah bien… je ne sais pas… francs, ça vaut toujours mieux.

Henriette. — Tiens, comptons chacun de notre côté… (Ils écrivent sur leurs ardoises.) Tu dis 10 francs, 25 francs, 48 sous et 75 centimes, et moi j’ai 9 francs.

René. — Bien…

Ils comptent chacun sur leur ardoise.

Henriette. — 9 et 5, 14.

René. — 0 et 5, cinq.

Henriette. — 14 et 8… 15 et  ?…

René. — 13.

Henriette. — 15 et 13… 31.

René. — Et 18…

Henriette. — Et 18… (Comptant sur ses doigts.) 63, 64, 65.

Ils continuent à compter en marmottant.

Henriette. — Et 9… 133…

René. — 26 et 4… 35.

Henriette. — 156… et 8, 153.

René. — Là, ça y est ! Je trouve 97, et toi ?

Henriette. — Moi, je trouve 859.

René. — Oh ! nous devons nous être trompés ?

Henriette. — Oui !… comment ça se fait ? Ah ! bien… je sais pourquoi ! Toi tu as commencé l’addition par en haut et moi par en bas ! Voilà !

René. — Ah ! c’est ça !… je commencerai toujours par en bas ! On trouve bien plus !

Henriette. — Enfin tu vois, nous voilà tout à fait riches, nous pouvons donc prendre un petit hôtel… et là nous recevons ! On m’appelle "madame" : (Minaudant.) Ah ! madame, monsieur votre mari va bien ? — Mais très bien, madame… il sera bien désolé de ne pas vous avoir vue… justement il est sorti aujourd’hui ! Il est allé à la guerre. — Ah ! vraiment ? Et vos enfants ? — Mes enfants vont très bien. — Ils doivent être grands ? — Je crois bien ! ma toute chère, l’aîné a huit ans. — Comme ça grandit ! Et il y a longtemps que vous êtres mariée ? Il y a six mois, chère madame, il y a six mois ! et patati ! et patata ! (Parlé.) Ah ! ce sera amusant de faire la dame !…

René. — Et puis il y a le voyage de noces… On s’en va tous les deux tout seuls ! sans la gouvernante, alors ! On est des hommes… et on va très loin… en Italie… en Turquie.

Henriette. — À Saint-Cloud !

René. — Si l’on veut… Ah ! c’est beau d’être libres ! De n’avoir plus à obéir à personne… nous pouvons faire tout ce que nous voulons, maintenant que nous sommes mariés.

Henriette. — Et d’abord, plus de leçons !

René. — Plus de devoirs ! plus rien… (Ils envoient promener leurs livres et leurs cahiers.) Et quand notre institutrice viendra, nous lui dirons : Mademoiselle, nous n’avons plus besoin de vous…

Henriette. — Et allez donc, l’institutrice ! (Chantant.) Dansons la Capucine !

René et Henriette, dansant en rond. —

Dansons la Capucine !
Y a pas de pain chez nous,
Y en a chez la voisine…
On entend du bruit dans les coulisses.

Henriette. — Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ?

René. — C’est l’institutrice, c’est mademoiselle Schlumann !

Henriette. — Ah ! mon Dieu, et nous ne savons pas nos leçons !

René. — Ah ! bien, nous allons en recevoir ! Vite dépêchons-nous !

Ils prennent chacun leur livre de fables, et se mettent à répéter comme au lever du rideau :

René et Henriette — Maître corbeau sur un arbre perché… maître corbeau sur un arbre perché !…

RIDEAU FIN